Au cœur des montagnes et des déserts d’Asie centrale, une lutte de l’ombre opposa pendant plus d’un siècle l’Empire britannique et la Russie tsariste. Londres était convaincue que les Russes voulaient s’emparer des Indes, le joyau de l’Empire. Saint-Pétersbourg redoutait que les Britanniques étendent leur influence jusqu’aux portes de la Russie. Cet affrontement fut appelé le « Grand Jeu » et ses répercussions se font encore sentir de nos jours.
Lorsque la partie débuta, les frontières des deux empires étaient distantes de plus de trois mille kilomètres. Cent ans plus tard, moins de trente kilomètres les séparaient par endroits. La guerre semblait inévitable.
Ce livre raconte l’histoire du Grand Jeu à travers les aventures de jeunes officiers et d’intrépides explorateurs des deux camps qui s’y lancèrent corps et âme, rêvant de découvertes et de gloire. Le Jeu était pourtant dangereux et plusieurs n’en revinrent jamais…
À l’heure où la guerre en Afghanistan s’éternise et où l’Asie centrale est à nouveau l’objet de toutes les convoitises, ce grand classique – pour la première fois traduit en français – se révèle d’une brûlante actualité. Un livre essentiel pour saisir les leçons de l’Histoire et les enjeux contemporains.
Grand reporter et voyageur passionné par l’Asie centrale, Peter Hopkirk (1930) a travaillé pendant de nombreuses années comme journaliste, puis directeur au grand quotidien londonien The Times. Ses ouvrages ont été traduits en de nombreuses langues et Le Grand Jeu est incontestablement son chef d’œuvre.
En couverture : un groupe d’explorateurs anglais et leurs guides ouïghours en reconnaissance près des lacs Karakol, au cœur des montagnes du Pamir chinois. © Royal Geographical Society
À Kath
Now I shall go far and far into the North, playing the Great Game…
RUDYARD KIPLING, Kim, 1901
Quel flair, M. Kipling ! Avec son Kim, le Grand Jeu est entré dans l’Histoire à la vitesse des conspirations. Depuis, l’expression n’a jamais perdu de sa force, ni de sa lucidité.
Au temps du Raj, du règne britannique sur les Indes, le Grand Jeu désignait la valse des puissances pour prendre pied dans les steppes et vallées d’Asie, du Caucase au Tibet, et contrer leurs rivaux. Les empires s’affichaient ou manigançaient, envoyaient des espions pour se jouer des frontières, des armées pour agrandir leurs atlas, et noyaient leurs ambitions de grandeur dans un parfum d’aventure. On dansait sur le cadavre des baronnies et on tolérait des émirats, à condition qu’ils fussent vassaux.
Russes et Britanniques, mais aussi Chinois, Persans et Ottomans convoitaient les trésors de la Haute et Moyenne Asie, une Asie tellement centrale qu’elle devint un enjeu du monde. Les cavaliers, fantassins et émissaires qui foulaient ces terres, montagnes et oasis, des rives de la mer Noire et de la Caspienne jusqu’aux abords de Lhassa l’interdite, avaient pour mission de pousser les murs. Aux nomades ancestraux succédaient une poignée d’étranges voyageurs, le pistolet sous le manteau, qui était parfois de bure, pour mieux tromper l’ennemi. Sur ce gigantesque échiquier, on jouait non seulement aux échecs, mais aussi au tir à la carabine, jusque dans les palais. On assassinait non seulement quelque roitelet gêneur, mais aussi ses propres alliés. Le Grand Jeu brandissait le poignard florentin et maniait la trahison des siens avec une aisance égale, digne des grandes ou mauvaises épopées. La géographie du pouvoir se moque des frontières et des principes. Les empires ont beau être mortels, ils se sentent toujours à l’étroit.
L’une des premières fois où je pénétrai en Afghanistan, ce fut par le col de Khyber, une trouée aux parois ocres, étroite à certains passages de quelques dizaines de mètres et par laquelle pénétrèrent les armées du monde, d’Alexandre le Grand aux Moghols et aux Britanniques. C’était au temps de la résistance des moudjahidines, les combattants afghans engagés dans une guerre de dix ans contre l’Armée rouge. Des gueux à pétoires se battaient contre les troupes soviétiques… Pour ceux qui franchissaient les montagnes, de neige et de sang, le voyage était un engagement, un message de soutien aux résistants va-nu-pieds. Avant d’arpenter ces sentes improbables, peuplées de gueux et de caravanes d’ânes ou de chevaux, il fallait se vêtir à l’afghane et se laisser pousser la barbe. On jouait au muet ou on balbutiait quelques mots hâtivement appris, « Que la paix soit avec toi », « Ne sois pas fatigué », « Reste en vie », l’Assimil de survie pour ne pas être repéré, et rester justement en vie. Journalistes, humanitaires, témoins engagés, French doctors, nous notions les mots de passe sur nos carnets et les apprenions par cœur. Les sésames étaient d’or, mais certains viatiques valaient plus cher encore.
