Du même auteur

Je n’ai jamais été à Iquitos, poèmes, André De Rache éditeur, Bruxelles, 1985.
(Avant-propos de Jean-Claude Pirotte).

Treize poèmes pour Éric, éditions La Dérobée,
Le Relecq-Kerhuon (Finistère), 1994.

De Consolatione Poeticæ, poèmes, éditions L’Arbre à paroles, Amay, 2001.

Hygiène de l’intestin, pastiche, éditions Labor, coll. Inédits, Bruxelles, 2004.

Petite prose et grand chapeau, Essai sur la littérature industrielle, H.C., Namur, 2005.

L’exil intérieur, poèmes, éditions L’Arbre à paroles, Amay, 2005.
(Première édition, H.C., 1979).

Journal d’un incapable, éditions des Carnets du dessert de lune, Bruxelles, 2006.
(Avant-propos de Jean-Claude Pirotte).

Petit catéchisme à l’usage des désenchantés, aphorismes, Finitude, Bordeaux, 2009.

Décalage horaire, poèmes, éditions L’Arbre à paroles, Amay, 2010.
(Avant-propos de Jo Dekmine).

Patagonia et cætera, carnets de voyage, éditions
L’Harmattan, Paris, 2011.

 

 

 

L'auteur remercie Jean-Pierre Poncin
pour son travail de relecture.

I

Voilà, la maison, c’est pour toi…

Arthur fut sidéré. C’est l’émotion ! pensa-t-il, elle a dû lâcher cela sous le coup de l’émotion. Pierre était mort, elle venait d’apprendre la nouvelle, appela son neveu. Dans la nuit, il avait roulé à folle allure pour la rejoindre, ne pas la laisser seule, là, au milieu des forêts de l’Ardenne, entre Paliseul et Bouillon. Il devait être minuit quand le jeune professeur arriva dans l’ancienne auberge. Il la prit dans ses bras, la serra contre lui sans dire un mot. Dydie ne voulait prévenir personne de la disparition de son mari, seulement lui. Sa présence rendrait le chagrin moins amer, la rassurerait. Après s’être interdit de pleurer, elle lui commanda d’ouvrir une bouteille de champagne et se mit à raconter, se raconter, il sut tout de leur rencontre, du duo insolite qu’elle composait avec Pierre.

Dès le début, le couple se mit d’accord pour user la vie jusqu’à la trame, chacun respectant le jardin secret de l’autre. Ils avancèrent sans trop se soucier du lendemain. « Au dernier vivant tous les biens ! » avaient-ils conclu dans un pacte de jouissance. Souvent, les êtres qui s’en réfèrent au plaisir éprouvent au plus haut degré le mal de vivre. Cette nuit-là, Dydie se retrouvait donc seule avec leur grande bicoque à entretenir, mille souvenirs maquillés et un paquet d’actions camouflé dans un coffre au Luxembourg. Elle cessa presque tout contact avec la famille de Pierre qui ne la porta jamais en grande estime.

C’est elle qui voulut à tout prix cette maison. Elle scrutait chaque semaine les petites annonces immobilières dans L’Avenir du Luxembourg. Arthur, pendant des années, les avait conduits tous les deux visiter différentes villas et fermettes perdues dans les campagnes. Jamais ils ne se décideraient. Les expéditions dominicales se terminaient inévitablement dans un restaurant gastronomique, où Pierre réglait l’addition. Ce jeu, car Arthur ne prenait pas ces escapades au sérieux, dura des années. Mais quand elle découvrit l’improbable Hostellerie d’Almache, vieil hôtel à restaurer, sept chambres, ancien relais de chasseurs avec ses passe-plats, son âtre à chenets, ses trophées, ses vaisseliers imposants, ses terrasses couvertes et chauffées, son étang à truites et son jardin de simples, elle, qui ne pouvait tenir une queue de pelle dans le sens du progrès, voulut acheter le bâtiment illico. Rien ne ressemblait à ce point à son caprice d’enfant que cette bâtisse en moellons, sans style, de la fin du dix-neuvième. Pierre versa les arrhes.

