Pour tous ceux qui ont un rêve.
N’abandonnez jamais.
Tout est possible.
L. M.
Voilà comment je vois les choses :
Je suis le DJ star du club le plus branché de la ville, le Fever. Je me relaxe sur un immense canapé en velours rouge dans le carré VIP et je discute avec des potes en draguant des bombes atomiques. Mon nom de scène, c’est Lord.
À minuit, direction la cabine du DJ, une pièce immense, avec une fenêtre du sol au plafond qui surplombe un dancefloor énorme, de la taille d’un terrain de basket. La grande salle en dessous de moi ressemble à une caverne, sombre, vide et déprimante.
Je me mets à passer des disques, à envoyer du son et de la lumière dans tous les interstices vides. Ma musique enveloppe la pièce et des sourires se propagent sur des centaines de visages. La foule se balance en rythme et les danseurs hurlent pour marquer leur approbation à mesure que je les entraîne sur la piste, que je leur permets de se sentir plus légers, plus vivants ; je les aspire loin, toujours plus loin, de leurs problèmes personnels.
Personne au Fever n’échappe à mon emprise, j’ai le pouvoir absolu sur tous les clubbers, sur leurs moindres mouvements : sur chaque pas, chaque glissement, chaque tour ou demi-tour, chaque hochement de tête qu’ils exécutent sous les flashs des stroboscopes. Les basses vibrent et pulsent comme un cœur déchaîné qui exploserait de l’intérieur et se viderait en un flot continu anarchique. J’ai le pouvoir de gonfler les gens à bloc, de les détendre, de les faire tomber amoureux. À cet instant, c’est moi qui suis aux commandes, et je peux faire ce que je veux.
Tout à coup, une bagarre éclate dans un coin du club. L’attention de la foule se détourne et les curieux se déplacent sur le lieu de la baston, formant de petits attroupements autour des types qui se battent, tendant le cou pour mieux voir. Quelques videurs s’en mêlent et mettent les mecs dehors vite fait. Mais le flux d’énergie sur le dancefloor a disparu et l’ambiance est complètement retombée. C’est à moi de faire revenir les gens sur la piste.
Je mets un nouveau morceau, faisant disparaître les tensions au fur et à mesure que le son jaillit des enceintes, rebondit sur les murs et retentit puissamment. Je balance une grosse basse, un beat puissant qui remplit tous les espaces, double le tempo et qui s’abat violemment, faisant vibrer le sol quand les deux sons se mélangent en un mix hypnotique d’électro house.
Les gens dansent et applaudissent, fascinés par la beauté unique de mon mix, et la bagarre est déjà oubliée. Ouais ! Ça, c’est le genre de pouvoir qu’a un DJ.
Une serveuse sexy s’arrête et me sourit.
— Un verre, DJ Lord ? demande-t-elle avec un clin d’œil.
— Champagne, je réplique d’une voix profonde et assurée, en rendant le clin d’œil, très cool, mon casque autour du cou comme un collier précieux.
— Du Cristal, c’est ça ? Rien que le meilleur pour DJ Lord !
— Exact, j’acquiesce, le meilleur pour le meilleur.
Voilà comment je vois les choses quand je m’imagine en train de mixer au Fever.
Mais seulement dans mes rêves.
Dans la vraie vie, je ne me suis jamais approché de ce club plus près que le trottoir d’en face.
Six nuits par semaine, quand j’ai fini de servir et de faire la vaisselle au Spazio, je parcours les deux blocs qui me séparent du Fever et je m’assois sur le trottoir, de l’autre côté de la rue, en face de l’entrée, pour manger mon sandwich au thon sans croûte et boire une canette bien fraîche de root beer. Et j’observe avidement le moindre mouvement, le moindre détail ou la moindre activité qui me donnerait une idée de ce qui se passe à l’intérieur.
Je sais qu’il y a eu une bagarre ce soir, parce que j’étais présent quand les videurs – des géants en tee-shirts siglés FEVER – ont jailli de l’entrée et ont balancé dehors quatre mecs, la vingtaine environ. Les types se sont retrouvés au coin de la rue, et ont continué à se tabasser jusqu’à ce que les flics se pointent.
Je sais que le célèbre et sulfureux DJ Lord était aux platines ce soir parce que je l’ai vu sortir d’un taxi et s’engouffrer dans le club, une fille à chaque bras. Je n’ai aucune idée de ce qu’il aime boire. Le Cristal semblait approprié, puisque c’est cher et qu’il n’y a que les personnes importantes qui en boivent. Et, dans un club, personne n’est plus important que le DJ.
Je ne suis jamais entré au Fever : je ne suis pas assez vieux. Mais, être assis là, de l’autre côté de la rue, en face du club le plus chaud de la ville, suffit à alimenter mes rêves.
Dans cinq ans, j’irai au Fever et je verrai le vrai DJ Lord en action. Je verrai comment est la boîte à l’intérieur, en vrai.
Bon, mon rêve, ce n’est pas ça, quand même. Mon rêve, c’est d’amener mes disques au Fever et d’être payé pour passer mes mixes à moi en rythme.
Un jour, ce sera moi, là-haut, dans cette cabine, qui aurai le pouvoir de vous faire passer du bon temps.
Fini alors DJ Lord.
Il n’y en aura plus que pour DJ Marley.
Mixer dans un club, c’est mon rêve, mais ma réalité ressemble plus à ça : aller au lycée, rentrer à la maison, étudier, aller bosser, bosser, marcher jusqu’au Fever, rêver, rentrer à la maison, encore étudier, aller au lit, se lever. Et on recommence.
— Salut, M’man, je marmonne, encore endormi, en traversant le petit salon de notre appart pour aller à la cuisine.
Ma mère ne répond pas, elle ne le fait pratiquement jamais.
J’attrape les céréales dans le placard et, encore dans le gaz, je fouille dans le frigo avec des gestes machinaux à la recherche de lait.