J’avais ainsi en poche un bréviaire, que je dévorais à la halte le soir, à la lampe de poche, dans les tranchées, les tchaïkhanas, maisons de thé de fortune, ou les grottes aux parois glacées. Acquis dans une librairie de Peshawar, à l’orée de la plaine pakistanaise, il s’intitulait Le Grand Jeu. Émerveillé, je découvrais le livre de Peter Hopkirk, qui relatait avec brio les péripéties des espions, le jeu des empires et expliquait la lutte souvent secrète, parfois ouverte, entre Britanniques et Russes, tel un galop d’essai avant la Guerre Froide.
L’histoire réchauffait les plats, et à Peshawar j’assistais à la même danse de conspirateurs, au même poker secret des puissances, au même bras de fer des États, la même cuisine d’intérêts. Le livre de Hopkirk s’avéra un précieux guide – de ceux qui éclairent la route et vous empêchent de tomber dans les pièges. J’allais connaître – non seulement dans les déserts et les vallées d’Afghanistan, mais aussi dans toute la contrée, et jusque dans le Caucase – des péripéties similaires : ambassades assiégées, expéditions punitives, envois d’armées redresseuses de torts, meurtres en série, rencontres avec des émissaires douteux. Maintes capitales fermaient les yeux ou affichaient leur dédain pour ces remous et troubles jugés anodins. Ils n’étaient que prémices d’un funeste destin, jusqu’aux attentats du 11 septembre. Certaines expéditions aux confins, aussi modestes soient-elles, devraient mobiliser toutes les attentions du monde.
Pour ce voyage-là, habillé en afghan, je mis onze jours afin de franchir la distance de Peshawar à Kaboul, soit deux cent vingt kilomètres… Octrois, barrières, embuscades. L’Afghanistan connaissait la guerre civile et le voyageur devait tour à tour se cacher, chercher des alliances, être guidé par quelque chef de guerre – en paix, fût-ce pour une lune, avec son voisin de vallée –, accepter le racket. Royaume de l’insolence, longtemps rebelle du Grand Jeu, l’Afghanistan subissait à son tour l’affront des anciens empires. On se bousculait aux portes. Pendant le djihad, la guerre de dix ans contre l’Armée rouge de 1979 à 1989, puis la guerre qui s’ensuivit contre l’héritier du joug russe, Najibullah, les forces afghanes étaient armées par maintes puissances. Des fiefs se constituèrent. Le commandant Massoud dut combattre sur plusieurs fronts, et d’abord contre ses anciens compagnons d’armes, faux frères qui versaient dans le fondamentalisme. Massoud était bien seul, l’Afghanistan libre aussi, et le voyageur n’avait plus qu’à se replonger dans son Grand Jeu. Un bon livre est un compagnon qui n’arrête pas de vous parler, surtout quand vous êtes taiseux.
Alexandre avait façonné son empire à coup de satrapies, ces petits royaumes aux mains de suzerains plus ou moins en règle avec l’empire. Un empire, ça se mérite et ça tolère quelques écarts. Celui du Macédonien a tenu, s’est fissuré, mais maintes satrapies ont perduré. Avec le Grand Jeu, ce fut l’inverse. Les empires ont démembré les puissances rivales en créant des fiefs, jusqu’à l’émirat des talibans, au pouvoir en Afghanistan, de 1996 à 2001, que combattit Massoud. Un nouveau Grand Jeu se dessina alors, ou plutôt la continuation du précédent. Face à l’horizon obscurantiste, des capitales promirent d’autres décors, ceux des derricks. L’Asie centrale était l’objet de toutes les attentions pour ce qu’elle cachait sous ses pieds. Devenue cible des rêves de conquête, la terre des oasis devenait un horizon de mirages. Pour meubler ces steppes désolées, surmontées de rares citadelles, les stratèges esquissaient sur leurs bureaux des derricks. La nouvelle Route de la Soie, où jadis s’échangeaient des tissus précieux, du damas de Damas, de la mousseline de Mossoul, des pierres précieuses, de l’or, des rubis, des émeraudes, des lapis-lazulis, mais aussi des idées, de la tolérance, des arts, la nouvelle Route de la Soie donc était arpentée par de nouveaux caravaniers, prompts à pointer du doigt les richesses minérales et gisements. Des représentants talibans étaient reçus aux États-Unis, tandis que des sociétés pétrolières convoitaient un droit de passage à travers l’émirat pour lancer vers les mers du Sud des torrents d’énergie, pétrole et gaz. Se créait ainsi un cocktail explosif, le mélange du religieux au pouvoir et des richesses minérales, avec la hantise pour les grandes puissances que surgisse un nouvel Iran en Asie centrale.
