Après l’Assassin aime l’Art Déco, Kate Milie nous revient avec Noire Jonction, son troisième roman, qui remet Marie, la jolie guideenquêtrice en scène.
Noire Jonction est l’histoire d’une déchirure, celle-là même de la ville de Bruxelles, qui trouve ses origines au début du XXe siècle et aujourd’hui encore, défigure la capitale.
L’auteure lie à nouveau avec brio polar et patrimoine bruxellois. La jonction Nord-Midi et ses mystères n’auront désormais plus aucun secret pour vous !
Aux gares disparues
C’est cool Google Street, on peut mater les peep-shows et les vitrines de la rue d’Aerschot sans sortir de son fauteuil. Dommage que ce joli monde ait été photographié en été et en plein jour. Les néons ne donnent pas du tonnerre, mais on voit bien les filles avec leurs jambes douces, leurs bikinis fluos, leurs gestes : « Viens, oui, toi, viens, suis à toi, toute à toi, rien qu’à toi. » Ma vitrine préférée ? C’est celle où les filles sont tellement floutées qu’on les confond avec des poupées en plastique. Mais ce que j’aime avant tout dans le coin, c’est la statue de l’ange qui surplombe le grand peep-show au bout de la rue. Du grand art ! Même qu’on la voit très bien depuis les trains qui passent à côté, sur le viaduc. Une statue qui vous donne le frisson. Un ange féminin avec une longue robe moulante, une couronne et des ailes immenses. C’est d’un majestueux ! J’ai jamais réussi à comprendre pourquoi on l’a foutue là. Ni à savoir depuis quand elle est là. Cette rue, elle est vraiment top, les vitrines d’un côté et de l’autre le mur de la gare du Nord qui fait au moins un kilomètre de long. Pas de vis-à-vis. Quand tu mates, y a personne derrière toi. Trop bien. Hé, vous pensez bien, y a pas que – via – Google Street que je me régale. La rue d’Aerschot, c’est, aussi, la p’tite promenade de mes grands soirs. Même si je ne… Eh bien, ça m’éclate de voir qui entre… qui sort… qui aimerait entrer… qui n’ose pas… qui vient tout seul… qui vient avec des potes… qui se conduit bien ou mal avec les filles… Les pauvres ! Pas facile ! Franchement, pas facile ! Il y a deux semaines, y avait un match à risque au Heysel, une bande de petits blonds tatoués, genre hooligans banlieue pourrie de Liverpool est venue les insulter, ils ont craché sur les vitrines, pissé sur le trottoir, brisé la porte d’un bar ! Direct, un moine de l’église d’à côté, allure ancien basketteur reconverti en robe de bure, est sorti avec un truc genre batte de base-ball. Seul contre tous ! Chapeau le moine, chapeau ! Même pas eu le temps de compter un, deux, trois, quatre, hop, il a mis de l’ordre dans la rue et rassuré les demoiselles. Sur Google Street, l’ange, y passe pas, difficile d’avoir les photos en hauteur très nettes. Par contre, l’église saint machin, elle fait son effet ! Ça, c’est une église ! Une entrée officielle, look théâtre grec, rue de Brabant, la rue des souks, une sortie discrète rue d’Aerschot. Là, c’est à peine si on voit que c’est une église.