Il n’y a pas de lait. Les seuls trucs qui restent sont un paquet de nuggets de poulet (format familial), un plat de haricots et de riz, la moitié d’une plaquette de beurre, et un pot de compote de pommes presque vide.
Je passe la tête dans le salon et je m’adresse aussi calmement et patiemment que possible à ma mère :
— M’man ? Où est passé le lait ?
Ma mère est affalée dans le canapé, à sa place habituelle. Immobile, elle fixe le poste de télévision, comme si elle ne m’avait pas entendu. Des cernes profonds marquent ses joues sous ses yeux marron vides. Elle a la peau sur les os, son teint est verdâtre, transparent et marbré de veines. À force de rester sur ce canapé sans se coiffer, ses cheveux, autrefois de magnifiques boucles épaisses d’un noir brillant, forment désormais une masse informe, tout emmêlée.
Ma mère est une pure junkie, autrement dit carrément accro à la dope, et camée jusqu’à l’os en plus. Le genre de toxico qui n’a pas de job et qui passe tout le temps où elle ne se shoote pas à essayer de trouver comment se faire son prochain fix. Et quand je parle de dope, je veux dire de la dure : brown sugar, blanche, junk, smack. Ou, comme le définirait un bon vieux dico, de l’héroïne.
Elle avait seulement quatorze ans quand elle est entrée à l’hôpital pour une prise de poids anormale. Verdict à la sortie : elle en était à son cinquième mois de grossesse. Bizarre qu’une personne puisse être enceinte de cinq mois sans s’en apercevoir, non ? Sauf quand tu connais ma mère.
Et comme elle avait la trouille de le dire à la sienne, M’man s’est enfuie de la maison de ses parents, les larmes aux yeux et moi bien au chaud dans son ventre. Son mec, Rodney Dylan (mon futur père), avait laissé tomber l’école l’année d’avant et vivait dans un studio HLM pourri quand elle a débarqué.
Quatre mois plus tard, mes parents et leur bande de potes avaient des tickets pour un de ces festivals de musique où les gens campent au bord d’une rivière pendant une semaine et regardent des groupes jouer. Cette fois-là, c’était en l’honneur de l’immense et regretté Bob Marley. Ma mère a commencé à avoir des contractions le premier jour du festival. Mais au lieu de se faire conduire à l’hôpital, comme toute personne sensée l’aurait fait, elle est restée.
Je suis né dans une tente de premiers secours à côté de la scène principale pendant une chanson pas très connue de Bob Marley, Johnny Was. Elle raconte l’histoire d’un gars qui se prend une balle perdue en pleine rue. Sa mère pleure sa mort et n’arrête pas de se demander pourquoi, et de crier que « Johnny était un bon gars qui n’avait jamais rien fait de mal ».
Ma propre mère devait gueuler, elle aussi, sa voix couverte par les cris de la foule. Et je suis arrivé. Marley Johnnywas Diego-Dylan, nouveau-né parmi les milliers de fans de Bob Marley, la musique me déchirant les tympans tandis que je poussais mes premiers cris en avalant à pleins poumons l’air saturé de cannabis.
J’ai grandi en rêvant de cette musique et d’une vie meilleure. Maintenant, à seize ans, je rêve toujours, plus que jamais. Je rêve que mon père est encore vivant. Que ma mère arrête la dope. Que je n’ai plus besoin de bosser à plein temps pour payer le loyer, les factures et la bouffe. Je rêve d’avoir zéro responsabilité dans la vie sauf celle d’être un ado. Je rêve que tout ça n’était qu’un mauvais rêve, justement, et que je trouve un lieu pour ma musique comme Bob Marley a dû, lui aussi, rêver d’en trouver un pour la sienne à l’époque.
— M’man, j’essaie encore. J’ai acheté plus de cinq litres de lait hier. Qui a tout bu ? Ton mec ?
Pas de réponse. Parfois, je me demande bien pourquoi je m’emmerde.
— Je dois me préparer pour aller à l’école, mais on pourrait en parler ce soir. S’il te plaît. D’accord ?
Elle change de chaîne – sa manière de me dire qu’elle a compris – et fixe de ses yeux injectés de sang un de ces talk-shows matinaux où des animateurs débattent de trucs sans intérêt pendant des heures.
Ma mère n’a pas toujours été toxico. Elle a commencé la drogue après la mort de mon père, il y a quatre ans. Au début, on était tous les deux super déprimés. Mais elle, avec sa dépression, en un an, elle a sombré dans l’alcoolisme. Puis, l’alcool a été remplacé par les antidouleurs. Et les antidouleurs, par l’héroïne. Elle se shoote depuis un an et demi maintenant. Parfois, j’ai l’impression de la regarder mourir à petit feu.
Je prends une douche rapide et je m’habille pour les cours avec un jean baggy de skate, un tee-shirt noir, une paire de baskets et une casquette Etnies. J’ai des casquettes Etnies en noir, blanc, rouge et gris foncé avec lesquelles je couvre mon crâne rasé de près. Et, aujourd’hui, j’ai envie de noir.
Je suis plutôt gaulé comme une allumette. Pas vraiment un corps d’athlète, c’est sûr. Mais j’ai grandi à fond cette année et je mesure presque un mètre quatre-vingt-dix. Ce qui plaît pas mal aux filles, j’avoue. J’ai toujours une tête de gamin, mais les filles craquent pour les mecs grands aux gueules d’anges, donc ça ne me dérange pas. Et j’ai hérité des gènes pas trop dégueu de mes parents. Être moitié Black, moitié Portoricain s’est révélé être un plus dernièrement : ce n’est pas souvent que tu vois ce genre de mélange, en fait.
Dans le bus, je pousse le volume de mon iPod à fond et je jette un œil sur les fiches que j’ai préparées pour la présentation sur Ernest Hemingway que je dois faire en cours de littérature aujourd’hui. Ça fait seulement un mois que l’année scolaire a commencé et j’en suis déjà à mon deuxième exposé. Je suis nul à l’oral. Et ma première présentation était pourrissime.