Poursuivons la route, bréviaire de Hopkirk en poche. Il est déjà bien écorné, trempé par les pluies, râpé par les haltes sur des roches, déchiré par des mains coléreuses, jalouses de tant de justesse. L’Asie centrale devient la proie d’un jeu au terrain immense, comme le bouzkachi afghan, où deux équipes se disputent un corps de chèvre décapité. Coups, cravaches, fouets, membres cassés sont bienvenus – et gage même, au-delà du rituel de virilité, d’un profond attachement à la vie. Le bouzkachi en cours, c’est aussi celui des armes, de la plus simple, copiée dans les ateliers de Darra au cœur des zones tribales pakistanaises, à l’arme nucléaire de la Perse nouvelle, avec un Ahmadinejad qui glisse de la rhétorique religieuse à un discours laïc, pour mieux pérenniser sa bombe, devenue symbole d’une fierté nationaliste retrouvée.
Le bouzkachi d’aujourd’hui, avatar du Grand Jeu, c’est aussi celui de la drogue, avec des bataillons de trafiquants, des armées de fermiers à opium (cent vingt-trois mille hectares plantés de pavot à opium en Afghanistan), et des gardes-frontière qui ferment les yeux sans oublier de tendre la main. À soixante-dix dollars le kilo d’opium, bon an mal an, les récoltes sont des pactoles. L’or brun inonde les vallées, et la poudre de mort inonde les veines de tous les continents. L’Afghanistan fournit désormais plus de 90% de l’héroïne mondiale. À la zakat et à l’usher, les deux aumônes musulmanes, se sont substitués la commission et le bakchich. Et les royalties engendrées par les fleurs du mal atterrissent, magie du blanchiment de l’argent sale, dans les banques de tous les points cardinaux, avec une prédilection pour les rives d’Occident. Dans ce bouzkachi-là, les mafias sont gagnantes et les peuples perdants. Les talibans eux-mêmes s’avèrent en cours de cartellisation.
Comment dès lors ne pas voir, dans les aventures, histoires, péripéties décrites par Hopkirk, les déboires de l’Asie centrale d’aujourd’hui ? Comment ne pas ressentir comme un avertissement, en relisant le destin des deux officiers britanniques Charles Stoddart et Arthur Conolly en 1842, le sort de maints envoyés ou émissaires, enlevés, exécutés ? Comment ne pas traduire comme une superbe leçon de lucidité les écrits sur les agissements des puissances, soucieuses de contrôler la route des empires, la faille des civilisations, la lisière des mondes, le limes de la planète, mondialisé ou pas ?
Le livre de Hopkirk, c’est tout cela, de l’aventure vécue, de l’extrapolation, un roman-récit de guerres passées ou à venir, un carnet de route impressionniste et impressionnant, qu’il faut lire par bribes pour mieux en savourer la portée, et s’imaginer juché sur un cheval lancé au galop. Cette aventure « depuis longtemps oubliée », dixit Hopkirk, l’auteur du Grand Jeu nous la fait revivre. Ses héros, glorieux ou discrets, ces soldats de l’ombre sans mémorial, avaient pourtant averti des périls à bousculer cet ordre des steppes. Si les officiers de l’Armée rouge les avaient lus attentivement avant de s’engager dans la guerre contre les moudjahidines afghans, de 1979 à 1989, ils auraient sans doute pu s’épargner maints déboires.
Il faut dire que les cavalcades dans ces steppes sont devenues rêves d’éternité. Enver Pacha, l’un des instigateurs des Jeunes Turcs, ce mouvement désireux de renverser l’Empire ottoman au début du vingtième siècle, finit à la tête de cavaliers rebelles dans les étendues d’Asie centrale, désireux d’un nouvel empire, pantouraniste, c’est–à-dire rassemblant les peuples turcophones. Il finit sabre au clair, au combat équestre, et mourut le visage tourné vers l’Orient, comme il se doit. Quelques capitales concoctent encore de tels desseins, étendre leurs territoires vers le soleil levant ou couchant, c’est selon, à coups de manigances et de complots.