Elle acheta des bottes, mais oublia de les mettre. Il se procura une débroussailleuse, ensuite une tondeuse, un motoculteur, une brouette, puis, en vrac, houe, bêche, râteau, plantoir, sécateur, fourche, ainsi qu’un tas d’autres outils inusités. C’est l’intention qui compte, dit-on bien souvent. Ici on ne comptait pas. Arthur profitait des vacances scolaires pour se mettre dans la peau d’un jardinier amateur. Il prenait une ou deux semaines pour arracher le chiendent, échardonner, curer le Pichou. Il fixait une clôture ou aménageait une niche pour le chien. Quand, les pattes pleines de cloques, il se sentait fatigué de ces travaux domestiques, il arrêtait tout, usait de son pouce valide pour descendre vers le sud ou s’envolait vers d’autres continents. Finalement, on chercha des gens du village pour entretenir les pelouses, les terrasses, puis toute la maison, assurer le ménage, bref la maintenance de l’ancien hôtel fut déléguée. Pierre réglait les additions, offrait l’apéro à toutes ces petites mains.

Les nouveaux propriétaires décidèrent de quelques travaux d’aménagement qui durèrent des mois. Ensuite, Dydie s’installa seule dans l’hostellerie, Pierre restait en semaine là où son travail l’exigeait, tantôt à Bruxelles, tantôt à Paris, et la rejoignait le vendredi soir. Arthur venait de temps à autre se reposer le week-end, le plus souvent, il passait chercher son oncle à la gare de Sedan dont le buffet, réputé des deux côtés de la frontière, était indiqué dans le Michelin. Ils rentraient tard, vachement raides d’équerre, le prof au volant de sa petite R4 choisissait des voies transfrontalières peu fréquentées.

Après quelques années de cette vie à peine rurale, Pierre ressentit les premiers symptômes : des batteries d’examens révélèrent une hépatite qui tourna vite en hépatocarcinome. Après quelques mois d’hospitalisation suivis de plusieurs années de rémission, il dut subir une radiothérapie à Bruxelles. Il se choisit une suite dans un hôtel, près de l’hôpital, où il conviait quelques proches à venir passer la soirée près de lui. Un soir de décembre, un de ses amis l’avait retrouvé mort dans la salle de bains, victime d’une hémorragie interne.

Des années après la disparition de Pierre, Dydie avait régularisé leur promesse. Elle convoqua le notaire de Paliseul, qui vint avec sa secrétaire. Il fallut un second témoin. La femme de ménage astiquait la nostalgie, elle fit l’affaire. Arthur, ne pouvant assister à l’écriture de l’acte dont il était le bénéficiaire, sortit promener Jack, le berger malinois. Après la rédaction du curieux document, il revint pour ouvrir un magnum de Taittinger. Tout le monde trinqua jusqu’à la dernière lampée. Dydie semblait heureuse d’avoir mis ses papiers en ordre et le neveu se sentit vaguement mal à l’aise devant ce fardeau moral qui lui tombait ainsi sur les bras. Vieux complices, ils convinrent tacitement de ne plus en parler.

II

Arthur était le confident de Dydie, le fils qu’elle n’avait pu avoir. Pourquoi Pierre le choisit-il, lui aussi, pour perpétuer l’esprit de l’auberge d’Almache comme le lui révéla sa tante ? Il en avait bien une idée, mais n’abordait jamais le sujet avec elle. Il rendait visite à sa parente chaque mois, arrangeait les quelques problèmes inhérents à cette bâtisse vieillotte et, le soir venu, se chargeait de remplir les verres de propos philosophiques. Ils passaient la nuit dans les volutes bleutées des Camel achetées au Grand-Duché. Elle lui ressassait un passé édénique, son enfance, celle de ses sœurs, dont la mère d’Arthur, les voyages et les sorties de sa jeunesse, racontait sa rencontre avec Pierre dans les milieux estudiantins au début des années cinquante.

