Helen Keller, auteur et activiste (1880-1968).
Je parviens à saisir le serpent, non sans me tordre le pied et tomber à la renverse, les fesses dans le ruisseau. Lorsque je me relève, une douleur lancinante irradie ma cheville. Je prends une longue et profonde inspiration yogique – Ujjayi, la respiration de l’Océan – pour rester calme. Ancrée. Forte.
À cloche-pied, avec dans une main le reptile qui se tortille, je me hisse sur un gros rocher. Pendant que j’enlève mon sac à dos, le serpent me tire la langue à plusieurs reprises. Il doit penser que je suis folle. Il y a pire. Mieux vaut être folle que mollassonne. Ou que timide, voire docile, ou ennuyeuse.
De mon sac, je sors le pot en verre que j’ai apporté pour le serpent.
— Tes quartiers temporaires.
Il rampe à l’intérieur du bocal et se love au fond. Après avoir ajusté le couvercle ventilé, je soulève le récipient pour mieux observer l’animal : un noir velouté, des lignes jaunes qui courent le long de son dos. Couleuvre rayée ou couleuvre ruban ? Je renifle le bocal. Il dégage une odeur un peu âcre, mais pas insupportable. Probablement une couleuvre ruban.
— En tout cas, tu es magnifique.
Je dépose le bocal.
Maintenant, trouver de l’aide. J’ouvre mon téléphone portable. Il ne s’allume pas. Évidemment, j’ai oublié de le recharger.
Les flashs de douleur réapparaissent dès que je transfère mon poids sur l’autre jambe. Ma cheville est déjà enflée et m’élance. Délicatement, je plonge mon pied dans le ruisseau pour que la fraîcheur de l’eau atténue le gonflement.
Le serpent, perplexe, m’observe.
J’ouvre mon sac à dos et en tire mon carnet de croquis, une boîte de crayons de couleur et une gourde d’eau filtrée. Ah ! J’ai trouvé : la trousse de secours prévue par Martha. Un point pour Martha et pour toutes les mamans du monde. Une plaquette d’Ibuprofène, super ! J’avale deux comprimés avec une gorgée d’eau et je farfouille dans le reste du kit de secours : des pansements, un bandage, un sifflet, des allumettes waterproof et un miroir. J’ai aussi les deux barres de céréales maison et le pot de raisins secs et de cacahouètes que j’ai emportés : au moins, je ne risque pas de mourir de faim. En rade, blessée, mais je peux gérer. Pas de panique. Pas d’inquiétude. Cette fille est différente.
J’enroule la bande élastique autour de ma cheville et je la replonge dans l’eau, où flottent des feuilles d’érable pourpres aux extrémités recroquevillées mouchetées de brun. Elles tournoient paresseusement dans le remous qui s’est formé autour de mon pied. Moi aussi, je ferais bien de ralentir un peu : Martha ne réalisera pas que je suis blessée avant un bon bout de temps. Après son boulot chez Walmart, elle passera sans doute à la coopérative bio et à la bibliothèque, et Dieu sait encore où… En plus, ça va lui prendre des plombes pour arriver jusqu’ici. Donc, à supposer qu’elle rentre tôt, et qu’elle remarque mon mot (et qu’elle ne s’imagine pas que je suis dans la grange ou en train de faire du yoga), je suis coincée ici au moins jusqu’à la tombée de la nuit. Au minimum.
Et, d’après la position du soleil, je dirais qu’il n’est pas encore midi. Ce qui me laisse huit ou neuf heures à attendre, ou pour éventuellement avoir une idée de génie. Juste moi et mon nouvel ami Ruban.
*
Quelques heures plus tard, toujours sans aucune stratégie pour me sortir de là, je pose mon crayon et compare mes croquis avec l’original dans son bocal. Il faudrait que je le libère, mais j’apprécie sa compagnie. Je passe mes doigts sur la surface en verre poli en soupirant. Je devrais essayer de lui dénicher un ver ou un criquet savoureux…
Hé ! Des voix en provenance des bois !
Une branche craque. Les bruits se rapprochent. J’arrive à distinguer une voix masculine, et quelques mots : école, magasin, cours. Combien sont-ils ? Deux, peut-être trois ?
— Ohé ! Y a quelqu’un ? je crie.
Les voix se taisent. Plus un bruit.
— Je suis en bas, dans le ruisseau ! dis-je en examinant ma cheville douloureuse. En fait, je suis plutôt dans la merde jusqu’au cou !
Les voix reprennent, calmes et basses, comme si elles se concertaient sur la conduite à tenir. Des branches bougent, des feuilles bruissent. Un garçon d’à peu près mon âge, vêtu d’un short cargo et de chaussures de randonnée, surgit des bois. Je l’ai déjà vu en ville – une fois à la bibliothèque et sinon au café. Impossible de le rater. Il est super beau. Genre Kumar dans Harold et Kumar chassent le burger, mais en plus mince et plus craquant encore. Ses cheveux sont d’un noir de jais, ses yeux brun profond.
Je rougis jusqu’aux oreilles.
— Salut, dit-il.
Les franges de son short effiloché effleurent ses jambes quand il bouge. Ses chaussures de randonnée en cuir sont éraflées, usées, couvertes d’auréoles.
— Salut, je réponds.
Pas question de passer pour une demoiselle en détresse. Même si, techniquement, avec ma cheville en vrac et mon téléphone portable hors service, j’en ai tout l’air. Mais où est l’autre personne dont j’entendais la voix, ou les autres ? Comme par un fait exprès, juste à ce moment-là, quelqu’un sort des bois en trébuchant.
Kumar se retourne pour rattraper un enchevêtrement de bras et de jambes. Les pattes folles se stabilisent, et se déplient, révélant une très jolie fille. Elle aussi, je l’ai déjà vue dans le coin.
— Salut, fais-je, avec un petit signe de la main. Moi, c’est Évie.
Mon cœur bat à tout rompre.
— Salut ! répond-elle.
