Sirine :
Ma mère est enceinte jusqu’au cou. Tout le monde s’accorde (pour une fois) à dire que Lina devrait aider. Je le sais ! Même moi, je m’accorde avec eux : elle devrait le faire. Mais elle n’y peut rien, elle ne la supporte pas. Maman est là, souriante comme si tout allait pour le mieux. J’essaie de la seconder encore plus, de faire ce que ma grande sœur pourrait effectuer si elle était un peu moins égoïste. On dit de moi que je suis trop petite pour faire tout ça, trop sérieuse pour mon âge. En même temps ça fait une moyenne avec elle.
Lina descend les escaliers et trouve sa mère au téléphone. La table est déjà débarrassée.
— Si tu veux, on se voit le soir, mais là, franchement, il fait trop chaud… D’accord… Hé ben, viens avec tes enfants, on sera entre nous ! Hakim, il mange et il sort, tu connais la maison… [rires]
Les larmes montent aux yeux de Lina, il n’y a vraiment pas de quoi rire. Elle remonte directement dans sa chambre. La conversation continue, puis s’achève.
— Tu voulais quelque chose, chérie ?
Lina étouffe ses larmes dans l’oreiller, elle voudrait hurler mais on l’entendrait. Elle rassemble ses esprits et ravale ses sanglots le temps d’une bribe de phrase.
— C’est bon, maman.
— Marion vient ce soir avec Nassim et son bébé.
— OK.
— Elle va à la rivière ; tu veux y aller ?
— Non.
Elle limite ses mots pour que sa mère ne voie pas qu’elle pleure.
Sirine :
Lina est toujours en train de rigoler et de faire tout ce qu’elle a envie. Elle a traîné et n’a pas débarrassé la table, c’est encore maman qui l’a fait à sa place. Pourtant, c’était son tour.
La famille Layoune est composée de Lina, quinze ans, et de sa mère Émilie, mais aussi de Sirine, treize ans, et de leur père Hakim. D’apparence bien simple, mais trompeuse. En réalité, c’est loin d’être facile : les épreuves passées laissent encore des traces. Hakim partage ses journées inéquitablement entre un emploi très prenant et un travail au noir où il retrouve ses amis, n’accordant que peu de temps à ses filles et à sa femme. Cette dernière garde la tête de la famille hors de l’eau, toujours à faire comme si tout allait bien. Elle cherche à préserver ses enfants, son couple, sa famille au sens large, très large même. En fait, si elle le pouvait, elle protégerait le monde entier. Elle pense à tous sauf à elle. Bien consciente de cela, de toute façon, elle pense que c’est le rôle d’une mère.
Lina ne supporte pas ça, elle imagine que sa mère est forcément profondément malheureuse. Elle explose régulièrement d’une colère incontrôlable.
Sirine, elle, vit dans un monde à part ; distraite et mystique, c’est tout de même une enfant facile.
Elle frappe à la porte de la chambre de sa grande sœur :
— Dégage !
Sirine ne bouge pas, elle reste derrière la porte. Lina se lève et ouvre à toute volée.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Je cherche mon maillot de bain.
— On se promène en maillot de bain quand on apprend la prière ?
Il en faut plus pour déstabiliser Sirine.
— Je me suis changée dans ta chambre. Il doit être dans ton bordel.
— Mon bordel, y t’emmerde.
— T’es chiante, Lina, je suis en retard, pousse-toi.
Sirine reste calme, elle n’a pas envie qu’une nouvelle dispute démarre.
— Et je peux savoir pourquoi tu ne te changes pas dans ta chambre ?
— Laisse-moi passer, je suis en retard, je pars à la rivière avec Marion.
— T’as deux secondes, concède Lina en la laissant finalement entrer.
— Viens avec nous, t’auras moins chaud. Ce soir, ils mangent à la maison, on va faire un barbecue.