Mais ce n’est pas grave, parce que celle-là sera différente. Cette fois, je vais être cool, rester calme et concentré. La vie d’Hemingway, je vais la raconter les doigts dans le nez. Je regarde la première fiche sur laquelle j’ai écrit en grosses lettres capitales :
ERNEST HEMINGWAY
EST NÉ EN 1899
À CHICAGO, ILLINOIS
Hemingway.
1899.
Chicago.
Facile.
— Euh… alors… euh, Ernest Hemingway était originaire de Chicago. Enfin, j’veux dire que c’est là qu’il est né, en fait. Je sais pas trop combien de temps il y est resté, ni où il a vécu après dans sa jeunesse… Et, euh… c’est dans l’Illinois. Chicago, bien sûr, pas Hemingway. Enfin, il était aussi en Illinois, il est né là-bas, en tout cas. Euh. en. 1899.
Peut-être pas si facile que ça, finalement.
— Euh… et il a aussi été soldat. Pendant la première guerre mondiale. Oh, et… euh, la guerre civile espagnole aussi. Il y était. Les deux, en fait. Guerres, je veux dire.
— N’oublie pas de regarder ton public, Marley, le contact visuel., me rappelle madame Beckett en souriant gentiment.
Regarder la classe ? Elle plaisante ? Je suis trop occupé à la torturer, plutôt.
— En 1952, Hemingway a écrit un roman intitulé Le Vieil Homme et la mer, et… il a… euh… remporté le prix Pulitzer. Attendez, non. Non… euh… Si. Pulitzer. Le prix Pulitzer.
Au premier rang, Mélanie Jergens fait claquer son chewing-gum sans arrêt : le bruit éclate dans mes oreilles, des petits coups secs, super énervants. Elle le fait exprès, pour me déconcentrer. Comme Brittany Danes, qui, elle, fait exprès de pousser des gros soupirs bien lourdingues. Elles me lancent des petits sourires de pestes chaque fois que je pratique « le contact visuel ». C’est malpoli, mais bon, c’est comme ça qu’elles sont les Favos à l’école privée d’Ellington. Elles s’arrangent pour être systématiquement pestes avec ceux qui ne sont pas comme elles. J’essaie de fixer un point dans le vide, mais je finis toujours par revenir sur Mélanie ou Brittany. Impossible de faire autrement.
— Il a aussi eu le prix Nobel. Euh… c’était en 1954… C’est LE prix en littérature. Enfin, celui-là et le Pulitzer, les deux sont top. Des super prix, je veux dire. Euh… des super prix littéraires, en fait.
Richie Edwards, Jordan Max et Steve O’Neil ricanent silencieusement au fond de la classe. Enfin, ils font semblant d’être silencieux, alors qu’en fait, ils ne cherchent qu’une chose : être sûrs que j’ai bien vu qu’ils se foutent de ma gueule. Comme d’habitude, notre gentille prof de littérature, la vieille madame Beckett, ne remarque rien.
— Quand Hemingway est parti à Cuba…
J’ai la bouche sèche. Mon tee-shirt est trempé aux aisselles. Mon pied gauche me démange, je ne sais pas pourquoi. Je réessaie « le contact visuel », mais, cette fois, je tombe sur Lea Hall, direct. Elle m’ignore complètement. Elle est occupée à écrire dans un carnet rose. Sûrement un truc à propos d’un petit copain parfait dont elle est raide dingue. Un mec de rêve, super riche, plus âgé (bien sûr) et qui va dans une fac de rêve avec une spécialisation de rêve.
Je dois reconnaître que Lea est la plus jolie fille que j’ai jamais rencontrée. La plupart des mecs trouvent que Mélanie est plus sexy, mais c’est parce qu’ils ne savent pas de quoi ils parlent. Mélanie est un peu vulgaire. On la voit venir, avec ses petits hauts décolletés, ses mini-jupes et ses jeans slim.
Lea, elle, se couvre un peu plus, mais, sous ses fringues, tu devines quand même qu’elle est bien foutue, et je trouve ça plutôt excitant d’imaginer ce que je ne peux pas voir. Ses airs de fille de bonne famille, teint frais, yeux marron, toujours bon chic bon genre, me donnent bien plus envie de lui sauter dessus et de l’embrasser comme un malade que si elle s’habillait comme une pétasse. Elle ne porte pas des tonnes de maquillage, contrairement à la plupart des filles de l’école. Elle n’en a pas besoin.
Je jette un coup d’œil sur mes cartes et je la regarde à nouveau. Merde, je suis lourd, et, pourtant, elle ne semble jamais remarquer que je la fixe. Elle devrait sentir mes yeux brûlants comme des charbons ardents qui la transpercent. Ben, même pas ! Elle ne relève jamais la tête.
Je la regarde entortiller une mèche de cheveux blonds derrière son oreille et mordiller son crayon. J’adore quand elle fait ça, son truc avec la mèche derrière l’oreille. Je l’imagine assise, seule dans la classe, les cheveux qui volent au vent dans un mouvement ralenti trop sexy. Dans mes fantasmes, elle me fait un clin d’œil et m’envoie un lent baiser sensuel.
Juste à ce moment-là, Richie lâche un énorme rot, qui me ramène à la réalité en sursautant. Pris par surprise, je lâche mes fiches qui s’éparpillent sur le sol. Toute la classe éclate de rire. Jordan se penche au-dessus du bureau de Steve pour toper dans la main de Richie : un high five en règle.
— Messieurs, s’il vous plaît, intervient enfin madame Beckett.
Richie se balance sur sa chaise en se frottant le ventre avec un grand sourire satisfait. Je m’agenouille et ramasse mes cartes à la va-vite, j’en fais un tas et je me redresse alors que les derniers gloussements se font entendre. Ils m’ont complètement déconcentré. Comme si je n’étais pas assez nerveux comme ça. Mais c’est le comportement classique des Favos (les mecs, cette fois) populaires à Ellington. Ils sont pires que les filles.