La fille, tout en cils, est maquillée jusqu’aux ongles, et porte une petite robe d’été et des tongs. Pas top pratique pour une randonnée, mais qui suis-je pour juger ? Après tout, je suis pieds nus. Elle est petite, menue, garçonne : Audrey Hepburn dans Diamants sur canapé, sauf que son teint est plus foncé, d’un caramel soyeux. Indienne peut-être, ou Latino ?
— Ça va ? fait-elle en tripotant ses cheveux courts très noirs, comme si elle voulait les ébouriffer.
— Je me suis fait mal à la cheville. Impossible de tenir debout, et personne ne sait vraiment que je suis ici.
Kumar jette un coup d’œil à la ronde. Qu’est-ce qu’il cherche ? Y a quelqu’un d’autre avec eux ?
Audrey Hepburn me demande :
— Et t’es venue jusqu’ici toute seule ?
Alors, je réalise qu’elle dit tout haut ce que Kumar pense tout bas. Elle le fait sur un ton qui laisse entendre que c’est inimaginable, genre « Tu sors d’où, tu viens de Mars, ou quoi ? »
Je hausse les épaules.
— J’habite juste huit kilomètres plus bas.
— Tu vis ici ? demande le garçon.
Ils échangent alors un regard. La fille pose un poing sur sa hanche en me disant :
— Tu viens juste d’emménager, ou quoi ?
Je sais ce qu’ils sont en train de se dire. Dans notre ville, il n’y a qu’un lycée, donc tout le monde connaît tout le monde. Enfin, visiblement pas tout le monde. Je secoue la tête.
— Ça fait deux ans que je vis ici. Scolarisation à domicile.
Encore ces regards entre eux. Des regards qui en disent long.
— Hé, je suis normale, je vous promets ! je précise en souriant pour les rassurer. D’ailleurs, je commence le lycée cette année. Lundi prochain.
Plus que trois jours. J’ai trop hâte. J’ai envie de voir comment c’est. Martha, elle, est horrifiée : elle pense que ça va me bousiller.
Ça a été un combat de longue haleine pour la convaincre de me laisser m’inscrire. Je l’ai finalement eue à l’usure, après une dure campagne faisant sans relâche appel à mon droit à l’autodétermination et à l’autonomisation. Je l’ai aussi convaincue que je pourrais jouer à la journaliste engagée, non conventionnelle, et faire de cette expérience scolaire un sujet de recherche ethnographique.
— Je serai en terminale.
Je sors mon pied de l’eau pour pouvoir me tourner et faire face à Kumar et Audrey.
— Cool ! Nous aussi, fait la fille en montrant Kumar puis elle-même du doigt.
Le garçon écarquille les yeux. Il fixe ma cheville. Même avec le bandage, on voit bien que c’est gonflé.
— Ben, effectivement, tu t’es pas ratée. Vilaine foulure, dis donc.
Il s’approche et se penche pour regarder de plus près.
— Ça ne te dérange pas que je jette un œil ? Je m’y connais un peu en entorses.
Je hoche la tête pour acquiescer. Il s’agenouille devant moi. Mon cœur bat super fort. S’il vous plaît, faites qu’il ne l’entende pas. Plus il se rapproche, plus mon cœur cogne violemment. Ces deux-là sont sûrement ensemble. N’est-ce pas ce que je suis censée déduire ? Je ne suis vraiment pas une experte en la matière.
— Je peux défaire le bandage ?
J’avale difficilement ma salive, je hoche la tête à nouveau et j’espère très fort que mon cœur pourra supporter le contact de sa main.
Audrey rabat sa robe et s’accroupit genoux serrés, d’un mouvement gracieux et féminin, à côté de Kumar. Elle parcourt du regard mes pieds nus, glisse sur mon short en jean et mon débardeur et s’arrête sur mon visage sans maquillage.
Pourquoi les filles m’observent-elles toujours de cette façon ? Mon cœur se serre. Et je me sens nulle, parce qu’en général, j’ai confiance en moi ; c’est comme ça que j’ai été éduquée. Mais si Audrey est le genre de fille qui plaît à Kumar, la probabilité qu’il s’intéresse à moi est proche de zéro. Je ne suis pas menue. Je ne suis pas grosse non plus, loin de là, j’ai… disons… des formes. Je suis musclée, bien bâtie et grande. Féminine ? Soyons clairs : je suis fière d’être une fille, mais féminine ? Pas vraiment. Je regarde mes pieds nus, mes ongles sans vernis, les poils clairs sur mes jambes pas épilées, et j’attrape ma longue queue de cheval brune pour la resserrer. Peu importe. Je suis comme je suis. En plus, s’ils sont ensemble, je ne devrais même pas me poser ce genre de questions.
Kumar attrape délicatement l’arrière de mon pied et le soulève. J’inspire profondément, à cause de la douleur, et aussi parce que mon cœur bat vraiment fort. Audrey et Kumar se consultent. Leurs échanges sont comme des bulles qui flottent, brillent et éclatent entre eux.
— Oh, pu… naise ! s’écrie la fille en faisant un bond en arrière.
Le garçon fronce les sourcils en observant ma cheville.
— C’est pas si terrible.
Le visage d’Audrey est devenu livide, couleur cendres. Terrorisée, elle pointe le bocal du doigt :
— Un serpent ! Un serpent !
— Désolée, vraiment ! J’aurais dû vous prévenir.
Je ne comprends pas que les gens aient peur de ces créatures merveilleuses. Mais je ne veux pas être à l’origine d’une panique quelconque.
— C’est juste une petite couleuvre ruban. Complètement inoffensive.
Elle secoue la tête, apparemment peu convaincue. Elle recule un peu plus.
— Tu préfères que je la relâche ? Ou que je la garde enfermée ?
— En… enfermée.
— OK, ne t’inquiète pas. Je laisserai le serpent dans son bocal et…
Le garçon lève les yeux au ciel et dit à Audrey :
— Fais pas ta mauviette.
Puis, se tournant vers moi, il ajoute :
— Tu as l’intention de le garder ?
— Non, je faisais juste quelques…
— Dessins ! Waouh ! Je peux regarder ?
Il a repéré mon carnet de croquis.
— Bien sûr.
Il prend le cahier et le feuillette.
— C’est génial !
— Merci.