Gare cependant à l’effet boomerang ! Aux cavaliers d’infortune ont succédé aujourd’hui d’autres combattants, porteurs d’un autre idéal, celui du grand djihad, de l’Asie centrale jusque sur les côtes d’Afrique du Nord. Dans les hameaux des zones tribales du Pakistan, dans les vallées insoumises d’Afghanistan et plus loin encore, ils concoctent leurs plans, avec dans les yeux l’ambition de s’introniser en nouvelles brigades. « Une milice de cinq mille hommes suffit pour renverser une république d’Asie centrale », avoue un expert de la région. Les cavaliers de ces steppes-là se déplacent en jeeps, katibats de combattants sous la coupe de nouveaux émirs et noyés souvent au sein de la population, reprenant ainsi le précepte maoïste du « poisson dans l’eau ».
Le Grand Jeu, cette guerre de l’ombre qui déteste la lumière, est une histoire sans fin, une partie qui se joue encore après que les premiers protagonistes se sont tus, une manche secrète qui se concocte dans les coulisses et les officines. Aujourd’hui, de nouvelles caravanes franchissent les cols et pénètrent dans les vallées perdues. Des « zones grises », no man’s lands de la peur, de l’oubli et de la guerre, ont remplacé les zones blanches des atlas de la Royal Geographical Society du début du dix-neuvième siècle, ces contrées non encore explorées que convoitaient les aventuriers et cavaliers-voltigeurs du colonialisme triomphant.
Même si elle incarne encore un rêve de concorde et un vœu de tolérance, la Route de la Soie est aussi devenue une route de la mort – armes, poudres blanches, et parfois bétail humain. Le Grand Jeu échappe à la logique de ses joueurs. Les cartes sont biaisées. Les feux mal éteints engendrent des incendies, dans des tourbillons de poussière et la brume de l’Histoire, traîtresse, imprévisible et néanmoins terriblement répétitive. En Haute Asie, elle aime les vieilles recettes, concoctées dans le chaudron des empires. Les tsars, officiers de l’Armée des Indes, rajahs et pachas se sont bien amusés. Les héritiers de leur poker menteur, eux, se frottent les mains.
OLIVIER WEBER
Écrivain-voyageur, grand reporter, OLIVIER WEBER a effectué de nombreux séjours et reportages en Afghanistan et en Asie centrale, régions sur lesquelles il a publié plusieurs livres, dont La Mort Blanche et Le Faucon Afghan. Président du Prix Joseph Kessel, il est actuellement ambassadeur itinérant chargé de la lutte contre la traite des êtres humains. Son dernier roman, La Barbaresque, est paru en 2011.
L’Asie centrale.
L’Afghanistan et la frontière du Nord-Ouest.
Le Caucase.
La région du Pamir.
L’Extrême-Orient.
Ce matin-là de juin 1842 à Boukhara, ville d’Asie centrale, on put voir deux silhouettes en guenilles, agenouillées dans la poussière de la grande place devant le palais de l’émir. Les bras solidement attachés dans le dos, ils faisaient pitié à voir. Repoussants de crasse et affamés, ils avaient le corps couvert de plaies et leurs cheveux, leurs barbes et leurs vêtements grouillaient de poux. Non loin de là, deux tombes avaient été fraîchement creusées. Une petite foule de Boukhariotes regardait en silence. D’ordinaire, les exécutions n’attiraient pas grand monde dans cette ville isolée et moyenâgeuse, étape sur la route des caravanes, car sous l’autorité barbare et tyrannique de l’émir, elles étaient monnaie courante. Celles-ci pourtant étaient différentes. Les deux hommes à genoux aux pieds du bourreau, sous le soleil brûlant de midi, étaient des officiers britanniques.
Des mois durant, l’émir les avait gardés enfermés dans une fosse sombre et puante sous la citadelle de terre séchée, avec les rats et la vermine pour seule compagnie. Les deux hommes – le colonel Charles Stoddart et le capitaine Arthur Conolly – s’apprêtaient à affronter la mort ensemble, à six mille cinq cents kilomètres1 de chez eux, à un endroit où aujourd’hui les touristes étrangers débarquent des cars russes sans se douter de ce qui s’y est déroulé jadis. Charles Stoddart et Arthur Conolly payaient le prix de leur participation à un jeu périlleux – le Grand Jeu, comme l’appelèrent ceux qui risquèrent leur vie en y prenant part. Ironie du sort, c’est Conolly lui-même qui lança l’expression, bien que ce soit Rudyard Kipling qui la rendît immortelle dans Kim, publié bien des années plus tard.
