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À la mémoire de Wanda Jamrozik

Et l’histoire n’est point

le racloir ravageur qu’on dit.

Elle laisse des souterrains, des cryptes, des trous,

et des cachettes. Certains survivent.

L’histoire est même bienveillante : elle détruit

tout ce qu’elle peut : si elle exagérait,

ce vaudrait certes mieux, mais l’histoire,

à court de nouvelles, n’achève pas toutes ses vengeances.

L’histoire gratte le fond,

comme traînant son chalut

troué par endroits – plus d’un poisson s’échappe.

Quelquefois on rencontre l’ectoplasme

d’un rescapé, qui n’en paraît pas plus heureux.

Il ignore être dehors, personne ne le lui a dit.

Les autres, pris au sac, se croient

plus libres que lui.

Eugenio Montale, Satura

Quand il fait nuit en Italie,

ici on est mercredi.

Quand il est minuit en Sicile…

The Everly Brothers, Night Time in Italy

Comme Cola Pesce passait son temps à jouer dans la mer, sa mère exaspérée lui dit un jour qu’elle souhaiterait qu’il se transformât en poisson. Ce qu’il fit pratiquement, passant parfois des jours entiers sous l’eau. Il couvrait de longues distances à l’intérieur d’un gros poisson dont il sortait en lui ouvrant le ventre avec son couteau quand il atteignait sa destination.

Quand le roi le questionna pour savoir à quoi ressemblait le fond de la mer, Cola Pesce plongea pour l’explorer et raconta au roi qu’on y trouvait des jardins de corail, des pierres précieuses répandues ça et là sur le sable, des trésors par petits tas, des armes, des squelettes humains, des épaves de bateaux. Il plongea dans les grottes sous le Castel del Ovo à Naples et en remonta des poignées de bijoux. Le roi voulut savoir comment il était possible que l’île de Sicile continuât de flotter à la surface des eaux et Cola Pesce lui rapporta qu’elle reposait sur trois énormes piliers dont l’un était brisé.

Un jour le roi voulut savoir à quelle profondeur Cola Pesce pouvait descendre sous la mer et lui demanda de lui ramener un boulet de canon qui serait tiré depuis le phare de Messine. Cola Pesce dit au roi qu’il plongerait si telle était sa volonté, mais qu’il pensait ne jamais parvenir à remonter. Le roi insista et Cola Pesce plongea à la poursuite du boulet de canon qui s’enfonçait. Il nagea assez vite et assez profond pour finalement s’en saisir. Mais quand il leva les yeux, il vit que les eaux au-dessus de sa tête s’étaient solidifiées, qu’elles étaient dures et immobiles et fermées comme une dalle de marbre. Il réalisa qu’il se trouvait dans un espace vide et sec où il ne pouvait plus nager, et il y resta à jamais.

L’histoire de Cola Pesce, ou « Nicolas l’homme-poisson », est très ancienne. On raconte à Naples qu’il était représenté mi-homme, mi-poisson sur un bas-relief d’un temple grec – ou romain – qu’on remonta du fond du port à la fin du Moyen Âge. En Sicile, on trouve des traces de son histoire jusqu’à l’époque des Normands, dans des récits du onzième siècle propagés par des hommes qui l’avaient entendue d’autres personnes qui affirmaient avoir connu le vrai Cola Pesce.

Qu’il fût venu de Messine, de Naples ou de Palerme, Cola Pesce appartenait à cette partie méridionale de l’Italie, brûlante, aride, encerclée par la mer, en proie aux éruptions et aux secousses, que les Italiens appellent le Mezzogiorno. Ce point de la Méditerranée où l’Europe cesse d’être vraiment l’Europe et devient à la fois un peu l’Afrique, l’Asie et l’Amérique. Le Mezzogiorno est la partie de l’Italie la plus éloignée de l’Europe et la plus proche du reste du monde.

Cela fait des années et des années que l’histoire de Cola Pesce me trotte dans la tête, presque aussi longtemps que les lignes du poème de Montale sur les failles de l’histoire et ses voies d’évasion. Les deux finirent par coïncider dans cette image d’enfermement sous l’eau. Et je repensai à Cola Pesce alors que je revenais en Italie, mu à la fois par la curiosité et l’inquiétude, et que quittant Naples, j’embarquai sur le bateau de nuit pour Palerme, préparé à plonger dans le passé pour explorer enfin des choses jusque-là entrevues ou juste imaginées, avide de savoir et redoutant pourtant de me retrouver prisonnier des tréfonds d’un monde de pouvoir imaginaire, vide et désolé.

Je voulais connaître la profondeur de la mer et découvrir ce qui maintenait la Sicile à flot. Prêt à plonger en espérant pouvoir refaire surface, ou trouver tout au moins une déchirure dans le filet.

Chapitre 1

Un marché

Je m’éveillai en sursaut environ une heure après minuit. Le bateau poursuivait sa course cahotante dans l’obscurité, mais je n’arrivais plus à respirer. Le toit de la cabine ne se trouvait qu’à quelques centimètres de mon visage et l’atmosphère humide, salée qui remplissait l’espace était dépourvue d’oxygène. Aucun bruit ne provenait des trois autres couchettes où d’autres passagers étaient étendus dans l’obscurité. Peut-être étaient-ils morts. Je transpirais, écrasé et paralysé, enterré vivant. Je tentai de respirer profondément, régulièrement, mais je ne réussis pas à retrouver mon calme. Je descendis précipitamment sans utiliser l’échelle, posant mon pied sur un visage que je ne vis pas.

Le couloir sombre ne se révéla guère plus confortable. L’atmosphère étouffante était saturée de ces odeurs typiques de bateaux, mélange épais d’huile de moteur, de peinture et de saumure putride. Je suivis une coursive jusqu’à un pont où j’attendis le lever du jour entre les embarcations de sauvetage, le souffle toujours court, oppressé par la brume marine visible et palpable, mais en vie. C’était comme si dans cette nuit calme et sans étoiles, tout l’oxygène de l’air avait été aspiré.