— Quoi donc ? demande Audrey en essayant de voir sans s’avancer.
— Les dessins. Le serpent et d’autres trucs encore.
Il referme mon carnet, me le tend, et se retourne vers elle.
— Jas, pourquoi tu pars pas devant ? On attendra que tu sois bien loin pour relâcher le serpent.
— Non, non, non, non. J’aime pas du tout ton idée. Retourner dans la forêt toute seule ? Pas question ! répond-elle en serrant les bras autour de sa poitrine. Il y a peut-être encore d’autres serpents ou je ne sais quels autres reptiles là-dedans. Et si je me trompe de chemin et que je me perds pour toujours ?
Le garçon râle.
— Que penses-tu de ça ? je propose. À trois, tu cours, et je laisse partir le serpent dans la direction opposée…
— Et je te sors d’ici, rajoute Kumar.
Ah oui. Ma cheville. Il va me porter, comme si j’avais besoin d’être secourue. Quelle humiliation ! En plus, est-ce que je vais pouvoir supporter d’être si près de lui ? Il est pathologiquement beau. Ça me saoule : moi, toute faible, tout essoufflée. C’est vraiment nul.
Mais il est déjà en train de compter :
— Un, deux…
La fille file à toute vitesse, et je me dépêche de relâcher Ruban. Le garçon me soulève, grognant un peu sous l’effort. Ouais, c’est sûr, je ne suis pas une brindille.
— Tu sais, je ne suis pas une demoiselle en détresse, lui dis-je.
— Crois-moi, l’idée ne m’a même pas traversé l’esprit.
Dorothea Lange, photojournaliste (1898-1965).
Le vrai nom d’Audrey Hepburn c’est Jacinda, et celui du beau Kumar c’est Rajas.
Rajas. Qui me porte sur son dos jusqu’à sa voiture, garée, dit-il, sur la route principale, celle qui mène à la forêt, pas très loin d’ici. Une fois que la piste est suffisamment large, Jacinda marche à côté de nous. Elle fronce le nez en avançant prudemment dans les bois environnants.
— Prévenez-moi si vous voyez un serpent.
Elle rit.
— Plutôt non, ne me prévenez pas si vous en voyez un. Dites-moi juste de courir.
— Compris.
Je reste attentive au cas où je glisserais. Je fronce le nez aussi, parce que mon cœur me joue des tours et continue de battre comme un fou à cause de Rajas. Impossible de raisonner cet organe. Pourtant je suis une femme forte, j’ai des principes : si le mec est déjà pris, il est pris, c’est trop tard. Ça suffit, maintenant ! Mais c’est difficile de lui en vouloir, à mon cœur : je suis à cheval sur le dos du garçon en question, mes cuisses frottent contre ses bras. Et il est si chaud ; il sent si bon.
— Qu’est-ce qui vous a amenés ici, je demande à Rajas et Jacinda, histoire d’oublier mon cœur battant (et ses phéromones).
Rajas hausse difficilement les épaules sous mon poids.
— On se baladait.
— Rajas m’a traînée ici.
— Parce que c’est bon pour toi, lance Rajas à Jacinda. Ça te vide un peu la tête de tous tes trucs de filles débiles.
— Hé ! je l’interromps. Fille ne rime pas forcément avec débile.
— Ouais, sourit Jacinda. Les filles font la loi ; les mecs en bavent.
— Très mature comme réplique, ça, Jas, dit Rajas. En plus, Évie n’a pas trop l’air d’être très « fille-fille », tu vois.
OK… C’est une bonne ou une mauvaise chose, ça ? Pour lui, je veux dire. Mais sérieux ?! Qu’est-ce qui me prend ? Qu’est-ce que j’en ai à faire ?
— Et toi, me demande Rajas, qu’est-ce que tu faisais là, toute seule ?
— Ouais, tu viens souvent par ici toute seule ?
— Oui, je me sens bien quand je suis dehors, je réponds.
— Sympa, fait Rajas.
— Beurk, fait Jacinda en même temps. Pour moi, même pas en rêve.
Elle écrase un soi-disant insecte.
— Si seulement j’étais déjà à l’intérieur, ajoute-t-elle. Qui eût cru qu’un jour le Désastre bleu m’aurait semblé si attirant.
— J’ai rêvé, grogne Rajas, ou tu as manqué de respect à mon bébé ?
J’ai dû rater quelque chose, ou alors il est complètement fou.
— Le quoi bleu ?
— Le Désastre, répond Jacinda. C’est la voiture de Raj. Il devient plutôt irritable si tu ne t’inclines pas devant elle et que tu ne la vénères pas.
— Pas besoin de la vénérer. Astiquer ses enjoliveurs suffirait.
Je me penche à l’oreille de Rajas. Je peux tout à fait comprendre qu’on donne des noms à des objets inanimés, mais un nom pareil ? ?
— Le Désastre bleu ? je lui glisse.
— Bleu, pour des raisons évidentes. Et Désastre parce qu’elle consomme en moyenne 47 litres aux 100.
Rajas bombe le torse, fier comme un paon.
— Et aussi parce qu’elle, disons, fuit de partout, ajoute Jacinda.
— C’est la façon qu’a mon bébé de partager son amour, Jas.
— Waouh, je souffle.
Je me penche un peu en arrière ; Rajas ajuste sa prise de façon à tenir compte de mon changement de position. Du coup, encore plus de contact avec sa peau : ça me donne des frissons partout.
— 47 litres aux 100 ? Je crois que c’est pire qu’un Hummer.
— Tu sais quoi ? explique-t-il en riant. Je me suis dit que j’allais économiser soixante mille dollars et plutôt conduire la voiture de mon grand-père jusqu’à ce qu’elle tombe en pièces.
On continue dans un silence joyeux. Autour de nous, des sittelles et des mésanges sautillent de branche en branche. Les chaussures de Rajas s’enfoncent doucement dans la terre. Les tongs de Jacinda font « flip-flap flip-flap » contre ses talons. Alors que j’étudie les rayons du soleil qui filtrent à travers les feuilles des arbres persistants, Rajas change de position, provoquant de nouveaux frissons.
