Images
Image

Préface

Christophe André

Ça se passe au mois de juin. Je suis dans mon bureau, affairé à des travaux d’écriture : mon prochain livre, des articles, des préfaces (comme celle-ci).

J’aime écrire, mais il y a des jours où c’est plus difficile que d’autres. Et c’est le cas ce jour-là : j’ai un peu de mal à stabiliser mon attention, à trouver l’inspiration. Face à ces difficultés, je sens en moi les premières impulsions à me désengager du travail. Il y a quelques années, cela pouvait prendre la forme d’une petite sieste vite fait, d’une descente à la cuisine pour manger un fruit, ou d’un instant passé à bouquiner des revues ou des livres récemment achetés. Tout ça sous le prétexte de me changer un peu les idées avant de revenir au boulot. Aujourd’hui, il y a les mêmes tentations, et de nouvelles encore : tentation, dès que mon travail coince, de regarder les mails arrivés entre temps, ou les SMS, ou de répondre dès que mon téléphone sonne (au lieu de laisser sonner et de répondre en fin de journée), ou de surfer sur Internet. Toutes ces interruptions ne sont pas si graves, sauf que si je ne gère pas un peu l’affaire, je n’aurai pas écrit grand-chose d’ici ce soir !

Au moment où je suis en train de rêvasser en songeant à tout cela, j’entends frapper à la porte de mon bureau : c’est ma deuxième fille. Elle aussi travaille à la maison, car elle prépare le bac. Elle a quelque chose à me demander :

« – Papa, tu peux me prendre mon portable ?

– Te prendre ton portable ? !

– Ben oui, je veux te le donner pour que tu le gardes dans ton bureau.

– D’accord, mais pourquoi ?

– Parce que si je le garde à côté de moi, je n’arrive pas à travailler, c’est plus fort que moi, je réponds à tous les coups de fil et à tous les SMS. En plus, si je m’ennuie, j’ai envie d’appeler ou d’en envoyer… »

Je me sens tout à coup moins seul dans mon combat et mes efforts d’autocontrôle !

Gestion de soi hier et aujourd’hui

La gestion de soi n’est pas un terme de notre langage quotidien. Mais sa réalité nous est familière. Et sa pratique indispensable. Elle est ce qui fait de nous les pilotes de notre quotidien, ce qui nous rend capables, tels des marins, de naviguer au mieux et de tenir le cap sous toutes sortes de vents, favorables ou contraires.

Sans elle, nous ne faisons que réagir à nos émotions et impulsions, aux pressions et modifications de l’environnement. Sans recul et sans discernement. Et donc avec parfois quelques problèmes à la clé. Avec elle, nous devenons capables de répondre à tout ce qui nous arrive, intelligemment, en fonction de nos choix, décisions, et idéaux de vie.

La gestion de soi est donc un ensemble d’aptitudes, qui va s’avérer très précieux dans de nombreux domaines de notre vie : santé, relations sociales, épanouissement scolaire et professionnel, bref tout ce qui peut concourir à augmenter notre bonheur.

Ces aptitudes à la gestion de soi ont sans doute toujours été de la première importance, et vous en trouverez dans ce livre un magnifique exemple, tiré de L’Odyssée. Mais elles semblent encore plus importantes aujourd’hui : nos environnements modernes sont passionnants et riches. Mais ils sont aussi peut-être les plus déstabilisateurs qui soient, en matière d’autogestion, car ils nous exposent en permanence à la tentation ! Les sociétés matérialistes qui sont les nôtres ont porté au plus haut point l’incitation à « s’offrir un petit plaisir », « acheter aujourd’hui et payer demain », et autres slogans incitant à obéir à ses impulsions, surtout lorsque celles-ci sont joyeusement manipulées par une publicité et un marketing parfaitement au courant des données les plus récentes de la science. Le combat entre citoyens et firmes est donc à ce niveau inégal. Et ce livre, par tout ce qu’il nous apprend, contribue à rééquilibrer cette confrontation entre nos libertés individuelles et les incitations déstabilisatrices organisées à une échelle industrielle.

La Bible de la gestion de soi

Vous avez entre les mains l’ouvrage de référence dans le domaine de la gestion de soi. Il vous aidera à mieux en comprendre les mécanismes et les règles, mais aussi les efforts à conduire pour la cultiver en vous.

Ce n’est pas un livre « facile », et vous ne pourrez pas le parcourir d’un œil distrait. Mais c’est un livre unique, précieux, accessible et clair, soucieux de rigueur (vous y trouverez toutes les références scientifiques nécessaires), d’exactitude et d’honnêteté (ne rien promettre, ne rien cacher), toujours traversé par le souci d’aider le lecteur, et par une bienveillance constante.

Il est à l’image de son auteur, Jacques van Rillaer, pour qui j’ai la plus grande affection et la plus grande admiration. Il est le psychologue le plus rigoureux que je connaisse. Et aussi un homme sensible, gentil, et soucieux des autres. C’est une chance pour nous tous de pouvoir bénéficier ici de son très important travail de synthèse et de transmission.

Si nous arrivons à appliquer les recommandations qu’il nous propose dans ces pages, alors beaucoup de choses changeront en nous. Et tout autour de nous, comme le rappelle la phrase de Gandhi : « Sois le changement que tu veux voir advenir dans le monde. » Car bien évidemment, un des grands intérêts de la gestion de soi, au-delà de notre liberté et de notre bonheur, c’est l’amélioration de notre rapport aux autres humains et au monde qui nous entoure.

Christophe André est médecin psychiatre à l’hôpital Sainte-Anne. Il est notamment l’auteur de Imparfaits, libres et heureux ; Les États d’âme ; Sérénité, 25 histoires d’équilibre intérieur (Éditions Odile Jacob) et de Méditer, jour après jour ; De l’art du bonheur (Éditions L’Iconoclaste).

