Banal. Mais encore ? Pas grand-chose de plus. Pas grand-chose de moins, non plus. C’est donc dans le lycée de Gerson que madame Pérot enseigne. La salle des professeurs sent vaguement le tabac froid : l’odeur pénètre par la fenêtre entrouverte sur le préau devenu la zone fumeurs et s’immisce de manière diffuse dans la salle réservée aux enseignants. Quelques citations de bon goût se partagent les murs avec un décor d’un style plus douteux. Ainsi, les feuilles A4 jaunies sont-elles la principale décoration. La Déclaration des Droits de l’Homme a été amputée d’un petit coin de papier, une façon d’annoncer qu’ici, il arrive parfois que les droits des enseignants soient légèrement grignotés : sachez que le vocabulaire des élèves ne manquera pas d’atteindre vos libertés fondamentales !
Les casiers alignés sont marqués du nom de leur propriétaire ainsi que de la matière qu’il dispense. Tables et chaises sont disposées dans un alignement parfait, signe du passage récent des dames d’ouvrage. Madame Pérot ne travaille pas au célèbre Henri-IV à Paris, mais pas dans une zone d’éducation prioritaire non plus, bien que le quartier du Vieux-Four ne soit pas très loin. Quelques gamins de ce lieu malfamé fréquentent le lycée. Il paraît que ce sont les meilleurs de ce quartier dont Gerson a hérité. Le professeur se demande bien ce qu’il doit rester dans leur établissement de secteur. Faut-il véritablement s’acharner à instruire des jeunes qui ne le souhaitent pas plus que de se casser une jambe ? Et nous arrivons au cœur du problème : faut-il les lui refiler en cours ?
L’enseignante songe que Jules Ferry a rendu l’école obligatoire et que les élèves l’ont rendue insupportable.
Dans un coin de la salle des profs, elle termine de corriger les devoirs de mathématiques de la classe de Seconde en option scientifique. Ils sont l’élite de la nation, destinés à faire quelque chose de leur cerveau et, accessoirement, à passer en Première scientifique.
Madame Pérot pense, corrige, s’ennuie, mais ne rêvasse pas. Elle ne rêve plus depuis longtemps !
Pourquoi Marlène souligne-t-elle trois fois son titre en rose et l’encadre-t-elle de deux petites fleurs violettes, alors qu’elle n’a jamais le temps de finir son examen ? Pour atténuer les souffrances du professeur qui le corrige.
Pourquoi Natacha écrit-elle que la courbe « tangue » vers l’infini ? Pour mettre un peu de poésie dans les mathématiques.
Pourquoi Gaëtan a-t-il appris à compter ? Pour surveiller sa montre et signaler la fin du cours.
Pourquoi ces élèves-là sont-ils incapables de résoudre une équation d’une telle simplicité ? Parce qu’ils ne sont pas à leur place.
Pourquoi madame Pérot s’efforce-t-elle de donner une réponse à tout ? Parce que son cynisme et ses répliques cinglantes sont les deux brassards qui l’empêchent de couler dans le profond océan d’ignorance où elle patauge.
Le faible niveau des copies la renvoie à la médiocrité de sa fonction. Ce qui est présenté comme le plus beau métier du monde est, pour elle, un échec professionnel. Plutôt que se l’avouer, madame Pérot préfère pester contre ses étudiants qui ne collent pas à l’image qu’elle s’était figuré de « petits Descartes » curieux d’apprendre. Les meilleurs de ses élèves ont un prénom et des notes ; les autres sont un nom sur une liste d’appel, des parasites perturbant son cours. De là à penser qu’ils ont une vie… Ces préoccupations sont à mille lieues de l’enseignante. Le professeur de mathématiques ne fait pas partie de ces femmes qui s’encombrent de scrupules. Elle n’est pas du genre à prendre en considération les états d’âme de ses élèves, ces jeunes gens si différents de ce qu’elle a été à leur âge. Véritable génie des mathématiques, elle aurait pu réinventer l’algèbre et trôner parmi les plus grands : Einstein, Curry, Pasteur. Mais elle est issue d’un milieu où l’on ne proposait que d’être institutrice ou secrétaire aux jeunes filles les plus brillantes.
Soudain, la cloche hurle son appel au labeur et, avec l’enthousiasme d’un mineur de fond dont la pause s’achève, elle range ses copies et se lève. Droite comme un I, dépassant son public de casiers ordonnés, elle se dirige vers la classe de Seconde 3. Elle a des copies à rendre.