L’été n’avait pas encore commencé. Ce voyage vers le sud ravivait le souvenir d’autres nuits d’été suffocantes dans le Mezzogiorno. La touffeur écrasante de l’air immobile pesait sur nous comme une tente affalée. Au matin, de retour dans la cabine, je remarquai que le conduit de ventilation avait été obturé. La traversée avait, semble-t-il, été pénible pour tout le monde. Alors que nous approchions du quai de Palerme, une foule de passagers élégamment vêtus se pressaient tels des immigrants ou des réfugiés désespérés à l’endroit où la passerelle allait être posée. J’essayai d’imaginer à quoi avait pu ressembler, il y a trois mille ans, cet endroit que les Grecs et les Phéniciens appelaient Panormus, « le havre de tranquillité ». Un fauteuil roulant transportant un demeuré dodelinant de la tête et salivant à profusion tenta de se frayer un passage dans la foule impatiente, dans l’espoir de débarquer en premier. Une escadrille de nonnettes se tenait prête pour l’envol.

Quand je débarquai, la file de taxis jaunes bien alignés sur le quai avait disparu. Je pris un, et même plusieurs cafés sur le bord de l’eau, puis je me mis lentement en marche en direction du centre-ville en passant devant une devanture où une demi-douzaine de Ferrari rouges, neuves, étaient exposées. Un peu plus loin des carabiniers avaient dressé un barrage. Se trouvaient là, outre les carabiniers, des soldats nombreux et affairés. Mon petit hôtel de la via Maqueda, qui faisait face au kiosque art déco, était à l’abandon. Les fenêtres du rez-de-chaussée étaient soit brisées, soit fermées par des volets, et la porte de bois à la peinture écaillée qui donnait sur la rue ouvrait aujourd’hui sur des ruines. Je fis demi-tour et trouvai une autre chambre au troisième étage d’un immeuble clapier dans le quartier du port. On y accédait en empruntant une cage métallique grinçante. La chambre, située au-dessus de la brûlerie de café d’un grossiste, exhalait l’odeur des grains en cours de torréfaction. En bas de la rue, des militaires en tenue de camouflage montaient la garde, jambes écartées, devant un immeuble qui à première vue ne semblait pas particulièrement intéressant. L’un deux, croisant mon regard en coin alors que je passais devant lui, fit ostensiblement sauter la sécurité de son fusil-mitrailleur. Au cours de l’été de 1992, sept mille hommes de troupe avaient débarqué en Sicile en provenance du « continent ». Aujourd’hui, trois ans plus tard, les troupes étaient toujours là. Vue sous un certain angle, l’opération Vêpres Siciliennes n’était jamais qu’une occupation étrangère de plus, mais le choix du nom s’avérait malencontreux car il rappelait un soulèvement de la population locale contre l’occupation française des Angevins, qui en son temps avait causé en quelques jours des milliers de morts.

Ma nouvelle résidence était en fait encore plus proche de l’endroit où je voulais me rendre : la panelleria. Bon nombre des délices de Sicile remontent au temps de l’occupation arabe, et les tranches frites de pâte de pois chiches doivent remonter au moins au neuvième siècle. Je n’ai encore jamais dégusté de panelle ailleurs qu’à Palerme et rarement en fait en dehors du marché de la Vucciria. La panelleria était nichée au fond d’une ruelle en contrebas de la minuscule place du marché. Une simple pièce exiguë aux murs nus donnant sur la ruelle, avec pour tout mobilier une table où découper les petits rectangles de pâte à base de farine de pois chiches et un grand chaudron d’huile pour les frire. Les panelle constituaient en fait une nourriture basique et austère, mais elles baignaient dans un univers d’abondance.

« Comme dans ces plats où saveur et douceur se combinent, où la saveur envahit la douceur et où la douceur s’imprègne de saveur, plats dont on pourrait dire qu’ils concrétisent le rêve de l’homme qui a faim, ainsi les marchés les plus abondants, ceux qui croulent sous les denrées, les plus riches, les plus festifs, les plus exubérants aussi, sont ceux des pays pauvres sur lesquels plane en permanence le spectre de la faim… Bagdad, Valence ou Palerme, ces lieux où un marché est bien plus qu’un marché… une vision, un rêve, un mirage. »

Le marché que décrit ici Leonardo Sciascia est celui de la Vucciria. La première fois que je le parcourus, c’était à la fin d’un été, il y a des années de cela. Je crus me mouvoir dans un rêve. Par la suite, à chaque fois que je revins à Palerme, ma première visite fut pour le marché. C’était en quelque sorte ma façon de retrouver mes marques. Lors de cette toute première visite, voici vingt et un ans, j’avais débarqué à Palerme sans aucun plan de la ville. J’arrivais d’Enna, le centre aride et haut perché de l’île, dans la province la plus pauvre d’Italie. Je m’étais promené dans les ruines de la vieille ville, ravagée par les bombardements alliés dans les mois précédant l’invasion de la Sicile en 1943. Bon nombre – plus d’un tiers – de ses plus beaux immeubles, palais des dix-septième et dix-huitième siècles, résidences privées de la noblesse de Sicile, avaient été détruits.

Beaucoup d’autres villes d’Europe avaient été bombardées dans les années 1940 et certaines bien plus sévèrement que Palerme. Mais ce qui distinguait les ruines de Palerme de celles des autres villes, c’était que trente et même cinquante ans plus tard, les ruines de la vieille ville étaient toujours des ruines. Des escaliers qui ne menaient nulle part, le ciel qu’on découvrait éclatant au-delà des fenêtres, les touffes de verdure poussant entre les pierres des murs, les poutres de bois des toitures pointant toujours vers le ciel telles les côtes décharnées de quelque vieille carcasse. Petit à petit, même les parties qui étaient restées debout commencèrent à se désintégrer. Au début des années 1970, on trouvait beaucoup plus d’occupants dans les immeubles restés intacts – ou presque.

