image

L’auteur

 

Jean-Adolphe Rondal, est Philosophy Doctor (Ph. D.) de l’Université du Minnesota, à Minneapolis, Post-doctoral Fellow de l’Université Harvard, Cambridge, Massachusetts, USA, et Docteur en Sciences du Langage-Linguistique de l’Université René Descartes-Sorbonne de Paris. Il est Professeur ordinaire émérite de l’Université de Liège où il a occupé la chaire de Psycholinguistique pendant 28 ans. Le Professeur Rondal prête son concours depuis 27 ans à l’Association APEM-Trisomie 21 de Verviers-Liège, fait partie du Conseil d’Administration, et préside son Conseil scientifique. Jean-Adolphe Rondal est membre fondateur, ancien Président de l’European Down syndrome Association, et Président de son Conseil scientifique. Il est actuellement Professeur de Psychologie et de Pathologie du Langage à l’Université Pontificale Salésienne de Venise et Consultant auprès de plusieurs Associations et Institutions italiennes, françaises, espagnoles, et anglaises. Le Professeur Rondal est l’auteur d’une cinquantaine d’ouvrages et d’environ 400 articles scientifiques sur des questions de psycholinguistique, patholinguistique, psychologie et psychopathologie du développement cognitif.

A mis amigos e compagneros espagnoles de viaje intelectual por tanto tiempo, Juan Perera Mesquida y Miguel Puyuelo San Clemente, al mio caro amico Veneziano Paolo Meazzini con cui condivido tante cose, en mémoire de Neil O’Connor, guide et ami, grand précurseur des recherches neurocognitives sur le handicap mental, et à tous les enfants, adolescents et adultes porteurs d’un syndrome SDL, victimes d’un sort contraire, dans un monde encore trop indifférent; pour lesquels, et beaucoup d’autres, nous pourrions faire bien davantage si nous cessions de gaspiller nos ressources collectives dans des entreprises futiles.

«Une société devrait être jugée sur la façon dont elle s’occupe de ses membres les moins favorisés.»

Lionel Penrose (Lionel Penrose Papers, University College London, Archives; cité par Kevles, 1999, p. 157; traduit par mes soins)

John B.S. Haldane, sur les marches d’un bâtiment où se tenait le 3e Congrès International de Génétique, en 1932, à l’Université Cornell de New York:

«Une société composée d’êtres absolument parfaits serait hautement inadaptée. L’essence de la perfection chez les plantes, les animaux, et, certainement, chez les humains, réside dans la variété. Une société idéale doit avoir une place pour toutes sortes de gens, chacun valable et utile à un point de vue ou l’autre.»

«Mais ne serait-il pas désirable de produire davantage de Léonard de Vinci», remarqua un journaliste?

«Vinci, répondit Haldane, aurait été stérilisé dans pas mal d’états américains, en raison de certaines de ses “anomalies”*

Haldane apostrophant ensuite son collègue Crew de l’Institute of Animal Genetics de l’Université d’Édimbourg, présent sur la scène, lui demanda:

«Crew, quel est l’homme parfait?»

«Il n’y en a pas», répondit Crew, «Cela dépend du milieu; définissez-nous le paradis et nous vous dirons qui sont les anges» (d’après Kevles, 1999, p. 147, traduit par mes soins).

* Vinci est connu pour avoir été homosexuel. L’homosexualité ainsi que les retards mentaux et d’autres «anomalies» faisaient encore l’objet à l’époque de lois de stérilisation forcées dans nombre d’états américains en raison d’une philosophie politique d’eugénisme négatif.

«Les hommes naissent égaux en droit, nous ont dit les philosophes des Lumières, et nous le répétons dans nos déclarations universelles. Ils ne naissent pas égaux en nature, comme le confirme la génétique. L’égalité de droit, imprescriptible, implique le droit d’être équitablement différent. Elle ne comporte point l’obligation d’être semblable.»