— Génial…
La moue de la grande sœur laisse deviner l’ironie de sa réponse.
— Tu viens ?
— Non, c’est nul : y a que des gamins là-bas. Tu vas faire mumuse dans l’eau ?
Lina la nargue.
— Allez, viens, tu seras pas obligée de rester avec les petits.
Sirine suit son aînée partout, c’est son modèle. Elle est plus grande, plus belle, elle a plus de caractère.
— OK, prends deux serviettes, je viens. Mais t’es prévenue, tu me colles pas ! Ton maillot, il est sur le fil à linge. Je l’ai étendu, il était encore trempé !
Sirine a retrouvé le sourire, elle fonce préparer leur sac.
— Maman, on part toutes les deux !
Une voiture arrive dans la cour. Marion en descend, suivie de son fils, Nassim. À sept ans, c’est un petit aventurier. Il sort de la voiture en arborant fièrement ses nouvelles chaussettes de foot. Il a un bleu sur un genou et un pansement sur l’autre.
Émilie et Marion sont d’inséparables amies, elles passent une grande partie de leurs journées ensemble. D’ailleurs, on peut considérer que cette partie englobe la totalité de leurs moments libres. Si l’arrosage des fleurs est considéré comme un loisir – il permet de prendre agréablement le soleil –, cela reste quand même une obligation, sinon les fleurs mourraient. Lire des histoires aux enfants, c’est aussi un moment magique, mais c’est quand même un travail de mère. Ou encore les deux heures passées dans la salle de bain pour s’épiler les jambes, les aisselles, le maillot… ceux qui appellent ça prendre du temps pour soi ne se sont jamais arraché un poil !
Sirine :
Vu la chaleur, elle n’aurait jamais dû laisser sortir son fils habillé comme ça, il doit crever de chaud. Mais elle croit que si, franchement, puisque ça l’amuse de transpirer dans ses magnifiques chaussettes… Elle a sûrement d’autres chats à fouetter… Elle trouve qu’à sept ans, il devrait commencer à se débrouiller tout seul. Elle ne peut pas être responsable de tout le monde. Enfin, elle nous emmène nous baigner, c’est plutôt cool. Elle fait du baby-sitting ; maman, elle avait à faire, bien sûr ! Le contraire eût été étonnant… Marion se demande comment elle fait pour avoir autant de contraintes. Des fois, elle dit qu’elle doit aimer ça. Et pourquoi pas, d’abord ! Parce que, d’après ses critères à elle, une femme épanouie ne doit rien avoir qui entrave sa liberté. Elle n’est pas comme maman : elle, les contraintes, c’est pas ça qui l’étouffe. Il n’y a qu’à voir Nassim, il ne ressemble à rien du tout avec ses chaussettes de foot en plein été.
Même si Marion et Émilie sont différentes, rien n’est jamais venu à bout de leur amitié. C’est ce genre de relation tellement ancienne qu’on la garde sans plus vraiment y penser. Trop de souvenirs en commun, trop de complicité. Alors, on supporte en faisant bonne figure même si, franchement, cela nous dépasse… Un peu comme avec certaines personnes de la famille.
Marion descend avec sa fille dans les bras, une petite Yasmina qui dit à peine quelques mots. Elle gambade partout et a une passion pour les poubelles qu’elle vide patiemment, déchet par déchet, dès qu’on ne la regarde pas.
Émilie s’en occupera cet après-midi. Les deux femmes se promettent de croustillantes discussions pour ce soir. Marion embarque les trois grands ; en route pour la rivière.