Le regard désabusé de madame Pérot parcourt la classe. Il y a tant de choses qu’elle aurait pu faire, bien plus grandes que zigzaguer entre les sacs mal rangés de gamins impolis et sans talent. Tels des animaux pris dans un filet, ils attendent dans l’espoir d’être libérés, les yeux ronds, ou bien mi-clos pour ceux qui n’ont plus d’espoir.
Les notes vont tomber.
Elle cherche vainement dans leur regard vitreux une étincelle d’intelligence, qu’elle ne perçoit pas. Vraiment, aucun d’entre eux ne lui ressemble. Sans pitié, elle égrène la liste des élèves : un nom, une note et sa petite opinion personnelle…
— Manuela, 8,5. Toujours en quête du minimum. Seulement, cette fois, on est en dessous. Eh oui, quand on ne fait rien, ça ne tombe pas tout seul ! Jonathan, 12. Il y a une amélioration, il va falloir la maintenir. Natacha, sans surprise, 6. Rien retenu du cours, rien appris et rien compris. C’est ça le problème maintenant : on fait passer n’importe quel élève dans les meilleures filières et on se retrouve avec des gamins qui, en plus d’un niveau largement insuffisant, ignorent le sens du mot travail.
— Elle me le paiera, murmure Natacha à sa voisine.
À seize ans, elle fait partie des plus âgés de sa classe et n’est pas du genre à se laisser ridiculiser en public. Ce style de remarques, la moitié de la classe y a eu droit. Cependant, Natacha, elle, ne laissera pas passer. La vengeance est un plat qui se mange froid. Sa voisine Manuela, une très jolie Brésilienne, lui fait un clin d’œil qui signifie : « oui, tu auras ta revanche ». Elles se comprennent sans se parler.
— Gaëtan, 4. Je m’économise la fatigue de commenter. Mounir, 4,5. À la hauteur de mes espérances. Marlène, alors là, je ne sais plus quoi dire. Après votre amélioration du mois de janvier, vous revenez avec un devoir incohérent et fouillis au possible. 3 points. Et encore, j’ai dû les chercher. Tout est faux, même la date ; ça fait deux mois qu’on est en 2014 !
Marlène ne dit pas un mot, elle se contente de fixer sa copie avec rage.
— Élisa, 13. C’est un devoir correct. Adélaïde, 17. Comme quoi ce devoir était faisable !
— Surtout avec un père architecte, commente Marlène.
— N’ajoutez pas la mesquinerie à votre médiocrité, répond madame Pérot. Et prenez votre livre page 129, exercice cinq.
Adélaïde est toute rouge. Elle cherche son livre avec maladresse. Encore une remarque de Marlène ; tout le monde a ri. Son amie Élisa pose la main sur son épaule.
— Tu t’en fous de ce qu’elle dit, la rassure-t-elle.
Adélaïde ne s’en moque pas du tout, justement. Et, en plus, elle n’avait pas besoin que cette sorcière de Pérot prenne sa défense. Elle aurait aimé trouver toute seule quelque chose à répondre. Ou, au moins, elle aurait aimé que sa maudite peau de rousse ne vire pas pivoine, comme à chaque remarque. Sa timidité maladive la dévore ; elle voudrait pleurer. À presque quinze ans, pleurer en classe pour une petite remarque moqueuse… quelle honte !
— Manuela, vous me faites la correction de l’exercice.
La voix de madame Pérot interrompt les chuchotements. Manuela se dirige vers le tableau et les garçons du fond de la classe commencent à ricaner. Gaëtan laisse échapper un petit sifflement. L’allure de la jeune fille sème le trouble chez ses camarades mâles. Elle est peu vêtue : mini-jupes et mini-shorts se succèdent, en été comme en hiver. Elle aime être jugée sur ses apparences trompeuses. Manuela n’est pas un objet ; le désir est son jouet.
Évidemment, ce n’est pas du goût de tout le monde. Madame Pérot la fusille du regard à chaque cours. Elle lui sauterait bien à la gorge si l’Éducation nationale ne le lui interdisait pas. De toute façon, que ce soit la blonde Natacha ou la brune Manuela, elle ne supporte aucune de ces deux jolies demoiselles. Elles seraient sûrement moins mauvaises en maths si elles passaient dans leur cahier d’exercices la moitié du temps qu’elles consacrent à leur maquillage.