— Je deviens peut-être un peu lourde ?
— C’est bon, dit Rajas en me remontant de quelques centimètres sur son dos.
— Je dois dire que c’est un sacré…
Je m’arrête, en essayant de trouver un autre mot que « sauvetage ».
— Sacré faux sauvetage ? suggère-t-il. Puisque tu es une fausse demoiselle en fausse détresse…
— C’est ça, ris-je.
— Ça tombe bien, je me suis toujours considéré comme un faux héros, plaisante Rajas.
— Et tout ça, c’est un faux problème de rien du tout, commente Jacinda.
— Cela dit, vous ne me connaissez même pas. J’aurais pu attendre un bail si vous n’étiez pas arrivés.
— Ben, on aime les faux sauvetages, pas vrai Raj ?
— Sûr ! On y est presque, dit-il.
La sueur perle sur ses épaules et son torse ; nos corps commencent à glisser et coller là où nos peaux sont en contact.
— Désastre bleu, nous voici ! s’écrie Jacinda en se mettant à trottiner.
— Top ! dis-je.
Mais, au fond, ça ne me dérangerait pas de continuer encore comme ça plusieurs kilomètres supplémentaires, histoire d’être sur le dos de Rajas encore un peu… voire très longtemps.
*
— Tourne ici, dis-je en pointant du doigt le chemin de gravier. Notre allée est en haut de la colline.
— Bien reçu.
Rajas engage la voiture sur la route défoncée. Le Désastre bleu est un nom qui va comme un gant à cet énorme machin en forme de bateau, qui fuit de partout, tout brinquebalant et tout rouillé, et qui leur fait office de véhicule.
— Je frémis à l’idée des ravages que nous sommes en train de faire subir actuellement à mère Nature, mais… c’est une super voiture, je hasarde. Des tonnes de personnalité, littéralement.
Je suis assise devant, à côté de Rajas, à cause de ma cheville. Mon Dieu, j’aimerais que mon cœur cesse de marteler comme ça. Mais ce mec est tellement beau. Et si gentil. Et il a un solide sens de l’humour aussi. En plus, lui et Jacinda ont l’air de comprendre mes blagues, ce qui n’est pas une mince affaire, vraiment ! Je n’ai pas tellement eu d’amis de mon âge.
— Merci, répond Rajas en tapotant le levier de vitesse. C’est ma chérie adorée. Une Buick Skylark 1976.
— J’ai l’impression que tu risques de bien apprécier mon moyen de transport personnel.
— Ah ouais ? demande-t-il.
— Mmh mmh. Martha – c’est ma mère – et moi, on a un minibus Volkswagen 1961.
— Pas possible ! Ça, c’est de la caisse.
— Beurk, lance Jacinda en s’approchant entre les deux sièges avant. Ben, dis donc, vous faites la paire, tous les deux, avec vos vieux tas de boue.
La paire ? Si tu le dis ! Mon front en sueur me démange.
— C’est comme ça qu’on l’appelle, d’ailleurs. Le Tas de Boue.
Jacinda lève les yeux au ciel et gémit ; Rajas lui file un coup de coude pour la renvoyer au fond de son siège.
— En tout cas, ça en met plein la vue, toutes ces facs prestigieuses, dis-je à Rajas.
La vitre arrière du Désastre bleu est recouverte d’autocollants d’universités. Rajas me lance un regard en coin pour essayer de savoir si je suis sérieuse.
— Ouais, ça lui donne un air plus majestueux.
— Très majestueux, en effet, je réplique.
— C’est du second degré, intervient Jacinda. Parce que, tu vois, sa voiture est un vrai tas de ferraille et ce sont de super bonnes écoles…
— Je crois qu’elle a pigé, Jas.
Rajas me décoche un petit sourire en coin ravageur. Résultat : j’ai des papillons dans le ventre.
Jacinda fait une grimace à Rajas avant d’ajouter :
— Il a toute l’Ivy League sauf Cornell1.
— Pourquoi pas Cornell ?
— J’attends que Jacinda me donne l’autocollant, répond Rajas en faisant un signe du menton en direction du siège arrière.
— Parce que c’est là que je veux aller l’année prochaine, explique-t-elle.
— Attends. Vraiment ? je m’exclame en me retournant.
Décidément, cette fille est pleine de surprises. Et agréables en plus. Mais si Rajas attend que Jacinda aille à Cornell pour avoir cet autocollant, c’est qu’ils sont ensemble. Pour quelle autre raison s’intéresserait-il autant à ses projets ?
— C’est là que je veux aller moi aussi, j’ajoute.
— J’y crois pas ! C’est trop cool !
Rajas me scrute.
— Cornell ? Vraiment ? Tu n’as pas l’air…
— Pas l’air quoi ? Typée Ivy League ? dis-je en levant un sourcil. Parce que je n’ai pas mis de chaussures et que je ne m’épile pas les jambes ?
Il a l’air blessé.
— C’est vraiment pas ce que je voulais dire.
Je ris.
— T’as raison. Je ne suis pas leur profil type. Mais j’ai suivi des cours en ligne et ils ont ce super programme de planification urbaine avec une spécialisation en justice sociale. Tu bosses avec des architectes et des urbanistes, et, en plus, tu fais des campagnes de lutte contre la pauvreté et des choses de ce genre. Le truc, c’est d’apprendre à construire des quartiers qui permettent aux communautés de s’entraider. Il y a même un groupe d’étudiants de ce programme qui a aidé des survivants de l’ouragan Katrina à reconstruire à La Nouvelle-Orléans, à l’époque.
Je reprends mon souffle.
— Je suivrais ce programme n’importe où, dans un trou perdu s’il le fallait, j’ajoute. Mais je dois admettre que cela ne me déplaît pas que ce soit Cornell. Ithaca est une ville magnifique.
Rajas a l’air d’apprécier ma tirade. Il sourit.
— Ça sonne bien : ça pourrait être une devise d’autocollant.
— Pas faux !
Je ris. Il est vif d’esprit, celui-là.
Jacinda intervient :
— Hé, c’est vraiment un autocollant. J’en ai vu.