Cet après-midi, je me suis offert une balade jusqu’à Anvers. Pas du tout prévue l’excursion. Une p’tite surprise. J’avais pris le train, comme ça, à la gare Centrale. Et j’ai vu un ange, un vrai, monter dans le wagon !!! Du rêve !!! Une jolie fille qui sent bon, une de ces nanas qui prend une douche le matin, un bain le soir, met des bougies parfumées dans sa salle de bain, a des fringues pour chaque circonstance de la vie, les bouts des cheveux bien coupés, soigne ses mains et ses pieds avec des crèmes à l’aloyé qu’chose. Une intello avec des journaux, une farde, des notes, un crayon, un bouquin. Elle portait un petit imperméable rouge vif. Trop craquant le petit imperméable rouge vif. Un jeans flambant neuf, un t-shirt blanc, des petites ballerines couleur souris. Elle a ôté son foulard, j’ai été très troublé par son cou, oui, son cou. D’habitude, je plonge ailleurs, mais là, j’ai ressenti une grosse émotion, un joli cou blanc, délicat, tout doux, appelant les bisous d’un amoureux. J’ai imaginé un mec élégant qui bosse dans une boîte américaine, a une bagnole détaxée, etc. Elle a eu des gestes gracieux pour saisir sa bouteille d’eau, puis elle a installé ses affaires, a ouvert le journal « Métro » et n’a absolument pas fait attention à moi. J’ai vu qu’elle s’est attardée à « Kiss and Ride », vous savez, hein, la rubrique « Belle demoiselle, t’étais hier dans le train de 18h25, blabla, nos yeux se sont croisés, je suis un mec romantique et voudrais t’inviter au resto… » Ha ha. J’ai rigolé. Pas si au top que ça les rencards avec le manager à la bagnole détaxée ! J’ai décidé, comme ça, de faire un petit bout de rails en sa compagnie. Je me suis retrouvé comme dans un rêve, c’est à peine si j’ai entendu l’annonce « Mesdames et Messieurs bienvenue dans le train pour Anvers-Central, ce train fera arrêt à Malines, Anvers-Berchem, etc. » Le ticket ? On s’en tape. Le contrôle ? On s’en tape encore plus. Le Tony, il sait très bien comment réagir. Généralement, ils ont peur de moi et me foutent la paix. Quand je capte que ça va sentir le roussi, je leur tends une carte d’identité volée et tout le monde est content. Ceci dit, j’ai quand même été débarqué dans des gares inconnues. Mais moi j’aime ça, faire l’andouille. Soudainement, la belle a rassemblé ses journaux, sa farde, ses notes, son crayon, son bouquin, sa bouteille d’eau, a glissé son foulard dans son sac et s’est levée. Faut dire qu’on allait arriver à Mechelen, mais dans dix minutes seulement. Dis donc, la Miss, c’est une anxieuse ? J’ai peur de ne pas avoir le temps de descendre avec mes petites affaires bien rangées. Au revoir mon ange. Adieu mon rêve. Moi, j’ai posé mon visage contre la vitre et je me suis endormi. La voix de l’accompagnateur m’a réveillé à « Antwerpen-Berchem ». Pris d’une impulsion, je me suis levé et j’ai fait tout le train. Elle était assise dans l’avant-dernier wagon. Je suis vite passé, elle ne m’a pas vu, mais j’ai eu le temps de jeter un coup d’oeil à son joli décolleté, à son cou tout doux. J’ai été me calmer un peu plus loin. Lui ai rien fait, moi, à cette gonzesse. Lui ai même pas adressé la parole. Pourquoi qu’elle m’a nié ainsi ? Hein, pourquoi ? Elle est descendue à la gare terminus d’Anvers-Central. Très fâché, je l’ai suivie. Puis, ça m’a tellement fait marrer de la suivre sans qu’elle se rende compte de quoi que ce soit, que la colère est tombée. Elle a eu un geste délicat pour nouer son foulard. Et un souvenir de jeunesse est revenu, je devais avoir douze ou treize ans, la chatte avait eu sa portée. La vieille avait décidé qu’on noierait tous les chatons. Moi, j’en ai pris un doucement par le cou. J’ai serré, serré, serré. Ça m’a enivré de sentir cette toute petite vie chaude enfermée dans ma main toute puissante. « Glouglou, Crac ». J’en suis pas revenu que ça a été aussi vite. « Glouglou, Crac ». J’ai continué avec les autres. À chaque fois, la même chaleur, le même « Glouglou, Crac ». Hé, y a des filles, au bout de la rue qui ne sont pas trop floutées, j’en reconnais une, toujours en sous-vêt jaune citron, enfin, je ne sais pas, les photos ont été prises en 2009 et dans cette rue, les filles ne restent pas longtemps, elles débarquent de on ne sait où et on s’en fout et partent on ne sait où et on s’en fout. Et elles se ressemblent toutes. Par contre, j’avais jamais remarqué à quel point les maisons sont crades, moches, de vrais taudis qui tiennent à peine debout. Je ne pense pas que j’aime tant que ça mater des photos prises, en été, sous le soleil. Cette rue, c’est dans la nuit tombante quand les néons glauques et les phares des bagnoles se reflètent dans les flaques noires de pluie, qu’il faut la renifler. Ah, vous savez la filature de tout à l’heure ? Eh bien, elle n’a pas duré longtemps. La belle, elle est restée dans la gare, a fait un tas de photos, a griffonné des trucs dans son carnet, s’est offert un café à emporter, puis elle a repris le train pour Bruxelles. C’est une fille comme moi, qui aime passer son temps dans les trains et les gares. Sûr qu’on se reverra.