Préface

 

Le syndrome dit de Down, étiologiquement trisomie 21, devrait porter la triple appellation «Seguin-Down-Lejeune» (SDL – qu’on y voit aucune familiarité) et j’emploierai autant que possible, de façon un peu provocante, cette terminologie novatrice dans l’ouvrage1. Je propose aux spécialistes, en premier lieu francophones, et aux instances responsables de m’emboîter le pas officiellement. Il existe des indications sérieuses prouvant que Seguin avait déjà décrit, en 1846, soit 20 ans avant Langdon Down, au moins un cas de ce qu’on est convenu depuis les années soixante du XXe siècle, d’appeler syndrome de Down (avec la croyance que Down aurait été le premier à décrire le syndrome; par exemple, Wunderlich, 1977, dans un opus souvent cité). Par ailleurs, les observations de Lejeune et de ses collaborateurs à la fin des années cinquante et au début des années soixante ont une importance que ne permet pas de reconnaître l’appellation officielle (sans qu’en aucune manière les mérites du médecin hospitalier anglais ne soient à minimiser). Jérôme Lejeune et ses collaborateurs ont ouvert un chapitre décisif dans l’approche du syndrome et dans celle d’autres syndromes génétiques du handicap cognitif2 (même si les bénéfices pour les autres syndromes ont dû attendre la fin du XXe siècle et les importants progrès de la génétique moléculaire et des neurosciences) en révélant l’étiologie génétique du mongolisme, comme on appelait le syndrome à l’époque. Un important changement de perspective s’en est suivi, dans lequel nous nous situons toujours, avec l’affirmation d’une causalité particulière, une aberration génétique indépendante de toute responsabilité parentale ou sociétale directe et la démonstration qu’il ne s’agit pas d’une maladie ou d’une dégénérescence neurologique, mais bien d’une condition organique singulière3.

Une perspective historique sur la trisomie 21, bientôt peut-être «syndrome de Seguin-Down-Lejeune», reflète tout un pan de la noble histoire de la réalisation de la nature particulière du handicap cognitif (à la différence des démences, effets de l’alcoolisme chronique, ou conditions dégénératives intrinsèques ou extrinsèques) et de sa prise en charge éducative. On y voit à l’œuvre le génie et l’engagement de personnes comme Jean Itard, Édouard Seguin, John Langdon Down, Lionel Penrose, Raymond Turpin, Jérôme Lejeune, et beaucoup d’autres, ainsi que la lutte à la fin du XIXe siècle et dans la première partie du XXe contre l’eugénisme et ses recommandations monstrueuses et scientifiquement infondées. Le notoire avancement des connaissances et la nette amélioration des prises en charge médicale, habilitative4, et éducative, dans la seconde moitié du XXe siècle ont abouti à une extraordinaire augmentation de l’espérance de vie chez les personnes porteuses du syndrome ainsi qu’à des perspectives de développement et d’intégration sociale et professionnelles inespérées précédemment.

C’est cette évolution que j’ai cherché à retracer dans ce petit texte en rendant d’abord hommage aux grands pionniers.

Dans la dernière partie de l’ouvrage, j’esquisse à gros traits la perspective d’une thérapie génétique dans le cas de la trisomie 21. Cette possibilité est encore distante, mais il ne s’agit plus de science-fiction. Divers travaux expérimentaux sont en cours concernant des syndromes génétiquement plus simples (étiologies liée à la mutation d’un seul gène, par exemple). La trisomie 21 concerne tout un chromosome ou au moins une partie d’un chromosome, tripliqué(e) ou qui fait l’objet d’une translocation (voir le chapitre 4), ce qui détermine d’importantes conséquences pathologiques. En raison de cette complication, les perspectives d’amélioration génétique sont plus éloignées, mais il n’est pas irréaliste de penser qu’on pourra bientôt travailler gène par gène et ainsi hâter une remédiation biologique au moins partielle.

Mes remerciements vont tout particulièrement à mon ami de longue date, Olivier Héral, du beau pays cathare, pionnier de l’orthophonie moderne en France, et véritable thésaurus en ce qui concerne l’histoire récente et plus ancienne de l’orthophonie et de ses sources médicales et linguistiques. Gratitude au Docteur Jacqueline London, Présidente d’AFRT-France et Professeur de Médecine à l’Université de Paris 7, également amie de longe date, pour ses encouragements et son aimable mise à disposition de deux articles récents de Marthe Gauthier sur la découverte de l’étiologique génétique de la trisomie 21. Remerciements enfin à Marie-Thérèse Lysens, de l’Association Trisomie 21-APEM, de Verviers-Liège, pour son aide documentaire.