Mon regard se pose sur cette étendue de visages, l’air mortellement ennuyés ; mes fiches sont toutes mélangées. Je déteste ce cours. Je déteste comme je me sens seul ici.
— En 1952, Ernest Hemingway a écrit ce roman, Le Vieil Homme et la mer et a… euh… remporté le prix Pulitzer.
— Hé ho ? Allô ?
C’est Ritchie qui crie.
—Tu nous l’as déjà dit !
Je lève les yeux et je chope Steve, l’index et le pouce en forme de L sur le front, en train d’articuler silencieusement : « Loser ».
Jordan, lui, se gratte le nez avec son majeur.
Quelle bande de connards ! Si j’étais encore dans mon ancien lycée, je le leur aurais balancé dans les dents en sortant de cours, mais, ces derniers temps, je ferme ma gueule. Surtout en littérature, vu que, dans cette classe avancée, je me coltine tous les pires bourges de Favos de seconde, ou presque, et qu’aucun ne vaut la peine qu’on lui rentre dedans. Je n’ai pas envie de perdre ma bourse d’études. Reste calme, Marley. Prends sur toi pour le moment.
— Bien, ton exposé, Marley ! me lance Richie en me tapant sur l’épaule.
Jordan, Steve, Jason Camp et lui se retournent pour me regarder et éclatent de rire en remontant le couloir. Je n’ai aucune envie de les suivre. Mais on a cours ensemble de l’autre côté du campus et il n’y a pas d’autre moyen de se rendre à la gym en cinq minutes. Je mets mon casque et je pousse le volume à fond, histoire de ne pas les entendre. Je fixe sans les voir leurs visages grimaçants et leurs bouches qui s’agitent à toute blinde. Je me concentre sur la mélodie dans mes oreilles. La musique m’aide toujours à m’en sortir quand je suis seul.
Je les suis à l’extérieur du bâtiment et là, je vois Charles « Chuckie » Wu et Reginald « Scuzz » Owens qui se dirigent vers nous. Ils s’approchent des Favos d’abord, et Scuzz va direct provoquer Richie, avec un petit coup de tête agressif à quelques centimètres de son visage. Richie répond en hochant la sienne rapidos et s’éloigne sans demander son reste. Il rejoint les trois autres et ils accélèrent le pas en direction des vestiaires. En observant la scène silencieuse qui se déroule sous mes yeux, je ne peux pas m’empêcher de sourire.
Scuzz s’approche de moi. On se serre la main. Je me tourne vers Chuckie pour lui faire un check. Je ne suis plus seul. Mes potes sont là, maintenant.
— Ta présentation a dû être sacrément merdique, me balance Scuzz cash alors qu’on se dirige vers les vestiaires.
— Comment tu sais ça ?
— Ben, d’abord ces petits merdeux-là, fait-il avec un geste du menton en leur direction, ces dégonflés de Favos, en parlaient en sortant du bâtiment en se fendant la gueule.
— Et puis, ajoute Chuckie, toutes tes présentations sont à chier.
Je hausse les épaules en guise de réponse. Il a raison. Elles sont à chier.
— En parlant de choses qui sont à chier…, dit Scuzz en haussant les sourcils.
— Gym, je termine pour lui. T’es bien content de jouer au football et de pas avoir à y aller, pas vrai ?
— Ça, c’est sûr !
— Tout le monde n’est pas une star comme toi avec un ballon de football entre les mains, Scuzzy, râle Chuckie.
Scuzzy s’esclaffe bruyamment et nous fait un dernier check avant qu’on entre dans les vestiaires :
— Heureusement pour moi !
J’entends encore son rire quand la porte se referme derrière nous.
Entrer dans les vestiaires du gymnase, c’est comme passer les portes de l’enfer. Quand j’imagine l’enfer, j’y vois toujours notre prof de gym, madame Tyler – cornes rouges sur le haut du crâne et longue queue effilée qui se balance de droite à gauche – nous accueillir avec un vieux ballon de basket dégonfié ou une raquette de badminton pourrie.
Bon, c’est un peu exagéré comme tableau, mais je ne peux pas m’en empêcher. Scuzzy a raison : la gym, ça craint. Pas seulement parce que je ne suis pas du genre sportif : c’est un fait. Pas parce que le matériel est naze non plus, vu qu’il ne l’est pas. On est quand même à Ellington, pas vrai ? Rien n’est jamais vieux ou dégonflé ici. Non, c’est le fait qu’on n’est pas capable d’apprendre à jouer à un seul sport d’équipe correctement qui fait de la gym une vaste blague.
— Hé, les Transplantés, ça baigne ? fait Chuckie à Will, KC, et Juan en les retrouvant devant nos casiers.
— Tout baigne ! Salut à vous, espèces de simili Transplantés ! nous répond Will.
Transplanté : étudiant issu d’un foyer à faibles revenus transféré au très célèbre, élitiste et réputé lycée d’Ellington, une école privée méga friquée, qui s’est finalement mise à la discrimination positive l’année dernière en intégrant trentetrois élèves boursiers à son millier d’étudiants.
Je ne me souviens plus lequel d’entre nous a trouvé ce nom. Peut-être bien Chuckie. Les autres à l’école utilisent plutôt l’appellation officielle : les Transferts ou Étudiants boursiers. Mais nous, on voulait un nom bien à nous, qui nous rappellerait constamment qui on est et d’où on vient.
