La Belgique est un minuscule triangle sur le planisphère.
Paul Kinnet
– Je te préviens, Jean, je ne grimpe pas là-dessus !
– Écoute, Nina, on n’a pas fait toute cette route pour rien. Allez, monte !
– C’est hors de question ! Imagine qu’on nous voie sur ce truc.
– Arrête un peu ! Donne-moi ta main ! Je vais t’aider. Et puis, de toute façon, il n’y a personne pour nous voir.
– Sans blague, c’est le bout du monde ici !
– Pas le bout, Nina. Le sommet… enfin, celui d’un certain monde.
Signal de Botrange, sur le plateau des Hautes Fagnes, point culminant de la Belgique : 694 mètres. Pas très rond comme altitude. C’est pour cette raison que nous sommes là, face à « ce truc » comme dit Nina. La butte Baltia, un édicule construit en 1923 à l’initiative du Commissaire royal aux Cantons de l’Est. Haute de six mètres, l’élévation de terre est surmontée d’un escalier rejoignant une plateforme avec table d’orientation. Et puis, bien sûr, 694 + 6 = 700. Car tel avait dû être l’enjeu ou, du moins, le désir. Je ne comprends pas très bien la démarche, atteindre artificiellement cette cote altimétrique. Pour en faire quoi ? Se gargariser d’avoir élevé le pays un peu plus haut que ce qu’il est réellement. Un rêve, en somme. Le terme signal a lui aussi de quoi intriguer ; en Belgique, il désigne un sommet local. Avant 1919, l’endroit le plus haut du pays était la Baraque Michel – 673 mètres. Les Belges doivent leur actuel point culminant au Traité de Versailles qui, sanctionnant l’Allemagne après la Première Guerre mondiale, avait rattaché les Cantons de l’Est au Royaume.
– Alors, tu viens, Nina ?
– Ça va, ça va ! J’arrive. Mais, surtout, ne me touche pas !
Grand prince, je la laisse passer la première. Je regarde ses fesses. Je me sens un peu lourd, pas de la regarder gravir les marches, mais lourd physiquement. Les dernières semaines, j’ai fait du gras, de la couenne. Trop de bière, une mauvaise alimentation. Le milieu de la trentaine vous met devant certains signaux et, si vous avez tendance à baisser votre garde, il vous renvoie parfois une piètre image de vous-même. Je prends mon temps pour rejoindre Nina. Elle s’énerve :
– Non mais, j’y crois pas ! Tu me forces à monter là-haut et c’est toi qui lambines maintenant !
– C’est bon, je suis là…
J’ai tellement saoulé Nina avec cette histoire de butte artificielle qu’elle a fini par céder. Ce matin, on a quitté Bruxelles. C’est la première fois que je vais si loin avec la Volvo. La vieille bagnole m’a vite rassuré. Après une dizaine de kilomètres d’autoroute, elle s’est mise à ronronner comme une chatte docile. Tout l’inverse de Nina qui a plutôt été du genre désagréable durant le trajet. Faut dire qu’on n’a pas la météo en notre faveur. Un ciel gris et bas s’est abattu sur nous dès notre entrée dans la province de Liège. Une pluie fine, transperçant tout, plus humide qu’une mer entière.