À bientôt mon ange.
Deux minutes de repos ! Marie se jeta sur le divan et lança un regard de naufragée sur son environnement. Les caisses entassées les unes sur les autres côtoyaient une montagne de sacs en plastique fermés avec de la ficelle. Seuls, une table, deux chaises et le divan-lit étaient opérationnels. Une valise ouverte laissait apercevoir des vêtements d’entre-saisons. Des fardes de couleurs différentes s’échappaient d’une vieille mallette en cuir. L’ordinateur portable avait été posé sur le radiateur. Tout le reste était à déballer, trier, ranger. Elle se releva et retira une farde portant l’étiquette « Jonction ». Le reste pouvait attendre. Ce déménagement était mille fois plus éprouvant qu’elle ne l’avait imaginé. Etait-ce bien raisonnable d’avoir déménagé sur un coup de tête alors qu’elle venait de lancer sa petite affaire ? « Jamais, je n’y arriverai ! » Elle se sentit au bord des larmes. « Marie, ressaisis-toi ! Allez, respire un grand coup et pense positif ! Souris. Va à l’essentiel, tu te rends compte, tu vis dans le coeur du coeur de Bruxelles ! Tu es à mi-chemin entre la Grand-Place et la gare Centrale ! Quel luxe ! Ok, l’appart n’est pas terrible, enfin… disons qu’il n’est pas très grand… Et qu’à part le salon qui donne sur la rue des Bouchers, il n’y a pas de vue. Mais quand les murs seront repeints dans de jolies couleurs, le brol rangé, la déco installée, il sera mignon cet appart. Bon, la chambre et la cuisine donnent sur des puits de lumière. Mais tu ne vis pas dans la cuisine et la chambre est faite pour dormir. Des tentures fuchsia et des persiennes jaune citron les égaieront. D’accord, il n’y a pas de salle de bain, la douche se trouve dans la cuisine et le lavabo dans la chambre. Un authentique appart années 50 ! On vivait ainsi avant ! Quand on est appelée à bosser sur un programme 1952, rien de tel que de respirer l’ambiance de l’époque, n’est-ce pas ? Et en plus, tu vis à un pas de la jonction ! » Elle se demanda si elle ne pourrait pas prendre la chambre comme bureau et dormir dans le salon, ainsi, elle aurait une pièce rien que pour étaler ses kilomètres de documents. Non, elle avait besoin de lumière pour travailler. Malgré qu’il donnait sur une petite rue étroite, « Mais messieurs dames, une rue historique », le salon était très lumineux. Elle sourit. Action. On s’y met ! Elle saisit son imperméable rouge, le défroissa et l’accrocha à une patère près de la porte d’entrée. C’est un ami, guide parisien, qui lui avait dit qu’elle devait absolument se faire remarquer. « On ne doit voir que toi. C’est impératif. Les gens doivent t’identifier du premier coup d’oeil, être frappés par tes propos et garder une image forte. Sois originale ! Démarque-toi des autres. » Lui, il guidait la tête recouverte d’un haut-de-forme 19e siècle. Elle alla dans la petite cuisine faire chauffer de l’eau pour le thé. « Tant que l’appart ne sera pas en ordre, je donnerai mes rendez-vous dans des bistrots et prendrai mes repas dans des brasseries, c’est pas ça qui manque dans ce quartier, mais maintenant, mon premier petit plaisir du jour, un thé avec du citron vert et du miel de Provence. Dans un mois ou deux, ça ira mieux. Bon, soyons réaliste, impossible de tout faire, déballer, ranger, décorer et créer un nouveau programme, à moi de déterminer mes priorités… »
Marie avait été contactée par un dénommé Bart, un jeune gars plongé dans un projet de réappropriation de la ville par l’art et l’écriture. « En ce contexte du 60e anniversaire de l’inauguration de la jonction Nord-Midi, nous lançons le collectif Art/Jonction. La jonction a bouleversé la ville. Nous, 60 ans plus tard, nous cherchons à re/penser les lieux, à les réinventer par des rencontres, du lien, de la création. Seriez-vous intéressée de lancer un programme Jonction ? Et aussi d’accompagner et guider un auteur invité à écrire sur le sujet ? Des bars à textes, supervisés par l’écrivain seront également organisés. Pourriez-vous nous aider à les co/animer ? » La demande lui avait plu. « Ma toute première offre en tant que free