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Un poème est une ville remplie de rues et d’égouts
remplie de saints, de héros, de mendiants, de fous
remplie de banalité et de bibine (…)
Un poème est une ville en feu
Un poème est une ville dans de sales draps
.

Charles Bukowski

1
Les radicaux libres

J’ai cru un moment qu’ils allaient me demander ce que je faisais là. Mais ils se sont contentés de me regarder sortir les poubelles en se foutant de ma gueule. Ces jeunes gars postés sur le trottoir me faisaient penser à des videurs triant le vilain monde débarquant à une soirée. Ils buvaient de la vodka et du vin dans le froid de décembre. Ils avaient deux chiens agressifs, sans muselière. Ils parlaient très fort. Certains d’entre eux étaient assis sur le capot des voitures en stationnement. Ils étaient là depuis le début d’après-midi. Sept. Moyenne : vingt-cinq ans. Je n’osais pas les questionner sur leur présence devant l’immeuble. Ils semblaient capables de tout, surtout du pire. On aurait dit des étudiants attardés, un peu crasseux, hésitant entre chômage et pré-clochardisation, pour faire cool ou que sais-je. Non, ils ne m’ont pas dit un mot quand j’ai balancé mes sacs-poubelles le long de la façade. Ils sont restés amorphes en fumant leur joint, puis ils se sont marrés en me reluquant de la tête aux pieds.

J’étais à peine remonté dans mon appartement que j’ai entendu de la musique résonner dans la rue. Les basses sourdes faisaient trembler les vitres. J’ai ouvert la fenêtre, pour voir. C’était bien les jeunes. Ils avaient installé une chaîne hi-fi et des gros baffles près de la porte d’entrée. La soirée promettait d’être longue. J’ai pris une canette de bière dans le frigo pour me détendre un peu. Je me suis allongé dans le canapé. Leur musique était tout bonnement inaudible, un mélange de reggae et de ska sur fond d’électro. J’ai essayé de me mettre sur off, enfoncé profond dans le divan, un coussin sur la tête pour atténuer le son. Peine perdue. J’ai regardé l’horloge : 19h47. Il était encore beaucoup trop tôt pour appeler les flics. J’allais devoir m’y coller moi-même. Je suis sorti sur le balcon et j’ai gueulé :

– Eh ! Oh ! Y a moyen de baisser la musique ?

L’un deux m’a tendu un doigt. La jeunesse d’aujourd’hui m’inquiétait. Les valeurs, le respect, rien de tout ça ne semblait plus les intéresser. Ils avaient visiblement décidé de me gâcher le début de soirée. On aurait dit des radicaux libres, des molécules instables, s’accouplant salement, se multipliant à l’infini, capables de détruire les cellules saines et de corrompre un organisme tout entier.

– O.K. J’arrive !

J’avais sans doute dit une connerie. Mais, dans ma vie, j’avais toujours assumé les mots que je crachais à la face du monde. Alors, je suis descendu, canette de bière à la main pour me donner une contenance. J’ai ouvert la porte principale de l’immeuble et je suis tombé nez à nez avec le groupe de jeunes. Ils avaient l’air surpris de me voir là. Ils pensaient certainement que j’allais me dégonfler au dernier moment. C’était mal me connaître. Un de leurs chiens est venu me flairer l’entrejambe. J’ai bu une gorgée de bière en cherchant qui pouvait bien être le meneur de cette bande de jean-foutres. J’ai repéré un petit gars trapu avec un bonnet enfoncé jusqu’aux yeux. Je me suis adressé à lui, comme s’il était le seul à même de me comprendre :

– Il va falloir songer à partir, les gars.

J’avais vu juste avec le type au bonnet. Il a bombé le torse et regardé les siens avant de lâcher :

– Tu te trompes, pépère. Je crois bien qu’on va rester !

J’ai vidé ma canette de bière et je l’ai écrasée dans ma main. Le bruit désagréable a fait aboyer le chien qui était toujours en train de renifler mes parties intimes. Les jeunes s’approchaient de moi de façon menaçante quand une voix nasillarde a ramené tout ce beau monde à la raison :

– Van Kroetsch ! J’aurais dû m’en douter !