Il y a une dizaine d’années, Nina et moi, on s’est reconnus à l’odeur, immédiatement. Une soirée entre amis et ce fut plié. Assis en face l’un de l’autre depuis un quart d’heure, sans se parler, on s’était mis à se faire du pied. Tellement que la table s’était soulevée à plusieurs reprises. On ne communiquait plus avec les autres, on se regardait, on se serrait les cuisses, les genoux, à en faire tomber les verres de bière. Plus tard, on s’était retrouvés chez elle, à se renifler. Ça allait trop vite pour moi. Paniqué, j’avais décidé de quitter son appartement pour reprendre mes esprits. Elle m’avait poursuivi dans la cage d’escaliers en criant : « Reviens tout de suite ! Tu ne peux pas nier cette odeur ! » Car, en s’enlaçant, nos corps avaient produit une odeur incroyable, un truc dingue, avant même qu’on passe aux choses sérieuses. Alors, j’étais remonté chez elle. Et l’odeur avait à nouveau tout envahi, jusqu’à nos consciences. Près de dix ans se sont écoulés depuis cette histoire d’odeur. On ne vit plus ensemble. Mais ça a été le cas, assez rapidement après notre rencontre. Ça marchait plutôt bien entre nous. Je nous revois encore dans cet appartement minuscule du bas de Saint-Gilles, trifouillant dans l’odeur comme des bêtes. On sortait tout juste des études et notre logement nous trahissait déjà. Comme ce fameux soir où mon vieux pote Fredo était passé chez nous à l’improviste. On avait cuit des frites. Il y avait des canettes de Jupiler sur la table et la télévision grésillait dans un coin de la pièce. « Une vraie famille belge ! » Voilà ce qu’il avait dit, Fredo. C’est tout ce qu’on lui inspirait. Pourtant, j’aurais aimé qu’il arrive une heure avant les frites et la chope, quand on se roulait par terre, dans l’odeur qu’on produisait en s’étreignant. Ça l’aurait rendu dingue, Fredo. Il aurait sûrement flippé de ne jamais arriver à ce résultat avec une femme. Ou alors il n’aurait rien senti. Peut-être aussi qu’il n’y avait que Nina et moi pour flairer ces choses-là. Une vraie famille belge ! Voilà qui remettait les choses en place. Ça devait le rassurer, Fredo. Moi, pas du tout. Ce temps-là est loin. Nina et moi, on se revoit depuis quelques semaines, sans rien se promettre, parce qu’on sait que l’odeur des débuts ne sera plus jamais au rendez-vous.
Nina maugrée au sommet de la butte Baltia :
– Non seulement il pleut, mais en plus la vue est bouchée par les arbres. Merci ! Vraiment ! Ça valait le déplacement !
– On est quand même à 700 mètres ! Et puis regarde cette table d’orientation ! On peut se repérer à des kilomètres à la ronde…
– Quelle table d’orientation ? Ce dessin tout effacé ? On y voit que dalle !
– Ne fais pas l’enfant, Nina !
– Tu sais quoi, Jean ?
– Mmm…
– Tu m’emmerdes !
Je me colle à elle, comme à l’époque où on produisait cette incroyable odeur rien qu’en s’effleurant :
– Fais un effort ! Tu vois l’horizon entre les branches ?
Et là, en passant ses mains sur mes hanches, elle me calme pour le reste de la journée :
– C’est vrai que t’as grossi.
Une Volvo 242 bordeaux. Sièges en cuir. Et nous à bord, filant vers la côte. À 130 de moyenne sur « l’autoroute de la mer » comme on dit chez nous, une partie du réseau autoroutier le plus éclairé au monde, tellement qu’on le verrait de la Lune. On aurait pu commencer les choses dans l’autre sens, mais le sens, justement, n’est pas le moteur de cette journée. Partis de bonne heure de Bruxelles, on a escaladé la butte Baltia, le toit de la Belgique. Vers midi et demi, dégoûtés par la pluie, on a regagné la voiture. J’ai proposé à Nina d’aller sur la côte. Elle a pesté, comme d’habitude.
J’espère arriver à Ostende vers 15h30. Nina, elle, s’en moque pas mal. Elle fait la gueule. En quittant le signal de Botrange, j’ai d’abord pris les nationales jusqu’à Verviers où je comptais prendre l’autoroute. Après Liège, on a tracé sur l’interminable E40. La route longeait la frontière linguistique, passant d’un côté puis de l’autre entre Waremme et Tirlemont, en Wallonie, en Flandre, comme des coups de langue. Les Hautes Fagnes, la Famenne, le Condroz, les bas plateaux du centre de la Belgique. Tout un programme. L’autoroute s’est finalement enfoncée en Flandre et, après avoir laissé Louvain sur sa droite, elle a rejoint la Région de Bruxelles-Capitale.
