Illustration © MGR.
© 2013 Alice Éditions, Bruxelles
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ISBN : 978-2-51102-438-6
© 2013, Version numérique Primento et Alice Editions
Ce livre a été réalisé par Primento, le partenaire numérique des éditeurs
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« À la jeune fille qui m’a inspiré ce roman. »
A. L.
Huit heures une. on vient d’échouer en salle 312.
Gourmel, droite derrière son bureau, sort un bouquin de son cartable.
— LE livre ! LE chef-d’œuvre sur lequel nous allons travailler ces deux prochaines semaines.
Moby Dick.
Une baleine blanche sur la couverture.
La prof brandit le livre en évitant de croiser mon regard, parce qu’elle sait bien qu’au bahut, tout le monde m’appelle Cachalot.
Kchalo, en fait.
Parce que Baleine – BalN –, c’est déjà pris.
Par un type de première STG, si gros que le principal a été obligé de lui commander des chaises spéciales, plus larges, capables de supporter jusqu’à cent soixante-dix kilos. Ça lui laisse de la marge, mais pas tant que ça.
BalN, Kchalo, de quoi inspirer les plus poètes d’entre nous.
Dans les toilettes, quelqu’un a tagué un cœur avec, à l’intérieur : « Kchalo + BalN = love. »
Un autre a gravé au compas sur une table au self : « BalN fuck Kchalo. »
Ou l’inverse, je ne sais plus.
Pourtant, BalN, je ne lui adresse pas la parole.
Pas plus qu’aux autres, en tout cas.
Les cachalots, c’est silencieux.
Les yeux brillants, gourmande, Gourmel nous résume le roman.
Je reçois une gomme sur l’épaule droite et j’entends Kevin, derrière moi :
— Hey, Kchalo, ça parle trop de toi, là.
Rires.
Je ne bronche pas, j’ai l’habitude.
Je cherche en vain une position confortable.
J’ai mal au dos ce matin, mal aux abdos, aussi, un peu comme si j’avais fait du sport.
Du sport, moi ? Très drôle.
Je finis par me caler sur mon siège et, au lieu d’écouter l’autre énervée qui s’agite devant nous, je m’absente, je deviens transparente, en dépit de mes quatre-vingt-dix kilos.
Quatre-vingt-dix, ce n’est plus tout à fait juste. Parce que, ce week-end, j’ai franchi la barre des quatre-vingt-onze.
— Pourquoi est-ce que tu manges autant ? me demande inlassablement ma psy.
Je ne sais pas.
— Cette prise de poids, on dirait que ça t’amuse, soupire la diététicienne à chaque séance, quand je monte sur la balance.
Mais non, ça ne m’amuse pas.
C’est plus fort que moi, c’est tout.
Huit heures neuf. j’ai chaud, je me sens vaguement nauséeuse.
J’ai dû avaler un truc qui coince.
Hier, peut-être.
Voyons. Outre les repas ultra-light préparés par ma mère, j’ai gobé trois sachets de cacahuètes, une boîte de pâté en conserve (lièvre au poivre vert, pas terrible), deux paquets de biscuits et la moitié d’un pain de mie tartiné de chocolat.
Ou ce matin, sur le trajet.
Trois croissants, deux canettes de soda.
Rien d’exceptionnel.
Non, je dois couver quelque chose, peut-être la grippe.
J’irai à l’infirmerie à dix heures. À tous les coups, l’air de rien, la nana en profitera pour me fourguer une nouvelle fois sa brochure Mange moins, bouge plus ! Je la glisserai dans mon sac, en lui répétant pour la énième fois que le surpoids, dans ma famille, c’est héréditaire :
— Chez moi, on est tous gros, Madame…
— Ce n’est pas une raison pour renoncer, Lisa !
J’imagine sa tête si elle rencontrait mes parents.
Grands, fins, plutôt élégants.
Ou une photo de moi deux ans et demi plus tôt.
Celle où je suis sur la balancelle, chez grand-mère.
Nelly, ma jumelle, est assise à côté de moi, un bras passé par-dessus mes épaules.
On a le soleil dans les yeux, des traces de confiture au coin de la bouche. On rit en regardant mon père, derrière l’appareil, qui nous demande d’arrêter de gigoter. On porte des maillots deux-pièces, on a quatorze ans, on est minces, on devine nos côtes au-dessus de nos ventres plats. Nelly a noué un ruban bleu autour de son poignet, pour que nos grands-parents cessent de nous confondre, même si, parfois, on pense qu’ils le font exprès.
On passe l’été chez eux, à la campagne.
Nos parents nous rejoignent chaque week-end et ils nous emmènent nous baigner sur la côte. Nelly et moi, on rentre à la nuit tombée, repues de soleil, on s’écroule sur nos lits qui grincent et on est réveillées à neuf heures par l’odeur du café…
Cette photo ne me quitte jamais, pas plus que celle où je figure seule, deux mois plus tard, miseptembre.
J’ai perdu mon bronzage, j’évite l’objectif, je regarde sur le côté, plutôt vers le bas.
Je ne souris pas vraiment.
D’ailleurs, je n’y suis pas vraiment.
Avant, après.