Tu vois, si tu bénéficies d’une greffe d’organe, et que la greffe prend, ça peut te sauver la vie. Mais, le transplant, l’organe d’origine, quoi qu’il arrive, a toujours appartenu à quelqu’un d’autre. Aller à Ellington ne va peut-être pas nous sauver la vie « physiquement », mais ça pourrait sacrément changer la gueule de notre futur, ce qui, techniquement, revient au même. Même si Ellington ne nous appartient pas vraiment, pas comme un vrai transplant. C’est plutôt un prêt temporaire, disons ; un emprunt qu’on fait aux gamins privilégiés qui vivent dans des baraques avec tous ces trucs : des cheminées, des jardins et des machines à laver dans lesquelles t’as même pas besoin de mettre de pièces. On s’appelle les Transplantés entre nous pour ne pas oublier que, dès que la cloche a sonné, on rentre tous dans nos ghettos pourris.
Favos : c’est le nom qu’on a trouvé pour les étudiants les plus populaires d’Ellington. On les appelle les Favos parce qu’ils sont favorisés. Ils ont tout et plus encore, et ils se croient supérieurs à tout le monde. Mais on n’utilise ce surnom qu’entre nous. On ne le ferait pas devant eux. On a un minimum de respect, nous.
— Alors, ton speech, Marley ? Ça a été comment ? demande Will.
— Pas terrible, je réponds en ouvrant mon casier et en balançant ma casquette sur l’étagère.
J’enlève mon tee-shirt, et j’enfile le maillot de sport réversible bleu et jaune et mon short de gym. Je mets le maillot côté jaune. On joue au soccer cette semaine et je suis dans l’équipe des jaunes.
— Richie et les autres l’ont cherché, explique Chuckie. Pas vrai, Mar ?
Je hoche la tête :
— Je comprends pas pourquoi ils font ça.
— Ils font ça parce qu’ils se croient supérieurs à tout le monde, dit Juan. Des mecs comme Richie nous cherchent parce qu’ils veulent nous rabaisser en permanence. Surtout toi, vu que t’es le seul Transplanté dans ce cours.
— J’t’assure, mec, dit KC, ce Richie Edwards, ça fait bien longtemps qu’on aurait dû lui botter son sale cul de Favos.
— Richie Edwards…, répète Will en remuant vigoureusement la tête comme s’il pouvait simplement le faire disparaître en la secouant suffisamment fort. D’ailleurs, comment tu peux oser appeler ton gamin Richie quand tu es riche à crever ?
— Son prénom, c’est même pas Richard, insiste Juan. C’est Rich. Y a des mecs riches qui ont vraiment appelé leur gamin Rich. Putain, qui est assez con pour faire ça ?
— Comme si ma mère m’avait appelé Pauv’, dit Will.
Tout le monde éclate de rire et Chuckie passe son bras autour des épaules de Will en lui disant :
— Allez, viens, Pauv’. Sortons d’ici et allons voir si tu es meilleur gardien que Will.
On sort du vestiaire en traînant les pieds et on va sur le terrain pour une partie d’un truc qui ressemble vaguement à du soccer, mais qu’on ne peut pas décemment appeler comme ça. Notre match ne ressemble pas à grand-chose, en fait. On tape dans la balle dans tous les sens, sans objectif ni technique. C’est le problème de ce cours de gym. On touche à tout, mais on n’apprend jamais rien vraiment.
Par contre, j’adore avoir gym dehors, dans les bois. Je fixe le soleil qui brille paresseusement sur chaque brin d’herbe du terrain. Il réchauffe le bâtiment derrière nous et me permet de passer en mode rêverie éveillée. La musique dans ma tête colle parfaitement avec l’ambiance, le soleil, les arbres, l’herbe. C’est une mélodie entraînante avec une touche de mélancolie, mais tellement vraie. Je repense aux gens que j’ai vus hier à l’extérieur du Fever et j’essaie de m’imaginer en train de mixer pour eux : je me demande s’ils accrocheraient au set que je suis en train de créer.
Si je devais décrire le Fever en un mot, ce serait irréel. Quand tu t’approches du club, tu as l’impression d’entrer dans une autre dimension. Il y a un énorme skytracer les vendredis et samedis soir, comme pour une première de ciné ou un truc dans le genre. On voit de très loin les faisceaux lumineux blancs du projecteur balayer le ciel, et les spots multicolores qui ornent la façade extérieure du bâtiment baignent la foule de reflets bleus, rouges, jaunes et verts. C’est assez magique, la manière dont le club est illuminé, et ça donne à tout le monde un côté super glamour.
Un son perçant me vrille les tympans : madame Tyler siffle comme une folle. Je me demande bien pourquoi.
Le cours est presque fini et aucun des deux camps n’a marqué. Je vois K.C. et Richie se battre pour envoyer la balle dans des directions opposées alors qu’ils sont dans la même équipe. Je laisse mes pensées revenir au Fever en me demandant quand ce sera mon tour de passer les cordons de sécurité rouges pour faire danser les clients au son de mes mixes.
Je me prends à souhaiter de ne plus devoir travailler jusqu’à l’épuisement tous les jours après les cours pour gagner juste ce qu’il faut pour garder un toit sur nos têtes, à M’man et à moi. Je m’imagine être payé pour plonger mes mains toute la nuit dans des bacs à disques plutôt que dans l’eau bouillante pleine de vaisselle sale comme aujourd’hui. Je me vois être un de ces VIP qui ne font pas la queue au Fever et entrent directement en passant devant tout le monde, au lieu d’être un de ces mecs qui nettoient derrière les VIP. Je rêve que je suis quelqu’un d’autre.
— S’lut, M’man, je crie en passant la porte de l’appart de retour de l’école.
Je file dans la cuisine, je balance mon sac à dos par terre et je sors des restes du frigo pour préparer le dîner. La plupart des soirs, je mange un truc au Spazio avant de commencer mon service, ça m’économise du fric, mais je dois préparer un repas correct pour ma mère une fois par jour. Si je ne lui cuisine rien, elle ne mange pas. C’est comme si elle oubliait.
Le plat de haricots et de riz est toujours là où je l’ai laissé dans le réfrigérateur. Et, en dehors du reste de beurre et du fond de bocal de compote, le frigo est vide. Je passe la tête dans le salon.