Introduction

Avez-vous su méditer et manier votre vie ?
Vous avez fait la plus grande besogne de toutes.

La vraie liberté, c’est de pouvoir toute chose sur soi.

Michel de Montaigne1

La gestion de soi nous concerne tous, quotidiennement. Elle est l’objet de réflexions depuis l’Antiquité. Des yogis, Bouddha, Épicure, des stoïciens, Descartes et beaucoup d’autres ont contribué au savoir qui permet de mieux gérer nos pensées, nos émotions, nos actions et des processus corporels. La question est plus que jamais d’actualité : les normes sociales et religieuses perdent de leur emprise, des substances addictives sont facilement disponibles, de nouvelles inventions, comme l’ordinateur et Internet, génèrent de redoutables dépendances.

La nouvelle gestion de soi est une édition entièrement revue de La gestion de soi (1992). Son objectif essentiel est de fournir au lecteur un ensemble cohérent d’informations qui favorisent la gestion de soi et, dès lors, une vie globalement plus heureuse. Même des hédonistes y trouveront de quoi augmenter des moments de bonheur, du moins les hédonistes qui appliquent cette règle de Nicolas de Chamfort : « Jouis et fais jouir, sans faire de mal ni à toi ni à personne2 ». Jouir sans faire de mal implique un bon degré de gestion de soi.

L’écriture du présent ouvrage a été animée par le souci de fournir des informations pratiques, même quand il est question des processus du fonctionnement mental. Le souci d’efficacité, et aussi de recherche de la vérité, impliquent l’usage d’un langage clair. J’adhère à ce principe de Karl Popper, le plus prestigieux épistémologue du XXe siècle : « c’est un devoir moral de tous les intellectuels de tendre vers la simplicité et la lucidité : le manque de clarté est un péché et la prétention un crime3 ». Tout chercheur ou enseignant, payé par la communauté, devrait souscrire sans réserve à cette règle.

Le souci d’efficacité en psychologie, comme en médecine, commande aujourd’hui d’opter pour la démarche scientifique, plutôt que pour des approches intuitives ou spéculatives. Certes, des praticiens et des penseurs produisent des idées fécondes. Les psychologues scientifiques trouvent souvent chez eux le point de départ de leurs recherches. Leur rôle est d’opérer un tri dans l’océan des opinions : sur la base d’observations précises, nombreuses et méthodiques, confirmer des opinions et en réfuter d’autres. Pour témoigner de mon intérêt pour les écrits philosophiques, j’ai choisi des propos de philosophes pour les exergues de tous les chapitres du livre.

Dans les pays latins – principalement en France et en Argentine – la psychologie populaire, journalistique et même universitaire est restée très largement « psychanalytique ». Ce qu’on entend traditionnellement par « psychanalyse » est un type de psychologie qui suppose l’existence d’un Autre à l’intérieur de nous. Les exemples les plus connus sont les psychanalyses de Freud, Jung, Klein, Lacan, Adler, Reich. Les psychologues scientifiques font aussi des « analyses psychologiques », mais refusent l’idée d’un Autre caché, que seuls les experts de l’âme peuvent déchiffrer. Ils admettent toutefois l’existence de processus inconscients, des processus qui sont d’ailleurs leur principal objet de recherche.

Pour progresser, la science a besoin d’idées nouvelles et de critiques des conceptions en place4. La polémique (polie et sans attaques ad hominem) est nécessaire pour lutter contre des préjugés, débloquer des situations et faciliter des mutations. J’évoquerai donc régulièrement des conceptions freudiennes, car elles sont devenues des lieux communs depuis trois quarts de siècle et le demeurent, du moins dans les pays latins.

J’ai commencé ma carrière de psychologue comme psychanalyste. Ma thèse de doctorat portait sur le thème de l’agressivité dans la pensée freudienne (1972) et mon premier livre s’intitulait L’agressivité humaine. Approche psychanalytique (1975). Le principal facteur de ma réorientation vers la psychologie scientifique et les thérapies cognitivo-comportementales (TCC) a été une période d’assistanat dans une université hollandaise (Nimègue). C’est là que j’ai développé le goût de l’efficacité, de la scientificité et de la clarté de la communication. J’y ai compris que la démarche scientifique en psychologie est parfaitement compatible avec le respect des personnes. J’y ai acquis la conviction que la logomachie est antidémocratique et est généralement une mystification. J’y ai appris à dire « peut-être » et « je ne sais pas », des expressions non utilisées au temps où je faisais partie du sérail freudo-lacanien.

Souci d’efficacité, de scientificité et de clarté, ces trois exigences m’ont ouvert les yeux sur le discours de Jacques Lacan, coutumier d’affirmations du genre : « L’interprétation doit être preste pour satisfaire à l’entreprêt. De ce qui perdure de perte pure à ce qui ne parie que du père au pire5 ». Je devais ensuite abandonner ma foi dans les Écritures freudiennes pour des raisons expliquées dans Les illusions de la psychanalyse6.

Il sera ici parfois question de traitements psychologiques. Le terme « client » sera alors utilisé. En France, le terme « patient » est d’usage dans ce contexte. Dans les pays anglo-saxons et germaniques, le premier est plus souvent employé. Ses avantages : il suggère que la personne qui consulte n’est pas considérée comme un malade auquel on applique un traitement, mais comme un partenaire actif, qui utilise par lui-même les informations fournies ; « client » ne cache pas que la relation psychothérapeutique est de fait une relation commerciale : le client paie un service ; le professionnel l’aide à résoudre des problèmes, à réduire des souffrances et à être plus heureux ; le client devrait en avoir pour son argent.