C’était cet abruti de Dimitrios, le propriétaire de l’immeuble. Il avait arrêté sa voiture en plein milieu de la rue et baissé la vitre pour brailler. Ça se passait mal depuis la signature du bail. Mon haleine de bière l’avait régulièrement indisposé. Et elle le dérangeait toujours visiblement :

– Je vous prends sur le fait, Van Kroetsch ! Bière à la main ! Et avec des copains en plus, devant l’immeuble !

– Ce ne sont pas mes copains, monsieur Dimitrios…

– Je ne veux rien savoir. Hors de ma vue ! Vous et vos petits amis !

Les jeunes étaient pliés de rires.

– Je ne veux plus de ça, Van Kroetsch ! Vous m’avez compris ?

Dimitrios a donné des gros coups de gaz avant de démarrer en trombe. On a tous regardé la voiture disparaître au bout de la rue. Puis le meneur de la bande s’est à nouveau tourné vers moi :

– Alors, comme ça, on n’est pas tes copains ?

Le ton montait. J’ai lâché prise ; je n’allais quand même pas en venir aux mains avec des gamins. J’étais chez moi depuis quelques minutes lorsque la musique et les rires ont à nouveau retenti dans la rue.

2
La tranchée

Bon, ce n’était pas Verdun, mais tout de même. Il faisait vachement sombre dans cette rue. Une vraie tranchée, bordée de hauts immeubles. Zéro lumière. Et puis la saleté des trottoirs, la puanteur tenace, comme si chaque jour était celui des poubelles. J’en venais à regretter mon ancien appartement dans cette tour où je vivais jusqu’il y a peu, à Anderlecht. J’avais plus d’enquêtes à mener depuis quelque temps et donc plus de rentrées d’argent. Je m’étais accroché à ce boulot de détective privé et ça portait enfin ses fruits. Pas un panier complet, mais suffisamment pour ne plus être trop emmerdé par le bureau de chômage qui m’avait dans le collimateur. Je déclarais l’équivalent du mi-temps d’un honnête salarié. Je me mettais le reste dans les poches sur le dos de l’État. Je m’étais rapproché du centre-ville, histoire de pouvoir faire un maximum de déplacements à pied. Ma vieille bagnole avait rendu l’âme sur le parking d’un supermarché. Un râle mécanique, un peu de fumée et puis, plus rien. Je l’avais abandonnée à son triste sort sur le macadam, garée entre deux lignes blanches.

Ma minuscule ascension sociale me faisait bien rire. L’appartement était plus grand, c’est vrai. J’entendais moins les voisins du dessus et d’à côté. Ceux d’en face, en revanche, j’avais l’impression de vivre avec eux. La rue était si étroite que lorsqu’un type sortait sur son balcon, j’avais l’impression de sentir son haleine du matin, je devinais les choses salaces qu’il disait à sa femme dont je pouvais voir très distinctement les formes sous les draps. J’entendais les réveils sonner dans les chambres, la radio grésiller dans les cuisines, l’eau couler dans les douches, la télévision hurler dans les salons. Les soirées qui s’éternisent tard dans la nuit, les beuveries d’étudiants ou d’ouvriers polonais, leur musique insupportable, comme si mon appartement était une piste de danse, un long comptoir pisseux. Je sentais l’odeur du café, celle des toasts, la première clope de la journée, celle d’après le coït… Elles sont si tristes, nos petites vies entraperçues par la fenêtre.

Je voulais m’épargner ce tableau. M’isoler du monde. Ne plus voir, ne plus entendre. Quitter les tranchées urbaines. Ne plus devoir me coltiner mes semblables. Et, surtout, ne plus voir ces jeunes, là en bas, devant la porte de l’immeuble. J’ai observé leur petit manège en sirotant des bières. Ils ont passé la nuit à écouter de la musique et à parler fort. À picoler aussi, et même à vomir. Ils ont placé des bougies sur les marches et les appuis de fenêtre. D’autres gars et même quelques filles sont venus les rejoindre. On aurait dit qu’ils se relayaient pour garder la porte. Je me suis gentiment cuité à la blonde pour oublier leur présence. Mais, vers deux heures du matin, n’en pouvant plus, j’ai appelé les flics pour déposer plainte pour tapage nocturne. Aucune réponse, les fonctionnaires de « Polbrux » devaient déjà dormir dans leur bureau ou allongés à côté de leur femme. Alors, j’ai téléphoné à Rinaldi, l’inspecteur en chef de la zone de police Bruxelles-Ixelles. J’avais déjà réglé deux ou trois histoires pour lui et il me devait un renvoi d’ascenseur. Il ne semblait pas contrarié que je l’appelle en plein milieu de la nuit. Il avait l’air plus bourré que moi. Il était visiblement encore de sortie ; sa voix nageait dans le brouhaha d’un bistrot :

– Aaah, Van Kroetsch ! Vous tombez bien… Je pensais justement à vous.