« Tous des maudits gosses gâtés », pense le professeur en se remémorant son enfance en banlieue marseillaise.
— Du calme ! menace-t-elle. Ou je vous mets dehors, Gaëtan !
Pourtant, ces élèves renferment des trésors. Ne le voit-elle pas ?
Ne voit-elle pas cette force qui fait courir Mounir des heures durant à travers les allées de son quartier ? Ce temps passé dans la salle de gymnastique vide, à répéter inlassablement les mêmes gestes, à soulever des poids dans un sens puis dans l’autre, alternant contraction et étirement de chacun des muscles de son anatomie. Si l’on additionne toutes les masses qu’il a portées, sans doute a-t-il déjà hissé l’équivalent du lycée entier. Et cette rage toujours plus forte de se surpasser, de transformer l’enfant qu’il était en l’homme qui naît sous ses yeux, elle ne la voit pas.
Pas plus qu’elle ne voit les mirettes d’Élisa, grandes ouvertes sur le monde, que la jeune fille scrute avec l’envie de le mordre et de le dévorer. Toute l’application de la demoiselle à sonder chacun des élèves qui l’entourent, à respirer l’odeur fraîche de la neige ou à classer toutes les musiques qu’elle entend, laisse madame Pérot indifférente. Elle ne sait pas qu’Élisa rêve de hip-hop marseillais. La même Marseille dans laquelle l’enseignante a grandi. La même ville – peut-être le même quartier – dans le même pays, mais pas dans le même monde.
Ces enfants sont du monde qui tourne et qui vit, pas de celui qui se souvient, où madame Pérot erre telle une morte-vivante.
Et Manuela, il est difficile de l’ignorer. Elle a ce petit truc qui horripile les vieilles dames aigries comme la pédagogue, cette sensualité à faire fondre les matières qu’elle effleure. Elle porte en elle le feu du carnaval de Rio, bien qu’elle n’y soit jamais allée. Sa peau brune est si veloutée qu’il est impossible de résister à l’envie de la toucher. Quand elle se déplace parmi les choses et les gens, ses gestes virevoltent autour d’elle et ses longs cils noirs battent au rythme de ses hanches.
Mais tout cela n’est ni quantifiable ni mesurable. Nous obtenons tout de même une moyenne de classe de 6,67 sur 20 pour un devoir qui était tout à fait réalisable. Elle a beau les fixer un à un, vraiment, madame Pérot ne voit rien à en tirer.
En début d’après-midi, la classe de Seconde 3 est en cours de français. Madame Rougère, elle, voit ses élèves autrement. Elle les appréhende par petits groupes. Il est bien connu que l’adolescent est un animal qui vit en meute.
Le professeur a vite compris que les classes d’option scientifique accordaient à sa matière un intérêt proportionnel à son coefficient dans le bulletin de notes. C’est-à-dire faible. Étant de nature optimiste, elle ne renonce pas à leur enseigner la langue française, usant de toutes les ruses dont elle sait faire preuve. Elle aime lancer des dé bats, pousser à l’expression, à la synthèse et à la réflexion. Petit bémol à cette motivation sans faille face à l’adversité : un cruel manque d’autorité. Souvent, le bruit de sa classe frôle la limite du nombre de décibels autorisés lors d’une soirée festive. Son incapacité à ramener le calme lui vaut une assez mauvaise réputation auprès de ses collègues. Principalement chez les mathématiciens, et plus particulièrement chez madame Pérot.
Profitant de l’un des rares moments de silence, occasionné par la lecture d’un chapitre quelconque, l’enseignante s’adonne à son activité favorite : balayer la classe des yeux en scrutant chaque petit groupe. Au premier rang, les deux petites filles modèles, Adelaïde et Élisa. Très sérieuses dans leurs études, un peu trop sages, elles ne semblent pas toujours à l’aise au milieu de cette classe agitée. À part les quelques mots et les brefs sourires qu’elles échangent parfois entre elles, elles écoutent sagement.
Au milieu se trouvent les starlettes, Marlène, Ambre et Juliette. Bonnes élèves, studieuses, bien qu’un peu trop pipelettes au goût des professeurs. Mauvaises langues pour leurs camarades. Certains les appellent Les Vipères. Il faut dire qu’elles sont assez dures avec leurs condisciples dont elles se moquent parfois avec cruauté.