Freud a toujours désigné les personnes qu’il traitait par les termes « Kranke » (malade), « Patient » (patient) ou « Neurotiker » (névrosé). Aujourd’hui, les psychanalystes parlent d’« analysé » ou d’« analysant ». Le dernier terme a la faveur des lacaniens. En effet, la majorité des personnes qui occupent leurs divans ne sont pas des malades ou du moins ne se considèrent pas comme tels. Beaucoup veulent seulement faire une expérience de croissance personnelle, soigner un « mal-être » ou obtenir un ticket d’entrée pour une profession « psy ». D’autre part, ce participe substantivé suggère que la personne fait elle-même le « travail », l’analyste n’étant qu’un médiateur entre elle et l’Inconscient. Le terme « client » est banni, sans doute pour faire oublier que la question du paiement est particulièrement sensible chez les freudiens et les lacaniens : le client n’est accepté que s’il est solvable, les tarifs sont des plus élevés et les paiements se font en espèces.

Le lecteur non familiarisé avec les publications scientifiques sera sans doute étonné des nombreuses références bibliographiques. Aujourd’hui, aucun scientifique ne peut publier un article, dans une revue de bon niveau, ou un livre, chez un éditeur de qualité, sans citer d’autres travaux que les siens. Le scientifique doit indiquer les sources et les preuves de tout ce qu’il avance. Même lorsqu’il fait lui-même des recherches, il s’appuie sur des résultats obtenus par d’autres. Il ne peut présenter comme siennes des idées qu’il emprunte. Pour un scientifique, le plagiat est une faute grave. D’autre part, il est d’usage de fournir des références permettant au lecteur d’approfondir les questions évoquées. En 2003, dans une revue comme le Journal of Personality and Social Psychology – au top niveau de la recherche –, les références citées par article sont, en moyenne, au nombre de 67. Elles étaient de 18 en 1972 et de 44 il y a dix ans7. Cette augmentation, qui se retrouve dans les autres revues de psychologie et dans les publications des autres disciplines scientifiques, reflète l’augmentation vertigineuse des connaissances.

La majorité des travaux cités sont en anglais. Ceci tient au fait que des chercheurs du monde entier – qu’ils soient allemands, français ou japonais – publient désormais dans cette langue lorsqu’ils ont atteint un haut niveau de compétence. On peut le regretter. On ne peut rien y changer.

Les références et les notes se trouvent en fin de volume, de sorte que le non-spécialiste peut les ignorer et que le professionnel des sciences humaines peut les consulter pour vérifier ou approfondir des informations.

Nous évitons de donner une vue triomphaliste de la psychologie. Dans la mesure où cette discipline est d’orientation scientifique, elle offre des données mieux contrôlées et plus efficaces que celles des autres orientations, mais elle doit rester modeste, car elle est irrémédiablement limitée et faillible. Dans les sciences humaines, la recherche scientifique ne produit pas des vérités absolues, mais seulement, dans le meilleur des cas, des connaissances correctement validées par des faits soigneusement observés.


1. Essais (1592), Livre III, ch. 13; ch. 12. Adaptation en français moderne par André Lanly (1989). Paris : Honoré Champion.

2. Maximes et Pensées (1795), § 319 (éd. van Bever, 1923).

3. Objective Knowledge (1972). Clarendon Press. Trad., La connaissance objective (1978). Bruxelles : Éd. Complexe, p. 55.

4. La fécondité des polémiques a été remarquablement illustrée par Gaston Bachelard, notamment dans La formation de l’esprit scientifique (1947). Paris : Vrin, 257 p.

5. Sic. Ce sont les deux phrases par lesquelles Jacques Lacan terminait une interview à la télévision française (ORTF) dont le texte sera édité dans Télévision (Seuil, 1973, p. 72) et réédité dans Autres écrits (Seuil, 2001, p. 545). À l’époque où j’étais encore membre de l’École belge de psychanalyse, un groupe d’analystes a consacré deux soirées à trouver la signification de ces phrases. Quoique « entreprêt » ne figure pas au dictionnaire Robert, la première semble signifier que l’interprétation doit être rapide pour que l’analysé puisse en bénéficier. La compréhension de la seconde a donné lieu à beaucoup de divergences d’interprétation. Vu l’absence de consensus, un des participant à la discussion, en analyse chez Lacan, a interrogé le Maître, qui lui a répondu : « J’ai dit ça pour les assonances ». C’est du moins ce que m’a rapporté cet analyste, à l’époque un ami. Lacan était un génie de l’imposture intellectuelle : il avait fini par pouvoir dire n’importe quoi, les dévots trouvaient toujours un sens profond « quelque part ».

6. Mardaga, 1981, 416 p.; 4e éd., 1996.

7. L’augmentation du nombre de références par article s’observe surtout en psychologie. Dans la revue Developmental Biology, on est passé d’une moyenne de 28 références en 1972 à 53 en 2000. Dans la Physical Review, sur la même durée, on est passé de 26 à 34. On peut noter qu’en biologie et en physique, les articles datant de plus de cinq ans sont nettement moins souvent cités qu’en psychologie. On s’y tient davantage à ce qui constitue la pointe avancée de la recherche. Cf. Adair, J. & Vohra, N. (2003) The explosion of knowledge, references and citations. American Psychologist, 58 : 15-23.

Chapitre 1

Mieux se gérer pour plus de bonheur

À travers l’infinie variété de nos comportements, sommes-nous toujours en définitive à la recherche du bonheur ? C’est en tout cas ce qu’écrivait Épicure à Ménécée :

En définitive, on doit se préoccuper de ce qui crée le bonheur, s’il est vrai qu’avec lui nous possédons tout et que sans lui nous faisons tout pour l’obtenir.

Depuis l’Antiquité, beaucoup de philosophes, qui n’ont rien à voir avec l’épicurisme, affirment également que tous les hommes aspirent, fondamentalement, à être heureux. C’est ce qu’enseignait Aristote à Nicomaque :

Quel est le bien le plus élevé de tous les biens qui peuvent être les fins de l’action humaine ? Sur son nom, la majorité des gens se trouvent à peu près d’accord : c’est le bonheur, comme le disent à la fois la masse et les hommes du monde1.