Nina me scie pour qu’on descende de l’autoroute, pour qu’on mette un terme à ce projet absurde : la mer du Nord sous la pluie. Parce qu’il n’a pas cessé de pleuvoir depuis ce matin. C’est sans doute l’été le plus pourri de ces dix dernières années.
L’E40 nous emmène tout droit vers la mer. Les voitures revenant de la côte sont nombreuses, certaines sont même à l’arrêt un peu avant Gand. Les vacanciers jettent l’éponge – trop humide. Bientôt, on aperçoit les plaques indiquant Bruges et ensuite Jabbeke. Par la fenêtre, la basse Belgique défile. Notre chute est irréversible. On se dirige vers des cotes altimétriques proches de zéro. La plaine flamande à l’infini. Puis les polders venant heurter le cordon dunaire et ce littoral long de 66 kilomètres. Et une promesse : des plages de sable uniformes, dépourvues de galets et de rochers, un estran allant chatouiller très loin l’horizon à marée basse. Nina rouspète :
– S’il te plaît, Jean. On rentre ? Et je te fais tout ce que tu veux…
– Ah oui ?
– T’es vraiment naïf, mon pauvre vieux. Bien sûr que non !
– Va pour la mer alors !
À l’arrivée, Ostende offre toujours la même vision un peu triste, avec cette gare d’un autre âge derrière laquelle se faufilent des gros bateaux en partance pour l’Angleterre. On trouve une place en face du port de plaisance. En coupant le moteur, je regarde l’aiguille du tableau de bord. Elle est bloquée sur le zéro. Rouler à zéro à l’heure est impossible. Rouler à 694 kilomètres-heure aussi, sauf peut-être dans un engin expérimental lancé comme une bombe en plein désert.
– On y est !
Nina me fusille du regard. Ostende est écrasé par des nuages gris et menaçants.
– T’as vu le temps ? Tu m’énerves à la fin, Jean !
Je fais balancer les clés de la Volvo devant son nez comme un pendule. Elle comprend que c’est moi qui vais décider de la suite des événements. On met directement le cap vers la plage. Il faut d’abord longer toutes ces roulottes où on vend des crevettes, des calamars frits, des anchois, de la soupe et du poisson séché. Des étals colorés à en devenir malade. Avec, sur les barquettes, des petits drapeaux noir-jaune-rouge plantés dans la mayonnaise ou la sauce cocktail. Nina regarde d’abord les étalages avec envie. On n’a pas encore pris le temps de manger depuis ce matin. Juste quelques biscuits dans la voiture. J’ai avalé les deux derniers avant notre arrivée à Ostende ; Nina a juré qu’elle ne me le pardonnerait jamais. La succession des étals la dégoûte rapidement, surtout lorsqu’elle s’emmêle les cheveux dans les rideaux de poissons séchés. Elle accélère pour ne plus voir et ne plus sentir tout ça. Elle m’attend un peu plus loin, mains sur les hanches :
– Bon, tu te dépêches ! On va la voir cette plage ! Je te rappelle qu’il pleut.
Je l’aime bien avec ses cheveux trempés. Elle a l’air encore plus sauvage que d’habitude. Malgré la pluie, il y a du monde sur la digue, des gens avec des chiens ou des enfants. La plage ressemble à une pataugeoire. On ne distingue plus l’eau abandonnée par la mer de celle qui tombe du ciel. Nina enlève ses chaussures et court vers le large. Elle commence à faire l’avion en écartant les bras, virant à droite, puis à gauche, comme un appareil hors de contrôle. On est au niveau zéro, au point le plus bas de la Belgique. En moins de trois heures de voiture, on est passé de 694 mètres – pardon, de 700 mètres ! – à zéro. Ça en dit long sur la platitude du pays. Nina s’arrête au pied d’une chaise de sauveteur. Quand j’arrive à sa hauteur, elle gravit les échelons. Elle se met debout sur le siège. Elle ouvre les bras vers le ciel et les éléments :
– Et là, je suis à combien à ton avis ?
