Après les affres d’un licenciement sec, j’avais eu la chance de décrocher assez vite un emploi. J’avais dû déménager, mais je m’y étais résolu sans regret. Il aurait été difficile d’imaginer plus disponible que moi. Pour saisir le CDI inespéré qui m’était proposé, j’aurais accepté de partir à l’autre bout du monde. Quant au poste lui-même, j’exerçais déjà auparavant le métier de préparateur de commandes. Des nomenclatures à mémoriser, des bordereaux à traiter : il n’y avait rien là qui pût m’inquiéter.
Mon déménagement tint dans une simple fourgonnette. Je n’avais possédé que quelques bouts de bois, quelques hardes et quelques livres. J’en abandonnai l’essentiel dans une ivresse libératrice, peu soucieux d’encombrer du bric-à-brac de mon ancienne vie mon nouveau logement dans un immeuble neuf. J’emménageai un après-midi, au printemps. À quatre heures, j’étais dans mes meubles, réduits au strict minimum. Mon studio presque vide semblait d’autant plus spacieux. J’aimais le dépouillement des murs nus, la lumière qui les inondait à travers la fenêtre encore exempte de rideaux. Mon entrée en fonction était fixée au lendemain. Je profitai de cette fin d’après-midi pour reconnaître l’entrepôt où j’allais travailler, côté bureaux. Même à ce poste modeste, j’étais un col blanc. La matérialité des marchandises ne me concernait pas. Je n’aurais à connaître d’elles que leurs références et leur destination. Je me contentais, et même je me réjouissais de n’être qu’un infime rouage d’une vaste machine. Après le désarroi dans lequel m’avait laissé mon licenciement, j’avais rejoint la troupe des élus.
Sous ma fenêtre s’étendait une pelouse sans doute semée d’avant-hier et tondue de la veille… Tout concourait à m’inspirer le sentiment d’une seconde naissance. L’entrepôt se dressait en bordure du port. Je crus percevoir en le longeant un bruissement de ruche. J’eus un sourire de satisfaction : dès demain, moi aussi…
En revenant, je remarquai un restaurant dont les prix affichés sur une pancarte, en regard de photos de plats appétissants, me parurent abordables.
Vers vingt heures, reposé, rafraîchi, je gagnai le restaurant. La salle de dimensions modestes était déserte, ce qui ne laissa pas de m’inquiéter tout d’abord. Je fus sur le point de rebrousser chemin, mais une serveuse s’avança vers moi et m’accueillit avec un sourire si engageant que je n’eus pas le cœur de lui tourner le dos. Elle m’indiqua une table, bien située, en accentuant encore son sourire. Cette jeune femme était charmante, en chair et pourtant svelte, avec une épaisse chevelure d’un noir de jais, une peau très blanche, une bouche très rouge, et ce sourire qui venait s’ajouter à tous mes sujets de félicité du moment. Elle déposa la carte entre mes bras d’un geste presque tendre