Le premier à mourir ce matin-là, sous le regard de son compagnon, fut Charles Stoddart. Il avait été envoyé à Boukhara par la Compagnie des Indes orientales pour tenter de forger une alliance avec l’émir contre les Russes. La progression de ceux-ci en Asie centrale alimentait les craintes de la Compagnie quant à leurs intentions dans cette région. Mais les choses avaient tourné au pire pour lui. Quand Arthur Conolly, qui s’était porté volontaire pour tenter d’obtenir la libération de son frère d’armes, était parvenu à Boukhara, il avait abouti lui aussi dans les lugubres geôles de l’émir. Peu après Stoddart, Conolly fut décapité. Aujourd’hui, les restes des deux hommes reposent en compagnie des nombreuses autres victimes du despote, sous la place, dans un cimetière macabre dont plus personne ne se souvient.
Stoddart et Conolly n’étaient que deux des nombreux officiers et explorateurs tant britanniques que russes qui ont pris part, pendant une bonne partie du siècle, au Grand Jeu. Leurs aventures et mésaventures sont la trame de ce livre. L’enjeu de cette lutte de l’ombre était le pouvoir politique. Le vaste échiquier sur lequel elle se déroula s’étendait des sommets enneigés du Caucase à l’ouest jusqu’au Turkestan chinois et au Tibet à l’est, en passant par les grands déserts et les chaînes de montagnes de l’Asie centrale. Le trophée convoité par d’ambitieux officiers russes servant en Asie – comme le redoutaient Londres et Calcutta – était les Indes britanniques.
Tout commença au début du dix-neuvième siècle. Les troupes russes entreprirent de tracer leur route – sabre au clair – vers le sud, en direction du nord de la Perse, à travers le Caucase, peuplé en ces temps-là par de féroces tribus musulmanes et chrétiennes. Au début, à l’instar de la grande poussée russe vers l’est et la Sibérie deux siècles plus tôt, cela ne parut pas constituer la moindre menace contre les intérêts britanniques. Il est vrai que Catherine la Grande avait caressé l’idée de marcher sur les Indes et qu’en 1801 son fils Paul était allé jusqu’à y envoyer une force d’invasion. Le tsar mourut peu après et l’armée fut rappelée en toute hâte. Pour une raison inconnue, personne ne prit les Russes au sérieux à cette époque. Il est vrai que leurs postes-frontières les plus proches demeuraient trop éloignés pour menacer réellement les possessions de la Compagnie des Indes orientales.
C’est alors, en 1807, que des renseignements parvinrent à Londres, qui mirent le gouvernement britannique et les directeurs de la Compagnie en alerte. Enhardi par une série de brillantes victoires en Europe, Napoléon Bonaparte avait abordé le successeur de Paul, le tsar Alexandre Ier, pour le convaincre d’envahir les Indes ensemble et les arracher à la domination britannique. Tôt ou tard, dit-il à Alexandre, avec leurs armées combinées, ils pourraient conquérir le monde entier et se le partager. Personne à Londres et à Calcutta n’ignorait que Napoléon lorgnait sur les Indes. Le Français était également impatient de venger les défaites humiliantes que les Britanniques avaient infligées à ses compatriotes lors de leurs précédents affrontements pour la possession du sous-continent.
Le plan stupéfiant qu’il avait conçu était de traverser la Perse et l’Afghanistan avec cinquante mille hommes de troupe français et de joindre ses forces à celle des Cosaques d’Alexandre pour une offensive finale sur les Indes en franchissant l’Indus. Mais dans cette région, rien n’était comparable à l’Europe, avec ses équipements, ses routes, ses ponts et son climat tempéré. Napoléon était peu au fait des terribles rigueurs et obstacles auxquels une armée aurait à faire face en empruntant cette route. Son ignorance du terrain – parsemé de déserts arides et de barrières de montagnes – n’avait d’égal que celle des Britanniques eux-mêmes. Jusqu’alors, arrivés par les mers et préoccupés surtout par l’accessibilité des routes maritimes, ces derniers n’avaient accordé que peu d’attention aux voies terrestres menant aux Indes.