— C’était une blague, Jas, précise Rajas.
— Ah.
Rajas a l’air pensif, il penche un peu la tête et dit :
— C’est pour ça que tu vas au lycée cette année ? C’est difficile de postuler si…
Il tourne le volant d’un coup sec pour éviter un nid-de-poule.
— Est-ce qu’ils acceptent des personnes qui ont été scolarisées à domicile ? reprend-il.
— Tu rigoles, les écoles adorent ça ! répond Jacinda à ma place. J’ai lu un article là-dessus dans le New York Times.
Waouh. Un point pour la demoiselle. Elle est ambitieuse et elle a de saines lectures. La classe !
— C’est ce qu’on dit, je confirme. Pour moi, le lycée est une curiosité. Je n’ai plus qu’un an à faire, alors je me suis dit que je pourrais tenter ma chance, voir ce que c’est, tu sais : les horaires, les heures de colle, se faire enfermer dans un casier, le bal de promo et sa reine, les soirées, tout ça quoi ! 16 bougies pour Sam, The Breakfast Club, Clueless. Je suis à fond films de lycéens, en particulier les grands classiques.
— Te fais pas trop d’illusions, répond Rajas. Le lycée, c’est surfait.
— Ne la dégoûte pas, fait Jacinda en se penchant en avant. Moi, je trouve que c’est marrant, le lycée. Tu es avec tes amis, tu fais plein d’activités différentes, et certains profs sont vraiment géniaux…
— Et certains sont vraiment space, réplique Rajas l’air sévère en fronçant les sourcils.
— Laisse tomber, fait Jacinda avec un petit signe de la main en se tournant vers moi. On va te tuyauter. Tu verras, tu vas super bien gérer.
— J’espère. Mais en tout cas, s’il y a bien une chose que je ne veux pas foirer, c’est Cornell.
— Si tu trouves que ça craint, t’as qu’à juste reprendre tes cours à la maison, intervient Rajas, songeur.
On dirait qu’il y a réfléchi tout ce temps-là au lieu d’écouter Jacinda.
— C’est un bon plan B, lâche-t-il.
— Exactement ! dis-je en désignant une petite route boueuse sur la droite. C’est là. Près de la ferme à l’arbre de Noël, j’explique en défaisant ma queue de cheval et en me peignant avec les doigts. J’ai discuté avec le professeur en charge du programme de planification urbaine, je continue. Il a l’air super intelligent et super sympa. Les étudiants avec qui j’ai parlé avaient l’air top aussi.
— Pas possible ! Tu as eu un entretien ? Déjà ? intervient Jacinda, l’air paniquée. Quand ça ? Je savais pas qu’ils faisaient déjà des entretiens.
Je ramène mes cheveux en arrière et, tout en remettant l’élastique en place, je me tourne vers Jacinda du mieux que je peux sans malmener ma cheville. Les amortisseurs pourris du Désastre bleu l’ont déjà mise à mal plusieurs fois.
— C’était pas vraiment un entretien officiel, fais-je en haussant les épaules. Martha et moi, on est juste allées visiter.
Jacinda, perplexe, fait une drôle de tête.
— Martha ? Ta mère ? Qu’est-ce que tu veux dire ? Vous vous êtes juste… pointées, comme ça ?
— J’avais envoyé un mail avant, dis-je, penaude.
Elle s’affale dans le siège arrière.
— Je… je ne savais pas qu’on pouvait faire ça !
— Tu sais, c’est des gens comme toi et moi, et, en général, les gens adorent parler de ce qu’ils font. Tu dois juste leur en donner l’occasion.
Elle est toujours visiblement ennuyée. Il est temps de passer à autre chose.
— Et toi, pourquoi as-tu choisi Cornell ?
Elle compose un joli sourire et répond :
— Parce que c’est Cornell. Et que c’est assez près d’ici pour revenir faire ma lessive. Ma mère ne veut pas que je parte trop loin.
— Faut pas la croire, intervient Rajas. Jas veut juste le sweat. Pour se la péter.
— Ferme-la ! fait Jacinda en donnant un coup dans le dossier de son siège. Y’a pas de mal à vouloir intégrer une grande université.
— Mais je suis curieuse de savoir pourquoi Cornell. Qu’est-ce qui te plaît…
Son regard me dit que je l’ai perdue. J’essaie autrement :
— Qu’est-ce que tu as envie d’étudier ?
— Oh. Un truc comme histoire ou économie, peut-être. Ma mère est très « ne te stresse pas, va au bout de tes rêves », tu vois. Je pense que je vais faire du droit et un MBA2 en même temps.
— Jas a déjà vendu son âme au diable.
— Pas du tout !
Un mauvais cahot nous secoue violemment et ma cheville m’élance. Il est temps de changer de sujet à nouveau.
— Et toi ? je fais à Rajas. C’est quoi, tes projets ?
— Raj est un glandeur, lance Jacinda. Ses projets, c’est glander.
— Un glandeur et une vendue. Quelle équipe !
— Jas pense que ceux qui ne vont pas directement à l’université sont des glandeurs, explique Rajas en se grattant la tête.
— Je suis pas la seule à le penser, Raj. Demande à ta mère. Est-ce qu’elle le charrie, ou pas ? Pas évident. Rajas l’ignore.
— Le prof de techno, monsieur Pascal, m’a branché sur un apprentissage rémunéré en menuiserie. C’est cool, parce que c’est pas facile à trouver.
— Ça a l’air génial ! dis-je, enthousiaste. Et tes parents, ils en pensent quoi ?
— Mon père, ça ne le gène pas. Mais ma mère pense que je devrais être médecin ou ingénieur en informatique. Tu vois ce que je veux dire ! Putain ! Elle est encore longue, ton allée ?
On dirait qu’il cherche un moyen de changer de sujet encore une fois ; donc, j’obtempère. Je pointe le dôme blanc qui apparaît au loin :
— On y est presque.
— Pas possible ! Sérieux ? s’exclame Jacinda en s’avançant pour mieux voir. Tu vis vraiment là-dedans ?
— Oui, vraiment. Bienvenue dans la Maison-Dôme.