Après des études de droit, Pierre décida de vivre à Louvain, la ville universitaire flamande. Il ouvrit un bistrot avec un copain, acheta du mobilier disparate, tables, chaises et tableaux chez des brocanteurs, de même que d’anciennes stalles d’abbaye qui se retrouvèrent on ne sait trop comment dans le circuit de la chine. Le mastroquet s’inscrivit dans la faculté de sciences économiques, afin de justifier le maintien de la rente paternelle. La nuit, il jouait de l’accordéon dans ce bar de la vieille ville devenu le local de la Namuroise, cercle dont il fut autrefois le président. Il révisait entre ses pompes, vaguement, les week-ends, lors du retour des students en province. Dydie aimait fréquenter les bars où la musique de jazz s’imposait peu à peu. Elle débarqua un soir dans le caboulot de l’éternel étudiant, elle y passa la nuit, elle y resta. Ils vécurent ainsi jusqu’au début des années cinquante.

Ils décidèrent d’habiter ensemble bien avant de se marier. Le scandale ! C’est que la famille avait donné à l’Église des prêtres, des prieurs, et même un évêque en exercice ! Le père d’Arthur, de milieu orgueilleusement chrétien également, engagé dans cette drôle de guerre dite scolaire avec l’Action catholique des Hommes, ne décolérait pas. Il cessa de voir le couple pécheur pendant plusieurs années, et traita même sa future belle-sœur de putain ! Voilà ce qu’elle se plaisait à transmettre à son neveu, qui n’était pas en reste. Mis en confiance, il lui dévoilait ses frasques, lui présentait presque tous ses nouveaux amants dont certains s’installèrent même dans l’hostellerie, le temps de préparer quelques examens ; elle les soignait trop bien, les invitant à partager son vin pétillant, leur imposant sa solitude inavouée.

Peu de temps avant sa mort, Pierre, sans illusion aucune sur son sort, laissa à Dydie un bout de papier sur lequel il avait inscrit le nom de toutes les personnes qui lui devaient de l’argent. Il y en avait de partout, amis lointains ou du voisinage, membres de la famille ou quidam du village, hommes de bien ou poivrots rencontrés dans quelque gargote d’alentour. Il y avait bien sûr Léon, un restaurateur failli, bambocheur, grande bringue au passé de légionnaire, joueur surtout, noceur aux allures sauvages à qui l’on ne confierait pas la garde de ses gants le temps d’aller pisser. À jeun, le gars était un chef réputé et, régulièrement, quand il vaquait à court d’argent, il se remettait aux fourneaux, trouvait le moyen d’ouvrir un restaurant et se requinquait pour quelque temps. Dydie aimait entraîner Arthur dans le nouveau boui-boui. Le coup de feu passé, Léon sortait de sa cuisine, arrosait la table de champagne et refusait qu’on le paie au terme des agapes. « Je dois bien cela à mon ami Pierre ! » lançait-il quand ils se quittaient en fin de soirée où le chef venait de raconter ses virées avec l’oncle regretté au château de Bazeilles ou au fort de Sedan. La veuve ne se culpabilisait aucunement, de toute manière, aimait-elle à dire, elle ne verrait jamais la couleur des cent mille francs qu’il devait. Quelques années plus tard, un vingt-quatre décembre vers trois heures de l’après-midi, Léon ouvrit sans frapper la porte de l’hostellerie d’Almache, déposa un copieux plateau de fruits de mer et une fillette de brut devant Dydie en lui souhaitant un joyeux Noël. Il était pressé en ce jour de boustifaille générale, il avala une coupe et s’en alla en lui laissant une enveloppe. Elle se rebiffa arguant des nombreuses soirées passées dans son établissement. Léon annula sa protestation en lui claquant : « ça, c’étaient les intérêts ! » Nul besoin de vérifier, le compte y était.