— M’man, qu’est devenu le paquet de nuggets que j’ai acheté il y a quelques jours ? je dis par la porte entrebâillée. Il était là quand je suis parti à l’école ce matin.
Ma mère fait comme si elle n’entendait pas.
— M’man, j’ai besoin d’un coup de main, là.
— Frederick, ânonne-t-elle sans jamais quitter l’écran des yeux. Frederick a mangé le poulet.
— Merde, M’man, y avait l’équivalent d’un paquet familial là-dedans.
— Il était vraiment mort de faim, explique-t-elle.
— Il était vraiment défoncé, je corrige. Il est toujours défoncé. À cause de lui, j’ai que des haricots et du riz à te réchauffer pour le dîner. Et pas de lait.
Je retourne dans la cuisine et j’allume le four pour réchauffer le plat. Frederick… Allez comprendre ! Il y a eu un paquet de types qui sont passés depuis qu’elle a commencé à se droguer – des soi-disant petits copains. En fait, c’est des junkies qui traînent à l’appart, sortent plus ou moins avec elle, et, en échange, l’aident à se procurer sa came et à se shooter.
Ça me tue de les laisser rester à l’appart. Ça me tue de les laisser passer la porte, même. Mais si je ne le fais pas, ils traînent dans les rues toute la nuit et se défoncent dans des trous à rats de toxicos. Du coup, ma mère les suit, et ça, c’est hors de question.
Frederick est le dernier loser en date que se tape ma mère et c’est le plus gros loser que je connaisse. C’est dire !
Mais la bonne nouvelle, c’est que ça fait près d’un mois qu’il traîne ici : donc il a presque fait son temps. Aucun mec de M’man ne dure plus d’un mois.
— Dis à Frederick qu’il doit acheter sa bouffe à partir de maintenant et qu’il arrête de manger la nôtre, je dis à ma mère en passant dans le salon pour aller à la salle de bains.
Mais elle m’ignore.
Je prends une douche : trois minutes. C’est le max ici avant que l’eau ne devienne froide. Mais ça me suffit. Ces trois minutes, seul, sous le jet brûlant sont une véritable thérapie. C’est comme si l’eau chaude sur mon visage me nettoyait de tous mes problèmes, comme si elle les chassait directement dans l’évacuation avec la crasse.
Vers 18 heures 30, le repas de ma mère est prêt et moi aussi. On est vendredi soir et j’ai un truc prévu avec mes potes. Le seul « jour off » que j’ai normalement, c’est le mardi soir. Donc, habituellement je bosse les vendredis et samedis soir. Mais, une fois par mois, j’échange avec mon pote Julio, ce qui me permet de profiter d’une soirée en week-end.
Mon rythme cardiaque s’accélère à l’idée de me tirer d’ici et d’être libre pour la nuit. Pas de responsabilités. Pas de cuisine ni de ménage. Ne m’occuper de personne, sauf de moi. Le coup de klaxon caractéristique de la bagnole de mes potes retentit dans la rue juste quelques minutes avant 19 heures. J’attrape mon blouson et je ferme la porte de ma chambre.
— Je sors pour la soirée, M’man.
Les yeux injectés de sang de ma mère ne quittent pas l’écran. Je m’en fous qu’elle ne réponde pas. À partir de maintenant, je suis officiellement un ado pour le reste de la nuit.
— Marley, Mar ! Ça baigne, mec ?
— Ça baigne.
Je hoche la tête en me glissant côté passager de la Buick de Scuzz.
Je m’enfonce dans le siège et je lâche un énorme soupir que j’ai retenu, sans mentir, depuis que je suis rentré de l’école. L’appart, là-haut, c’est là que je vis, sûr, mais c’est ici que je me sens comme à la maison : c’est là que je suis supposé être, non ? Assis sur la banquette en cuir brun tout usé d’une vieille bagnole, enveloppé dans une pénombre rassurante et une fumée tellement épaisse qu’on dirait un brouillard, plongé dans une musique tellement forte que la caisse vibre à chaque beat. Je me sens tellement vivant làdedans. Même si je suis obligé de descendre la fenêtre pour faire entrer un peu d’air frais.
— Tiens, tiens, notre éminent conférencier, annonce Chuckie en se penchant depuis le siège arrière, en souriant de toutes ses dents et en me tapant sur l’épaule en rythme. Ces présentations vont faire plonger ta moyenne, Mar. Pas de A en vue pour toi.
Je hausse les épaules comme si j’en avais rien à faire de mes notes, ce qui n’est pas vrai. En fait, c’est super important pour moi. Et le fait que Chuckie me chambre sur mes notes, c’est juste pour me rappeler qu’au pire, j’aurai un B en littérature avancée. Les trucs pas graves dans la vie, je ne veux pas me prendre la tête avec, et même si je crève d’envie d’avoir que des A, choper un B, c’est vraiment loin d’être grave.
— Ça va aller, Mar, dit Scuzz. Tu vois, je crois que si Ellington est faite pour nous, alors elle est pour nous. Sinon, tant pis. L’école, c’est pas la vie.
Il donne un grand coup de volant à gauche et les pneus crissent tandis que la voiture s’enfonce dans la nuit qui nous attend.
Scuzz et Chuckie sont mes meilleurs potes, vraiment. C’est plus des frères, en fait. Je me ferais tuer pour eux, sans hésiter, et j’ai l’impression de les avoir toujours connus. On a grandi dans la même cité jusqu’à ce que ma famille déménage dans un deux-pièces juste quelques blocs plus bas quand j’ai eu dix ans, et que Chuckie, lui, s’échappe un peu plus loin, il y a deux ans.
On est allés dans les mêmes écoles et dans les mêmes classes pratiquement toute notre vie. C’est carrément incroyable que Chuckie, Scuzz et moi, on ait été choisis tous les trois pour faire partie du premier groupe d’élèves boursiers à aller dans cette école privée.