Une vue assez inspirante, à mon humble avis. Ma maison ressemble à un énorme igloo lumineux, une demi-sphère émergeant de la terre. Un revêtement de polyester et de nylon, comme une coquille d’œuf souple, recouvre le bâti, fait de poutrelles qui se rejoignent en formant des triangles. Çà et là, des fenêtres circulaires transparentes parsèment la structure. Et, sur un côté du dôme, une immense fenêtre en vinyle semi-sphérique s’étend du sol au plafond. Martha et moi, depuis toujours, rêvions de vivre dans une maison durable que nous aurions construite nous-mêmes. Et maintenant, c’est le cas. Je suis si fière de nous et de notre maison.
Rajas gare le Désastre bleu sur un carré de terre battue près de la Maison-Dôme. Il sort et baisse son siège pour laisser Jacinda descendre de la voiture pendant que je bataille pour m’extirper du véhicule. Je saute à cloche-pied jusqu’au hamac où je m’installe avec précaution. Rajas s’affale dans l’herbe à côté de moi.
Après m’avoir tendu mon sac à dos, Jacinda fait un tour, en regardant partout, s’imprégnant de tout. Ses tongs font « flip-flap flip-flap » en rythme contre ses talons.
— C’est un dôme géodésique ? demande Rajas.
— Tout à fait, je souris. Tu en as déjà vu ?
— Plus ou moins. Un seul, en photo. Dans notre livre de sciences environnementales, explique-t-il en roulant sur un côté et en posant sa tête dans une main. Mais il était moche. En acier gris, recouvert de bardeaux bitumineux. Ça, là, c’est hallucinant, dit-il en indiquant la maison du menton.
— Merci, je réponds.
Un cours de sciences environnementales, j’adorerais, mais mon emploi du temps est déjà bourré de cours obligatoires pour obtenir le diplôme. Le conseiller d’éducation n’a pas laissé de place pour des cours facultatifs. Je suppose que, jusqu’à maintenant, ma vie n’a été qu’une longue suite de choses facultatives. Je rassemble mes cheveux à la va-vite en un vague chignon et j’explique à Rajas :
— On l’a commandé en kit à une société dans l’Oregon.
— Tu l’as construit ?
Il a l’air impressionné. Son intérêt me réchauffe le cœur comme le ferait un sac de couchage douillet après un trek en montagne.
— Oui. Le kit est accompagné de toutes les instructions de montage, un bouquin énorme. Au début, c’était galère, mais une fois qu’on a compris le truc, c’était génial.
Et je souris en regardant la Maison-Dôme, avant de reprendre :
— Le mieux, c’était quand, à peu près au milieu du montage, la maison est devenue comme « vivante » : elle a commencé à pousser toute seule et elle a même soulevé le petit échafaudage sur lequel on se trouvait. On n’y croyait pas. Tellement pas que, sous le choc, on est tombés par terre.
— Qui ça, « on » ?
— Moi, Martha et Rich. Son frère, mon oncle.
— Et c’est tout ? Juste vous trois ? demande Rajas.
— Juste nous trois, je confirme.
— Waouh, souffle-t-il en se rallongeant et en fixant le ciel. C’est incroyable !
— Tu aimes fabriquer des choses, toi aussi, je pense, non ? Étant donné ton intérêt pour cet apprentissage en menuiserie.
— Très observatrice, fait Rajas en grimaçant. Ouais, c’est vrai. Rien de comparable à ton dôme, cela dit.
Il met ses lunettes de soleil pour me regarder.
— Je m’amuse, plutôt. J’ai un atelier dans mon garage. J’ai fabriqué quelques tables et je travaille sur un rocking-chair.
— Hé, ne te sous-estime pas. Quelqu’un a dit « je préfère construire des cathédrales plutôt que fabriquer des chaises », tellement c’est compliqué.
Je souris.
— Je collectionne les citations, j’explique en replaçant des mèches de cheveux rebelles derrière mon oreille et en me penchant pour attraper mon petit chat gris, qui est venu dire bonjour.
En gratouillant les oreilles du chat, je rajoute :
— J’aimerais vraiment voir ton rocking-chair.
Rajas a l’air super surpris. Surpris de mon intérêt pour son travail, ou surpris parce que je viens juste de m’inviter chez lui ? Mais il sourit.
Jacinda apparaît alors de derrière le dôme. Ah oui. Jacinda. Je l’avais presque oubliée… Nous la regardons fureter – « flip-flap flip-flap » – dans le potager et disparaître dans la grange ; une grange tout ce qu’il y a de plus banal, en bois, toute délabrée, là bien avant que nous n’arrivions, Martha et moi. Jacinda réapparaît une seconde plus tard en s’écriant :
— Hé ! Il y a un tas de chats, là-dedans ! Et, j’y crois pas : une vache !
— Une vache ? Dans une grange ? C’est dingue ! crie Rajas à Jacinda.
Elle lui jette un regard noir et disparaît à nouveau.
— Y a aussi des poulets ! hurle-t-elle.
— La vache s’appelle Hannah Bramble, je crie en retour. Elle est gentille, mais prends garde aux poulets, ils sont mauvais. Des vrais piranhas à plumes !
Jacinda passe en trombe devant le poulailler, et court vers nous en levant bien haut les genoux.
— Tu plaisantes, j’espère ? dit-elle en se retournant pour s’assurer qu’aucun volatile ne la poursuit.
Rajas éclate de rire. Je ne peux m’empêcher de l’imiter. Jacinda se laisse tomber dans l’herbe à côté de lui. Elle le pousse comme si elle était fâchée, puis, d’un coup, éclate de rire aussi.
— Comme si j’avais besoin de ça : quelqu’un pour se liguer avec Raj contre moi !
*
Rajas me porte à l’intérieur de la Maison-Dôme. Mon cœur se remet à galoper.
— Merci. Asseyez-vous, dis-je après que Rajas m’a installée près de la table de la cuisine. Vous devez avoir faim.
Aucun des deux ne s’assoit. Au lieu de ça, ils se baladent dans la maison, le nez en l’air ; ils regardent l’immense velux, détaillent le motif en forme de mandala du sol en liège, et pressent leurs mains sur la toile translucide du dôme.