Elle se prend enfin au jeu.
– Hein ! Je suis à combien ? À deux mètres ? Deux mètres et demi ?
Les gens qui déambulent sur la digue doivent nous prendre pour des fous. Marée basse. La mer descend inexorablement. La plage se fait de plus en plus vaste, étendue humide balayée par la drache. Je reste planté un moment au pied de la chaise haute à regarder Nina. Elle en rajoute :
– Ouais, moi je suis à deux mètres et toi, à zéro ! À Zéroooo !
Ses vêtements trempés sont collés sur son corps, ses cheveux en partie sur son visage. J’ai terriblement envie d’elle.
Je m’appelle Jean Verhelst. J’ai trente-six ans. Mon passetemps favori est de prendre la route avec Nina et d’arpenter le pays en Volvo. Depuis quelques mois, je travaille pour une société qui propose aux gens d’effectuer à vélo des déplacements de proximité dans Bruxelles. C’est mon vieux pote Fredo qui m’a trouvé ce job, via un gars qui vient régulièrement se cuiter dans le bar où il bosse.
Les Velobrux – une vilaine contraction de vélo et Bruxelles – sont présentés comme un service de vélos partagés, même si le concept reste payant. La première expérience du genre a été lancée à La Rochelle dans les années 1970. Depuis, la plupart des grandes villes européennes ont développé un projet similaire, avec des résultats variables et des noms plus ou moins ridicules. Pour ma part, j’ai toujours été convaincu que Bruxelles n’était pas fait pour être arpenté à vélo. Trop de pavés, trop de rails de tram, trop de côtes. Vu le relief de la capitale, les stations Velobrux du haut de la ville sont systématiquement vides en fin de journée ; les gens ont la flemme de remonter leur bécane. C’est là que j’interviens. Pendant la nuit, je prends le volant d’un petit camion et je fais le tour des stations. J’ôte le surplus de vélos et je le place dans la benne. Direction les hauteurs, vers Saint-Gilles ou Ixelles. Les Velobrux sont plutôt légers, mais en charger et en décharger plusieurs dizaines est usant à la longue. Ça me casse le dos et me coupe les mains.
Je me mets généralement en route vers vingt-trois heures. Mon appartement est situé en face de l’ascenseur panoramique des Marolles qui relie le haut et le bas de la ville en quelques secondes. Je vis cependant dans la partie basse, un quartier dominé par le plus grand palais de Justice du monde, une espèce de menace babylonienne visible à des kilomètres à la ronde. Je n’ai pas mis de rideaux aux fenêtres. Je vois en permanence les deux cabines monter et descendre. Lorsqu’ils ne sont pas trop effrayés par la vue plongeante, les gens jettent un œil chez moi. Ils me voient alors étendu sur le canapé ou en slip dans la cuisine, inerte devant une casserole de pâtes. Je me suis habitué à ces face-à-face. Ils finissent même par m’amuser et j’en remets une couche, traînant volontiers à la fenêtre en me grattant le torse. De nombreux touristes empruntent cet ascenseur, quelques locaux aussi ; il n’est pas rare de voir des gens y monter avec leur vélo. Entre les va-et-vient des cabines et mon job, ma vie est décidément faite de hauts et de bas… Le patron de Velobrux s’appelle Jean Crabb :
– Avec deux « b » !