Cette fois la sagesse populaire eut raison : l’exception confirma la règle ! Il ne fallait pas s’attendre à grand-chose dans un pays traversé de maquignons et de menteurs. Du moins, c’est l’idée qu’on pouvait s’en faire à l’écoute des ragots. Chez les proches, le plus souvent, le silence fut de mise, par pudeur. Sans doute ne voulait-on pas réveiller la douleur de la veuve en évoquant la disparition de son mari. Un vague cousin à la mode de Bretagne, Bernardin, s’éclipsa en omettant de rappeler qu’il devait, lui aussi, dix briques au défunt.

C’est Gisèle, sa femme, qui ne veut pas qu’il rembourse, expliquait Dydie comme pour l’excuser.

L’indélicat respirait tout l’ennui du commis de ministère, rougeaud, cravaté, à l’étroit dans un costard démodé, il avait l’air d’un gros nounours mal fagoté rêvant de vacances au club Med. Il passait une fois par an à l’hostellerie, pour souhaiter les vœux, car il avait gardé un usage suranné de la politesse.

Tout au long de leur vie commune, Pierre protégea Dydie des servitudes du quotidien, la dispensa des exercices comptables. La plupart des débiteurs étaient convaincus que le défunt n’avait pas mis son épouse au courant des finances domestiques. Mais redoutant les coups de langue au vitriol dont la veuve était capable, prudents, ils préféraient ne prendre aucun risque, rester discrets et s’abstenir de visites intempestives. Ils la fréquentaient de moins en moins souvent, se portaient malades pour une partie de cartes et confinèrent, par gêne ou remords, la citadine dans une solitude forestière. Elle observait avec délices les entrechats de cette comédie humaine, jouissait du spectacle offert. Mais pour en jouir vraiment, il lui fallait raconter, le neveu préféré prêtait son oreille attentive, servait de déversoir, de sas d’écoute. Elle s’épanchait avec un humour teinté de férocité. Ce qu’il appréciait !

Arthur cependant n’était pas toujours à l’aise dans leurs échanges qu’il jugeait quelquefois trop intimes. Il sifflait allègrement quelques coupes de brut pour se rasséréner avant de se laisser aller à la confidence. Il ne put jamais définir ce qu’il éprouvait, de l’amitié, de la confiance, de la gêne ou de lacommisération – del’empathiepeut-être ? – pour cette tante si peu sûre d’elle-même.

III

Dydie était songeuse, elle pouvait rester des heures à regarder mollement le manège des mésanges par la fenêtre, elle se repassait sans cesse le film de sa vie, son enfance lui paraissait cet éden dans lequel se bousculaient des personnages souriants et dont elle ne retenait que la gentillesse et la joie de vivre. Cadette d’une famille de sept enfants, elle était née huit ans après la plus jeune de ses sœurs, bien convaincue de n’être qu’un accident de parcours, une maladresse contemporaine, sans doute une erreur dans les savants calculs du docteur Ogino en vogue depuis peu, bref une surprise inavouable dans une famille catholique de l’entre-deux-guerres.