— La vache ! souffle Jacinda, en tournoyant lentement sous le dôme.
— Cette construction est mortelle, fait Rajas en passant sa main sur les poutres qui soutiennent le dôme.
Je souris et les écoute se déplacer dans la maison. C’est un bruit rassurant, comme celui d’une brise dans les pins. Et, quoi que je fasse pour penser à autre chose, mon regard revient toujours sur Rajas.
— Tu as l’eau courante ! s’exclame Jacinda, l’air agréablement surprise.
Elle jette un œil derrière la porte de la salle de bains, construite en planches de chêne. Les murs et le plafond de cette pièce forment le seul carré, les seuls murs droits à l’intérieur du dôme, et ils soutiennent la partie nuit de notre maison.
— Mmh mmh, je réponds en sautillant jusqu’au frigo pour prendre de la glace – que j’enroule dans un linge que je pose autour de ma cheville – ainsi qu’un pichet de thé. Si tu as besoin d’utiliser les toilettes… cela va peut-être te paraître bizarre, mais ce sont des toilettes sèches, donc le papier va…
— Non, non, ça va, répond Jacinda avec un signe de la main. Je suppose que je ne m’attendais pas à ce que tu aies une salle de bains dans ce genre d’endroit.
— Bien sûr que si. Électricité, eau courante, eau chaude même…
Je sors un couteau pour trancher du pain.
— La cuisinière et le four marchent au gaz, stocké dans les bonbonnes à l’extérieur. Et, pour le reste, c’est les panneaux solaires.
— J’y crois pas ! Raj, viens voir ! Évie a une statuette de Ganesh !
Jacinda touche la figurine en forme d’éléphant posée sur notre autel œcuménique au milieu d’autres objets sacrés : des divinités hindoues, des petits bouddhas, des croix en céramique du Mexique, une calligraphie d’un vers du Coran, une étoile de David incrustée dans de la nacre. Des icônes des religions du monde entier.
Rajas se tient à côté de Jacinda pour regarder notre collection.
— Personne par ici ne sait qui est Ganesh, lâche-t-il.
— C’est le risque quand on vit dans une petite ville, je réponds. Martha et moi, on était déjà trop contentes qu’il y ait une coopérative bio et une église unitarienne. Cela dit, il n’y a pas beaucoup de diversité. En particulier en matière de religions.
— Trop vrai, ça, acquiesce Jacinda. Ici, t’as juste le choix entre… genre… catholique ou protestant. Ou unitarien.
— Vous êtes hindous, tous les deux ?
— Ouais. Nos mères sont de Bombay, précise Rajas en attrapant un bouddha sculpté à la main et en le faisant tourner entre ses doigts. Elles nous traînent à l’université de Binghamton pour le Diwali – la fête des Lumières –, et d’autres célébrations du même style.
— Mon père est méthodiste, ajoute Jacinda, et celui de Raj est agnostique, alors tout le monde fait des compromis. Parfois, on va à l’église unitarienne.
Pourquoi leurs familles devraient-elles faire des compromis pour satisfaire tout le monde ? Oh non ! Jacinda et Rajas sont fiancés, ou quelque chose dans le genre !
Avant que je puisse ouvrir la bouche, Rajas se retourne :
— Je ne t’ai pas déjà vue à l’église unitarienne ? me demande-t-il.
— J’y vais de temps en temps.
Je réussis à rester calme, mais au-dedans, je bous. Il m’a remarquée, avant, là-bas ! Je respire profondément. Calme-toi, ma petite.
— Juste de temps en temps ? reprend Jacinda.
Je hoche la tête. J’essaie de me concentrer sur sa question.
— Je pense que toutes les religions véhiculent le même message : s’aimer les uns les autres. Respecter un esprit supérieur. Mais je crois aussi qu’il existe une énergie vitale, comme un courant, qui traverse tout être et toute chose. Tu connais le poème de Walt Whitman, Je chante le corps électrique ?
Les yeux de Jacinda commencent à devenir vitreux. Oups. Je crois que je commence à partir un peu loin…
— Bref, dis-je en essayant de résumer. Martha et moi allons là où nous pouvons, selon l’endroit où nous nous trouvons. Sinon, je fais du yoga, ou je m’allonge sur l’herbe pour méditer. Tout ça, c’est la même idée.
— On dirait que tu as vécu un peu partout, remarque Rajas.
— J’ai voyagé dans le monde entier. Mais j’ai une règle d’or : pour moi, on n’a pas vécu quelque part si on n’y est pas resté au moins deux ans. Donc, j’ai seulement vécu à Seattle et à Montréal. Et maintenant, ici.
Rajas fait une grimace.
— Seattle et Montréal, moi, je prends de suite !
— Allez, Raj, arrête de faire ton aigri, lui rétorque Jacinda en lui donnant une tape. Le Nord de l’État de New York, c’est magnifique, n’est-ce pas Évie ?
— Tout à fait. Le manque de diversité de la région est largement compensé par la beauté de ses paysages…
— Une minute ! dit Jacinda en se figeant. Où est ta télé ? Avec elle, mieux vaut aimer passer du coq à l’âne.
— On n’en a pas, je réponds en sautillant sur une jambe pour accéder au tiroir de l’autre côté de la cuisine. Mais nous ne sommes quand même pas complètement opposées au progrès. Notre ordinateur lit les DVD. Et on a le… comment vous appelez ça, déjà ?
Je claque des doigts comme si j’essayais de me souvenir du mot.
— Tu sais, ce réseau de câbles par lequel l’information circule… Le Câblotron ? Non. L’InterWeb ?
— Tu veux dire Internet ? hasarde Jacinda, visiblement inquiète à mon sujet.
— Jas, elle blague, fait Rajas en levant les yeux au ciel.
— Ah, vraiment ?
Je ris :
— Désolée ! C’est tellement facile avec toi.
— C’est ce que tous les mecs disent, marmonne Rajas.
Ce qui me paraît très bizarre.
— Tais-toi ! lui balance Jacinda, pourtant pas du tout en colère.
Elle se tourne vers moi.