Cette insouciance changea du jour au lendemain, car si les Russes seuls ne représentaient pas de grand danger, il en allait tout autrement des armées combinées de Napoléon et d’Alexandre, à plus forte raison si elles étaient menées par un soldat dont le génie était incontesté. En toute hâte, l’ordre fut donné d’explorer et de cartographier soigneusement les voies qui pourraient mener un envahisseur aux Indes, afin que les responsables de la défense du pays au sein de la Compagnie puissent décider du meilleur endroit pour l’arrêter et le détruire. Des missions diplomatiques furent envoyées auprès du shah de Perse et de l’émir d’Afghanistan, dont le territoire serait le passage obligé de l’agresseur, pour les décourager d’entretenir un quelconque lien avec l’ennemi.
La menace ne se matérialisa jamais, car rapidement Napoléon et Alexandre se brouillèrent. Alors que les troupes françaises envahissaient la Russie et entraient dans Moscou en flammes, les Indes étaient provisoirement reléguées aux oubliettes. Mais à peine Napoléon avait-il été repoussé en Europe et subi de terribles pertes qu’une nouvelle menace contre les Indes fit surface. Il s’agissait à présent des Russes, débordant de confiance et d’ambition et, cette fois, la menace ne disparaîtrait pas. Comme les troupes russes, aguerries au combat, poursuivaient leur percée vers le sud à travers le Caucase, les craintes pour la sécurité des Indes grandirent.
Ayant écrasé les tribus du Caucase –, mais seulement après une longue résistance à laquelle quelques Anglais prirent part –, les Russes reprirent avidement leur avancée vers l’est. Là, dans un vaste cirque de déserts et de montagnes au nord des Indes, se trouvent les anciens khanats musulmans de Khiva, Boukhara et Kokand. L’approche russe se précisa et provoqua une inquiétude croissante à Calcutta et Londres. En peu de temps, ce vaste no man’s land devint un grand terrain de jeu pour jeunes officiers ambitieux et explorateurs des deux camps qui établirent les relevés des passes et des déserts à franchir par les armées au cas où la guerre se déclarerait dans la région.
Au milieu du dix-neuvième siècle, l’Asie centrale faisait sans cesse les grands titres des journaux : les unes après les autres, les villes caravanières et les khanats de l’ancienne Route de la Soie tombaient aux mains des Russes. Chaque semaine apportait son lot d’informations rapportant que les Cosaques, qui précédaient chaque avancée russe, s’approchaient des frontières indiennes mal protégées, au rythme des longues foulées de leurs chevaux. En 1865, la grande ville fortifiée de Tachkent se soumit au tsar. Trois ans plus tard, Samarkand et Boukhara firent de même. Cinq ans après elles, à la seconde tentative, les Russes prirent Khiva. Le carnage de ceux qui avaient eu le courage et l’imprudence de résister aux Russes fut horrible. « Mais en Asie », dit un général russe, « plus vous les frappez fort, plus longtemps ils restent calmes ».
En dépit des assurances réitérées de Saint-Pétersbourg, qui affirmait n’avoir aucune intention hostile concernant les Indes et qui répétait à chaque invasion qu’il s’agissait de la dernière, nombreux furent ceux qui virent dans ces percées un dessein plus vaste : celui de soumettre toute l’Asie centrale à l’autorité du tsar. Ils redoutaient qu’une fois cet objectif atteint, l’assaut final sur les Indes – n’étaient-elles pas le plus beau des joyaux pour une couronne impériale ! – commencerait. Personne n’ignorait que certains des généraux les plus habiles du tsar avaient établi des plans d’invasion et que l’armée russe était impatiente d’en découdre.
Le Grand Jeu s’intensifia au fur et à mesure que se réduisit l’espace entre les deux lignes de front. En dépit des dangers – principalement posés par les tribus et les chefs hostiles –, les jeunes officiers candidats à l’aventure ne manquaient pas. Ils étaient prêts à risquer leur vie au-delà des frontières pour remplir les blancs sur les cartes, rapporter les mouvements des Russes ou tenter de gagner l’allégeance des khans suspicieux. Stoddart et Conolly, nous le verrons, furent loin d’être les seuls à ne pas revenir des périlleuses régions du Nord. La plupart des participants à cette lutte de l’ombre étaient des professionnels : des officiers de l’Armée des Indes ou des agents, envoyés en mission par leurs supérieurs de Calcutta pour rassembler toutes sortes d’informations. D’autres, non moins capables, n’étaient pas des gens du métier. Il s’agissait de voyageurs indépendants qui avaient choisi de jouer ce qu’un des ministres du tsar avait qualifié de « tournoi d’ombres ». Certains y allèrent sous diverses couvertures, d’autres en tenue d’apparat.