Aristote précisait que la conception de la vie heureuse varie selon les individus et qu’une même personne change de conception selon les circonstances, par exemple quand sa santé se détériore :

Sur le bonheur, sur ce qu’il est, il y a discussion, et la masse ne le conçoit pas de la même manière que les habiles. […] C’est une chose pour les uns, autre chose pour les autres, et voulut-on s’en tenir à un seul homme, il change souvent d’avis. Est-il malade ? Le bonheur, c’est la santé. Est-il pauvre ? C’est la richesse.

Deux millénaires plus tard, Pascal ne disait guère autre chose :

Tous les hommes recherchent d’être heureux ; cela est sans exception ; quelques différents moyens qu’ils y emploient, ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les uns vont à la guerre, et que les autres n’y vont pas, est ce même désir, qui est dans tous les deux, accompagné de différentes vues. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C’est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu’à ceux qui vont se pendre2.

1.1. QU’ENTEND-ON PAR BONHEUR ?

Le mot « bonheur » désigne tantôt un sentiment de bien-être, tantôt les conditions qui induisent ce sentiment. L’étymologie évoque la deuxième acception : « bonheur » vient d’une expression latine, bonum augurium, qui signifie bonne augure ou événement heureux, sens qui se retrouve dans l’expression « par bonheur, j’étais là ». Nous utiliserons le mot dans la première acception, la plus courante : un type de sentiment ou d’état affectif.

Définir le bonheur comme un état de bien-être permanent conduit à nier la possibilité d’être heureux, sauf à renvoyer à un hypothétique bonheur céleste post mortem. Deux choses sont à notre portée : le sentiment de satisfaction globale de notre existence et des moments de bonheur, d’intensité et de durée variables. Nous pouvons apprendre comment éprouver souvent du bien-être, du plaisir ou de la joie. Nous nous rendons malheureux si nous rêvons de vivre dans l’euphorie perpétuelle.

Depuis l’Antiquité, on a écrit sur les conditions du bien-être affectif et sur les moyens de les réaliser. Certains ont cru pouvoir les réduire à un type d’expérience. Pour saint Augustin, « vivre heureux, c’est quand la joie a en Dieu son germe, sa source, son motif. Oui, vivre réellement heureux, c’est cela et pas autre chose3 ». Sainte Thérèse d’Avila écrivait que le bonheur suprême « c’est ce qu’éprouve une âme quand Dieu lui découvre ses secrets et ses merveilles, c’est un plaisir tellement au-dessus de tout ce que l’on peut concevoir ici-bas qu’il fait prendre en horreur, et à juste titre, les plaisirs de la vie. Tous ensemble, ils ne sont que fumier4 ».

Pour Freud, l’expérience du bonheur par excellence est évidemment tout autre chose : « L’amour sexué (génital) procure à l’être humain les plus fortes expériences vécues de satisfaction, lui fournissant à proprement parler le modèle de tout bonheur5 ». Il affirmait d’autre part que « l’acte de téter le sein maternel est le point de départ de toute la vie sexuelle, le prototype jamais atteint de toute satisfaction sexuelle ultérieure6 ». Il invitait néanmoins chacun à chercher sa formule : « Le bonheur, dans l’acception modérée où il est reconnu comme possible, est un problème d’économie libidinale individuelle. Il n’y a pas de conseil qui vaille pour tous ; chacun doit essayer de voir lui-même de quelle façon particulière il peut trouver la béatitude7 ».

En réalité, nos processus psychobiologiques et nos apprentissages nous permettent d’éprouver des sentiments de bonheur intense de nature très différente.

Pour la majorité des philosophes – au sens étymologique : les « amis de la sagesse » –, une existence heureuse se caractérise par la sérénité. Les épicuriens se détournaient des plaisirs agités. « Leur manière de vivre, explique Pierre Hadot, consistait surtout en une certaine ascèse des désirs destinée à garder la tranquillité d’âme la plus parfaite. Il fallait limiter ses désirs pour être heureux8 ». Les stoïciens cherchaient le bonheur et la vertu à la faveur de l’ataraxia (l’absence de passions et de tensions intérieures), l’apatheia (l’impassibilité face au danger, à la douleur et au plaisir) et la sérénité (l’euthumia des Grecs, la tranquillitas des Romains).

Bernard de Fontenelle (1657-1757), un précurseur de la philosophie des Lumières, prônait dans son opuscule Du Bonheur (1724) « un bonheur modeste et ignoré, dont l’étalage n’insultera personne » :

Pour le plus sûr, il en faut revenir aux plaisirs simples. […] Les plaisirs vifs n’ont que des instants, et des instants souvent funestes par un excès de vivacité qui ne laisse rien goûter après eux ; au lieu que les plaisirs simples sont ordinairement de la durée que l’on veut ; et ne gâtent rien de ce qui les suit. Les gens accoutumés aux mouvements violents des passions, trouveront sans doute fort insipide tout le bonheur que peuvent produire les plaisirs simples. Ce qu’ils appellent insipidité, je l’appelle tranquillité9.

Détail remarquable : Fontenelle est, à ma connaissance, le seul philosophe devenu centenaire, du moins parmi ceux qui sont nés au XVIIe siècle. Sa longévité est peut-être liée à sa conception du bonheur. Plusieurs recherches montrent en tout cas que les personnes qui apparaissent d’ordinaire sereines, détendues et souriantes, bénéficient de meilleures défenses immunitaires, subissent moins de troubles cardiaques et vivent, en moyenne, plus longtemps10.

