Malika et Momo ? Toujours à se chamailler ces deux-là. Tous les prétextes étaient bons pour commencer une dispute qui pouvait durer plusieurs jours. Surtout si l’un osait se servir des affaires de l’autre… Ça, c’était pire que tout ; la cerise sur le gâteau, la goutte d’eau qui fait déborder le vase, le vent semé qui récolte la tempête… Bref : le crime des crimes ! Le plus souvent, l’intention de l’un était volontaire afin de pousser l’autre à bout… juste pour raviver un foyer sur le point de s’éteindre ; histoire de mettre un peu d’huile sur le feu, en quelque sorte. De toute façon, les raisons de se quereller ne manquaient pas.
Désaccord sur un sujet quel qu’il soit ? Dispute ! Mésentente sur le fait de savoir qui utiliserait la salle de bains en premier ? Dispute ! Tiraillement sur le partage des tâches ménagères ? Pareil ! Disputes à n’en plus finir, encore, et encore, et toujours ! Des menaces étaient proférées, des noms d’oiseaux fusaient et des portes claquaient ! Tout n’était qu’incompatibilité, rupture, malentendus, dissensions, brouilles et fâcheries entre Malika, la grande sœur autoritaire et Mohammed, le petit frère rebelle, boudeur et taquin. Les bulletins météo de leurs relations annonçaient invariablement, dès le matin, de violents orages avant de s’orienter vers de très probables avis de tempête… pour finalement basculer dans la violence de l’ouragan ou du typhon. Le Sirocco1 lui-même n’avait qu’à bien se tenir devant tous ces déchaînements climatiques.
Un cataclysme inquiétant dévastait perpétuellement la fratrie livrée quasiment à elle-même depuis la disparition de Nadia, la mère.
– Tu es ma pire ennemie ! hurlait Momo en brandissant le poing.
– Tu m’énerves tellement, finissait toujours par répondre Malika, furieuse, que, un de ces jours, je t’arracherai les yeux et je jouerai aux billes avec !
– Essaie seulement, rétorquait alors Momo en s’enfermant dans sa chambre, et je le dirai à papa !
Mais il finissait toujours sa phrase bien à l’abri derrière la porte qu’il maintenait fermée… car sa grande sœur lui faisait quand même un peu peur.
Youssef, le papa en question, n’en pouvait plus de ce tumulte permanent. Aussi, son travail terminé, lorsqu’il rentrait chez lui, harassé de fatigue, il séparait ses enfants pour ne plus les entendre crier.
Chauffeur poids lourd sur le grand chantier du barrage, Youssef cumulait les heures supplémentaires de travail pour assurer l’avenir de Malika et de Mohammed. Depuis toujours, il roulait en sillonnant l’Afrique dans tous les sens. Il était devenu l’un des « vétérans » de la piste, comme on les appelle… Le décès de son épouse, à la suite d’une longue maladie, l’avait laissé exsangue et sans joie. Il ne trouvait plus goût à rien… seul le travail le maintenait debout. Sa pauvre maison, jadis si vivante, ne lui rappelait que le vide incommensurable laissé par sa chère et tendre Nadia. Il ne restait que ses enfants qui se disputaient en permanence, comme s’ils cherchaient inconsciemment à combler le manque affectif dû à la disparition de leur maman chérie.
Oui, autrefois, cette maison joyeuse ne résonnait que de rires et d’amour. Youssef ne travaillait pas autant ; ou plutôt, ne se tuait pas à la tâche comme il le faisait aujourd’hui. Lorsqu’il rentrait en début de soirée, une odeur délicieuse de repas mijotant l’accueillait avec le charmant sourire de Nadia. Quelquefois, il emmenait Malika et Momo faire un tour dans son GBC 8 – un vieux camion Cargo2 bâché – de 1958, développé chez Berliet spécialement pour le Sahara. Malika, encore petite, s’asseyait sur les genoux de son papa et ce dernier indiquait à la fillette, aux bras à peine assez longs pour tenir le grand volant, ce qu’il fallait faire pour diriger ce monstre de huit tonnes.
– Et moi ? râlait systématiquement le petit frère.
– On en reparlera lorsque tes bras auront pris en longueur, mon fils, répondait toujours Youssef dans un sourire bienveillant.
– C’est quand que mes bras seront plus poussés en longueur ? demandait Momo, boudeur, sans une certaine difficulté pour aligner tous ces mots.
– Bientôt, mon petit, bientôt. Il faut laisser le temps au temps ! Et Malika riait de conduire ce monstre d’acier, et Mohammed finissait lui aussi par trouver ça drôle… et Youssef était fier d’avoir de si beaux enfants.
Puis le temps avait passé et la maladie de Nadia avait changé la donne.