1. Sauf là où, perspective historique obligeant et de façon à éviter tout anachronisme, le contexte terminologique de l’époque est trop différent.

2. J’utiliserai principalement cette expression dans l’ouvrage sachant que d’autres préfèrent encore «handicap mental» ou «déficience mentale» (ou «intellectual disability», en langue anglaise, intraduisible en français). Le handicap en question, dans le syndrome SDL et d’autres conditions génétiques du «handicap mental», est essentiellement cognitif (les fonctions humaines supérieures qui ont à voir avec le traitement de l’information, sa perception, sa représentation symbolique et grammaticale, sa conservation et sa récupération en mémoire). Ce qu’on appelle conation (volonté et intentionnalité), motivation, le fonctionnement émotionnel et affectif ainsi que les structures de base de la personnalité sont identiques chez tous les humains y compris les personnes porteuses d’un syndrome génétique du handicap «mental». Les différences avec les personnes dites normales (au sens purement statistique du terme, c’est-à-dire numériquement dominantes dans une population donnée) sont de nature cognitive. Certes, des problèmes physiques ou de santé graves existent parfois congénitalement chez les personnes porteuses d’un syndrome génétique du handicap cognitif, mais c’est également le cas en dehors de ces conditions, même si souvent avec des différences de fréquence lesquelles ne changent rien sur le fond. Par ailleurs, je préfère le terme «handicap» à celui de «retard». Ce dernier procède d’un euphémisme. Parlant de «retard», on affecte de croire qu’il peut se rattraper. Ce serait seulement une question de temps. En réalité, même si certains décalages développementaux peuvent s’atténuer spontanément et d’autres être compensés par des interventions spécifiques, le gros du handicap cognitif n’est pas éliminable en l’état actuel des techniques d’intervention. Il est préférable de le reconnaître et de travailler à une amélioration des connaissances plutôt qu’en quelque sorte se bercer d’illusions terminologiques.

3. L’appellation syndrome de Down pour désigner la condition connue aujourd’hui étiologiquement comme trisomie 21 a été proposée en 1961 par le bureau éditorial de la revue médicale anglaise «The Lancet» suivant une motion transmise par dix-neuf médecins et généticiens anglo-saxons (dont Norman Langdon Down, le petit fils de John) de façon à remplacer l’expression «idiotie mongolienne» utilisée depuis la publication princeps de Langdon Down en 1866. Le groupe en question avait suggéré plusieurs appellations possibles: Anomalie de Langdon Down, Syndrome de Down, Anomalie acromicriale (terme renvoyant à la morphologie chromosomique), Acromicrie congénitale. L’appellation Syndrome de Down a été confirmée par l’Organisation Mondiale de la Santé en 1965, à la suggestion (devant l’Assemblée des Nations Unies) de la République Populaire de Mongolie; à une époque où pourtant on ne pouvait prétendre ignorer le travail séminal de Lejeune et collaborateurs sur l’étiologie génétique du syndrome.

4. J’utilise ce terme comme un néologisme dénotatif renvoyant à la sphère neurocomportementale (et non à la jurisprudence où il est utilisé habituellement). L’habilitation (ou réhabilitation), au sens où je l’entends, est la démarche d’intervention spécialisée permettant de doter la personne porteuse d’un handicap des capacités nécessaires pour un fonctionnement cognitif, langagier, mais aussi physique, et plus généralement psychosocial, aussi normal que possible.