Le bonheur conçu comme un mode de vie autodiscipliné et serein se trouve déjà au VIe siècle avant notre ère chez Bouddha. Cette conception a toujours des adeptes. Elle a aussi des détracteurs. Pour Frédéric Nietzsche, « l’élément commun à toutes les impressions de bonheur est double : plénitude de sentiment, mêlée de turbulence, si bien que l’on se sent dans son élément comme un poisson et que l’on s’y ébat11 ».

La première conception est souvent celle des plus de 60 ans12. Pour eux, le bonheur est associé à la paix et à la sérénité. Une illustration est le dîner intime avec des amis. Chez les jeunes, le bonheur s’éprouve le plus souvent dans des moments d’excitation, par exemple au cours d’un exploit sportif ou d’une folle soirée dansante.

Des chercheurs ont demandé à 700 étudiants américains et 200 sudcoréens de faire l’inventaire des « événements les plus satisfaisants » au cours des semaines passées. Ces événements sont le plus souvent des relations affectives, des occasions de s’estimer soi-même, d’éprouver un sentiment de compétence ou d’autonomie. Aux états-Unis, le plus important est l’estime de soi ; en Corée du Sud, ce sont les relations affectives13. Ces résultats vont dans le sens des enquêtes sur les expériences qui, chez les Occidentaux, apportent un bonheur intense. Les réponses les plus fréquentes sont : tomber amoureux, avoir des relations intimes, voir des amis, réussir un examen, obtenir une qualification, retrouver la santé14.

1.2. DES BESOINS ET DES DÉSIRS CONDITIONNENT NOTRE BIEN-ÊTRE

Dans le monde occidental, près de la moitié des adultes en viennent à souffrir, pendant un temps plus ou moins long, d’un ou plusieurs troubles mentaux sérieux15. Il s’agit surtout de dépendances, de troubles anxieux et de dépressions. On en vient à se demander si l’être humain est fait pour le bonheur.

En fait, les biologistes et les psychologues s’accordent à dire que l’Homo sapiens, comme les autres animaux, est génétiquement programmé pour survivre et se reproduire. Depuis la nuit des temps, les hommes passent davantage de temps à s’inquiéter, souffrir, fuir, lutter ou faire des efforts, qu’à jouir ou se réjouir. Nos réactions aux indices de danger sont plus rapides, plus fortes et plus longues que nos réactions à des stimulations agréables.

Ce qui sert de boussole à nos comportements, ce sont les affects, tantôt agréables tantôt désagréables, variant sans cesse en tonalité, en intensité et en durée. Au IVe siècle avant notre ère, Épicure avait déjà énoncé le principe hédonique qui régit notre fonctionnement. Il écrivait à Ménécée : « Nous avons reconnu le plaisir comme bien premier, né avec la vie. C’est de lui que nous recevons le signal de tout choix et rejet. C’est à lui que nous aboutissons comme règle, en jugeant tout bien d’après son impact sur notre sensibilité ».

Il s’empressait d’ajouter que, pour être heureux, il importe de soupeser les avantages et les désavantages des différents plaisirs, et qu’il faut « renoncer aux plaisirs qui impliquent une avalanche de difficultés ». Il prenait soin de distinguer trois catégories de désirs : les désirs naturels et nécessaires (boire quand on a soif), les désirs naturels et non nécessaires (manger des mets recherchés), les désirs non naturels et non nécessaires (désirer des richesses et des honneurs). Pour Épicure, le plus haut degré de plaisir pouvait être atteint par la réalisation des désirs de la première catégorie. Il conseillait de « mettre à rude épreuve » les désirs de la troisième. Il avait compris que la recherche frénétique de plaisir ne rend guère heureux.

Une vie globalement heureuse ne signifie pas une vie sans souffrances. Nous sommes génétiquement programmés pour réagir rapidement au danger, de sorte que nous éprouvons facilement de la peur ou de l’anxiété. Notre survie, surtout dans l’enfance mais encore à un âge avancé, dépend étroitement de relations sociales, de sorte que des conflits, des ruptures et des deuils nous affectent régulièrement et parfois très douloureusement.

Notre bien-être suppose la relative satisfaction d’aspirations fondamentales, celles qui sont « naturelles et nécessaires » pour tout être humain. On peut les dénommer et les regrouper de façon fort différente. La classification la plus souvent citée est celle d’Abraham Maslow (1954). Elle comporte cinq catégories : les besoins physiologiques, de sécurité, d’appartenance et d’amour, d’estime de soi, de réalisation de soi. Maslow a développé l’idée que ces besoins (needs) forment une hiérarchie. Les premiers nommés sont les plus impérieux : ils doivent être relativement satisfaits avant que les suivants ne soient ressentis comme vraiment motivants.

Nous proposons ici une conceptualisation en sept catégories, qui tient compte des connaissances psychologiques actuelles :

– besoins corporels ;

– besoin de stimulations ;

– besoin de stabilité et de cohérence ;

– besoin de relations affectives ;

– besoin d’activités ;

– besoin de contrôler une partie de l’environnement ;

– besoin d’estime de soi.

Il y a certes bien d’autres motivations, comme écouter de la musique ou s’instruire, mais ces désirs sont moins déterminants pour le sentiment de bonheur de tout un chacun.

Avant de passer en revue ces aspirations, précisons le sens des termes « besoin » et « désir ». Les psychologues anglo-saxons ne s’embarrassent guère de cette distinction : ils parlent habituellement de « need ». Chez les psychologues français, « besoin » désigne souvent des incitations qui émanent de processus physiologiques et/ou qui sont indispensables au bon fonctionnement de l’individu. « Désir » évoque plutôt des incitations largement déterminées par des processus cognitifs et moins impérieuses que les besoins. On dira qu’on peut désirer des aliments dont on n’a nul besoin, qu’on peut avoir besoin de vitamines sans désirer les nutriments qui les contiennent, et que l’art des publicitaires consiste à provoquer le désir d’objets ou d’activités dont on n’a pas réellement besoin.