À l’âge de douze ans, quelques jours après le dix mai quarante, elle connut un grand chambardement. Au milieu du petit-déjeuner, le père décréta le départ en exil, l’abandon de l’étude notariale ! Décision purement épileptique : la famille, originaire de Dinant, avait payé le prix du sang l’exercice de quatorze, le souvenir d’exactions restait purulent dans les chairs. En fin de matinée, par taxis, sur des vélos ou au pas de course, toute la tribu quitta la maison de style mosan, passa le vieux pont et se dirigea vers la gare de Namur. Ils embarquèrent pour le sud. Pas longtemps : le convoi s’arrêta sans raison au bout de vingt kilomètres, à Tamines. Ils patientèrent plusieurs heures, on leur vola les vélos, ils se perdirent, se retrouvèrent, marchèrent, remontèrent dans des trains sans connaître leur destination, s’arrêtèrent de nouveau, utilisèrent des cars ou suivirent des foules irrationnelles surgies d’on ne sait où. Après une semaine passée à tergiverser, le notaire, son épouse et leurs enfants s’installèrent près de Limoux. La débâcle devint vite de grandes vacances pour la plus jeune des filles, une petite espiègle qui tissa des amitiés dans tout le village et permit à sa famille de survivre en territoire hostile. Après quelques mois, l’aîné des fils fut envoyé en éclaireur, il revint en Belgique, ouvrit la porte de la demeure bourgeoise et vit que la table du petit-déjeuner n’était toujours pas débarrassée. Par vagues successives, la famille fut rapatriée, l’activité notariale put reprendre et la vie de même.

Quatre ans après cet exode insensé, les Américains libérèrent le continent, ils entrèrent en terre wallonne, pénétrèrent dans Namur par les quartiers sud. Il restait, à Jambes, de l’autre côté du fleuve, bien planqués dans quelques maisons anonymes, des poches d’Allemands au profil bas. Qu’à cela ne tienne, Dydie brava les recommandations de ses parents, entraîna sa sœur Betty dans une course folle pour saluer les premiers chars qui arrivaient, pour accueillir les libérateurs. Les différents ponts de la ville détruits, les jeunes filles se lancèrent sur l’étroit passage de l’écluse de La Plante quand des tirs de fuyards embusqués retentirent. Les deux donzelles et les copains qui les accompagnaient ne furent pas touchés, elles eurent la frousse de leur jeunesse folle. Elles montèrent sur les tanks, essayèrent d’être photographiées par des reporters sortis de leur léthargie occupée, acceptèrent chewing-gums et baisers sucrés. Elles raflèrent les cigarettes des Yankees.

Dans leur approche de la culture anglo-saxonne, avaient-elles testé les fameuses capotes anglaises ? Non, sans doute, les jeunes filles avaient reçu une éducation religieuse stricte, trop contraignante pour l’envoyer valser d’un seul coup, fût-il historique. Mais Dydie, quelques mois plus tard, décida de se libérer de l’atmosphère familiale, elle quitta l’étude paternelle, où elle effectuait de petits travaux de dactylo, pour aller s’installer à Bruxelles. Elle aimait sortir dans les milieux estudiantins, se rendait souvent à Louvain, elle y rencontra Pierre. Ce dernier avait déjà la vingtaine bien entamée, ses études avaient été retardées par la guerre, dont une année passée en Allemagne au STO, le service du travail obligatoire. De cette expérience, il gardait une admiration pour la volonté du peuple germanique. Il pensait que cette nation se redresserait rapidement et deviendrait un moteur de l’Europe. Dans les discussions politiques de coin de comptoir, il annonçait déjà la réunification des deux Allemagne, une évidence pour lui…

C’était avant tout un boute-en-train. Il n’y avait pas une soirée qui ne se fût terminée par des chants. Pierre empoignait alors son accordéon diatonique et se mettait à jouer, juché sur une table. Le couple s’installa dans le bistrot du quartier du petit béguinage que les étudiants surnommaient le petit b. Ils dormirent peu ces quelques années, sur une paillasse tirée chaque soir dans la salle des libations. Ils vécurent la bohème, vaguement inspirée de celle de Saint-Germain-des-Prés. Cette période de leur vie commune – l’image de l’accordéoneux poussant la chansonnette debout sur les tables de cabarets enfumés – s’était stratifiée dans la mémoire de Dydie. C’était la fureur de vivre, elle se jouait son cinéma.

