– Je connais la pharmacie, papa. J’y cours !
– Nathan, je préfère que ce soit ta sœur… Je n’aime pas te savoir dans Gand passé minuit.
– Maman, tu exagères. Gand est une ville plus sûre que Virton. Dans vingt minutes, je suis de retour. Je courrai.
– Je t’interdis de courir ! Tu veux être malade, toi aussi ? Mon Dieu, mon Dieu !…
– Lucie, je t’en prie. Arrête de gémir. Nathan peut très bien aller me chercher les médicaments. D’ailleurs, en ce début de décembre, tout le centre de Gand est illuminé.
Maman soupire. Elle me tend l’ordonnance, l’argent, ma veste, mon écharpe, mon bonnet, mes gants.
Je suis déjà dans la rue. Le temps de saluer Saint-Bavon illuminé dans le ciel de décembre, je traverse le pont sur l’Escaut et file vers le Kouter. Les rues sont désertes. Le vent est glacé et je bénis maman de m’avoir habillé comme un Esquimo. Me voici déjà dans la Veldstraat.
Une rue à droite, deux à gauche. Voilà la pharmacie.
– ‘enavond.
– Goeienavond. Voor mijn vader… C’est pour mon père.
Le pharmacien ne dit pas un mot. Il jette les médicaments dans un sac, me rend quelques pièces sur mon billet de cinquante euros et vient refermer la porte derrière moi sans un au revoir. J’espère qu’il n’a pas de dépressifs parmi ses clients !
Quelles sont ces silhouettes qui s’agitent près de la pâtisserie Bloch ? Je m’approche. Quatre gaillards armés de bombes sont occupés à dessiner des croix gammées sur la façade. J’avance à pas de loup, naïf comme un agneau.
Qu’est-ce qu’ils ont écrit ? Juifs. Le mot revient plusieurs fois. Puis sales. Puis mort. Puis crève.
Ils m’ont aperçu. Ils se précipitent sur moi, me saisissent brutalement, m’entraînent dans une rue à peine éclairée.
– Qu’est-ce que tu fous ici ? Alors, tu réponds ?
Je tente de trouver une tactique pour leur échapper.
– Mon père est très malade. Il va mourir.
Saint Liévin, pardonnez-moi ce mensonge. Il faut que je leur échappe.
– Tu nous espionnais, petit con. On va te faire ta fête.
Ils me jettent à terre. Je veux me relever, mais le plus grand me donne un coup de pied. Une fenêtre s’ouvre à l’étage. Ils me laissent, après m’avoir menacé :
– Si tu parles, gare à toi ! On te retrouvera. Si tu tiens à ta peau, boucle-la. Compris ?
Des fenêtres s’allument. Je vois le visage du gars qui se penche sur moi avant de rejoindre les autres.
C’est Klaas, le frère de mon ami Tim.
Papa s’est endormi. Il ne tousse plus. Je peux rêver à mon aise, échapper aux barbouilleurs de la pâtisserie Bloch, remonter dans le temps. Jusqu’au printemps.
En avril, papa nous a appris la nouvelle.
– Nous allons déménager.
– Gaspard, tu plaisantes ?
– Pas du tout, Lucie. Le directeur m’en avait déjà parlé plusieurs fois, mais j’avais gardé cela pour moi. Ce matin, on m’a confirmé la chose. Nous devons partir pour Gand.
– Pour Gand ? Mais c’est à l’autre bout de la Belgique ! Et en Flandre, en plus ! Tu as refusé, naturellement, Gaspard ?
– Je n’avais guère le choix, ma chérie. Ici, on réduit le personnel. Là-bas, je monte en grade. Je serai directeur. Nous aurons une vie plus agréable.
Maman regarde papa comme s’il avait tout à coup une tête de dinosaure ou de bébé-éprouvette. Elle n’a pas l’air contente.
Les paroles de papa commencent à entrer tout doucement dans notre cerveau comme des chevaliers du Moyen-Âge dans une disco.
Papa partira déjà pour Gand fin mai, pour préparer l’appartement. Nous resterons à Virton jusqu’au bout de l’année scolaire. Ensuite, nous irons le rejoindre. Je continuerai mes études à Sint-Lievens. Anne ira dans une autre école, à Sint-Paulus, parce que les classes de mon collège ne sont pas toutes mixtes. Sint-Lievens ! Sint-Paulus ! Voilà déjà que les saints ont des noms flamands ! Je ne suis pas heureux. Quitter Virton, le sud le plus au sud de la Belgique, pour une ville que nous connaissons à peine, au confluent de l’Escaut et de… et de la Dendre…
– Et de la Lys, Nathan. Il faudra revoir ta géographie. Mais tirez une autre tête ! Gand est une ville magnifique. Vous savez bien que c’est en partie le berceau de ma famille…
– Mais la langue, Gaspard ! Tu oublies la langue ! Nous parlons français, ici, pas flamand.
– Néerlandais, si tu veux bien, ma chérie, néerlandais. Et toi, tu oublies que je suis bilingue, et que j’ai toujours veillé à ce qu’Anne et Nathan manient nos deux langues nationales. Quant à toi, tu apprendras ! D’ailleurs, à Gand, tout le monde parle français. Enfin, presque.
Sous le coup de l’énervement, maman lâche le paquet de sel qu’elle tenait à la main et qui se répand gentiment tout autour d’elle.
– Tu sales déjà les routes, ma chérie ? En plein mois d’avril ?
– Gaspard, ton humour ne fait rire que toi