Je n’aimais pas ça, qu’on pense à moi. Ça me démangeait, comme un pull de laine qu’on porte à même la peau.

– Je vous appelle pour un problème de voisinage, inspecteur. Tapage nocturne…

– On s’en fout du tapage nocturne, Van Kroetsch ! Là, je suis sur une affaire, mon vieux ! Et d’ailleurs, je vous aurais bien associé à l’enquête.

– Ah bon ?

– Une histoire de pendu dans un bar, au fond d’une impasse. Vous aurez une belle enveloppe !

– Vous me proposez du black, inspecteur ?

– On verra, Van Kroetsch. On verra… Rejoignez-moi dans le centre-ville demain. Je vous en dirai plus.

– Pourquoi pas… J’ai justement un rendez-vous par làbas dans l’après-midi.

– Alors, c’est tout vu, on se voit demain ! Je suis certain que ça vous plaira !

– Mmm… Et quel est le nom de ce bistrot ?

À l’Imaige Nostre-Dame. J’y suis d’ailleurs en ce moment, à l’affût.

– Plutôt au fût, non ?

– Vous dites, Van Kroetsch ?

– Rien d’important.

– Au fait… Vous n’avez pas envie de me rejoindre maintenant ?

– Merci, inspecteur, mais je suis servi question musique et boucan.

– Comme vous voulez, Van Kroetsch… Mais passez donc prendre la température dans ce troquet demain. Après, on se retrouvera au Hard Rock Café, sur la Grand-Place. 19h00 ?

– O.K.

3
Dans les yeux de Clémence

Clémence était à sa place, près de la fenêtre. Ce serait sans doute prétentieux de dire qu’elle m’attendait. Même si j’aimais assez cette idée : une vieille dame qui sourit intérieurement parce qu’elle sait que je vais bientôt arriver. Bruxelles dehors. Elle dedans. Un curieux face-à-face entre cette femme en partance et la ville figée par le froid. Une inertie totale. D’ici quelques mois, la vie reprendrait… mais pas pour tous. Le bureau de chômage ne m’avait pas loupé. À force de refuser des jobs pour me consacrer à mes enquêtes, j’avais fini par être dans la ligne de mire de cette petite administration, en particulier d’une certaine madame Ramirez, une femme qui me surveillait sans cesse, qui guettait le moindre de mes faux pas. J’avais fait du black, et ça s’était su. Ramirez exultait. Pour purger ma peine, j’avais opté pour deux cents heures de travail d’intérêt général. Visiter des vieux à leur domicile, leur apporter à bouffer, des médicaments, caresser leur chat, allumer la télé, aérer leur univers désespéré. J’avais hérité de Clémence, 85 ans. Vu sa méforme physique, je me demandais si je finirais mes deux cents heures avec elle ou si j’allais être muté ailleurs, chez un autre vieillard, dans un autre appartement sentant le renfermé, la proximité de la mort.

Elle habitait rue du Marché-aux-Poulets. Le dernier étage d’une maison très étroite, toute en brique et un peu triste. Il n’y avait plus beaucoup d’habitants dans le quartier. Les rez-de-chaussée étaient occupés par des commerces, des restaurants ou des bars. Les étages servaient le plus souvent de bureaux ou de débarras. Mais quelques-uns résistaient, comme Clémence, dans ce centre-ville un peu morne, ce décor du tourisme d’un jour et de la vie noctambule dédiée aux enterrements de vie de garçons et aux brûlages de culotte. Les rideaux de son appartement demeuraient toujours fermés. Mais je me doutais de ce qu’il y avait derrière : Bruxelles et sa complexité architecturale, son tissu urbain chaotique, cet Îlot Sacré, préservé, mais si peu. Sur les rebords de fenêtres et sur le buffet, des bibelots horribles, comme ceux qui restent seuls, abandonnés place du Jeu-de-Balle à la fin du marché aux puces. Des bondieuseries, une photo du pape, celui d’avant – Clémence n’était plus très en phase avec l’actualité. Mais il y avait de la brillance dans ses grands yeux très bleus. Des souvenirs aussi. Un certain Bruxelles disparu, une jeunesse et une vigueur éteintes. De l’amour ou, plus justement, un amour, sans doute perdu lui aussi. Un amour très fort, parti trop tôt… car ils s’en vont toujours prématurément, les amours.