Et, au fond – toujours au fond, bien sûr –, les jeunes du quartier du Vieux-Four. Ils restent ensemble, cultivant une image de gang, qui amuse beaucoup l’enseignante. Les trois garçons, Gaëtan, Mounir et Jonathan, possèdent un réservoir d’insultes prêtes à jaillir à n’importe quelle occasion. Même au moment de se saluer. De toute façon, personne ne relève plus ces expressions grossières qui ne heurtent la sensibilité que des oreilles extérieures. Ainsi « fils de chien », « crevard », « gros pédé » ou encore « vieille pute » ne sont pour ces jeunes gens que des interjections ponctuant leurs phrases. Madame Rougère se considère comme investie de la mission d’assainir le langage de ses élèves. En redonnant leur sens à ces mots-là, elle garde l’espoir de les faire disparaître de leur discours.
Jamais loin des trois garçons se trouvent les ambassadrices féminines du quartier du Vieux-Four : Natacha et Manuela. Issues de la même cité, elles usent des mêmes expressions. Le professeur de français reste perplexe devant le contraste qui existe entre la laideur de leur langage et la beauté de leurs traits. En effet, les deux jeunes filles, dans un style différent, dégagent quelque chose de fascinant.
— Ça va sonner ! crie Gaëtan, arrachant madame Rougère à ses pensées. Quatre, trois, deux, un…
La cloche stridente du lycée retentit.
— Ah ah ! Je vous nique tous ! Je suis super synchro avec le bahut ! clame-t-il avec triomphe.
— Mais ta gueule, cramé du cerveau ! On s’en tape de ta montre, lui répond Natacha.
L’échange de mots tendres se poursuit au milieu du vacarme des chaises, des tables et du troupeau qui quitte la salle. La rééducation verbale sera laborieuse… Le professeur de français regarde la pièce se vider. Ses élèves se dirigent déjà vers le cours suivant.
16 heures 30 : la sortie des cours. C’est l’effervescence devant le lycée.
Il paraît que c’est madame Pérot qui est dans l’ambulance. Élisa aimerait savoir ce qui se passe, mais Adélaïde la bouscule. Elle veut partir. Ce n’est pas le moment de croiser Marlène et ses amies, Les Vipères. Elle a eu sa dose pour aujourd’hui.
Sûres d’elle et moqueuses, Les Vipères ont vite pris leurs marques dans ce grand lycée. Elles se promènent toujours en bande, faisant du bruit et riant aux éclats. Leur seul passage suffit à mettre Adélaïde mal à l’aise.
— Allez viens, grogne-t-elle à Élisa. On va manquer le bus et j’ai froid !
— Attends, insiste son amie tout excitée. On ne sait même pas ce qui se passe !
Le bus approche et les deux jeunes filles font un sprint pour l’atteindre. Quand elle est assise, Élisa ronchonne, à bout de souffle :
— On aurait pu attendre un peu !…
— T’inquiète, on le saura demain. Ça doit être Natacha qui a crevé les yeux de madame Pérot ! Tu te rappelles du jour où elle a vidé la poubelle dans le bureau du prof de sport ?
Elles éclatent de rire. Élisa ajoute :
— Moi, c’est plutôt à Marlène que je crèverais bien les yeux. Elle est jalouse, méchante, prétentieuse, et je suis bien contente qu’elle se soit ramassée en maths. Toi, t’as cartonné. T’es trop forte !
— Arrête, Élisa…
De retour à la maison, la douceur du foyer familial la rassure. Ses boucles rousses retrouvent leur liberté, délivrée de leur gros bonnet. Sa longue silhouette frêle dévoile sa finesse, libérée de ses nombreuses épaisseurs de laine. Adélaïde est chez elle. Elle se débarrasse de son fardeau d’intello gourdasse et relève les yeux ; elle retrouve ses repères. Son père travaille dans son cabinet d’architecture juste à côté de la maison. Sa mère prépare une raclette. Adélaïde adore ça. Il fait chaud dans son logis. L’enfant chérie se prépare une immense tartine de choco et prend une brique de jus d’abricot pour monter réviser.
— Tu sais que je n’aime pas que tu manges dans la chambre, Adèle ! gronde sa mère.
— Ça va, j’ai plus cinq ans. Je nettoierai.
— Oui, mais la nourriture dans les chambres, ça attire les bêtes.
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