Il insiste beaucoup là-dessus. Un « b » en plus doit lui permettre de se sentir moins ordinaire. Ce n’est pourtant pas gagné avec sa tête de gérant de supermarché. Il a un corps en forme de poire inversée. Les jambes très fines, quasiment juvéniles. Puis tout s’épaissit progressivement des hanches aux épaules. Sa grosse tête est posée sur le fruit. Presque invisible, son cou est noyé dans un triple menton semblable à ceux qu’arborent de nombreux socialistes wallons. Juste en dessous de ce cou, il y a la poche de sa chemise remplie de bics. Une petite dizaine en général, de toutes les couleurs. Un stylo à bille aussi. Un crayon toujours taillé – pointu à tuer – et même un porte-mine avec une gomme accrochée au bout. Les bics sont toujours rangés dans le même ordre. Le noir, le bleu, le rouge, le vert, deux fluorescents Stabilo Boss, un rose et un jaune criards, le stylo à bille, le crayon parfaitement taillé et, enfin, le porte-mine avec cette stupide gomme. Chaque jour pareil. Jean Crabb doit être seul depuis longtemps. Ou alors il vit encore chez sa mère. Il n’est pas impressionnant physiquement. Mais cette manie de mettre des bics dans sa poche fait de lui un homme inquiétant. Il achète sans doute ses chemises dans des grandes surfaces un peu tristes. Je l’imagine trifouiller dans les bacs de vêtements la tête penchée, un sourire malsain aux lèvres. Avec une poche, sinon rien ! Et du côté gauche ! Il doit y avoir là une raison absurde, une sorte de code esthétique hérité du vingtième siècle. Une chemise avec une poche à droite est probablement quelque chose de scandaleux pour Jean Crabb. Et que dire d’une poche de chaque côté ? Impensable ! De retour chez lui après le boulot, il doit retirer les bics de sa poche et les poser sur une commode ou sur la table de nuit. Dans l’ordre, maladivement. Le noir, le bleu, le rouge, le vert… Le soir, quand je prends mon service, Jean Crabb semble toujours étonné de me voir apparaître dans son bureau :
– Ah ! Tu es là, Jean ?
Alors il se lève et se dirige vers une petite armoire où sont rangées les clés du camion. Il marche avec difficulté et en soufflant beaucoup. Cette armoire est pour lui une sorte de tabernacle. Dès qu’il l’ouvre, son visage s’irradie. Il se tourne ensuite vers moi pour me tendre les clés :
– Tiens, voilà !
J’aime bien circuler dans Bruxelles à bord de ce camion. Je vois la ville différemment, d’un peu plus haut. Je repense alors aux années révolues, à l’époque où je travaillais pour la PATEB, la Promotion des Attractions et du Tourisme en Belgique. Une institution dépendant du fédéral, cette coquille bientôt vide tant on détricote le pays. J’arpentais alors le Royaume pour vanter les possibilités de tourisme culturel – sans trop y croire. Le premier jour, Jean Crabb m’avait questionné à ce propos :
– Ça ne me regarde pas, mais qu’est-ce qu’un type comme toi vient faire ici ?
Pour toute réponse, je m’étais contenté de le fixer droit dans les yeux. Il avait insisté :
– T’es diplômé de l’université. T’as même une solide connaissance du tourisme belgo-belge. Alors pourquoi venir te faire chier avec ces vélos pendant la nuit ?
– Parce que je n’arrive plus à dormir.
Ce qui me frappe à chaque fois, ce sont toutes ces taches roses, vertes et blanches, fades, passées. Des chewing-gums collés au sol. Et puis aussi des mégots, par dizaines. Le stress est perceptible devant cette porte. Le matin, il y a surtout des femmes à l’entrée. Elles mastiquent nerveusement et fument des cigarettes. J’évite de me mêler à elles. J’ai l’impression de les déranger dans leur attente, comme si patienter ici était un rôle uniquement féminin. La rue qui mène là est bordée par deux grands murs dont le sommet est garni de barbelés. Derrière, on entend des cris horribles. Je n’aime pas me promener dans ce quartier. Je suis toujours mal à l’aise. J’ai l’impression qu’on m’observe, que le fait de marcher dans une rue où il y a une prison me rend d’office coupable.
