Comme je n’arrivais à rien d’autre qu’à m’ennuyer à l’école, mon père m’a dit un jour : « Je vois bien que tu n’aimes pas les études, Georges. Que veux-tu faire dans la vie ? » En voilà une question pour un garçon de 12 ans ! Ne sachant pas bien, j’ai répondu en me grattant la tête : « La cuisine. » C’était un peu aussi pour avoir la paix et pouvoir retourner à mes soldats de plomb. Et c’est comme ça que je me suis retrouvé apprenti cuisinier. Mais commencer à apprendre la cuisine pendant l’automne 1940 n’était pas la meilleure façon de débuter.
Je garde peu de souvenirs des années qui précédèrent la guerre car, comme vous allez le voir, c’est avec elle que j’ai commencé à réfléchir et que je suis devenu un homme.
Je suis né en 1928. C’est la Préhistoire me direz-vous. Non, cette période s’appelle en fait l’entre deux guerres dans les livres d’Histoire. Comme son nom l’indique c’est une époque située entre deux guerres. La première, que mon père a faite, et la seconde, où se situe cette histoire. Si je fouille ma mémoire, maintenant que je suis un vieil homme et que je me penche sur les premières années de ma vie, je trouve peu de choses de cette époque. Mon père fumant la pipe en lisant le journal. Ma mère dans la cuisine en train de préparer le repas et moi lisant sur un coin de la table du salon. C’est tout. Ou presque. Je me souviens toutefois très bien des Jeux Olympiques de Berlin en 1936, j’avais alors 8 ans. Nous avions suivi les exploits des athlètes, surtout des noirs américains, dans les journaux et parfois à la radio. L’épicier du quartier s’était acheté un poste pour l’occasion qu’il laissait allumé en permanence. J’ai eu la chance de me trouver dans la boutique au moment où Jesse OWENS remporta sa première médaille d’or. C’était le 3 août, deux jours après l’ouverture des jeux. Il courut le 100 mètres en 10 secondes et 3 centièmes. Ah quel souvenir ! Tous les clients avaient crié dans le petit local encombré de produits de toutes sortes. C’est peut-être à ce moment là que j’ai décidé qu’un jour, moi aussi, je ferai quelque chose de beau pour faire plaisir aux gens.
En octobre 1940, au moment de la rentrée scolaire, mon père m’a présenté à mon « patron ». C’est comme cela que l’on appelle la personne qui apprend un métier à un apprenti. C’était Monsieur JOE. Il tenait un hôtel restaurant pas très loin de la maison et avait accepté de me prendre à l’essai. Si je lui convenais, il me garderait et m’enseignerait la cuisine. Je me souviens très bien de ma première rencontre avec monsieur JOE. C’était dans le restaurant de l’hôtel, fermé à cette heure-là. Mon père m’avait accompagné et j’avais, pour l’occasion, revêtu mes plus beaux habits. C’est que je ne voulais surtout pas retourner à l’école, moi ! Monsieur JOE n’avait pas l’air très gentil. Avec la guerre les affaires marchaient moins bien et il n’avait accepté de me prendre que parce que mon père lui avait autrefois rendu quelques services. Comme en plus, une partie de l’établissement venait d’être réquisitionnée pour y loger des officiers allemands, son humeur était des plus mauvaises… Mon père et lui ont discuté de choses d’adultes. Je n’ai pas tout compris mais quand ils ont eu l’air d’accord, ils se sont serré la main et mon nouveau patron m’a dit : « Je t’attends demain à 10h Georges, faudra qu’on te trouve un habit à ta taille. »
Le lendemain, je me suis présenté comme convenu. Monsieur JOE m’attendait avec un habit complet de cuisinier. Il m’a accueilli en me le lançant et en disant : « Ah te voilà ! Tiens, j’ai trouvé ça pour toi, enfile-le vite nous avons du travail !