Le père de Dydie décéda subitement peu de temps après la guerre. Le frère aîné reprit l’étude notariale. Sensible aux femmes et à l’alcool, il fréquentait les casinos ; à l’occasion, il y prenait des culottes. Il négligea les dossiers, les confiant à un clerc peu scrupuleux, ce fut la déconfiture. Il fallut intervenir pour éviter la faillite : l’étude fut remise, on vendit les beaux meubles d’époque et mit aux enchères la bâtisse familiale pour éponger les dettes. La mère s’exila à Bruxelles et y mourut, les sœurs avaient renoncé à l’héritage afin d’assurer la survie de l’aîné et de ses enfants, afin surtout de sauver les apparences. Cette ligne de faille resta inscrite dans les cœurs pendant des années, pesa lors des dîners de famille. Et des langues lâchèrent quelques fois des invectives douloureuses à l’heure où les effluves d’alcool libéraient leurs effets ravageurs.

Dydie se languissait. Pierre, bardé de diplômes et d’une bonne connaissance de l’allemand, fut engagé par la Fédération des entreprises de Belgique. Il s’occupait du service des matériaux non ferreux, il en devint très vite le directeur. Le couple se maria très officiellement pour calmer les invectives de l’entourage et l’épouse cherchait à occuper son ennui dans le grand appartement qu’ils louèrent à Bruxelles. Les photographes proposaient des séances de pose à cette jolie jeune femme, ils affichaient son portrait en vitrine pour la réclame. Elle trouva un job à la Sabena, la compagnie aérienne belge. Elle y instaura de son propre chef l’horaire flottant : elle n’arrivait qu’entre dix et onze sur son lieu de travail en expliquant qu’elle était du soir, qu’elle resterait volontiers une heure ou deux après la fermeture des bureaux. Elle ne put y naviguer très longtemps, elle fut virée sans ménagements, mais quand Pierre vint défendre sa cause, on la remercia plus poliment, avec des indemnités de départ. Elle ouvrit alors une agence matrimoniale, ce qui finit par provoquer chez elle de grands drames intérieurs, elle se morfondait à l’idée d’unir des couples pour le meilleur et le pire, de lancer dans l’existence des vies communes susceptibles de tanguer. Dès lors, après chaque mariage conclu, elle s’angoissait, téléphonait sans cesse aux tourtereaux pour s’assurer de leur bonheur, envoyait un cadeau à chaque naissance, tentait de rabibocher si nécessaire, elle n’en dormait plus. Pierre trouva les mots pour la décider à mettre fin à cette activité d’assistance sociale. L’économiste avança, documents à l’appui, les sommes que le couple devait remettre chaque année au fisc. Et accessoirement, les frais de cocktails qui plombaient les bénéfices de l’agence, une ardoise que Pierre se devait d’éponger. Ainsi, Dydie se résigna à ne jamais plus vouloir travailler.

Elle passait ses journées à écouter la TSF, à jouer et rafler les gains dans les concours de Radio-Luxembourg, à résoudre les mots croisés les plus tordus, ceux de Georges Perec pour Le Point ou de Robert Scipion dans Le Nouvel Obs, à commanditer des tables de bridge, à griller trois à quatre paquets de sèches par jour. Le soir, un taxi venait la chercher pour rejoindre son mari à leur quartier général, le Macon, une brasserie de l’avenue Molière. Elle y buvait de la bière, uniquement de la Stella au fût. Elle s’ennuyait dans la capitale. Incapable de sortir de chez elle, elle ne promenait même pas son chien. Elle téléphonait à Nikola, le concierge de l’immeuble, avant de placer le vieux Jacky dans l’ascenseur. Le gardien appelait le lift et la bête sortait par le garage pour aller se promener ; le dogue avait ses adresses, visitait tel boucher ou tel café où il s’offrait un extra derrière le comptoir. De temps à autre, il passait devant le kiosque à journaux, la libraire lui fourrait Le Soir dans la gueule, alors il rentrait, frétillait de la queue devant la loge du Russe qui, bougon, usait du même procédé, renvoyait l’ascenseur et son passager auprès de la paresseuse maîtresse.