— Ne l’écoute pas. Je me réserve pour…
— Son amoureux anonyme sur Internet – InterWeb pour toi, Évie –, termine Rajas à sa place.
Renfrogné, il ajoute :
— Très malin ça, Jas.
— Ferme-la, répète Jacinda à Rajas, cette fois plus sérieuse.
C’est quoi ça ? C’est une blague ? Je ne comprends rien. Ils ne sont pas ensemble, alors ? Elle a une relation sur Internet ? Ça n’a aucun sens. Mais, vu le regard mauvais de Jacinda, j’en déduis que ce n’est pas vraiment le moment de demander. En plus, même s’ils ont l’air à l’aise, il ne faut pas que j’oublie que je viens juste de les rencontrer. Ça ne me regarde pas, après tout.
Jacinda met ses mains sur ses hanches, regarde à nouveau le dôme et conclut :
— Sérieux, cette maison est franchement cool. Mais sans TV ? Très peu pour moi.
Je hausse les épaules.
— Martha et moi avons l’habitude de parler, lire ou sortir.
— Ou aller sur InterWeb ?
— Exactement, je souris.
Malgré son apparence de jolie fille fragile, à des années-lumière de ce que je connais, et sa naïveté vraiment trop tentante, elle a l’air solide, loin d’être superficielle. Elle a de la profondeur, une présence, du poids. Au sens figuré du poids, parce que, littéralement, c’est un tout petit bout de femme.
À cloche-pied, je vais poser le pot de miel sur la table. Après un moment de silence, Rajas me montre le poêle à bois au centre du dôme.
— Vous vous chauffez au bois. La maison est suffisamment isolée pour ça ? Il y a une sorte de couverture isolante pour l’hiver ?
— Oui, dis-je en m’appuyant sur la table, car ma cheville me fait horriblement souffrir. La couverture d’hiver recouvre la totalité du dôme, comme une immense bâche. Malheureusement, ça réduit la luminosité. Mais il y a une ouverture en haut pour laisser l’air circuler. Je suppose que vous avez déjà repéré, dis-je en indiquant les différents espaces de notre maison. Derrière le rideau, là, c’est le domaine de Martha. Ici, le salon, la cuisine, la salle de bains. Ma chambre est dans la mezzanine.
— Pas de murs. Pas beaucoup d’intimité, fait remarquer Rajas.
Il penche la tête pour lire les titres des livres sur notre étagère, qui, avec le rideau, crée la séparation entre notre salon et la « pièce » de Martha.
— J’ai pas vraiment besoin de beaucoup d’intimité. Après avoir partagé une tente avec Martha et Rich tout le temps où nous avons construit le dôme, cette mezzanine, c’est du bonheur, j’explique en versant le thé glacé dans des verres et en posant une assiette de pain tranché à côté des pots de miel et de confiture de myrtilles que Martha et moi avons faits nous-mêmes. Servez-vous, mangez, allez-y !
Je m’assois et repose la glace fondante enveloppée dans le linge sur ma cheville. Quel soulagement ! On dirait qu’ils n’ont pas envie d’arrêter de contempler le dôme, mais ils viennent quand même s’asseoir. Rajas boit son thé à grandes gorgées. Jacinda sirote le sien, repose son verre et, une tranche de pain dans la main, me dit :
— Ça vient de cette super boulangerie à Sherburne ?
Je remue la tête pour dire non, car j’ai la bouche pleine.
— Tout chaud, tout frais sorti du four de la maison, dis-je une fois ma bouchée avalée.
Ses yeux s’élargissent.
— Tu l’as fait toi-même ? Ici ? T’as étalé la pâte et tout et tout ?
— Pétri la pâte ? Oui, je souris en étalant plus de confiture sur ma tranche. C’est pas sorcier, je t’assure !
Jacinda inspecte le pain avant d’ajouter :
— Peut-être pas, mais je ne sais pas comment on fait.
— Je peux te montrer un jour, si tu veux.
— Et la confiture ? Vous la faites vous-mêmes ? demande Rajas.
Je confirme d’un hochement de tête.
— Et le miel vient de nos ruches.
— Vous avez des ruches, pourquoi ne suis-je pas étonné ? fait Rajas avec son petit sourire en engloutissant un bon morceau de sa tranche.
Ses yeux noirs, très noirs s’arrondissent.
— Fantastique, Ève. C’est super bon.
Je rougis ; il m’a appelée Ève, pas Évie comme tout le monde le fait. J’ai l’impression d’être plus âgée. Même plutôt… sexy. Une sensation de chaleur m’envahit ; je suis tout excitée. Ève. Waouh. Je traverse la cuisine à cloche-pied pour mettre mon téléphone à charger.
— Vous avez l’électricité, ici ? demande Jacinda.
Avant que je ne puisse répondre, Rajas râle :
— T’écoutais pas ou quoi ? T’as pas remarqué les panneaux solaires dehors ?
Au lieu de se vexer, Jacinda sourit et hausse les épaules.
— J’ai dû être distraite par Hannah… c’est quoi le nom de ta vache déjà ?
— Hannah Bramble.
— C’est ça, dit Jacinda, et par les poulets piranhas.
— Les requins à plumes, rigole Rajas.
— La volaille meurtière, je ris aussi.
Ça fait quoi ? Seulement une heure ou deux que j’ai rencontré Rajas et Jacinda. Mais c’est déjà tellement… facile avec eux. C’est incroyable : il y a des gens que tu connais depuis des années, mais avec qui tu te sens toujours un peu coincé, mal à l’aise. Ils ne te comprennent jamais vraiment. Et d’autres, au contraire, déboulent dans ta vie et bam ! c’est juste parfait. Tu sens que tu es fait pour t’entendre avec eux, faire partie de leur vie et vice versa. Perso, ça ne m’était jamais arrivé avec des jeunes de mon âge. L’école n’a pas encore commencé, mais ça y est, je suis déjà en train de changer. Je sais que je ne serai plus jamais la même.
1. L’Ivy Leage regroupe huit universités privées du Nord-Est des États-Unis, parmi les plus anciennes et les plus prestigieuses du pays ivy