À en juger par les cordes à linge tendues au travers des ruelles, d’où pendaient telles des oriflammes les lessives du jour, claquant au vent et se gonflant sous le soleil éclatant, on devait être un lundi. La chaleur était écrasante. Quand, émergeant d’une ruelle sinueuse, je débouchai sur la Vucciria, j’eus l’impression de sortir des coulisses d’un théâtre pour pénétrer sur la scène en plein milieu d’un spectacle. Le soleil dardait ses rayons à la verticale sur la petite place et les marchands avaient hissé les bannes en toile ocre. La petite place de la Vucciria était tellement étroite et encaissée qu’il fallait gravir une volée de marches sur un des côtés pour en sortir. Quand les toiles des auvents étaient déployées, on ne voyait plus le ciel et les gens donnaient l’impression de se mouvoir à l’intérieur d’une sorte de tente de cirque. Le soleil qui brillait au travers des toiles remplissait l’espace d’une lumière chaude et diffuse. Le toit de toile emprisonnait et exaltait les parfums de toutes les nourritures offertes en masse sur les étals. C’était le ventre de Palerme, son cœur aussi.

Ce qui captivait l’œil dans ce théâtre brillant et presque claustrophobe, à la fois fermé et à ciel ouvert, c’étaient les grands poissons. Sur l’étal s’alignaient côte à côte l’œil d’agate, le rostre argenté et la queue en forme d’arc d’un espadon dont la chair avait été presque entièrement débitée en tranches, ainsi que des tronçons de thon à la chair rouge sang.

L’espadon et le thon étaient entourés d’une foule de poissons plus petits : maquereaux rayés, sardines dodues, supions, crevettes et poulpes ou calamars. Je ne me rappelle pas y avoir vu des coquillages. Mais je me souviens comment la lumière ambrée et diffuse du marché accentuait le rouge translucide de la chair des grands poissons et l’éclat argenté de la peau des plus petits. Le rouge des viandes était lui aussi sublimé, plus rouge qu’à l’ordinaire sous cet éclairage à la fois chaud et tamisé. L’œil ne s’attardait guère sur les alignements de têtes de chevreaux dépecées et leurs yeux noirs au regard mélancolique. S’amoncelaient des pyramides de tripes nacrées, ainsi que de la viande de cheval, du porc, du veau et du bœuf, et de petits agneaux ou chevreaux méditerranéens tout frêles. On remarquait des volailles d’un jaune clair suspendues par leurs pattes jaune foncé, leur crête rouge pendant vers le bas, et aussi des montagnes d’œufs.

Les fruits et légumes étaient ceux de l’été et le soleil avivait leurs couleurs : les aubergines violettes ou noires, les courgettes d’un vert clair ou foncé, les poivrons jaunes et rouges, et les cageots de tomates de San Marzano reconnaissables à leur forme allongée. Les figues de barbarie avec leurs piquants et leur peau teintée de rose, les raisins noirs, violets, jaunes et blancs, les melons verts à la forme oblongue, les cantaloups côtelés, les tranches de pastèque en rouge, vert et blanc piquées de gros pépins noirs, les pêches jaunes et les percoche1, les figues bleues et les vertes, les petits abricots mouchetés. Les pyramides de fruits étaient séparées par des branches de feuillage.

Ce n’était pas encore la saison des oranges, mais les citrons s’étalaient partout. Il n’y avait peut-être qu’une seule variété de figues. Mais ce jour-là seulement. On voyait des pains, du fromage, des sacs de pois chiches, de lentilles, de haricots blancs et de noix, des rangées de bouteilles d’huile et de bocaux de tomates, de grandes boîtes en fer béantes remplies d’anchois en saumure et de thon à l’huile, et des blocs d’œufs de thon séchés. Il y avait des bars à vin et à café. On trouvait les produits gras du Nord : salamis, jambons. Les parmesans et gorgonzolas étaient plus rares. Les odori, herbes aromatiques odorantes, se trouvaient dans une allée juste en bordure de la place : amoncellement de thym et d’origan, de marjolaine et de romarin rassemblés en petites mottes poussiéreuses et friables. Les plants de piments aux feuilles toujours vertes produisaient de nouvelles pousses tandis que leurs fruits charnus, plus grands, viraient en séchant au rouge foncé laqué. Leurs gousses cascadaient en chapelets telles des cornes contre le mauvais œil. Il y avait les tresses d’ail à la peau diaphane, fine comme du papier de soie et veinée de mauve, un peu de terre sèche accrochée dans les racines ; des tonneaux remplis d’olives noires ou vertes, charnues ou plus petites, baignant dans la saumure ou dans l’huile, nature ou épicée. De l’étal montait un parfum qui rappelait celui d’une colline sarde par un petit matin d’été, mélange intense des senteurs du maquis méditerranéen.

Si j’énumère ici ces détails, c’est qu’en 1995 une bonne partie d’entre eux n’étaient déjà plus qu’un souvenir. La Vucciria que je revis cet été-là était un endroit qui perdait peu à peu ses couleurs et son exubérance, les mots ne permettant pas de recréer le sentiment d’abondance évanouie. Ce qu’on ressentait avec force à la Vucciria, comme dans tous les marchés du Sud, c’était l’apport tangible, imparfait et coloré d’un labeur harassant. Chacun des produits offerts disait dans son apparence la nature même de ce travail et cela, les mots ne pouvaient le traduire. Seules les images le disaient. Le goût des choses, leur texture, la saveur qu’elles produiraient une fois combinées et cuisinées, l’œil pouvait le pressentir : la saveur étant le corollaire de la forme et de la couleur. La fraîcheur se lisait dans l’éclat de l’œil d’un poisson, dans un reflet sur la peau satinée d’une aubergine, dans l’aspect d’une feuille et jusque dans une trace de fumier encore frais adhérant à la coquille d’un œuf.