lance ! Je ne connais pas grand-chose au sujet. Mais j’aime ça, faire des recherches et partir de zéro. » Elle but doucement son thé et y rajouta une cuillère de miel. « Ce printemps est frisquet, attention à la gorge, c’est mon outil de travail. » Elle enfila un gros pull, une écharpe, brancha l’ordinateur et se connecta sur son blog qui n’était pas encore très fourni. En farfouillant sur le net, elle avait découvert que l’auteur, Gunnar Berg, était considéré comme une valeur sûre de la littérature suédoise et que sa bibliographie comptait une bonne vingtaine de livres, essentiellement des polars à valeur sociologique. Ils avaient rendez-vous le lendemain devant la gare Centrale.
Elle revint de la cuisine avec quelques tartines de confiture. Au travail ! Plus tard les caisses ! Elle étendit sur la table une carte touristique achetée trois euros le matin même. Avec un fluo vert elle suivit le tracé de la jonction Nord-Midi. La carte se retrouva directement coupée en deux. Avec un marqueur rouge, elle fit un trait à hauteur des gares de la jonction, Bruxelles-Midi, Bruxelles-Chapelle, Bruxelles-Central, Bruxelles-Congrès, Bruxelles-Nord. Elle entoura au crayon les haltes plus vraiment en fonction, Chapelle et Congrès. Avec un fluo orange, elle surligna les endroits où les trains traversaient la ville sur un viaduc, le trait s’étendit de Bruxelles-Midi à Bruxelles-Chapelle et du Jardin Botanique à la gare du Nord. Avec un fluo rose, elle traça le parcours du tunnel. Le tunnel ! Très très grande fierté des années 50, cause de la destruction de plus de 1500 habitations et de l’exode d’au moins 13000 personnes. Elle observa la carte de longues secondes durant. Oui, on pouvait dire que la jonction avait déchiré, éventré le coeur de la ville. Elle alla ranger la tasse et l’assiette à la cuisine. Cet appart est petit, de l’ordre ! Elle s’empara d’une farde à rabat dans laquelle elle avait glissé des notes, elle les lut avec attention. « La jonction fut inaugurée en 1952, mais les accords entre l’Etat belge et la ville de Bruxelles permettant sa création remontent à l’année 1903. En fait, l’idée de la jonction date déjà des années 1840. Hé oui, le pays était à peine né qu’on pensa à une performante liaison ferroviaire reliant le nord et le sud en traversant la capitale… » Son regard erra sur des reproductions de vieilles cartes postales montrant les anciennes et majestueuses gares du Midi et du Nord, cathédrales de verre et d’acier, symboles de la puissance industrielle du XIXe siècle, détruites pour la jonction, et les photos qu’elle avait faites ces derniers jours, photos des gares contemporaines et des quartiers les entourant. Elle prit une loupe pour examiner l’étrange statue découverte à l’intersection de la rue d’Aerschot et de la rue de Brabant. Un ange portant une robe gréco-romaine, un bouclier et de grandes ailes. Peut-être une victoire ailée ? « Ciel, 1h du matin ! Au secours ! Vite, au lit ! Je dois être en forme pour le rendezvous avec l’écrivain ! Bon, je m’organise comment ? Hé hop, on bouge les caisses, bien, les draps sont là. Hé hop, on transforme le divan en lit. Trop fatiguée pour prendre une douche, allez si, une petite douche rapide et au lit. » À 2h du matin, Marie ne dormait toujours pas. « Vivement que mon lit arrive ! Heureusement que le rendez-vous est à 11h, je partirai d’ici à 10h55… Qu’est-ce que j’ai bien fait de prendre cet appart… Fini de me lever à 6h30 quand je guide à 10h. Fini de me rendre dans un bureau, mon bureau, il est ici. Ce serait quand même bien que je me procure un livre de Gunnar Berg. » Elle s’endormit vers 3h en murmurant : « J’aime les trains, j’aime les gares, je vais me sentir bien dans ce programme. En fait, l’aventure commença en 1835 à l’Allée Verte, ancêtre de la gare du Nord, toute première gare établie sur le continent européen. Le premier train qui roula sur le continent européen partit de Bruxelles pour Malines, le 5 mai 1835. Messieurs dames, ce fut un succès total ! Lequel entraîna la rapide construction d’un chemin de fer à la pointe. Ce que je