Depuis que je travaille chez Velobrux, j’ai du temps en journée pour rendre visite à mon oncle Alain, qui est aussi mon parrain. Il est incarcéré à la prison de Forest. Les gardiens me reconnaissent. Ça fait sans doute partie de leur boulot d’être physionomistes. Moi, je n’arrive pas à les distinguer les uns des autres. Avachis derrière la vitre blindée, ils boivent du café et mangent des tartines pour faire passer le temps. Leur job consiste à appuyer sur des boutons qui ouvrent une série de portes donnant accès au parloir. J’essaie de venir voir mon oncle une fois par semaine. Au début, il se demandait ce que je venais faire là, avec ses mots à lui :
– T’as vraiment la même tête de trou du cul que ton père ! Un vrai Verhelst !
Il n’y avait pas grand-chose à dire après ça. Il a écopé de six mois ferme pour agression violente. Le type qu’il a mis en miettes est toujours à l’hôpital, dans un coma de plus en plus inquiétant. Mon oncle n’a pas l’air de regretter son geste. Il s’appelle Alain Verhelst. Ça colle bien à un type derrière les barreaux : un nom de tueur en série ou de kidnappeur d’enfants. Sinon, je viens surtout pour lui apporter des livres – avec les histoires de famille et celle de ce foutu pays, la lecture est ce qui nous rapproche le plus. Quand je n’ai que deux ou trois romans au format poche, il fait la grimace :
– Qu’est-ce que tu veux que je foute avec ça !
Car il lit vite et beaucoup. Il aime les écrivains américains. Il les lit en français, sans se prendre la tête comme certains pédants qui refusent de lire des traductions. En ce moment, il dévore Charles Bukowski, Richard Brautigan, John Fante, Jack Kerouac, Raymond Carver, Henry Miller et William Faulkner. Il estime avoir vécu comme eux. Pas en écrivant, mais en étant libre. Même si ça semble paradoxal depuis qu’il croupit à la prison de Forest. Il raffole aussi des barres de chocolat Dessert 58, parce que ça lui rappelle son enfance. Alors, je lui en apporte régulièrement une ou deux. Parfois, il se confie. Quelques détails sur sa vie carcérale :
– Le type avec qui je partage la cellule ne supporte pas le bruit du papier quand je tourne les pages.
– Et ?
– J’ai été obligé de lui expliquer avec les mains. Mais je ne suis pas certain qu’il ait tout compris…
– Ben oui, j’imagine.
– Je m’en veux un peu tu sais.
– De quoi donc ?
– Ce mec qui est dans la cellule avec moi… Je crois bien que des gars l’ont attrapé par derrière dans les douches. Des sales types qui aiment se taper de la fiotte sans défense. Alors ouais, je m’en veux de lui avoir donné une mandale pour cette histoire de bruit de pages. Il n’avait pas besoin de ça, le bougre.
Je ne sais que répondre, alors je le laisse poursuivre.
– Et mes sansevières ?
L’oncle Alain a l’art de passer du coq à l’âne. Il m’a chargé d’arroser ses plantes pendant son incarcération. C’est tombé sur moi parce que je suis le dernier membre de la famille qui lui parle encore.
– J’en prends bien soin.
– C’est tout ?
– Comment ça ?
– Je ne sais pas, Jean. Je pensais que tu allais ajouter quelque chose…
Il me regarde fixement. Ces yeux sont bleus, comme jamais. Je ne lui ai rien dit pour sa Volvo. Je m’en sers pas mal depuis quelques semaines, pour quitter Bruxelles, arpenter le pays, me sentir libre. Lors de notre virée à la butte Baltia, Nina m’a demandé d’où je sortais cette voiture. Je ne lui ai pas répondu. J’ai gardé ça pour moi et j’ai appuyé de plus belle sur les gaz. Que faire si l’oncle Alain sort plus tôt que prévu ? J’ai pensé à tout ça. Je crois que je viendrais le chercher à la prison de Forest avec la Volvo. Je l’attendrais appuyé sur le capot, les bras croisés. Peut-être même avec des lunettes de soleil et Nina à côté de moi, habillée court, parce que j’aime bien quand elle s’habille court. Ou alors je remettrais la voiture dans le garage, ni vu ni connu… L’oncle Alain murmure en regardant les livres posés devant lui :
– Je crois que je ne suis pas près de sortir.