À la Vucciria, on n’entendait pas de cris. On n’était pas à Naples. Les gens en Sicile se déplaçaient lentement, calmement, en sachant où ils allaient et les modulations dans le ton des voix, quand vous les perceviez, n’étaient pas empreintes de protestation, mais bien de reproche. Aujourd’hui, le silence des acheteurs et des marchands, des ménagères, des producteurs ou des travailleurs se teinte de la patine vaguement onirique du souvenir et de cette impression un peu irréelle d’évoluer dans un monde sous-marin où s’entasserait l’abondance des biens de la terre alors que la mer se reflète sous la voûte des toiles. Tout en haut, par-dessus les ruelles étroites, les toiles décolorées des auvents continuaient à faire obstacle à la lumière aveuglante du soleil.

Bien des années après que je me fus aventuré au cœur de ce « rêve d’homme affamé », je découvris que cette abondance de vivres avait été immortalisée sur une toile, peinte non pas sur le vif à Palerme, mais née de l’imagination d’un peintre au nord de l’Italie, au cours de l’été de 1974. Puis, l’hiver suivant, un écrivain dépeignit à son tour la douceur et la saveur des marchés méditerranéens. En fait, Leonardo Sciascia ne décrivit pas le marché lui-même, mais bien la toile peinte par son ami Renato Guttuso, le peintre sicilien de renom, et intitulée La Vucciria, telle que celui-ci l’avait imaginée et juste avant qu’il l’expose pour la première fois à Palerme. Cette toile qui dans les années qui suivirent allait devenir l’icône de Palerme, la vision idéalisée d’elle-même à laquelle toute la ville s’accrochait. En fait d’image, elle représentait ce rêve d’une opulence toute méditerranéenne offerte aux yeux d’une population qui se pressait pour la consommer, un rêve qui pourtant relevait déjà du passé. À l’heure où Guttuso les peignit dans son atelier lointain, la vieille cité et le marché qui la nourrissait étaient déjà en train de disparaître. Si je n’avais pas eu la chance de le voir ce premier jour d’été alors que j’avais faim moi aussi, j’aurais eu bien du mal à croire aujourd’hui que ce marché avait vraiment existé.

Le nom de Guttuso me projeta d’un bond vingt ans en arrière, en 1954. Pour l’Angleterre, 1954 ne fut pas vraiment une année faste, à mi-chemin entre l’euphorie d’un couronnement et l’humiliation infligée par l’affaire du canal de Suez. C’est aussi en 1954 que prit fin l’ère du rationnement alimentaire et c’est le moment que choisit Evelyn Waugh pour citer le livre d’Elizabeth David intitulé Italian Food2 comme un des deux livres que, cette année-là, il avait lus avec le plus de plaisir. Elizabeth se dit « surprise du compliment venant d’un auteur dont les livres m’ont procuré plus de bonheur que je ne saurais le dire ». Elle fut d’autant plus ravie que la rédaction de son propre livre lui avait donné du fil à retordre. « Toutes ces pâtes ! Comme si nous n’avions pas déjà assez de nourritures indigestes chez nous » avaient commenté ses amis, alors qu’elle s’était jetée à corps perdu dans la collecte des recettes. Deux années d’efforts au cours desquelles elle avait d’abord ressenti une énorme frustration face à l’imprécision dans les recettes des cuisiniers italiens déjà influencés par des impératifs préindustriels. Puis, elle avait été saisie d’une véritable frénésie de faire partager, avant d’affronter à son retour chez elle une phase de profond découragement devant l’indifférence de son éditeur. C’est à ce moment-là que les illustrations tant attendues, promises par Renato Guttuso, se mirent à arriver de Rome au rythme d’une ou deux à la fois.

« Si j’avais pu imaginer que je pourrais compter pour mon livre sur ces magnifiques dessins et sur la superbe image de couverture, j’aurais été prête à revivre une fois encore toute la souffrance qui avait accompagné son écriture. »

Ce qu’elle apprécia surtout, ce fut leur absence de complaisance. Tout y était : les batteries de cuisine en aluminium bon marché, les mangeurs de pâtes gloutons, les charcuteries luisantes de graisse, les bouquets d’artichauts…

« …mais vus par l’œil de Guttuso, rempli d’une vitalité dangereusement incendiaire, car pour cet artiste, même la torsade de paille entourant le goulot d’une bouteille de vin exprimait dans sa manière de retomber le long du col une sorte de menace implicite intense. »

Elizabeth Davis se montra aussi bonne critique artistique que culinaire. Son livre collait aux illustrations fournies. Italian Food était un hymne puissant à l’intensité des plaisirs liés à la nourriture quotidienne et une condamnation implicite de la cuisine à l’anglaise, condamnation qui sembla d’ailleurs se renforcer à chaque nouvelle édition du livre. Dans l’édition de 1995, Elizabeth David louait une fois encore avec passion le talent de Guttuso, mais à cette époque l’objet de ce talent avait disparu. Cette nouvelle édition ne contenait plus ses illustrations. Ne figurait plus sur la couverture de l’édition Penguin que la représentation des citrons en jaune brillant. Les autres dessins avaient été remplacés par des planches empruntées à un manuel de cuisine du seizième siècle. Un autre petit pas avait été franchi en direction de l’oubli du talent de Guttuso. Vingt ans et des poussières plus tôt, au sommet de sa gloire, il avait peint La Vucciria.

Cette vision de Palerme dans la chaleur torride de l’été ne fut pas la seule que j’en aie eue avant 1995. J’y fis entre-temps d’autres visites. La seconde eut lieu cinq ans après la première, à la fin des années 1970. À la sortie d’un hiver qui collait à la peau comme un mégot humide, je découvris les ombres de Palerme. Cela faisait alors quelques années que je vivais à Naples, et à cette époque, Naples était une ville totalement décrépite, mais intacte. La vieille capitale du royaume des Bourbons appartenait entièrement à ses habitants. Il faut reconnaître que sa décrépitude fut le résultat de la profonde négligence dont elle faisait l’objet. Naples était une ville avec une population dense, en ce qui concerne le centre en tout cas. C’était une ville dont les habitants s’appropriaient leurs rues et y restaient jusque tard dans la nuit, jusqu’au petit matin. C’était une ville où les jours, les semaines, les saisons tournaient autour des repas, des fêtes et de la mer.