Du fait que nous envisageons ici des incitations endogènes fondamentales, étroitement liées à notre équipement génétique, nous utilisons le terme « besoin ». Soulignons que le degré d’incitation à adopter des conduites, en fonction des besoins fondamentaux, varie considérablement selon les individus et les circonstances.

Un ensemble d’activités, qui conditionnent le fonctionnement adéquat de l’organisme et la continuité de l’espèce, sont éprouvées comme des besoins corporels élémentaires : respirer, dormir, boire, manger, bouger, se reposer, supprimer la douleur, se protéger ou attaquer en cas de danger, disposer d’un certain confort physique, éprouver du plaisir sexuel. Les êtres humains sont évidemment plus heureux s’ils peuvent satisfaire harmonieusement ces motivations biologiques. Certaines res-sources matérielles apparaissent dès lors vitales ou du moins très importantes. Les nantis sont, dans l’ensemble, plus heureux que les pauvres. Notons cependant qu’à partir d’un niveau de vie décent, l’augmentation de la richesse ne s’accompagne plus d’une intensification du sentiment de bonheur quotidien. Au cours des cinquante dernières années, le niveau des revenus a doublé ou triplé dans la plupart des pays industrialisés sans que les habitants se déclarent aujourd’hui plus heureux16. On constate même que la volonté de « toujours plus » est une source sans cesse renouvelée de frustrations.

Un deuxième groupe de motivations se ramène au besoin de stimulations nouvelles et de changements. Cette tendance, qui s’observe déjà chez les animaux, est particulièrement forte chez les êtres humains. Le plaisir que les hommes trouvent à explorer, comprendre et expliquer, combiné à des capacités cognitives exceptionnelles, a généré un développement infini de connaissances sur eux-mêmes et sur l’univers. Ce plaisir est aussi une source d’addictions, comme l’illustre aujourd’hui le nombre sans cesse croissant de personnes accro à Internet.

L’absence de stimulations sensorielles devient rapidement pénible, comme l’ont montré par exemple des expériences réalisées à l’université McGill17. Les chercheurs ont proposé à des volontaires, très bien payés pour ces expériences, de demeurer huit heures par jour dans une chambre, étendus sur un lit confortable, sans rien faire. Les participants ont très vite éprouvé de l’ennui. Ensuite le mot ennui est devenu bien trop faible pour décrire leur vécu. Ces personnes ont trouvé l’expérience pénible, elles se sont plaintes de fatigue (!) et d’avoir l’esprit confus, elles ont subi des sensations corporelles étranges, des cauchemars et des hallucinations (à défaut de stimulations externes, le cerveau en produit spontanément). Peu de ces volontaires ont tenu trois jours. Aucun plus de six.

D’autre part, une grande quantité de stimulations est inappropriée pour notre fonctionnement biopsychologique. En définitive, le bienêtre est conditionné par un optimum de stimulations, qui diffère selon les tempéraments. Les introvertis supportent mieux que les extravertis les situations de déprivation sensorielle, ils sont plus vite et plus fort stressés par une abondance de stimulations18.

Si l’être humain est fondamentalement curieux et en appétit de stimulations nouvelles, il n’en est pas pour autant disposé à modifier facilement ses croyances. Il aspire à la stabilité et à la cohérence cognitive, comme l’ont montré les nombreuses expériences de Léon Festinger et d’autres. Les idées et les faits, en contradiction avec les croyances personnelles, sont habituellement disqualifiés, quand ils ne sont pas tout simplement niés. Même les chercheurs scientifiques adoptent facilement le biais de confirmation, c’est-à-dire l’attention aux informations qui confirment leurs croyances, et l’ignorance ou la minimisation des informations qui les remettent en question.

L’être humain est un mammifère social. Il a un besoin de relations affectives. Il souffre et dysfonctionne quand il est privé de contacts avec ses semblables ou quand des relations, auxquelles il tient, laissent à désirer. Toutes les recherches scientifiques sur les conditions du bonheur arrivent à cette conclusion19. Les individus qui se disent heureux ont d’ordinaire des interactions agréables avec des proches, ils vivent le plus souvent en couple et sont satisfaits de leur vie conjugale. Ils sont davantage altruistes et ouverts aux autres que ceux qui n’apparaissent pas heureux. Contrairement à ce que déclare un personnage de Jean-Paul Sartre, l’enfer, c’est l’absence des autres.

Nous éprouvons régulièrement le besoin d’activités. Nous trouvons du plaisir à déclencher des événements, à réaliser des choses, à produire des effets. Ce besoin incite certains à des conduites agressives ou destructrices. Valéry avait sans doute raison d’écrire : « Parfois l’homme fait l’amour, simplement pour faire quelque chose. Le rôle du temps disponible ou de l’énergie restante sans destination est grand20 ».

Une large part de nos activités répond au besoin de contrôler des événements qui nous touchent. Nous déprimons quand nous n’avons plus l’espoir d’échapper à une situation douloureuse qui se prolonge indéfiniment. Certains en meurent21. Inversement, le sentiment d’agir de façon efficace ou d’influencer les autres s’accompagne de plaisir ou de joie. L’argent gagné par le travail a plus de valeur que celui reçu sans effort. Dans les pays démocratiques, les hommes sont plus heureux que dans les régimes totalitaires ou théocratiques : les pays démocratiques permettent davantage de choix personnels et l’évitement de situations douloureuses, comme un emprisonnement arbitraire ou une grossesse non désirée22.