vais être crevée demain. » Dans son sommeil, elle vit d’immenses coupoles de verre soutenues par des piliers de fer surplomber des locomotives s’élançant à toute vapeur vers une Europe livrée à l’acier, des femmes coiffées de larges chapeaux et serrées dans des corsets se faire aspirer par des porches monumentaux surmontés d’allégories fouettant vigoureusement les chevaux de chars ailés, elle croisa Paul Delvaux dans le hall d’une gare abandonnée, il peignait des femmes nues à la peau très blanche, leurs grands yeux d’absentes regardaient sans les voir des terrains ravagés où l’on distinguait des façades à pignons sombrer lentement dans des sables mouvants tandis que des rails sortaient du néant. À 4h du matin, elle se réveilla, se demanda où elle était et se rendormit aussitôt… « Quand vais-je avoir le temps d’ouvrir mes caisses et aller dans les Marolles acheter des tentures fuchsia et des persiennes jaune citron ? Elle eut un peu froid et ramena le drap sur sa tête. « Mais où cet étrange voyage va-t-il me conduire ? »
Quelle matinée ! À cause d’un suicide sur les rails, le train avait beaucoup de retard. Mais il arriverait just in time au rendez-vous avec la guide à la gare Centrale. Il aurait bien voulu descendre à Bruxelles-Midi et faire un saut jusqu’à la place du Jeu de Balle, histoire de faire quelques photos du Vieux Marché, il avait eu un coup de coeur pour le lieu mais à chaque fois il oubliait son appareil photo. Tant pis, ce serait pour une prochaine fois. Il logeait pas loin, ce serait un comble de ne pas parvenir à les faire, ces photos ! Après la guide, il se rendrait dans une librairie où il était prochainement invité pour une séance de dédicaces. Son dernier roman « Une nuit à Gotland » avait sans doute été mis en évidence sur la table des Bestsellers. Il se demandait si d’autres livres se trouvaient dans les rayons. Sûrement que son autre grand succès, « Les songes » devait y être. Être « auteur en résidence », c’est-à-dire se retrouver logé, nourri, blanchi pendant quelques mois afin « d’écrire tranquille », demandait en retour d’assumer quelques conférences dans les centres culturels, les bibliothèques, les librairies. Il venait à cet effet de rencontrer une attachée littéraire. Il espérait qu’il n’allait pas se retrouver éclaté dans trop d’activités. Outre l’écriture, son vrai rôle concernait à accompagner des bars à textes. Il avait pensé que ce statut très privilégié l’aurait aidé à vaincre le terrible blocage dans lequel il stagnait depuis quelque temps. Hélas, il n’en était rien. Avait-il bien fait de rejoindre ce drôle de projet « Art/Jonction » ? Il devait écrire une fiction mettant en scène la jonction Nord-Midi. Quel sujet ! Mais quel sujet ! Et histoire qu’il soit bien en condition, on lui avait trouvé un petit logement situé rue Terre-Neuve, une longue rue traversant entièrement le quartier des Marolles et aboutissant dans le centre-ville. Une rue brisée par la jonction. Son flat se situait dans la partie rénovée, tout près de la place Rouppe, là où avait été construite la toute première gare du Midi appelée gare des Bogards, en 1839. Quand il parcourait la rue dans l’autre sens, il tombait nez à nez avec l’impressionnant viaduc reliant l’actuelle gare du Midi à la gare de la Chapelle où le Collectif Art/Jonction avait installé son quartier général et où les rails s’engouffraient dans « le » tunnel. Depuis un siècle, un no man’s land faisait office de frontière entre le centre-ville et les Marolles. Son logement n’était pas mal du tout. Mais pour écrire, il préférait les chambres d’hôtels. Ah, le train venait de quitter la gare du Midi. Rapidement, il sortit son appareil photo et immortalisa les bouts de rues aperçues du haut du viaduc, les morceaux de jardins devenus des dépotoirs, quelques maisons en ruine, des barres d’immeubles des années soixante, le dessus d’un fronton néo-classique, l’église des Brigittines, l’église de la Chapelle. Brusquement, juste avant d’entrer dans le tunnel, le train freina et s’immobilisa. Les passagers poussèrent un cri d’exaspération.