Si on était le 19 mars, c’était la Saint Joseph et le jour des zeppole, de petits disques de pâte à choux cuits au four ou bien frits, creusés en leur centre d’une petite dépression où se logeait une cuillerée de crème pâtissière surmontée d’un éclat de cerise aigre en conserve et poudrés de sucre glace. On pouvait en acheter partout tout frais, tout chauds, pratiquement à chaque mètre de trottoir. Cela signifiait aussi que ma rue, une grand-rue commerçante du centre, pouvait tout à coup et sans explication se transformer en un marché au bétail où se côtoyaient chèvres, tortues, canetons, poissons rouges, chiots et même des singes.

Je revins à Palerme à la fin des années 1970, conscient des ressources et des lacunes de la vie citadine dans le Mezzogiorno. Par comparaison avec Naples, Palerme semblait morte. En dehors des heures d’ouverture, les rues étaient fermées et les volets baissés, et on n’y croisait personne. Pour la première fois, je réalisai l’étendue de la destruction du centre, les ruines, l’abandon, les habitations dont on ne pouvait distinguer si elles étaient occupées ou non. La pluie renforçait l’odeur de pourriture montant des murs écroulés. À la tombée de la nuit, la vie se résumait à des files de voitures le long des avenues principales. Le plus rébarbatif, c’était les nouveaux quartiers où s’entassaient, rangée après rangée, les récents blocs d’appartements, comme le long de la via della Libertà, où ils avaient remplacé les villas art nouveau et les parcs de la Belle Époque. Je réalisai que derrière l’apparente quiétude de Palerme, il y avait, contrairement à Naples, beaucoup d’argent en jeu. Sans penser à mal, j’interrogeai quelques passants au sujet de la mafia. Je n’ai pas oublié les airs de surprise polie, les regards interrogateurs et les têtes légèrement inclinées sur l’épaule de mes interlocuteurs avant qu’ils s’éloignent. Mafia ?

En ce premier jour d’été à la Vucciria, tout ce qui se situait au-dessus du niveau des échoppes disparaissait derrière les toiles des auvents déployés. Ce n’est que plus tard, lors de ma seconde visite, par une soirée humide et misérable, alors que les toiles des auvents avaient été roulées, que je découvris que l’immeuble situé sur un des côtés de la petite place possédait une sorte de terrasse ouverte au niveau du premier étage, d’où on avait vue sur la place du marché. C’était le Shangaï, un petit restaurant auquel on accédait par une porte située dans une venelle latérale. En gravissant une volée de marches, on aboutissait dans l’espace qui servait de cuisine, que l’on traversait pour sortir sur la terrasse. La nourriture assez rudimentaire et plutôt bâclée était préparée dans un four situé lui aussi sur la terrasse. Le Shangaï n’avait de chinois que le nom. Je ne me souviens pas si ce nom venait d’un port d’escale exotique lié au passé de marin du propriétaire. En cette soirée venteuse et pluvieuse, j’étais le seul client sur cette terrasse humide et mal éclairée, me nourrissant de supions farcis tandis que le propriétaire à la crinière blanche, exubérant et un rien mêle-tout, me faisait la lecture de ses poèmes qu’il avait rassemblés dans un cahier d’écolier. Sa voix portait loin et s’échappait de la terrasse ouverte vers l’espace sombre et désert du marché.

À l’été de 1995, l’héroïne était devenue une des marchandises les plus vendues dans les environs de la Vucciria. Beaucoup de résidents avaient déserté le quartier. Il se vendait dans les rues de Palerme énormément d’héroïne trafiquée et les drogués tombaient comme des mouches. Des meurtres se produisaient autour de la Vucciria et les descentes de police y étaient fréquentes. Rien que la veille, une foule avait encerclé les policiers en patrouille et les avait roués de coups. Quand par une journée ensoleillée je revins au Shanghaï à l’heure du déjeuner, toutes les tables de la terrasse étaient occupées par des couples de touristes roses et gris originaires du Nord de l’Europe. Une équipe de télé du Nord de l’Italie était aussi présente. Deux jeunes filles un rien nonchalantes vinrent expliquer que leur grand-père ne se sentait pas bien. Elles ne purent rien me dire sur le choix du nom du restaurant. Je devrais le lui demander, à lui. Elles ne savaient pas quand il reviendrait. « Et ses poèmes ? » demandai-je. Écrivait-il toujours des poèmes ? « Il est bien trop occupé à boire du vin toute la journée pour songer à écrire des poèmes » me répondit la petite-fille du poète sur un ton acide, tout en essuyant le comptoir en mélamine avec un torchon de vaisselle graisseux. De toute façon, ce qui me tentait, c’étaient les panelle et le Shanghaï n’en vendait pas. Je descendis à la panelleria et me régalai.