Le besoin d’estime de soi, moins contraignant que les motivations précédentes, occupe une place essentielle dans le fonctionnement psychologique. Il y a 2000 ans, Sénèque y voyait le secret du bonheur : « Il n’y a qu’un seul bien à la base d’une vie heureuse : la confiance en soi-même23 ». De nombreuses recherches montrent que le degré d’estime de soi est la variable la plus étroitement corrélée au degré de bien-être subjectif, du moins dans des sociétés individualistes, comme les sociétés occidentales24. Dans les sociétés collectivistes, où l’individu se vit comme un élément de la collectivité, le bonheur est davantage lié à l’harmonie des relations sociales qu’à l’estime de soi. Pour beaucoup d’Occidentaux, il est capital de se valoriser et de se distinguer ; pour beaucoup de Japonais, il est primordial d’avoir de bonnes relations25.

Notons qu’une corrélation, comme celle qu’on observe entre l’estime de soi et le bonheur, ne fournit pas automatiquement une explication. Il se peut que l’estime de soi favorise le sentiment de bonheur ou que le sentiment de bonheur entraîne une bonne estime de soi, ou encore que ces deux variables soient déterminées par une troisième, par exemple une disposition génétique. Des études sur les effets de psychothérapies montrent, en tout cas, qu’une amélioration de l’estime de soi, grâce à des actions valorisantes et la modification active de la façon de penser, s’accompagne d’une diminution de dépressivité et de tristesse26. Fontenelle avait raison de dire que « le plus grand secret du bonheur, c’est d’être bien avec soi ».

L’estime de soi dépend évidemment de jugements que l’on porte sur soi-même, des jugements déterminés à la fois par ce que nous faisons, par des normes sociales et par des comparaisons sociales. Elle dépend également des énoncés d’autres à notre égard et de l’importance que nous accordons à ces énoncés. Au IIe siècle, Marc Aurèle notait : « Je suis souvent étonné de voir combien chacun s’aime lui-même plus que tout et pourtant tienne moins compte de son propre jugement sur lui-même que de celui des autres27 ».

Notons déjà ici que l’exacerbation du désir d’être valorisé et aimé est une des principales sources de troubles psychologiques. Nous y reviendrons.

Certains comportements satisfont plusieurs besoins à la fois. Par exemple, chanter dans une chorale ou pratiquer un sport d’équipe sont des occasions de plaisirs corporels, de stimulations intenses, de gratifications affectives, d’un sentiment d’efficacité et d’estime de soi. De telles activités, que Mihalyi Csikszentmihalyi appelle « expériences optimales », s’accompagnent d’un bonheur que ce psychologue hongrois (devenu professeur à l’université de Chicago) dénomme « flow » (flux, fluidité)28.

En définitive, la satisfaction harmonieuse des besoins « naturels et nécessaires » est une entreprise relativement complexe. Certaines circonstances y font obstacle. Des contradictions récurrentes – par exemple entre le besoin de repos et le besoin de contrôler des événements – sont des sources de déplaisir et de troubles. Et les difficultés ne s’arrêtent pas là. Elles proviennent également de besoins et de désirs générés par les circonstances et notre imagination.

1.3. DES PROBLÈMES LIÉS AUX DÉSIRS « NON NÉCESSAIRES »

Nietzsche écrivait : « L’homme est plus malade, plus incertain, plus changeant, plus indéterminé que tout autre animal, point de doute, – il est l’animal malade29 ».

Parmi les causes, il citait « l’impétuosité des désirs ». En fait, les animaux peuvent aussi se dérégler et devenir malades, dans certains environnements. Ainsi en va-t-il des rats qui bénéficient du « régime cafétéria ». En recevant chaque jour une nourriture variée et agréable au goût, ils en viennent rapidement à se suralimenter et, après quelques semaines, ils sont obèses. Des rats de la même lignée, disposant en permanence d’une nourriture riche et agréable au goût, mais peu variée, mangent normalement et ne grossissent pas30. Il en va de même chez les humains : ils mangent davantage quand le repas comprend entrée, plats, fromages, desserts et pousse-café, que s’ils ne disposent que d’un type de nourriture31. Un des principaux facteurs de l’épidémie d’obésité dans les pays riches est la facilité d’accès à une grande variété d’aliments, quasi à tout moment.

Des animaux peuvent se faire piéger par le plaisir immédiat au détriment de la santé. Ils peuvent même en perdre la vie. Une situation exemplaire est celle des rats participant à des expériences réalisées par James Olds et Peter Milner à l’université McGill. Les animaux se trouvent dans une boîte de Skinner*, où le levier délivre, non de la nourriture comme dans le dispositif classique, mais des stimulations électriques dans une région sous-corticale, grâce aux microélectrodes qui y sont implantées. Chaque pression de l’animal sur le levier procure manifestement du plaisir. Les rats s’autostimulent sans arrêt, à un rythme d’environ 300 appuis par heure, et ne s’arrêtent que complètement épuisés. Leur temps de sommeil se réduit. Ils reprennent l’auto-stimulation dès qu’ils se réveillent. Quelques années plus tard, Olds a découvert des zones cérébrales dont la stimulation s’accompagne d’un rythme de pressions frénétique : environ 5 000 par heure pendant 48 heures d’affilée. Après un jour de repos, les rats reprennent immédiatement au même rythme32.

Dans d’autres expériences, les rats se trouvent dans une cage disposant de deux leviers, l’un délivrant de la nourriture, l’autre des stimulations intracérébrales dans la région latérale de l’hypothalamus. Les animaux s’adonnent alors sans réserve à l’autostimulation jusqu’à épuisement complet, en négligeant de s’alimenter33.

Chez l’être humain, le plaisir peut également asservir. Des exemples typiques sont les toxicomanies et les addictions comportementales, comme l’hyperphagie, la boulimie, la sexualité compulsive, la cyberdépendance. La recherche de plaisir aboutit alors à un sentiment d’aliénation, elle détériore la santé et devient un obstacle à des formes élaborées de bonheur : la sérénité, la joie, la sensation de s’épanouir, l’ouverture à autrui le sentiment de se gérer comme on le veut.

