« À Flore et sa vie, si jolie. »
A. L.
« À mes trois plus grands bonheurs, mes filles, Juliette, Valentine et Emma. »
S. A.-T.
La Mélodie du bonheur. Vous connaissez ? C’est une vieille comédie musicale. Elle date du siècle d’avant. Un truc guimauve.
Je dis ça, mais je n’en sais rien. Je ne l’ai jamais vue. Ma mère, si. Du coup, elle m’a appelée Mélody. En cours de route, elle a dû oublier le bonheur.
Ça fait presque quinze ans maintenant qu’on habite ici. Le temps d’une vie. La mienne. Celle passée dans cette tour. La 8C, de l’allée des Lilas. Dans ce quartier bordé d’autoroutes et peuplé de zonards. Et des lilas, je ne sais même pas à quoi ça ressemble. Mon père n’a jamais été du genre à acheter des fleurs à ma mère. Pas vraiment le style de la maison. Les petites fleurs, les chansons douces et tout le tralala, ce n’est pas pour nous. Chez nous, ce serait plutôt la Beuglante du malheur.
J’ai beau fermer ma porte, mettre un oreiller sur ma tête, me planquer sous la couette, les cris, je les entends toujours. Ceux de mon père sont rauques. Ceux de ma mère, suraigus. Une voix de basse. Une soprano. Décidément, chez nous, la musique, c’est une affaire de famille…
Moi, en matière de musique, ce que j’aime, c’est le rock, pour le rythme qui fait partir mon corps, et les chansons françaises, pour les mot qui font partir ma tête. L’avantage aussi, c’est qu’avec mon MP3 vissé sur mes oreilles, je suis hors d’atteinte. Hors jeu.
Moi, je suis la soliste de la famille. La solitude, c’est mon truc. Les autres me mettent mal à l’aise. Je n’arrive à me glisser dans aucun moule. Ni à la maison, ni au lycée. Je ne me sens bien nulle part. Pas à ma place. On me reproche toujours quelque chose.
Mon père, d’abord, qui n’aime ni ma façon de m’habiller, ni ma façon de parler – surtout ma façon de lui parler –, ni ma façon de bouger… Rien. Il n’aime rien de moi. Rien en moi. Je me demande même s’il m’aime tout court.
Ma mère, elle, c’est différent. Quand il est là, elle disparaît. Elle reste dans son ombre. Jusqu’à ce que les cris éclatent.
Mais quand il n’est pas là, elle essaie. Elle tente des approches. Elle fait ce qu’elle peut pour être de mon côté. Mais son aide, quand il n’est pas là, je n’en ai pas besoin. C’est trop tard ou trop tôt. Jamais le bon tempo.
Au lycée, je n’existe même pas. Je me glisse sans effort dans la masse informe de la moyenne, le ventre mou des élèves sans histoires. Ceux qu’on ne remarque pas, qu’on oublie même, au fil des cours.
Les amis, je n’en ai pas beaucoup, voire pas du tout. Ils sont toujours trop ceci, ou trop cela. Moi, jamais assez ceci, ou assez cela… Bref, je fais tache dans une bande.
Et puis, il y a moi. Qui me regarde dans cette glace et me détaille. Tout ce que je vois me fait horreur. Mon nez trop grand, ma bouche trop petite, mes yeux trop rapprochés, mes cheveux trop ternes, ma poitrine trop plate… Rien ne me plaît. Rien ne me va non plus. J’ai toujours l’air de sortir d’une essoreuse. La coiffure en vrac, les vêtements froissés, l’air fripé…
Je n’ai qu’une envie : fuir mon reflet, m’éviter pour mieux m’oublier.
Douillettement blottie sous ma couette, j’écoute la pluie tomber sur les combles, si proches. J’adore ce crépitement. Il me rassure, me berce, m’enveloppe comme un cocon. Je suis bien. C’est le seul bruit que je perçois. J’écoute. Les gouttes. Qui donnent le rythme. Des milliers de gouttes qui frappent obstinément les tuiles. Je les imagine avec un petit frisson d’excitation rouler sur ma peau, comme autant de mains minuscules à la froide et humide caresse.
Certains n’aiment pas la pluie. Moi, elle me joue une berceuse. Parfois, j’ai l’impression qu’elle chante rien que pour moi. J’ai toujours été sensible à la musique. La classique dont raffolent mes parents, ou la mienne, plus éclectique.
J’aime moins le grondement du tonnerre qui couvre tous les autres bruits. Je m’incline devant sa colère.
Mais, déjà, le vent se calme, la pluie s’arrête. C’est l’apaisement. Le silence assourdissant.
Je me rendormirais bien. Quoique…
En tendant l’oreille, je perçois les infimes craquements qui témoignent de la vie de la maison, comme la sève circulant dans un arbre.
— Haaaa !