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Austral KO

Ce matin, je rentre aux Philippines. Je suis impatient de revenir à la maison. De retrouver ma grand-mère, mes sœurs. De respirer l’air humide de l’île de Mindanao. De revoir les rues agitées et colorées de Surigao. Là-haut dans ma chambre, j’aperçois l’horizon. Le ciel turquoise. Les odeurs d’eucalyptus mêlées à l’air marin du Pacifique. J’inspire profondément en entendant la porte s’entrouvrir. C’est Remedios, je le sais. La jeune femme à la silhouette délicate avance sans un mot. Elle pose doucement ses mains sur mes épaules. Je ferme les yeux. Je suis déjà loin.

Loin de cette escapade australienne qui avait débuté six mois plus tôt, avec un sac de sports usé pour tout bagage. C’était la première fois que je quittais mon pays. La première fois que je prenais l’avion. Surigao-Manille-Brisbane, un vol international assuré par Philippine Airlines, excusez du peu.

Quand j’ai bouclé la ceinture de mon siège, j’ai jeté un œil par le hublot. Le tarmac exhalait la chaleur de la terre tandis que le ciel virait au bleu électrique, annonciateur d’orage. M. Picks avait pris place à côté de moi. C’est à lui que je devais cette aventure outre-mer. Ce grand homme malingre est voyagiste de Brisbane. Il organise des séjours pour les surfeurs qui ne veulent penser à rien d’autre qu’à la prochaine vague ou à la prochaine pinte.

Je croisais régulièrement sa carcasse osseuse à la plage. C’était un nouveau venu dans le coin. Un « bonjour » par-ci, un « ça va ? » par-là, il saluait tout le monde et se montrait toujours souriant. J’avais noté qu’il parlait le tagalog quasiment sans accent, mais rien de plus. Jusqu’à ce qu’il m’apostrophe un soir où je filais m’entraîner, les gants à la main. Il m’a expliqué qu’il avait entendu parler de moi, de ma boxe aussi. On lui avait glissé que je n’étais pas manchot. Il m’avait demandé s’il pouvait m’accompagner. Je ne vois pas pourquoi j’aurais dit non.

Du coin du ring, il avait suivi la séance avec attention puis, sous les pales du ventilateur qui apportaient un peu de fraîcheur à cette atmosphère moite, il avait lu les coupures de presse collées sur les murs décrépits. Certaines racontaient les combats qui me valaient une petite réputation. L’un vantait mon excellente condition physique et mon endurance à encaisser les coups. Ces qualités me valaient souvent de m’imposer une fois que l’autre s’était épuisé à essayer de m’en mettre plein la figure… Un autre, mon préféré, comparait mon style dansant à celui de Muhammad Ali.

Dans la salle, M. Picks n’a pas dit grand-chose, juste observé. Mais je voyais bien que ce n’était pas de la simple curiosité. Il y avait autre chose dans son regard. Sur le chemin du retour, il m’a confié qu’il avait suivi mon entraînement avec beaucoup d’attention. Selon lui, j’avais le cœur, la classe, et assez de talent pour qu’il ait quelque chose d’intéressant à me proposer. Quoi, j’ai interrogé. D’aller boxer dans le Queensland, il a répondu.

Le Queensland ? Jamais entendu parler. J’ai demandé si c’était l’Angleterre, le « pays de la reine » ? Il a dit non, que c’était juste un état situé à l’est de l’Australie et qu’il préférait : ça coûterait moins cher en billet d’avion et il ferait moins froid. L’Angleterre, on verrait plus tard. Je devais d’abord faire mes preuves chez lui.

En marchant dans les rues éclairées au néon, il m’a expliqué qu’il était match maker. En gros, il organisait des rencontres de boxe et m’invitait chez lui pour que je participe aux prochaines. Il m’offrait la chance de me frotter à d’autres athlètes. Il affirmait que j’avais de beaux combats devant moi et qu’il y aurait pas mal d’argent en jeu. Much money, il répétait, les yeux brillants. Jusqu’à 4 000 $ les huit rounds. On était loin des trente millions promis à Mike Tyson pour son match contre Frank Bruno, à sa sortie de prison en 1996. Mais je savais que des Philippins avaient boxé pour trois fois moins en Afrique du Sud, et M. Picks jurait ses grands dieux que je n’aurais ni à me coucher ni à sombrer dans le ridicule qui avait amené le géant Primo Carnera, champion de l’Italie mussolinienne, à croiser les gants avec un kangourou. Pour lui, ça ne faisait aucun doute : en trois mois, temps de séjour autorisé pour le touriste que je serais officiellement, je pourrais me payer ma place au soleil et offrir à ma grand-mère l’électricité et l’eau courante.