Comme d’habitude, l’après-midi se déroule calmement dans la torpeur du mois de juillet. Si Marion râle, c’est parce qu’elle a une fâcheuse tendance à se prendre pour une éternelle victime de la condition féminine. Pourtant, rien ne lui fait plus plaisir que de rester assise sous un arbre, avec les enfants jouant tous ensemble à côté. Ils se sont lancés dans la construction d’un bateau capable de faire voyager une demi-douzaine d’escargots. Ils sont marrants, tous les trois. Lina est le chef de l’opération. Nassim fait tout ce que Lina lui demande, trop heureux de collaborer avec une « grande ». Sirine l’envoie faire tout ce qu’elle trouve pénible ou périlleux. Et lui, il y court, trop content de montrer ce qu’il sait faire. Ah, les femmes !
Mais du haut de ses quinze ans, Lina est contrariée de profiter autant de ce genre de jeu. Si quelqu’un de son collège passait malencontreusement par là, sa réputation en prendrait un sacré coup.
Sirine :
C’est pathétique. Ce gosse colle Lina depuis tout à l’heure. Il n’a même pas huit ans et il est déjà crétin. Enfin, crétin de la suivre. Il est trop mignon, franchement, j’adore son côté espiègle. J’espère que plus tard, j’aurai huit enfants comme lui. Vivement que maman accouche ! Un petit bébé dans la maison, j’en rêve déjà. Un garçon, de préférence, car j’ai assez d’une sœur. Même si je l’aime, ma sœur, quand on joue au bord de l’eau, comme avant…
— Amenez-moi encore des feuilles rouges, ordonne le chef auto-proclamé.
— Tiens, j’en ai deux, lui dit Nassim en les lui tendant.
— Il en faudra plus, rétorque-t-elle sans lever les yeux.
— Regarde, j’en ai trouvé des comme ça sous l’arbre du fond ! s’exclame Sirine. On pourrait les mettre ici !
— Bof, non, on va plutôt le laisser comme il est, ce sera mieux pour les escargots. Ils pourront se déplacer plus facilement.
Sirine :
Comme toujours, elle trouve que j’ai des goûts de chiotte. Et me voilà quand même partie au trot. On galère à passer de l’autre côté de la rivière pour trois feuilles rouges. Si Nassim n’était pas là, je n’y serais jamais allée ou je me serais déjà noyée quatre fois. Bon, Lina a trop chaud ici, et puis elle en a marre de ce bateau qui ne flottera sûrement jamais. Elle va se baigner.
Quelques batailles dans l’eau plus tard…
— Maman, j’ai faim. Des gâteaux, s’te plaît.
— Nassim, tu es obligé de t’asseoir sur moi ? ! T’es trempé !
— …
— Essuie tes mains. Mieux. Tiens, et tu partages avec les filles.
— Ouais. Mais Lina, je sais pas où elle est, répond-il la bouche déjà pleine
— Comment ça, tu sais pas où elle est ? lui demande sa mère d’un ton inquiet.
— Euh… j’sais pas.
— Elle joue pas avec vous depuis tout à l’heure ?
— Bah, après, elle est partie.
Marion se lève, la grande a disparu. Les deux plus jeunes s’en mêlent.
— Je pars voir là-bas ! lance Nassim en courant.
— Toi, tu restes ici avec Sirine, ne commence pas.
— Elle est partie, Lina ? demande Sirine en levant de grands yeux interrogateurs
— Mais non, ne vous inquiétez pas.
Marion se met en marche. Cette gamine a intérêt à ne pas être loin. Les deux autres la suivent en criant : « LIINA ! LIINA ! ». Plus un « S.O.S. » ajouté par Nassim de temps en temps, qu’il trouve de circonstance.
— Nassim, tais-toi. Allez vous asseoir à côté des serviettes, gardez les sacs, ne vous inquiétez pas, je m’occupe d’elle.
Elle espère que ces deux-là vont rester tranquilles. Il ne manquerait plus que Nassim embarque Sirine dans une expédition dont il a le secret et qu’il perde la deuxième ! Elle se remet en route. L’adolescente n’est pas dans le coin. Marion se demande où elle a bien pu passer et se dit qu’il fallait qu’elle fasse ça le jour où c’est elle qui la garde.
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