L’avantage, quand on a une mère géographe, c’est qu’on voyage. Le problème, c’est que c’est souvent elle qui voyage. Éthiopie, Canada, Inde, Mésopotamie, ma mère part en mission aux quatre coins du monde, pour des durées allant de deux semaines à plusieurs mois.
Ça fait long, même quand on a le papa le plus drôle qui soit – du moins si on apprécie le genre amoureux transi envoyant une lettre par jour à sa douce, comme Cyrano de Bergerac, l’homme au nez trop long pour oser aimer la belle Roxane, mais qui lui écrivait des lettres sublimes à la place de son amant Christian, très beau et aussi très bête…
Oui, mon père n’arrive pas à se faire à l’absence de sa princesse : il tourne comme un lion dans l’appartement, oublie de faire les courses, parfois même de me réveiller quand je suis en retard à l’école. Hormis parler de maman, il faut que je m’occupe de tout à la maison. Des fois, j’ai l’impression que c’est moi qui le garde ! C’était le cas en ce jour de décembre.
Papa martyrisait le clavier de l’ordinateur pendant que je faisais réchauffer les spaghettis de la veille. Ils collaient un peu dans la poêle, mais enfin, il y en avait pour deux :
– C’est prêt ! ai-je crié depuis la cuisine.
J’entendais les « tac tac tac » du forcené par la porte ouverte du bureau.
– J’arrive ! s’exclama-t-il trois heures plus tard. Je finis ma lettre !
Ils communiquaient par e-mail : c’est moins romantique que les parchemins au rebord brûlé et la plume, mais c’est plus rapide – sans compter que Cyrano devait traverser les lignes ennemies pour porter sa précieuse lettre d’amour…
Quand mon père m’a rejoint dans la cuisine, les spaghettis s’étaient presque cimentés à l’assiette.
– Ça a l’air bon, dit-il.
Il avait la tête ailleurs – sur les épaules de maman ? Quand il est comme ça, on peut lui faire gober n’importe quoi :
– Au fait, j’ai eu vingt sur vingt en maths aujourd’hui ! dis-je.
– Dis donc, Alice, quel progrès ! s’esclaffa-t-il, impressionné. La dernière fois, tu as eu deux !
La classe, n’est-ce pas ?
Je riais tellement dans mon assiette qu’il a fini par se douter que je blaguais.
– Tu profites de ma naïveté ! fit-il sur un ton de reproche qui n’en était pas un.
On a ri de nouveau, parce qu’on était heureux : le lendemain, c’étaient les vacances de Noël, et on allait enfin revoir maman. Mon père en redemandait des spaghettis.
Notre idole était censée débarquer à l’aéroport de Roissy pour quinze jours de repos bien mérité. Mais ma mère est une personne qui aime les surprises…
Le repas terminé, mon père est reparti dans le bureau pour voir s’il avait une réponse, et j’ai entendu son cri. Un long cri, entre le loup dans sa forêt et le supporter de foot après un but.
J’ai accouru aussitôt et j’ai vu le mail de maman :
« Mes petits chéris,
Un contretemps m’oblige à rester en Australie. Je sais que c’est un peu tard pour vous prévenir, mais je ne pourrai pas être en France à la date prévue. À vrai dire, je ne sais même pas si je pourrai rentrer pour Noël… Comme il n’est pas question de rater les fêtes avec vous, que diriez-vous de me rejoindre ? J’ai trouvé des billets pas chers sur Internet. Départ demain soir, vingt-deux heures : ça vous dit ? »
Si ça nous disait ?
Mon père faisait déjà un tour d’honneur dans le bureau, comme si c’était un stade.
De l’Australie, je connaissais les kangourous, les koalas, et bien entendu le désert rouge d’Alice Springs – grâce à mon prénom, évidemment.