Le pillage de Palerme résonnait à l’oreille un peu comme les Vêpres Siciliennes, un événement lointain. Pourtant il avait bien eu lieu dans les années 1950 et 1960. Pour l’essentiel, tout se passa en l’espace de quatre ans et sous le contrôle de deux hommes. Lorsqu’à la fin de la guerre en Italie, des politiciens conservateurs formèrent le Parti chrétien-démocrate – la Democrazia Cristiana –, Salvo Lima et Vito Ciancimino furent parmi ceux qui rallièrent la cause très tôt et prirent rapidement du galon. De 1945 à 1992, lorsque tout s’écroula, les chrétiens-démocrates n’avaient jamais été en dehors du gouvernement. À l’étranger, la DC bénéficiait du soutien avoué ou tacite des États-Unis, dont l’obsession majeure était le contrôle de l’expansion communiste. Et à l’intérieur, la DC était soutenue par le Vatican, qui n’était pas moins obnubilé par l’écrasement de l’athéisme communiste. La base électorale du parti était pourtant le Mezzogiorno, et surtout les « amis » siciliens. Personne en Sicile n’évoquait la mafia, mais on parlait beaucoup des « amis ». Pendant toutes les années de l’après-guerre, le dirigeant le plus important du parti en Sicile fut Salvo Lima. Et Salvo Lima était bien plus qu’un « ami ». C’était une création de Cosa Nostra, un membre à part entière tenu par un serment à vie de servir les intérêts de la mafia. En tant que politicien le plus influent de Sicile, il était aussi un des personnages les plus importants d’Italie.

Salvo Lima fut élu maire de Palerme en 1958, et c’est alors que débuta le pillage de la ville. Après quatre ans de mandat, il passa à des choses plus importantes. Il devint par la suite vice-ministre à Rome et membre du Parlement européen. Vito Ciancimino fut en charge des travaux publics du temps de Lima, avant de devenir à son tour maire de Palerme. Lima et Ciancimino constituaient un couple intéressant. Ciancimino était le fils d’un coiffeur de Corleone, qui conserva sa petite moustache courte « à la sicilienne » ainsi que sa rudesse paysanne bien longtemps après son arrivée à Palerme à la fin de la guerre et son entrée en politique. Il fut le premier personnage de la vie publique à être arrêté, jugé et finalement condamné comme membre de la mafia en 1984. À cette époque, plus de 12 millions de dollars furent confisqués sur ses avoirs personnels. Quant à Lima, il était presque trop puissant pour être encore gênant. Passé un certain seuil, le pouvoir semble faire oublier ce qu’un homme peut avoir d’embarrassant. Salvo Lima était un homme hautain à la chevelure blanche, portant des costumes de soie. Quand il entrait dans un restaurant, le silence tombait et les gens venaient lui baiser la main. Les deux formèrent une équipe efficace qui travailla activement pour le bien des « amis ». L’évidente transformation de Palerme en tout juste quatre ans en fut la preuve visible.

En quatre ans de collaboration étroite, les deux compères délivrèrent quatre mille deux cents permis de construire pour de nouveaux immeubles dans la ville. Près des trois quarts de ceux-ci, soit environ trois mille permis, furent attribués à d’obscurs individus illettrés ou à la retraite, des hommes de paille représentant les intérêts de la mafia. On laissa se dégrader les immeubles anciens du centre-ville, dont bon nombre de magnifiques palais des dix-septième et dix-huitième siècles, et leurs habitants les moins fortunés furent incités à déménager dans des blocs d’immeubles bon marché érigés par la mafia à l’extérieur de la ville. Ceux qui avaient les moyens furent poussés à s’installer dans des immeubles plus prestigieux, en apparence, construits sur les ruines de splendides parcs et villas situés dans le centre, le long de la via della Libertà. C’est ainsi que dans les années 1950, 60 et 70, alors que le chiffre total de la population de Palerme doublait, le nombre d’habitants de la vieille ville se réduisit de deux tiers. En 1995, Lima et Ciancimino avaient tous deux disparu de la scène. Leur œuvre, elle, demeurait. Une promenade dans les nouveaux quartiers de Palerme ressemblait à une incursion dans l’esprit de la mafia. Les blocs d’immeubles en béton s’étaient multipliés comme des cellules cancéreuses. La mafia avait un esprit totalitaire qui vous faisait frissonner même par un jour d’été. Pendant des décennies, l’Italie consomma par tête d’habitant plus de béton que n’importe quel autre pays au monde et en Sicile, la construction reposait entre les mains de Cosa Nostra. Les secteurs de la construction, de la promotion immobilière et de l’immobilier tout court avaient été le terrain de prédilection des organisations mafieuses. Aujourd’hui, ils permettaient de recycler directement l’argent de la drogue.

Lima et Ciancimino avaient d’autres liens que leur appartenance à la mafia. Tous deux étaient des hommes d’Andreotti. Giulio Andreotti était un Romain qui avait connu après la guerre une ascension fulgurante au sein de la DC. Ce petit homme chenu, vaguement bossu, était un personnage intelligent. Avec ses grosses lunettes aux verres épais, sa chevelure noire fournie et ses oreilles triangulaires qui pointaient comme celles d’une chauve-souris de part et d’autre de son crâne, il incarnait le vrai rat de sacristie qui avait émergé dans l’ombre du fondateur du parti après avoir passé la guerre au Vatican et milité dans les organisations d’étudiants catholiques. En 1947, à l’âge de vingt-huit ans, il devint ministre. Bien qu’il eût fait partie de tous les gouvernements italiens qui se succédèrent jusque dans les années 1950 et 60, il n’avait encore jamais été Premier ministre. La faction de la DC à laquelle il appartenait ne possédait pas une base électorale suffisamment large, ce qui le privait de visibilité dans son parti. Faute de changement dans ce domaine, il ne serait jamais à la tête d’un gouvernement. Il paraissait évident qu’un personnage aussi avide de pouvoir que le frêle petit Andreotti se devait d’étoffer cette base et pour ce faire, le seul moyen consistait à se tourner vers la Sicile.

C’est ainsi que lorsque Lima fut élu au Parlement à Rome en 1968, grâce à un nombre de voix de préférence énorme, Andreotti conclut un marché avec lui. Avant que leur alliance fût scellée, Lima conseilla à Andreotti de faire d’abord vérifier son nom auprès de la commission antimafia du Parlement italien, dans le rapport de laquelle son nom occuperait un jour une place majeure.