Parfois, des régions étaient jugées trop périlleuses ou trop sensibles politiquement pour que des Européens, même déguisés, s’y aventurent. Pourtant, ces zones devaient également être explorées et cartographiées afin d’améliorer la défense des Indes. Une solution ingénieuse à ce problème fut rapidement trouvée. Des montagnards indiens exceptionnellement doués et ingénieux, spécialement entraînés aux techniques de survie dans la clandestinité, furent dispersés au-delà des frontières, se faisant passer pour des sages musulmans ou des pèlerins bouddhistes. De cette façon, souvent au péril de leur vie, ils relevèrent en secret et avec une exceptionnelle précision des milliers de kilomètres carrés de zones jusque-là inexplorées. Les Russes de leur côté employèrent des bouddhistes mongols pour pénétrer dans ces régions considérées comme trop dangereuses pour les Européens.
À cette époque, quoi qu’en disent les historiens avec le recul du temps, la menace que les Russes faisaient planer sur les Indes semblait bien réelle. Il suffisait d’étudier la carte pour en avoir la preuve. Pendant quatre siècles, l’Empire russe s’était étendu sans interruption, au rythme de quatre-vingt-neuf kilomètres carrés quotidiens, soit près de trente-deux mille kilomètres carrés par an. Au début du dix-neuvième siècle, trois mille deux cents kilomètres séparaient les Empires russe et britannique en Asie. À la fin du siècle, cet espace s’était rétréci à quelques centaines de kilomètres, et dans certaines parties du Pamir, à moins de trente kilomètres. La crainte de voir les Cosaques déferler n’avait rien d’étonnant : les Indes étaient à leur portée.
À côté de ceux qui étaient impliqués professionnellement dans le Grand Jeu, au pays, une foule de stratèges en herbe suivaient les évolutions, dispensant gracieusement leurs conseils dans un flot de livres, d’articles, de pamphlets passionnés et de courriers adressés aux journaux. La plupart d’entre eux étaient des va-t-en-guerre russophobes. Ils estimaient que la seule façon de mettre un terme aux avancées russes était une Forward Policy : il s’agissait d’être les premiers à occuper la place, par des invasions, en créant des États-tampons complaisants ou en établissant des États-satellites en travers des routes d’invasion probables. Faisaient également partie de l’école de la Forward Policy les jeunes et ambitieux officiers de l’Armée des Indes et des services de renseignement. Ils pratiquaient leur envoûtante nouvelle occupation dans les déserts et les passes de la Haute-Asie. La compétition offrait de l’aventure, des promotions et – qui sait ? – une place dans l’histoire impériale. La seule alternative était la déprimante vie de régiment dans les plaines torrides des Indes.
Pour autant, tout le monde n’était pas convaincu que l’intention des Russes était bel et bien d’arracher les Indes à l’emprise britannique, ni qu’ils étaient militairement capables de le faire. Ces opposants à la Forward Policy estimaient que la meilleure défense des Indes était leur position géographique exceptionnelle : des frontières constellées de hautes montagnes, de fleuves puissants, de déserts arides et de tribus belliqueuses. Une armée russe qui parviendrait jusqu’aux Indes après avoir surmonté tous ces obstacles serait si affaiblie qu’elle ferait une proie facile pour l’armée britannique attendant l’ennemi, insistaient-ils. Il était par conséquent plus sensé de contraindre l’envahisseur à s’épuiser sur les voies d’accès que d’imposer cette peine aux Britanniques. Cette politique backward – par opposition à forward – également appelée « doctrine de l’attentisme attentif »2 – avait un mérite supplémentaire non négligeable : celui d’être beaucoup moins onéreuse que celle défendue par le clan rival. Chacune allait cependant connaître son heure de gloire.
Chaque fois que ce fut possible, j’ai tenté de raconter l’histoire par le biais des personnes qui, dans chaque camp, ont pris part à ce grand bras de fer impérial, plutôt que de parler des forces en présence ou de géopolitique. Ce livre ne prétend pas être une histoire des relations anglo-russes de l’époque. Celles-ci ont été traitées en profondeur par des historiens tels qu’Anderson, Gleason, Ingram, Marriott et Yapp, dont les œuvres sont citées dans ma bibliographie. Il ne traite pas non plus des relations complexes et en évolution constante entre Londres et Calcutta. C’est un sujet en soi qui a été exploré en détail dans de nombreux ouvrages consacrés à l’histoire des Britanniques aux Indes, dont le récent The British Conquest and Domination of India3, étude monumentale du Raj en 1235 pages, de Sir Penderel Moon.
