- Ses jambes ?
- Oui. Ses jambes. Je suis amoureux de ses jambes.
Ils sont deux. L’un a les cheveux noirs. L’autre a les cheveux gris. Ils ont la quarantaine. L’un parle. L’autre écoute. Je me demande s’ils savent qu’un écrivain est assis à la table à côté de la leur et qu’il entend chacune de leurs paroles et que par un délicieux jeu de miroir, il peut les regarder l’un et l’autre dans leurs moindres attitudes.
- Jusque-là, j’avais porté attention aux visages, aux yeux, aux seins… Tu sais bien, les femmes… Mais là, je suis tombé amoureux de ses jambes. Des longues jambes toutes fines. Tu vois, je prenais ses pieds dans mes mains, je glissais le long de ses mollets, ses cuisses et puis ses hanches… Putain, c’est difficile.
L’homme aux cheveux noirs regarde un point fixe du restaurant. On dirait que des larmes montent dans ses yeux. Le serveur arrive.
- Ces messieurs ont choisi ?
L’homme aux cheveux gris fait non de la tête. Le serveur s’en va.
- Je donnerais tout ce que j’ai… C’est vachement difficile sans elle… J’aurais jamais cru qu’elle me planterait comme ça. Elles sont cruelles. Difficile de la reconquérir. Tu vois, je l’ai dans la peau.
- Pourquoi elle est partie ?
- Hein ?
C’est comme si l’homme aux cheveux noirs ne s’était pas encore posé la question. Il fronce les sourcils. Il hésite entre la carte des vins et le menu.
- On commande ?
- Pourquoi elle est partie ?
L’homme aux cheveux noirs lève le bras. Il claque des doigts.
- Garçon !
Le serveur arrive. Il note la commande sur un carnet. Un carpaccio de bœuf et un carpaccio de veau. Des spaguettis aux fruits de mer. Et des cannellonis à la ricotta. Non, deux spaghettis aux fruits de mer.
- Comme boisson ?
- Mhhh… Ronchi di Manzano ?
- Excellent choix, Monsieur. Nous avons aussi un délicieux Barbera d’Asti que notre patron…
Et le serveur dépose un doigt sur la carte.
- On ne va pas se fatiguer. C’est bon.
- Merci, Monsieur.
Le serveur referme les paupières, les cartes et s’en va. Il crie la commande.
- Vanessa m’a planté en un soir. Ça fait trois mois que j’essaye de la récupérer. Elle ne veut rien savoir.
- Pourquoi tu voulais me voir ?
- Parce que tu es un spécialiste.
- Un spécialiste ?
- Des femmes.
- Ah…
- Je veux que tu me donnes des conseils pour récupérer Vanessa.
Sur la mezzanine du Basta Così, place du Châtelain, arrive une femme. Elle frôle ma table. Il y a peu de place, ici. Elle porte un jeans élimé au niveau des genoux. Des petites sandales de cuir, avec des perles rouges et bleues. Un T-shirt à rayures bleues et blanches. Derrière elle, flotte un parfum aux notes de jazz. Elle est blonde. Les ongles de ses mains sont peints en rouge. Elle s’assied. Seule. Elle dépose son sac sur le sol. Qu’est-ce qu’elle est belle.
- Récupérer Vanessa ?
- C’est la femme de ma vie.
- Tu n’as pas répondu à ma question.
- Laquelle ?
- Pourquoi elle est partie ?
L’homme aux cheveux noirs réfléchit.
- Elle est folle. C’était devenu très difficile. Je ne pouvais plus rien dire. Elle critiquait tout ce que je disais. Elle critiquait tout ce que je faisais. Invivable. Je ne suis pas parvenu à lui faire comprendre à quel point elle était folle. Je n’ai pas pu gérer. Ça l’a rendue encore plus folle. Elle est partie. Comment peux-tu aider une femme à voir clair dans sa folie ? Tu comprends ce que je veux dire ?
- Non.
- La question que je me pose, c’est… Qu’est-ce qu’il faut faire pour qu’une femme prenne conscience qu’elle débloque ? Comment sortir une femme de sa folie, en fait ? On est là. On a tout pour nous. Je gagne hyper bien ma vie. Vanessa ne doit même pas bosser. Elle me mène une vie infernale pour un oui ou pour un non. C’est… Comment l’aider pour sortir de sa merde ? Tu comprends ?
Le serveur arrive avec la bouteille de Barbera. Il présente la bouteille à l’homme aux cheveux noirs. Il ne la regarde pas.
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