Une dame, coiffée d’une coupe au carré qui ne lui allait pas du tout, explosa :
– Il nous a vraiment pris en otage, le paumé ! Il savait pas aller faire ça dans une sordide petite chambre d’hôtel ? Y en a à la pelle des chambres miteuses avec vue sur les rails ! Il aurait pu se pendre en regardant le train passer et laisser en paix les honnêtes gens qui travaillent ! Déjà que c’est la galère tous les jours avec les trains.
Un monsieur en costume-cravate, lui répondit :
– Il y a tout le temps quelque chose, la locomotive qui tombe en panne, le conducteur qui n’est pas là…
Une dame à la voix douce enchaîna :
– Et maintenant, ce malheureux qui…
La dame à la coupe au carré rugit :
– Malheureux !!! Vous êtes indulgente, vous ! Des conards qui tiennent leur petite revanche en sachant qu’ils vont emmerder des milliers de personnes pendant des heures. Ils savent bien que les journaux vont parler d’eux. Journée de gloire d’une vie ratée.
Le monsieur en costume-cravate ajouta :
– Espérons que le suicide n’ait pas eu lieu sur la jonction ! Ce lieu est saturé ! Vous savez que le tunnel avale chaque jour 1200 trains ? Le moindre petit incident se répercute sur l’ensemble du trafic ferroviaire !
La dame à la voix douce reprit :
– Ils vont mener une enquête afin de déterminer s’il s’agit bien d’un suicide et non d’un meurtre. Notre arrêt risque de s’éterniser.
Pour passer le temps, Gunnar jeta un coup d’oeil aux photos prises ces derniers jours et pas encore transférées sur son ordinateur. Il avait déjà fait quelques allers-retours sur la jonction et un peu arpenté les quartiers environnants. Il contempla l’étrange et magnifique statue visible du haut des quais à la gare du Nord. Un ange féminin à l’air grave. Sa main droite semblait désigner les rails. Les rails ou les filles qui de longues heures durant se dandinent mécaniquement derrière les vitrines crasseuses ?
Il ouvrit son portable, se connecta et consulta son courrier. Il découvrit un mail de Kjerstin. Il le lut rapidement en fronçant les sourcils. Elle cherchait du boulot et lui demandait s’il n’avait pas quelque chose pour elle. Il fut tenté de lui répondre sèchement que leur collaboration fut de l’ordre de l’éphémère. Mais il préféra ne pas réagir à chaud. Elle avait bien travaillé. On ne sait jamais, peut-être qu’il aurait, un jour, à nouveau besoin de ses services. Le train était toujours immobile. Il alla sur le site de la guide. La page d’accueil montrait une plutôt jolie fille vêtue d’un imperméable rouge.
« Les Balades de Marie »
Une guide détonante, laissez-vous étonner
Des balades percutantes
Des découvertes incroyables
Venez (re)découvrir la ville en sa compagnie
Gunnar s’apprêta à lire un article de presse qui la présentait en tant que guide hors pair, mais le train se remit en marche et très lentement entra dans le tunnel. Les passagers poussèrent un cri. « Quelle horreur ! », « Que c’est lugubre ! », « Probablement des artistes alternatifs, mais quel mauvais goût ! »
Une vingtaine de petites poupées, nues, recouvertes de sang, accrochées à l’entrée du tunnel formaient comme un coeur. Gunnar les photographia. Puis le train reprit de la vitesse, s’enfonça dans le tunnel et atteignit la gare Centrale deux minutes plus tard.