Zaccharie regardait le vieil homme avec amusement et pitié. Il est vrai que le spectacle de cet émouvant patriarche était cocasse tout autant qu’attristant. Fetnat marchait péniblement, plié en deux et les jambes arquées, appuyé sur un morceau de bois qui lui servait de canne. Ses cheveux blancs crépus faisaient comme de la neige posée sur le haut de son crâne. En vieillissant, sa peau noire s’était éclaircie et son visage ressemblait à une vieille pomme tant il était ridé. Quatre griffures monstrueuses balafraient son pauvre torse malingre, comme si un fauve avait voulu rageusement le déchirer. Son corps, sans doute musclé jadis, paraissait frêle à présent sous le poids des années. Fetnat portait un pagne ridicule et mal ajusté ; sa fébrile démarche de vieillard voûté dénonçait un tremblement anormal. Il semblait hors du temps et sans âge, comme si la mort l’avait oublié là depuis un millénaire.
Zaccharie, lui, était jeune et ne comprenait pas que l’on puisse devenir ainsi. Il avait l’âge de l’insouciance et de l’immortalité.
Vieillir ? Quelle horreur ! Comment pouvait-on tomber aussi bas ? Ça ne lui arriverait certainement pas, ça non !
– Non, mais tu l’as vu, lui ? lança-t-il à son copain Léopold.
– Qui ça ? demanda Léopold qui avait la tête dans le moteur d’une très vieille Citroën.
– L’ancêtre, là-bas, répondit Zaccharie en désignant le vieil homme.
Léopold se redressa pour regarder dans la direction indiquée par son ami.
– Ah, Fetnat…
Zaccharie secoua la tête dans un sourire moqueur.
– Fetnat, non, mais tu parles d’un nom !
Comme si le vieil homme avait entendu cette remarque, il s’arrêta quelques secondes pour regarder dans la direction de Zaccharie avant de lui faire un signe amical de la main. Puis, lentement, il reprit sa lente progression en s’éloignant des deux adolescents.
– C’est ça, salut ! persifla doucement Zaccharie pour ne pas être entendu du vieillard. Bonne route et gare aux excès de vitesse, surtout !
– Tu ne devrais pas parler comme ça des anciens, lui reprocha Léopold.
– Non, mais, regarde-le, lâcha Zaccharie. T’as vu la dégaine ?
– Ne le juge pas sur son allure, souffla Léopold. Si tu savais…
– Et quoi ? C’est un champion du monde ? se hasarda à dire Zaccharie avec ironie. Il est déjà tout déchiré et tout ratatiné, ton champion du monde.
– Un champion du monde ? répéta Léopold étonné. Fetnat est beaucoup plus que ça ! C’est une véritable légende ! Zaccharie ne put réprimer un sourire moqueur en regardant s’éloigner péniblement le vieillard.
– En tout cas, s’il y a un coup de vent, ta légende sera le nouveau champion du monde d’altitude.
– Vraiment, tu ne devrais pas parler comme ça des anciens, répéta Léopold en s’essuyant les mains dans un chiffon noir de graisse. C’est pas bien… Ça, non ! C’est pas bien !
– Oui, mais s’appeler Fetnat, quand même, s’esclaffa Zaccharie, quelle drôle d’idée !
– C’est parce qu’il est né le 14 juillet, lui expliqua calmement Léopold. Comme nous étions Français, ses parents lui ont tout simplement donné le nom du saint du jour… FET. NAT. mais ils ne savaient pas que ça voulait dire Fête nationale. C’est drôle, mais c’est comme…
Tam, tam-tam-tam, tam, tam-tam-tam, tam…
Sa phrase resta en suspens, interrompue par le long battement d’un tam-tam plaintif qui s’élevait dans le lointain.
– C’est quoi, ça ? demanda Zaccharie qui ne comprenait rien aux tam-tam.
Léopold ne répondit pas immédiatement. Il écoutait avec attention le message délivré par cette plainte monotone, empreinte de tristesse.
Tam, tam-tam-tam, tam, tam-tam-tam, tam…
– Ça alors ! s’exclama-t-il soudain.
– Quoi ? demanda à nouveau Zaccharie dans un mouvement de tête impatient.
– Mama Salomé est morte ! lâcha Léopold, livide.