Le père Benoît ferme les yeux. Du bout des doigts, il se masse les tempes et le front. Il ne sait pas très bien ce qui l’attend. Il sait juste qu’il lui est impossible de revenir en arrière. Il vient d’envoyer son premier message clandestin, « Le fromage de Herve est affiné », qui se traduit, en clair, par « le réseau Bernardin est en place. »
Une semaine plus tôt, le père Benoît, moine à l’abbaye du Val-Dieu, rencontrait Bernardin dans les bois de Mortroux. Les deux hommes ne se connaissaient pas. Mais, le chef du réseau de résistants savait qu’il pouvait avoir confiance en ce moine. Il avait dit :
– Si mes renseignements sont bons, vous vous intéressez de près aux technologies et plus spécialement aux ondes radio.
– C’est exact.
– Vous connaissez aussi le morse.
– Oui.
Bernardin avait marqué une courte pause avant de demander :
– Seriez-vous prêt à nous aider ?
– Pour ?… avait demandé le père Benoît.
– Transmettre des messages vers Londres.
– Quel genre de messages ?
– Les mouvements de troupes et de matériel militaire allemand passant par la gare de Visé.
– D’où viennent les informations ?
– Moins vous en saurez et mieux ce sera pour la sécurité de tous. Si vous êtes d’accord, nous vous livrerons l’émetteur dans trois jours. Camille sera votre seul contact. Elle est notre facteur.
Le père Benoît range l’émetteur dans sa valise, qu’il dissimule dans l’autel dédié à Marie. Ensuite, il replace le panneau de côté. L’appareil est en sécurité, sous la protection de la Vierge. « Bien malin, celui qui trouvera cette cachette ! » pense-t-il.
Judith marche seule, le cartable accroché à son dos. Elle dissimule comme elle peut l’étoile jaune cousue à la place du cœur.
Depuis plus de trois mois, cette étoile lui colle à la peau. Judith n’arrête pas de repenser à ce soir où sa mère l’a cousue sur sa veste grenat. Elle a tout de suite su que ce bout de tissu sans éclat n’augurait rien de bon. L’aiguille perçait l’étoffe et c’était son cœur qu’elle transperçait. Des larmes coulaient le long de ses joues. En silence. Son père avait déclaré :
– C’est la loi, Judith. On ne peut pas faire autrement.
Mais les lois ne sont pas toujours justes. Depuis qu’ils l’ont marquée comme une bête, on la dévisage dans la rue. On l’évite. Certains même changent de trottoir. Et Thérèse, son amie, se tient à l’écart. Elle la regarde tristement. Sa mère lui a interdit de jouer avec elle.
Il est 16 h. Bientôt, Judith sera à la maison. À l’abri.
Au coin de la rue Puits-en-Sock, Judith aperçoit Isidore, le boulanger. Il est gentil, Isidore. Chaque fois qu’elle entre dans sa boutique, il lui propose une petite chique1. Invariablement, elle choisit une souris noire, celle au goût d’anis. C’est pour cela qu’Isidore l’appelle « P’tit’ souris ».
Ce soir, pourtant, il a l’air bizarre. Il tourne en rond devant la porte du magasin. Plus elle approche, plus il a l’air nerveux.
– Bonjour, Monsieur Isidore, dit-elle dans un large sourire.
– Entre dans l’magasin, P’tit’ souris, marmonne-t-il entre ses dents. Vite.
Il lui bloque le passage pour l’obliger à lui obéir. Elle a à peine mis un pied dans la boutique qu’Ernestine, la femme d’Isidore, l’entraîne dans l’arrière-boutique. Jacob, son frère, y est assis sur une chaise, la tête entre les mains. Il pleure à gros sanglots. Judith se précipite vers lui. Elle ne comprend pas. Que se passe-t-il ? Elle a peur soudain.
Mais Ernestine les sépare aussitôt. Elle assied la fillette sur une chaise et pointe une paire de ciseaux vers son cœur. Judith ferme les yeux. La main gauche d’Ernestine glisse sous sa veste grenat tandis que la droite manie les ciseaux. En un tournemain, elle découd l’étoile jaune, enlève un à un les petits fils qui restent accrochés au tissu et jette le tout dans le poêle à charbon.
– Si c’est pas malheureux ! marmonne-t-elle.