Ces exemples doivent nous rendre prudent quant à la valeur explicative des concepts de « besoin » et « désir ». Une série de comportements sont vécus comme l’expression de besoins violents sans qu’il s’agisse en fait de besoins fondamentaux. L’usage régulier de la cigarette finit par créer un besoin impérieux de nicotine chez environ un tiers de la population occidentale, mais l’Homo sapiens n’a pas fondamentalement besoin de ce produit pour son bien-être.

Soulignons que les dépendances ne sont pas toutes motivées par l’obtention de plaisir. Bon nombre le sont d’abord par l’évitement du déplaisir et celles qui ont débuté par l’expérience du plaisir finissent quasi toutes par se perpétuer pour éviter les souffrances du manque d’une stimulation spécifique. L’évitement du déplaisir est une motivation aussi fondamentale que la recherche de plaisir.

1.4. LES COMPORTEMENTS D’ÉCHAPPEMENT ET D’ÉVITEMENT

Une des conditions du bien-être est de pouvoir supprimer ou limiter les affects pénibles (la douleur, la faim, la soif, la fatigue, la peur, l’angoisse, l’ennui, la tristesse, la privation sexuelle, la culpabilité, la honte, etc.). Ces affects nous incitent à modifier des situations ou à les fuir. Ce processus est indispensable à notre survie et à celle de notre espèce. Il est malheureusement aussi au départ de bon nombre de comportements aliénants très difficiles à abandonner. Comme nous, des animaux sont piégés par la tendance à supprimer les affects pénibles. Les expériences suivantes mettent en évidence ce mécanisme et suggèrent un remède.

Un rat se trouve dans une boîte de Skinner. Il subit régulièrement une série de chocs électriques du plancher métallique. Il manifeste alors des réactions de douleur et de peur. Tôt ou tard, il constate que, lorsque surviennent les chocs, il peut les faire cesser immédiatement, pour une durée plus ou moins longue, en appuyant sur le levier. Il apprend vite comment échapper aux stimulations douloureuses dans cet environnement.

Dans une autre expérience avec une Skinner-box, l’expérimentateur émet régulièrement un son. Le son est chaque fois suivi, après un délai de quelques dizaines de secondes, par un choc électrique. Le rat apprend, plus ou moins rapidement, comment éviter l’apparition des chocs : il lui suffit d’appuyer sur le levier dès l’apparition du son. Dans une deuxième phase, l’expérimentateur n’envoie plus jamais de choc, mais continue à émettre régulièrement le son, devenu pour l’animal le signal d’une douleur à venir. Dès que le petit rongeur entend ce son, il appuie immédiatement sur le levier. Il adopte un comportement d’évitement d’un événement qui ne peut plus se produire que dans son imagination.

Depuis qu’Orval Mowrer a réalisé une expérience de ce type en 1947 à l’université de Yale, des psychologues l’ont souvent répliquée, avec divers dispositifs et des animaux d’espèces différentes34. La conclusion a toujours été la même : la réaction d’évitement se répète indéfiniment alors qu’il n’y a en fait plus aucun risque de douleur.

Comment faire cesser cette réaction inutile ? Simplement en empêchant l’animal d’adopter un comportement d’évitement, une procédure appelée « prévention de la réponse » (response prevention)35. On peut par exemple empêcher l’animal de toucher le levier. Dans ces conditions, le rat apparaît d’abord apeuré ou anxieux, mais il est amené, malgré lui, à expérimenter une autre réalité et à donner une nouvelle signification au stimulus qui déclenchait ses réactions (la lumière cesse d’être le signal d’un choc). Après une période plus ou moins longue d’émissions du son, l’animal n’appuie plus sur le levier quand la possibilité lui est laissée. Il se trouve délivré d’une réaction qui était devenue « irrationnelle ».

L’anticipation d’affects douloureux joue un rôle capital pour notre survie, pour notre bonheur… et pour le développement de réactions dommageables. L’anticipation angoissée de catastrophes imaginaires est, en effet, un des principaux ressorts des troubles anxieux. Les personnes sujettes à l’anxiété généralisée, au trouble panique, à des phobies ou à des obsessions et compulsions croient que des événements dramatiques vont ou pourraient se produire, alors que la probabilité réelle de ces événements est nulle ou très faible. Elles imaginent par exemple qu’elles pourraient perdre le contrôle d’elle-même, être humiliées, rejetées, abandonnées, tomber malade, mourir.

Lorsqu’une phobie s’est développée (nous verrons plus loin les différentes causes), elle a tendance à se maintenir ou à se renforcer par suite de comportements d’évitement et d’échappement. La personne qui souffre de la peur des pigeons s’arrange pour ne plus en rencontrer ou pour fuir dès qu’un de ces volatiles apparaît. Ces conduites sont suivies d’effets attractifs (diminution de la peur et restauration du sentiment de sécurité), mais également d’effets néfastes : le maintien ou le développement d’idées fausses, la croyance d’avoir échappé à la souffrance ou à la mort grâce au comportement de sécurisation, l’absence de vérification effective de la réalité du danger, l’élaboration de justifications pour continuer à éviter (« les pigeons sont vecteurs de maladies, certains sont atteints de rage »), le sentiment d’être incapable d’affronter ce type de situation.

Le même processus est en jeu chez celui qui souffre du trouble obsessionnel-compulsif (T.O.C.). Dans un premier temps, se développent des obsessions, par exemple : « mes mains sont sales, je vais contaminer mon enfant ». Nous verrons plus tard pourquoi des idées fausses et des impulsions peuvent ainsi s’imposer fréquemment à l’esprit et s’accompagner d’angoisse, de culpabilité ou de détresse (cf. 7.3.1). Limitons-nous ici au ressort des compulsions.