C’était la cinquième fois que je lui rendais visite. Je restais une heure ou deux. L’odeur de l’appartement, la couleur du papier peint et de la moquette, l’immobilisme, la pendule arrêtée, tout ça me donnait le bourdon. Généralement, je passais le temps en lisant des vieux bouquins sur Bruxelles. Il y en avait une kyrielle sur une étagère. Des classiques, un peu dépassés, un peu défraîchis : Alphonse Wauters, Louis Verniers, Guillaume Des Marez, Jean d’Osta… Je tournais les pages, je regardais les vieilles photos, j’emmagasinais des tonnes de détails sur l’histoire de Bruxelles, sur l’Îlot Sacré.

Ce jour-là, le silence me pesait encore plus que d’habitude. J’avais envie de déguerpir vite fait. Le bureau de chômage n’y aurait vu que du feu. Et ce n’est pas Clémence qui m’aurait dénoncé. Elle ne semblait d’ailleurs plus apte à dénoncer quoi que ce soit, si ce n’est le temps qui l’avait prise en traître. Je m’apprêtais à partir quand j’ai senti cette terrible présence dans mon dos. Je me suis retourné. Clémence me fixait avec insistance. J’étais pétrifié. La petite vieille que je croyais inoffensive me parlait avec ses yeux. Alors j’ai retiré ma veste et je me suis assis à la table, en face d’elle. Elle n’avait pas dit un mot. Je n’avais encore jamais entendu sa voix. Elle me regardait toujours, mais avec plus de tendresse, comme si elle voulait me remercier d’être resté. Je me suis mis à lui poser des questions, auxquelles elle ne répondait pas. Elle m’a souri. Un sourire franc. Un sourire qui avait vu, entendu, senti, ressenti, durant des décennies. Un sourire-résultat, quelque chose de serein, qui permettait d’avoir confiance en la vie – malgré tout. Je me suis finalement lassé de la questionner. J’ai attrapé un livre au hasard sur l’étagère : Îlot Sacré, de Georges Renoy. Et j’ai attendu que les heures passent.

Plus tard, comme elle ne se décidait toujours pas à parler, j’ai commencé à raconter les derniers petits soubresauts de ma vie de trentenaire glissant résolument vers la quarantaine :

– Elle s’appelait Jane. Ça fait près d’un an qu’elle est partie. À Paris, la ville lumière comme on dit. La ville des éblouissements. Pas comme ce petit Bruxelles. C’est du moins ce qu’elle disait, sans doute ce qu’elle pense toujours. Les belles femmes rêvent d’éclats, de brillance. Parce que ça leur renvoie une image rassurante d’elles-mêmes, ça les prolonge dans le paysage de leurs fantasmes les plus romantiques. Jane ne voyait plus tout ça avec moi. Alors, un jour, elle est partie…

Les yeux de Clémence me regardaient avec tellement d’intensité que j’ai baissé les miens. J’ai poursuivi en caressant la nappe, doucement, comme si je cherchais quelque chose incrusté dans le tissu :

– Les hommes trop cons laissent partir les femmes trop belles.

Mes petites envolées étaient de l’ordre du magazine féminin. Mais Clémence semblait apprécier cette histoire de séparation à sens unique ; ça lui parlait visiblement. Je lui ai même servi une citation de Richard Brautigan :

– « Rien de ce qu’on peut dire ne rendra jamais heureux le type qui se sent dans une merde noire parce qu’il a perdu celle qu’il aime. »

Les heures coulaient. Tellement que j’avais presque oublié cette autre histoire, le bar où l’inspecteur Rinaldi voulait que j’aille faire un tour : À L’Imaige Nostre-Dame.