Je souris intérieurement. Ça me donne de la marge, quelques centaines de bornes supplémentaires en Volvo avec Nina. Pourquoi pas jusque sur la Côte d’Opale, dans le NordPas-de-Calais ? C’est presque la Belgique là-bas, tellement on y voit de plaques minéralogiques belges entre le Cap BlancNez et Boulogne-sur-Mer.
– Ah bon ? Qu’est-ce qu’ils ont dit ?
– Rien de spécial, Jean. Mais j’ai l’impression que ça pue. Après la Côte d’Opale, Nina et moi on pourrait peut-être tirer jusqu’en baie de Somme et aller voir les phoques veauxmarins sur la plage à marée basse. Je suis sûr qu’elle aimerait ça, Nina, ces escapades hors du décor belge. Passer la frontière avec elle ! Ce serait lui montrer que j’ai changé, que je suis impatient de voir le monde.
Depuis quelques mois, l’actualité internationale s’est transformée en véritable dessin animé : la roturière a épousé le prince charmant anglais, le méchant barbu en djellaba a été tué et balancé à la mer par les Ricains, le nain français a engrossé la blanche neige chanteuse, le pape précédent a été rendu bienheureux par l’actuel et le gros cochon du FMI a été jeté en prison. Et puis, un volcan islandais a commencé à répandre cendres et fumées dans l’atmosphère, menaçant de paralyser le transport aérien occidental : Grimsvötn ! La Belgique, elle, n’a toujours pas de gouvernement depuis les dernières élections législatives fédérales… il y a un an, en juin 2010. Les deux vainqueurs du scrutin – les nationalistes en Flandre, les socialistes en Wallonie et à Bruxelles – ne trouvent aucun terrain d’entente. Je médite là-dessus allongé dans le canapé. Mon portable se met à grelotter. Ce bon vieux Fredo :
– Je suis en face de chez toi !
Téléphone à la main, j’ouvre la fenêtre et je regarde en bas. Il n’y a personne devant la maison, ni même sur la place.
– Alors, tu me vois ?
– Heu… non.
– Regarde plus haut !
Je lève la tête et je vois Fredo qui me fait des grands signes dans une des cabines de l’ascenseur.
– Ne me dis pas que…
– Si, elle est bloquée.
L’autre cabine fonctionne, charriant son lot habituel de touristes et de Bruxellois.
– Bon, je vais faire du café.
– Quoi ! Hé, Jean ! Je suis coincé dans cette boîte et toi tu te fais du café !
– T’as appuyé sur l’alarme ?
– Évidemment.
– Ben alors ! Y a plus qu’à attendre. Ils ne mettent pas plus de trois quarts d’heure pour intervenir… en général.
– Trois quarts d’heure !
– Je te laisserai du café, promis.
– Hé ! Attends, Jean ! Raccroche pas ! Je suis à la bourre, je dois aller chercher Alex pour le conduire à son stage ce matin. Et mon téléphone va lâcher. Putain de batterie !
– Mouais, je vois. C’est bon, je vais aller chercher Alex… Tu ne bouges pas, hein !
– C’est ça, fous-toi de ma gueule !