Chuckie a gagné sa bourse haut la main : c’est un véritable petit génie, sans discussion possible.
Scuzz a remporté la première des huit bourses réservées aux sportifs en régnant en maître sur tous les sports à Morris Peak : c’était la star de notre ancienne école, un athlète accompli quelle que soit la discipline.
Et moi, j’ai bien ramé pour obtenir la mienne : j’ai étudié comme un malade pour la décrocher.
Maintenant, on va tous dans cette méga école privée et on se démerde pas trop mal, chacun à notre façon. Pour la première fois de ma vie, j’ai l’impression qu’on va peut-être pouvoir avoir, tous les trois, un vrai futur.
— Alors, Marley, t’es prêt pour la soirée chez Jen ?
— Je suis prêt à mixer, je réponds à Chuckie en haussant les épaules.
— Ouais, ça va être cool, ça, toi aux platines, mais ce que je veux savoir c’est si t’es prêt pour Jen, tu vois ? Parce que tu sais qu’elle va te chauffer dès que tu vas arriver.
Un sourire s’étire lentement sur le visage de Scuzz :
— Elle te kiffe grave, Mar.
Je hoche la tête en guise de réponse. Jennifer ressent pour moi à peu près ce que je ressens pour Lea Hall. La seule différence, c’est que Jen est du genre lourdingue, à te le balancer à la figure, sans arrêt. Du coup, pas évident de traîner avec elle plus d’une heure ou deux.
Mais pas ce soir.
Ce soir, c’est moi le DJ.
Ce soir, Jen peut bien me chauffer toute la nuit si ça lui chante, je m’en tape.
Je pensais qu’on allait direct chez elle, mais au lieu d’aller vers le sud, là où habite Jen, Scuzz prend l’autoroute du nord.
— Tu veux faire un tour chez Taco Bell ? je demande.
— Nan, mec, me fait Scuzz, juste choper un MacDegueu en vitesse. On pourra aller « faire une virée de l’autre côté de la frontière1 » après la soirée, si tu veux.
— Ça marche, je réponds en hochant la tête.
On prend la sortie suivante, là où se trouve le drive-in.
Chuckie se lance dans la plus bruyante et la plus minable des imitations de beatbox que j’ai jamais entendue. Les lèvres pincées, il imite un énorme bruit de pet suivi d’une inspiration et d’une expiration trop exagérées qui donnent un truc du genre « pout paa, pout paa, pout paa ».
Scuzz s’y met aussi, avec sa version perso, consistant en un long pet sonore bien grave, suivi de deux plus courts et plus aigus, le second avec une intonation interrogative. C’est le genre de conneries qu’ils font quand ils se font chier.
Je ne les écoute pas. Je me concentre sur la scène dehors et les autres voitures devant nous, et sur le fait que je n’aurai pas à servir, ni à débarrasser, ni à nettoyer de tables ce soir. Pas de vaisselle non plus. Aucun verre à remplir, aucune botte à lécher.
C’est une scène typique entre nous trois : Scuzz et Chuckie qui font un concours à qui sera le plus débile, pendant que moi je fais celui que ça n’intéresse pas, toutes leurs conneries. C’est mon rôle, je suis censé être le « calme » de la bande.
Chuckie, lui, c’est un vrai psychopathe. Il est toujours fourré dans des plans un peu foireux et, si tu traînes trop longtemps avec lui, tu finis par t’y retrouver aussi. C’est le seul Chinois que je connais qui mesure plus d’un mètre quatrevingts, avec des cheveux noir de jais longs jusqu’aux épaules, toujours un mauvais sourire aux lèvres. Et c’est le seul de l’école à porter un bouc.
Les filles sont folles de lui. Il les fait rire. Et, va savoir pourquoi, elles pensent que, s’il est drôle, il doit être gentil. Dommage qu’il n’arrive pas à être drôle plus de quelques minutes avant de commencer à débiter des conneries. Il est trop barge, trop vulgaire et il est totalement incapable de prendre quoi que ce soit au sérieux suffisamment longtemps pour réussir à tenir un rendez-vous complet avec une nana sans lui taper sur les nerfs. La seule chose qu’il prenne très au sérieux, c’est le lycée. Chuckie est un pur génie et il n’a rien à envier aux Favos de terminale qui se vantent dans les couloirs d’avoir leur lettre d’admission à Harvard.
Scuzz non plus n’a rien à envier aux Favos. Parce que leurs parents à eux vont raquer un max pour pouvoir les envoyer dans des écoles comme Stanford et Princeton alors que Scuzz, lui, ira gratis. Ouaip, d’ici un an et demi, toutes les universités dans lesquelles il va postuler lui offriront une bourse pour la totalité de son cursus, et y en a même d’autres qui viendront faire la queue pour le convaincre de s’inscrire chez eux.
Chuckie, son surnom, c’est « le comédien » et Scuzz, « l’Athlète », avec un grand A. Football, basket, athlé, ski, snowboard, surf, rugby, water-polo, tennis, soccer, bowling, golf… sur terre, mer, air, rien ne lui résiste. Il n’y a pas de sport qu’il ne maîtrise pas ou ne pourrait pas maîtriser s’il le voulait. Scuzz est bien gâté par la nature et, en plus d’être un sportif accompli, il est loin d’être con. Sans compter qu’il se démerde aussi plutôt bien avec les filles. Chanceux de naissance et de l’or dans les doigts : sacrée combinaison !
Comme Chuckie, Scuzz donne parfois l’impression d’être superficiel, mais c’est une façade : en fait, c’est un mec profond. Ce sont les meilleurs potes qu’on peut décemment rêver d’avoir, et j’ai bien de la chance. Sans eux, je ne serais pas allé à Ellington. En fait, sans Chuckie et Scuzz, je n’en serais pas là où j’en suis maintenant.