Parlant surtout de personnes, ce récit est animé par de nombreux acteurs : plus de cent individus y apparaissent sur pas moins de trois générations. Il s’ouvre sur Henry Pottinger et Charles Christie en 1810, et se referme sur Francis Younghusband près d’un siècle plus tard. Les acteurs russes, aussi compétents que leurs homologues britanniques, y sont également présents, à commencer par l’intrépide Muraviev et le ténébreux Vitkevitch, pour finir avec le formidable Gromchevsky et le sournois Badmaev. Bien qu’ils portent un regard très différent sur ces événements, les chercheurs russes contemporains commencent à s’intéresser davantage aux exploits des leurs, dont ils ne sont pas peu fiers. N’ayant pas d’expression propre, certains se réfèrent même à cette lutte en parlant de Bolshaya Igra (Grand Jeu). J’ai tenté de demeurer aussi neutre que possible dans la description des agissements des Britanniques et des Russes, afin de permettre à ces hommes de s’exprimer par leurs actes et de laisser le lecteur seul juge.
Si cette narration ne nous apprend pas grand-chose de neuf, elle aura au moins le mérite de montrer que peu de choses ont changé ces cent dernières années. Le sac d’ambassades par des foules hystériques, le meurtre de diplomates et l’envoi de navires de guerre dans le golfe Persique, toutes ces choses étaient déjà familières à ceux qui nous ont précédés à l’époque victorienne. Les gros titres des journaux d’aujourd’hui sont impossibles à distinguer de ceux d’il y a cent ans et davantage. Pourtant, nous avons apparemment peu retenu des douloureuses leçons du passé. Si en décembre 1979 les Russes s’étaient souvenus des mauvaises expériences des Britanniques en Afghanistan en 1842 – dans des conditions pourtant comparables –, ils auraient pu ne pas tomber dans le même terrible piège et épargner quelque quinze mille vies de jeunes Russes et un nombre inconnu de victimes afghanes innocentes. Moscou découvrit trop tard que les Afghans sont un ennemi impossible à battre. Ceux-ci n’avaient rien perdu de leur formidable combativité, particulièrement sur leur propre terrain, mais étaient également prompts à s’approprier les dernières techniques de guerre. Les jezails4 à canons longs qui avaient provoqué jadis un carnage au sein des tuniques rouges britanniques avaient leur équivalent moderne : les missiles Stinger thermosensibles qui se sont avérés si meurtriers pour les hélicoptères de combat russes.
Certains diront que le Grand Jeu n’a jamais réellement cessé, qu’il n’a été qu’une répétition générale avant la Guerre Froide, alimenté des mêmes peurs, suspicions et malentendus. Il n’y a aucun doute que des hommes tels que Conolly et Stoddart, Pottinger et Younghusband n’auraient eu aucune difficulté à identifier cette lutte du vingtième siècle. Elle est pratiquement identique à celles qu’ils ont menées, malgré des enjeux bien plus élevés. À l’instar de la Guerre Froide, le Grand Jeu connut des périodes de détente5. Comme à l’époque elles ne durèrent jamais longtemps, la pérennité des bonnes relations d’aujourd’hui entre les puissances a quelque chose de surprenant. Mais plus de quatre-vingts ans après sa fin officielle, par la signature de la Convention anglo-russe de 1907, le Grand Jeu est toujours tristement d’actualité.
Avant de traverser les cols enneigés et les traîtres déserts pour nous diriger vers l’Asie centrale où se sont déroulés les événements relatés dans ce récit, nous devons faire un retour en arrière de sept siècles dans l’histoire russe. Nous devons remonter jusqu’au cataclysme qui laissa une marque indélébile dans le caractère de ce peuple. Il imprégna les Russes de la peur permanente d’être encerclés, que ce soit par des hordes nomades ou par des sites nucléaires. Il fut à l’origine de cette poussée constante vers l’est et le sud en direction de l’Asie et mena en fin de compte au choc avec les Britanniques aux Indes.
1. Les distances et les surfaces évoquées dans le texte original ont été converties au système métrique. Toutes les notes dans le présent ouvrage sont du traducteur.
2. En anglais : Masterly Inactivity School. Cette expression étant impossible à traduire littéralement en français, le traducteur a opté pour « doctrine de l’attentisme attentif », qui exprime bien l’esprit de ce courant de pensée : l’observation d’une situation et une réaction la plus appropriée possible, uniquement en cas de nécessité.
3. La conquête et la domination britannique des Indes.
4. Mousquets.
5. En français dans le texte.
« Gratte un Russe et tu trouveras un Tatar »
Proverbe russe