4
La valse du tabouret

J’ai croisé le regard du gars et je n’y ai rien vu, si ce n’est un mélange de frustration et d’abrutissement alcoolique. D’une laitance malsaine, le blanc de ses yeux était injecté de sang. Ça faisait un moment qu’il dansait seul au milieu du bar. Enfin, pas vraiment seul… Il faisait une espèce de slow endiablé avec un haut tabouret qu’il serrait solidement contre son torse comme une amoureuse d’un soir. Quand la musique ralentissait, il approchait sa tête du coussinet en similicuir pour y déposer un baiser à la bière. Sa chemise complètement ouverte laissait apparaître une bedaine bien ronde. Derrière le comptoir, la barmaid soupirait en lavant des verres. Il y avait un autre client assis dans un coin, amorphe devant sa chope ; rien de tout ça ne semblait l’intéresser. Et puis, une curieuse odeur de poisson régnait dans l’établissement…

Les baffles crachaient les décibels, des variétés françaises sirupeuses. Les morceaux s’enchaînaient et le type ne semblait pas près de lâcher sa conquête. J’étais pourtant venu pour ça, le tabouret. La veille, un homme s’était sans doute servi d’un siège du style pour se pendre ici même, dans ce bar perdu au fond d’une impasse du centre-ville : À l’Imaige Nostre-Dame, à deux pas de chez Clémence. On avait parlé de ce fait divers dans la presse ; les canards sont friands de ce genre de choses. Les hommes de l’inspecteur Rinaldi avaient embarqué le tabouret incriminé comme pièce à conviction. Je voulais pourtant me faire ma propre idée. Prendre des mesures par rapport au plafond, tâter le coussin. Mais il ne restait qu’un tabouret, celui que l’homme ne voulait plus quitter. Alors je me suis approché et je lui ai glissé à l’oreille :

– Je crois que ta copine en a marre de danser.

Il a serré de plus belle le tabouret contre lui et, pour seule réponse, il a copieusement léché le coussinet. La barmaid regardait tout ça avec de grands yeux bovins. Je lui ai fait signe de couper la musique. J’ai insisté auprès du type :

– Si ça ne te dérange pas, j’aimerais dire un mot à ta copine.

Et là, le gars me l’a coupée net, avec un gros accent flamand :

– Tu vois bien que c’est un tabouret, non ?

Je me serais bien tapé quelques tubes de variétés françaises supplémentaires plutôt que d’entendre ça. La barmaid s’est mise à rire. L’autre habitué tapi dans son coin a hoqueté plusieurs fois avant de se racler salement la gorge. Le gars a fini par poser le tabouret devant le comptoir. Il s’est accoudé au zinc. Il a bu une longue gorgée de trappiste puis il s’est tourné vers moi :

– Ma copine est à toi si tu veux !

Il a rigolé grassement :

– Minou, sers donc une bière à ce monsieur, il a l’air marrant.

– Merci, mais…

– On ne refuse pas une bière quand c’est moi qui invite ! Retiens bien ça, l’artiste !

– Dans ce cas…

– Au fait, qu’est ce que tu lui trouves à ce tabouret ?

– Je pourrais vous retourner la question.

– Non mais, de quoi je me mêle ?

Il m’a gratifié d’une grosse tape dans le dos. J’ai été tellement secoué que je me suis mis de la bière partout. Il a tendu son verre pour trinquer :

– Allez, sans rancune, mon gars ! Santé !

– À la vôtre !

J’en ai profité pour mettre une main sur le tabouret. Mauvaise idée. Le coussin était encore tout humide de salive. L’homme m’a dit :

– Vas-y, assieds-toi, maintenant que la place est libre !

– C’est-à-dire que…

– Tu veux me vexer ? Je te rappelle que c’est toi qui as interrompu la danse. Alors tu poses tes fesses sur ce tabouret !

– Voilà, voilà…

– À la bonne heure ! Il est confortable, non ?

– En effet.

J’ai levé la tête. Le plafond n’était pas très haut. Les poutres apparentes ajoutaient un cachet à la salle. L’une d’elles avait même servi à pendre un type. J’imaginais le corps se balancer dans le vide. Suicide ? Meurtre ? Impossible de trancher à ce stade de l’enquête. Le macchabé avait disparu le temps que le serveur témoin de la scène aille chercher les secours ; il ne restait qu’un tabouret renversé sur le sol et, à la poutre, ni pendu ni corde. Choqué, le serveur était en arrêt maladie depuis plusieurs jours. D’après Rinaldi, il n’y avait plus moyen d’en tirer quoi que ce soit ; un vrai légume à cause du choc. Mais l’homme au tabouret, lui, était en pleine forme :

– Minou, remets un peu de musique !