— Ouais, euh… donnez-moi un menu Extra Large avec un burger et un soda, deux double cheese et une grande frite en plus, braille Scuzz dans le haut-parleur du drive-in. Ah, et un sundae caramel, aussi.
— Autre chose ? répond une voix étouffée dans le haut-parleur.
Scuzz jette un regard à Chuckie puis à moi, comme s’il venait de se souvenir qu’on était dans la voiture avec lui.
— Ah ouais, les gars vous voulez quelque chose ou pas ?
Chuckie se penche par-dessus Scuzz et hurle par la fenêtre :
— Moi ce sera une grande frite, un milk-shake vanille et ton numéro, chérie. Tu veux quelque chose, Mar ?
— Coca, je réponds, vu que ce fast-food n’a pas de root beer.
— Et un Coca pour mon pote. T’as pas une copine pour lui aussi ? J’parie qu’si. Tu finis à quelle heure, ma poule ?
Scuzz remonte le volume de la musique à fond et fait avancer la voiture de quelques dizaines de centimètres avant même que Chuckie ait fini.
— Hey ! gueule Chuckie. J’essaie d’emballer et toi tu te tires.
— Je veux ma bouffe. Je vais pas attendre là que tu tchatches une nana que t’as même pas vue.
Chuckie montre du doigt la file devant nous : quatre bagnoles.
— C’est pas comme si on pouvait aller bien loin !
— Tu veux voir ? demande Scuzz en regardant autour de lui bizarrement.
Il continue de faire avancer la Buick centimètre par centimètre.
— Pas bien loin, marmonne-t-il en faisant tressauter la voiture. Tu veux parier ?
Les yeux de Chuckie s’élargissent à mesure que Scuzz s’approche du véhicule devant nous.
— Scuzzy !
Scuzz fonce dans la bagnole devant et la fait avancer d’au moins cinquante centimètres.
— Oups ! exulte-t-il en arborant son plus beau sourire satisfait.
— Tu devrais aller voir, rajoute Chuckie. Tu as peut-être fait des dégâts.
Mais ils sont tous les deux morts de rire, déjà repartis à renchérir en mode conneries. Le conducteur de la voiture de devant a jeté un œil à Scuzz dans son rétro et a apparemment décidé qu’il serait plus judicieux de rester tranquille dans sa bagnole plutôt que de sortir et de se friter avec un ado d’un mètre quatre-vingt-quinze, cent dix kilos, Black au crâne rasé et à l’air louche. Scuzz lui fonce dedans « accidentellement » encore deux fois avant qu’on récupère notre commande.
— En parlant de filles à gros seins, dit Chuckie, la bouche pleine, alors qu’on rejoint la route principale.
Sauf que personne n’a parlé de filles, de seins ou de quoi que ce soit d’autre en dehors de « où sont mes frites ? », « passe-moi mon verre » et « où est-ce qu’ils ont mis la sauce piquante ? ».
On se tourne, Scuzz et moi, pour suivre le regard de Chuckie de l’autre côté de la rue et ils commencent tous les deux à siffler et débiter des conneries aux trois filles qui marchent sur le trottoir, en essayant d’attirer leur attention.
Pas moi. Je suis dans mon monde, celui où il y a Lea. Je me demande si elle est aussi en route pour une soirée, avec quels amis elle est et, surtout, comment elle fait pour ne pas voir que je bave devant elle comme un idiot en cours de littérature, même quand je fais un foutu speech devant toute la classe. Je me demande si, comme je l’entends dire à l’école, elle est plus sympa que ses copines Favos. J’espère vraiment. Je me pose toujours des questions à propos de cette fille. Je sais que je dois arrêter de me torturer en pensant à elle. Mais il n’y a rien à faire, plus j’essaie, moins j’y arrive.
1 Slogan de la chaîne de fast food Taco Bell.
Finalement, la soirée chez Jennifer Prior est super sympa, pas trop déjantée, juste notre groupe de potes habituel plus tous ceux ramenés en route pour faire la fête.
— Les filles, nous voici ! commence Scuzz, à peine a-t-il passé la porte.
— Les trois seuls mecs toujours à votre service, satisfaites ou remboursées, termine Chuckie.
Tout le monde se met à pousser des hurlements de bienvenue. Jennifer nous rejoint et nous embrasse tous les trois. Elle s’attarde quand c’est mon tour, et me prend le bras pour une visite guidée de son appart, dont je me serais bien passé.
Jennifer est une des deux seules nanas blanches qui fait partie de notre bande de Transplantés en seconde. Elle est super grande pour une fille, baraquée, toute en muscles mais elle réussit quand même à plaire aux mecs. Comme c’est aussi une sportive de haut niveau, une star dans l’école et qu’elle est jolie et Blanche, elle pourrait facilement être amie avec les élèves « normaux » d’Ellington, mais elle reste fidèle à son groupe de Transplantés. Et je la kiffe trop pour ça. Mais je la kiffe juste comme une pote, c’est tout, pas plus.
— Alors, comment ça va, Mar ? me demande-t-elle en me montrant le coin cuisine-salon-salle à manger.
Ce qu’elle me demande, en réalité, c’est « quelles sont mes chances de sortir avec toi ce soir ? »
— Ça va, je réponds.
Ce qui est censé vouloir dire « aucune ».
Elle m’emmène jusqu’à la chambre qu’elle partage avec ses sœurs et s’arrête devant la porte, en me regardant avec espoir.
— Jen… je dis en espérant que le ton de ma voix et mon regard suffiront.
Mais Jennifer ne laisse jamais rien tomber si facilement.
— Ciné vendredi prochain, ça te dit ?
Je me dandine d’un pied sur l’autre et je baisse un peu la visière de ma casquette – si seulement je pouvais me cacher derrière et disparaître.
— Je peux pas.
— Pourquoi ?
— Je bosse.
Elle allume la lumière, entre dans la chambre et se laisse tomber sur le lit.
— Un soir où tu bosses pas, alors ?
— Jen…
Elle fronce les sourcils.
—