« Je savais que des rumeurs circulaient à mon propos, admit-il plus tard. Et je ne voulais pas lui causer de problèmes. Giulio s’informa et me dit : c’est OK. »

Et pendant de longues années, ce fut en effet OK, même si peu de temps après la commission parlementaire identifia Lima comme un élément clé des structures de pouvoir de la mafia à Palerme. Trois ans plus tard, l’influence de Lima en Sicile garantit à Andreotti la première de ses sept nominations au poste de Premier ministre. À partir de ce moment, la Sicile devint la base du pouvoir d’Andreotti. Onze ans plus tard, Lima fut à nouveau élu avec une majorité écrasante, au Parlement européen cette fois. Mais il avait fort peu de temps à consacrer à son poste à Strasbourg. On avait besoin de lui à Rome et aussi en Sicile. Andreotti était alors un dieu et Lima était son vice-consul en Sicile. Pendant des décennies, il fut considéré comme l’homme le plus puissant de Palerme.

C’est auréolé de cette puissance que Salvo Lima pensait passer agréablement ce matin printanier du 12 mars 1992 dans sa villa rouge brique à proximité de la plage de Mondello. Lima recevait des alliés et des clients dans son salon, au mur duquel était suspendue une esquisse de Renato Guttuso d’une grande valeur : une étude préliminaire pour sa toile célébrant la Vucciria et le quartier qui l’entourait. Un quartier qu’en tant que maire, Lima connaissait très bien pour l’avoir pratiquement saigné à blanc. L’esquisse avoisinait une photo montrant Lima en compagnie des frères Kennedy – Jack, Bobby et Teddy. Ce matinlà, la discussion porta sur la préparation des élections italiennes. Elles devaient se tenir trois semaines plus tard et les choses se présentaient bien. Après avoir dirigé successivement les deux gouvernements précédents, Giulio Andreotti avait décidé de se représenter.

La décision d’Andreotti de se soumettre au verdict populaire relevait d’une logique toute personnelle dans laquelle l’électeur importait peu. Une sale affaire de corruption avait éclaté un mois plus tôt à Milan et Antonio Di Pietro, un magistrat plein de détermination, l’instruisait. Pour les partis au pouvoir, les choses ne pouvaient que s’aggraver et prendre de l’ampleur. C’était pour Andreotti le moment ou jamais de s’élever au-dessus du menu fretin pour viser à une plus haute destinée. Au grand soulagement de tous, le président Cossiga se préparait à renoncer avant terme à son mandat de chef de l’État, qui prenait une tournure de plus en plus bizarre. Au courant de bon nombre des grands secrets de la Démocratie Chrétienne, le président avait récemment piqué en public quelques crises de colère homériques et s’était lancé dans de longues et fumeuses harangues qui avaient fortement inquiété ses collègues du parti. On ne pouvait jamais savoir ce qu’il risquait encore de déballer. Que Cossiga se retire ou qu’il soit poussé dehors, le résultat serait que les deux postes de Premier ministre d’Italie et de président de la République allaient tous deux se libérer en même temps. Bettino Craxi, le socialiste, qui avait déjà profité de deux mandats extrêmement lucratifs en tant que Premier ministre dans les années 1980, avait très envie de rempiler. Ses chances d’y parvenir – c’était de notoriété publique – étaient liées à l’accession d’Andreotti au poste de chef de l’État à titre de contrepartie. S’il s’avérait exact qu’au jour le jour les pouvoirs du président étaient moins étendus que ceux du Premier ministre, c’était toutefois le président qui avait le pouvoir de faire et de défaire les gouvernements, dans un pays où ils se succédaient au rythme d’un par an. En Italie, le président de la République est un personnage influent. C’était là le mode de fonctionnement du pays et une marge d’erreur normale lors des élections populaires aurait été sans incidence. Lima se disait sans aucun doute que bénéficier d’un accès direct au président comporterait des avantages.

En milieu de matinée, il quitta la villa en compagnie de deux de ses visiteurs pour se rendre au Palace Hôtel, où un dîner électoral en présence de Giulio Andreotti était prévu deux semaines plus tard. Andreotti lui-même était censé arriver le lendemain pour lancer la campagne sicilienne. Lima et ses amis venaient juste de se mettre en route quand une moto Honda 600XL à injection électronique, chevauchée par deux jeunes, dépassa la voiture. Des coups de feu furent tirés depuis la moto. La voiture freina et s’immobilisa brutalement. Les trois dignitaires s’en extirpèrent précipitamment. Lima hurla « Ils reviennent ! » et se débarrassant de son lourd loden vert, il se mit à courir. Ce furent ses dernières paroles. Ses chaussures en chevreau trop fines n’étaient pas faites pour la course et cela faisait trop longtemps que ses cuisses minces n’avaient pas servi à courir vers quoi que ce soit. L’image que virent ensuite les deux autres qui avaient trouvé refuge derrière une benne à ordures fut celle de Lima étendu au sol, mort, le visage dans la poussière. Il avait été abattu proprement d’une balle dans le crâne, tirée de l’arrière et légèrement en biais. Les assassins ignorèrent les deux huiles de la DC accroupis derrière leur benne – l’un des deux était un professeur de philosophie dont Lima venait d’arranger la nomination au conseil d’administration de la compagnie nationale des chemins de fer – qui quittèrent tranquillement les lieux. « Les amis n’avaient plus aucun respect pour lui » commenta plus tard Gioacchino Pennino, médecin à Palerme, homme d’honneur et politicien de la DC, qui deviendrait le premier pentito3 politique. Dans l’acte d’accusation des dirigeants de Cosa Nostra pour cet assassinat, les procureurs présentèrent Lima comme ayant été « l’ambassadeur de Cosa Nostra à Rome ». Ceci ne fut pas dit tout de suite. Peu après l’assassinat, un proche collaborateur, choisissant soigneusement ses mots, déclara à titre d’hommage que « Salvo avait été un homme de synthèse », faisant preuve en cela d’un sens de l’abstraction bien latin. Il ne précisa toutefois pas à quelle synthèse il faisait allusion.