Chapitre 1

Les grands pionniers

La psychiatrie moderne commence avec Pinel, Esquirol et Itard, dans la seconde moitié du XVIIIe et la première partie du XIXe siècle. On s’est plu, ça et là, à identifier dans l’histoire de la peinture ou dans telle ou telle source culturelle ou religieuse l’existence d’enfants porteurs des marques physiques les plus visibles de ce qui sera nommé ensuite «syndrome de Down», comme une taille réduite, un visage rond et plat, une nuque large, et les replis de l’épicanthus (sorte de rebords dans le coin des globes oculaires). Un tableau du peintre italien Renaissant Mantegna est parfois considéré comme mettant en scène un enfant «Down» sur les bras d’une Madonna (Stratford, 1982). On peut discuter de la pertinence de tels rapprochements. Il est pratiquement certain que le syndrome existe au moins5 depuis Homo Sapiens sapiens (200 000 ans environ) dans la mesure où les aspects fondamentaux de la fécondation et de l’embryogenèse humaine n’ont guère évolué depuis cette période et sachant que les aneuploïdies (aberrations dans le nombre de chromosomes) sont très répandues en raison des aléas de la méiose réductionnelle lors du processus de reproduction (voir Jin et al., 2009, pour une hypothèse explicative moléculaire riche d’implications thérapeutiques préventives non abortives). Une aneuploïdie courante est la trisomie, c’est-à-dire la présence de trois chromosomes homologues pour une paire donnée. La quasi totalité des trisomies sont létales, souvent très tôt au cours du développement embryonnaire. Elles provoquent spontanément des fausses couches. Toutefois, certaines trisomies peuvent être observées chez des enfants, et par la suite chez des adultes. Il s’agit en particulier de celle qui concerne le chromosome 21. Cette trisomie se caractérise, comme son nom l’indique, par la présence de trois chromosomes 21 au lieu de deux6.

Bien avant la spécification de l’étiologie génétique de la condition, les enfants porteurs étaient assimilés aux autres formes du handicap cognitif, et, précédemment, on les rangeait même au sein d’un groupe davantage indifférencié encore, celui des démences, effets de l’alcoolisme chronique, tuberculose endémique, syphilis, etc. Peu d’adultes se trouvaient, l’espérance de vie étant fort réduite. Elle était encore de quelques années seulement au début du XXe siècle.

Des médecins spécialisés, au premier plan desquels Pinel, Esquirol et Itard, amenèrent par leurs observations et leurs prises de position, une lente distinction entre maladie mentale (démence) et retard ou handicap cognitif. Pinel (1809) avait établi que les troubles mentaux sont des maladies au même titre que les maladies physiques. Il fallu forger de nouvelles catégories nosologiques. On parla de stupidité (stupiditas, Pinel) pour désigner tous les handicaps mentaux. Puis des indications de degré de gravité (non quantifiées) se firent jour dans les rapports médicaux: idiotie au niveau le plus bas, imbécillité pour désigner un handicap moins grave (avec parole préservée; Esquirol, 18387), et débilité mentale (Seguin, 1846) renvoyant à un handicap plus léger. Ces expressions, qui au départ avaient une pertinence nosologique, se sont connotées négativement et on ne les utilise plus.

Itard et Esquirol sont pratiquement contemporains. Ils diffèrent par certaines idées. Esquirol (1805) insiste sur la différence, jusque là assez confuse, entre démence et handicap mental. Pour lui, les «passions» perturbées sont à l’origine de l’aliénation mentale sous ses diverses formes. Or, elles ne sont pas d’ordre intellectuel. On peut les traiter à condition de leur appliquer un traitement adéquat (par exemple, la méthode perturbatrice, consistant à provoquer une secousse «morale» qui place l’aliéné dans un état opposé à celui dans lequel il «est» dans sa maladie). Si pour Pinel et Esquirol, la maladie mentale est guérissable, le handicap mental en revanche est jugé incurable, car renvoyant à un fonctionnement inné gravement inadéquat. Esquirol (1838) précise que l’idiotie n’est pas une maladie mais un état de non-développement des facultés intellectuelles.

Itard (1775-1838) est surtout connu pour avoir entrepris de faire l’éducation d’un «enfant sauvage», nommé Victor. Le «sauvage de l’Aveyron» n’était pas le premier enfant sauvage découvert. Seguin (1866) cite dix cas du genre répertoriés depuis le XVIe siècle, en Allemagne, Lituanie, Irlande, Pyrénées françaises, Champagne, Hollande du nord, et Pays de Liège8. Victor, toutefois, paraît bien avoir été le premier enfant sauvage qui ait fait l’objet d’une tentative d’éducation. Itard a entrepris son éducation en opposition à l’avis de Pinel; ce dernier ayant affirmé au cours d’une séance de l’Académie des Sciences que Victor était un idiot congénital, raison pour laquelle il avait été abandonné par ses géniteurs. Itard avait rétorqué que Victor était au contraire un cas d’enfant abandonné à la nature, privé de parents et d’éducationdepuis la naissance ou très tôt dans l’existence; une sorte de «tabula rasa9et al