Instinctivement, je me suis levé. Je ne voulais pas gêner la prochaine danse. Le type m’a lancé :

– Reste assis, bonhomme ! Dans la vie, il faut savoir partager. Je te laisse le tabouret pour ce soir. Moi, je file… Je n’ai pas envie de rater mon train !

Je suis encore resté un moment à siroter ma bière. Avant de partir, j’ai donné mon numéro de téléphone à la barmaid, au cas où elle entendrait parler du pendu autour du comptoir…

5
Hard Rock

L’inspecteur Rinaldi était en train d’essayer un t-shirt Hard Rock Café jaune avec des motifs rouges. Il avait sans doute été trop optimiste en choisissant un modèle large. Il avait grossi depuis la dernière fois qu’on s’était croisés, un an plus tôt, alors que je réglais une sale histoire, la disparition d’une adolescente dans une ancienne abbaye, à Ixelles. Il m’a vu dans le miroir :

– Aaah, Van Kroetsch ! Qu’est ce que vous en pensez ?

– Honnêtement ?

– Quoi, ça ne me va pas ?

– Je crois que ça doit être la couleur.

– Vraiment ? Notez, vous avez peut-être raison. Le jaune ne met pas mon teint en valeur.

– Mmm…

La chaîne de bars-restaurants Hard Rock Café avait vu le jour à Londres au début des années 1970. Il avait fallu quarante ans pour que l’enseigne s’installe à Bruxelles – ça en disait long sur la vivacité économique et culturelle de la capitale. Les édiles communaux étaient pourtant contents. Voir le mot « rock » sur les fenêtres d’une des maisons de la Grand-Place, ça leur renvoyait des images de leur jeunesse, quand ils avaient des cheveux longs et des jeans moulants. Rinaldi devait ressentir la même chose :

– Je fais la collection depuis des années. Je ramène un t-shirt de chaque ville où je mets les pieds. Le dernier, je l’ai acheté l’année passée, à Pattaya, en Thaïlande. Mais il était moins serrant. Les Asiatiques sont plus petits que nous, c’est bien connu.

– Oui, c’est sans doute ça, la lutte des continents…

– Comment ? Qu’est ce que vous dites, Van Kroetsch ?

Il essayait de retirer le t-shirt mais sa tête résistait.

– Je vous laisse à vos emplettes, inspecteur. Je vous attends au bar.

La vieille maison où se trouvait le Hard Rock Café, à l’entrée de la rue des Chapeliers, avait été vidée de son contenu ancestral. C’était désormais un petit temple rock, sur plusieurs niveaux. Et des guitares partout. Derrière le comptoir en marbre, il y a avait une espèce de grand cadre, avec une vingtaine de guitares accrochées dessus. Les touillettes des verres à cocktail avaient la forme de petites guitares – j’en ai mis une en poche. Aux murs, encore des guitares et, juste en dessous, le nom des rock-stars à qui elles avaient soi-disant appartenu : Eric Clapton, Andy Summers, Jack Jones, Lenny Davidson, Sheryl Crow, Joe Walsh, John Entwistle… Des lampes tombaient sur le zinc comme autant de micros. Ambiance pub américain. Grandes bières et gros burgers. Une majorité de touristes anglo-saxons, les yeux rivés sur des immenses écrans. Un concert live je ne sais où : Paul McCartney et Bruce Springsteen reprenant Twist & Shout. Des cris et des décibels. Beaucoup de bruit pour rien. Par la fenêtre, la Grand-Place ressemblait à une vieille dame tremblotante dans ses habits de Noël. Rinaldi m’a rejoint un quart d’heure plus tard. Il était tout sourire :

– Je me suis quand même laissé tenter par ce t-shirt… et aussi par une casquette.

– Bravo !

– Hum… Vous avez du nouveau ?

– Pas vraiment.

– Rassurez-moi, vous êtes quand même allé à l’Imaige Nostre-Dame ?

– J’y ai bu une bière tout à l’heure.

– Ça ne m’étonne pas de vous, Van Kroetsch !