Néanmoins, la position de Lima au sein de la DC était telle que certaines personnes se sentirent obligées de faire le déplacement pour assister à ses funérailles, même si elles n’en avaient aucune envie en raison des questions qui commençaient à être posées au sujet des relations entre le gouvernement et la mafia. Dans un premier temps, Cossiga, qui était toujours président de la République, affirma qu’il s’agissait purement et simplement d’un crime mafieux, que cela n’avait rien à voir avec l’État et que pour sa part, il ne se déplacerait pas. Par la suite, quelqu’un ou quelque chose le fit changer d’avis et il vint rendre hommage. Le secrétaire général de la DC était également présent. De même que le Premier ministre Andreotti, qui avait peut-être eu son mot à dire pour convaincre les autres de se déplacer. Tout le monde fut frappé par l’air effondré, recroquevillé, terrorisé et humilié qu’afficha le Premier ministre lorsqu’il apparut aux funérailles de Lima. Le ministre de la Justice de l’époque, Claudio Martelli, se rappelait encore deux ans plus tard l’apparence d’Andreotti après le meurtre de Lima. « Il avait le teint encore plus cireux qu’à l’ordinaire. Il était terrifié, soit parce qu’il ne comprenait pas ou alors parce qu’il comprenait très bien. » Enfoui dans son lourd manteau, Andreotti ressemblait à une vieille tortue réfugiée dans sa carapace. Les nerfs usés par les rapprochements constants que les médias faisaient entre son nom et celui de la dernière victime de Cosa Nostra, « son cadavre le plus distingué », le Premier ministre Andreotti répliqua quelques jours plus tard dans la presse qu’il était « vraiment absurde de vouloir séparer même les morts en factions politiques ». La présidence était en train de lui échapper. La seule chose qu’il avait vraiment désirée et qu’il n’obtiendrait pas. En guise de consolation, il fut nommé sénateur à vie « pour services rendus à la République ». Ne pas être nommé président n’était de toute manière pas ce qu’il y avait de plus grave. Andreotti devait à coup sûr avoir réalisé que ce meurtre était de bien mauvais augure.

Un des premiers à arriver sur la scène du meurtre de Lima fut Paolo Borsellino, le sous-directeur du bureau du procureur de Palerme et coordinateur de la lutte antimafia en Sicile. Il se tenait là debout, regardant le corps étendu, et hochait la tête. Il hochait la tête parce qu’au moment où beaucoup en étaient encore à se demander qui parmi les politiciens à Rome avait pu demander aux « amis » de faire disparaître Lima à Palerme, il avait compris que la mafia venait de mettre un terme à sa collaboration de quarante-cinq ans avec la DC. Ce fut l’ami de toujours, son collègue dans la lutte contre la mafia, le juge Giovanni Falcone, qui exprima ce tournant par des mots. Le crime n’avait pas été commandité par un politicien. Au printemps de 1992, les rênes leur avaient échappé des mains. « C’est maintenant la mafia qui veut donner les ordres, dit Falcone. Et si les politiciens n’obtempèrent pas, la mafia a décidé qu’elle agirait seule. »

Falcone et Borsellino avaient tous deux connu Lima. Leur relation dépassait le cadre de l’intérêt professionnel qu’ils avaient développé au cours des dix dernières années, alors qu’ils étaient les vedettes de l’équipe de magistrats pourchassant à Palerme une Cosa Nostra de plus en plus redoutable. Falcone et Borsellino avaient tous deux grandi dans le Palerme de Lima, à quelques rues l’un de l’autre au cœur de la vieille ville, dans un quartier qui avait gardé son vieux nom d’origine arabe, la Kalsa, et qui s’étirait entre la Vucciria et le front de mer. Les familles de Borsellino et de Falcone avaient toutes deux été forcées de quitter leur maison dans le cadre des « décrets de zoning » dans les années 1950. Falcone et Borsellino étaient des fils de cette petite bourgeoisie tant mise à mal du Mezzogiorno. Le père de Falcone aimait insister sur le fait qu’il n’avait jamais pris un café dans un bar, et plus tard son fils évita scrupuleusement tous les contacts sociaux compromettants que presque tout le monde à Palerme jugeait inévitables. Mais les deux garçons avaient grandi parmi les mafiosi du quartier, ils avaient fréquenté la même école, ils les connaissaient par cœur. Ce fut précisément cette connaissance intime de la culture mafieuse, des valeurs de la mafia et de sa façon de penser qui permit aux juges Borsellino et Falcone d’établir plus tard des contacts humains avec des mafiosi en crise, de gagner leur respect et de les convaincre de collaborer.

Dans les années 1980, des mafiosi vécurent des crises personnelles parce que l’organisation elle-même était en pleine crise. Une crise de valeurs. À l’époque où Cosa Nostra amassait à Palerme une fortune sans précédent grâce au trafic international d’héroïne et de cocaïne, ses anciennes structures et ses réseaux traditionnels volaient en éclat sous la pression d’un clan mafieux venu de Corleone, incroyablement brutal et déloyal, extérieur à la cité, avec à sa tête Salvatore Riinà, que les hommes d’honneur appelaient « Oncle Toto ». Quand les mafiosi en crise se mirent à collaborer, ils permirent à Falcone et Borsellino de comprendre dans le détail, pour la première fois dans l’histoire, le fonctionnement de l’organisation jusque-là secrète appelée Cosa Nostra, dont les amis et affiliés auprès du gouvernement, de la justice, de l’Église et des médias avaient clamé pendant des décennies qu’elle n’existait pas. Le résultat de cette collaboration fut pour l’organisation une défaite judiciaire retentissante, au terme d’un procès titanesque qui commença au milieu des années 1980 et qui, si on tient compte de toutes les phases d’appel, dura six ans et fut couronné par une sanction finale et presque inespérée de la part de la Cour suprême, juste deux mois avant la mort de Salvo Lima.