Marie, l’ex de Fredo, habite sur les hauteurs, dans le quartier du Châtelain, là où les stations de Velobrux sont vides dès le matin. Je prends l’ascenseur panoramique. La cabine qui fonctionne toujours passe à côté de celle où est coincé Fredo. Je lui souris. Il me tend un doigt. La place Poelaert s’anime lentement. C’est encore le moment charnière du matin où se croisent les travailleurs et les derniers fêtards. Des hommes et des femmes, robe d’avocat sur le bras, se pressent vers le palais de Justice. Des gars qui ont passé une nuit blanche terminent leur bière sur un banc, hagards devant le panorama de Bruxelles et la vallée de la Senne. L’horizon est découpé par une série de repères : l’Atomium, la basilique de Koekelberg, la flèche de l’hôtel de Ville, la Tour du Midi et d’autres bizarreries bruxelloises. Rien ne bouge dans ce décor, depuis des décennies.
Fredo est resté avec Marie pendant près de quinze ans. Puis, il a tout envoyé valdinguer pour une brune, une méditerranéenne filiforme. Cette femme sortie de nulle part était très belle, mais elle ne valait pas une révolution. Tout a finalement capoté et la brune a mis les voiles. Marie n’a pas voulu récupérer Fredo. Depuis, le petit Alex est trimballé entre deux vies. Fredo est un peu à la dérive. Il passe d’un petit boulot à l’autre, ni très stable ni très rentable. C’est l’un de ses points faibles… avec son penchant immodéré pour les femmes. En ce moment, il travaille dans un bar. Un bistrot de quartier qui, comme toutes les adresses du genre, a tendance à devenir un peu à la mode. La bleusaille débarque de plus en plus, étudiants, jeunes chômeurs, artistes à deux balles. Il n’y a que Fredo aux commandes durant la nuit. Le propriétaire passe si rarement que ceux qui fréquentent le bar disent : « On va s’en jeter un chez Fredo ».
Place Louise, les gens attendent docilement le tram. D’autres s’engouffrent dans la station de métro. Je file vers la chaussée de Charleroi ; l’appartement de Marie se trouve dans une rue perpendiculaire. Je suis devant chez elle dix minutes plus tard. Elle met du temps à venir ouvrir, comme à chaque fois :
– Jean ?
– Salut, Marie !
Je l’ai toujours trouvée très belle. Je crois même que j’aurais eu mes chances avec elle à une certaine époque. Mais faire ça à Fredo, c’était tout de même un peu limite.
– Qu’est-ce qui se passe encore avec Fredo ? Il a des soucis dans son bar ?
– Il a eu un empêchement de dernière minute.
– Une femme ?
Je sens de l’inquiétude dans la voix de Marie. Sans doute un vieux réflexe propre à ceux qui sont restés longtemps en couple.
– Non, il est juste coincé.
– Coincé ? Vous m’énervez à la fin, les gars !
– Mais je t’assure, Marie, il est enfermé dans l’ascenseur, en face de chez moi. Une des cabines est en panne.
– Mouais…
– Et Alex ? Il est prêt ?
J’ai à peine fini ma phrase qu’il apparaît. Un petit gars de cinq ans avec une bonne bouille et des cheveux en bataille. Il court vers moi :
– Jeaaaan !
Je connais Alex depuis toujours. Mais j’ai refusé d’être son parrain. J’ai prétexté que je n’aimais ni les obligations familiales ni les dimanches ennuyeux durant lesquels il faut se plier aux petites règles sociales. Fredo et Marie ont un peu râlé. Pas longtemps, un mois ou deux. Puis tout a repris comme avant… jusqu’à ce qu’ils se séparent. Je continue à venir voir le gamin de temps en temps. Je l’emmène à la plaine de jeux ou au parc. Nina trouve ça bizarre. Je lui réponds que c’est le gamin de Fredo et que ça se fait de s’occuper un peu du gosse d’un ami.
Alex a déjà son sac sur le dos. Pendant les vacances d’été, il fait un stage avec d’autres enfants dans le centre-ville.
– On y va, Alex ?
Il se colle à mes jambes en regardant sa mère avec tendresse. Marie affiche un beau sourire. On se met en route, filant à travers cette matinée bruxelloise qui nous tend les bras. Je sens que Marie nous regarde partir. On n’a pas fait vingt mètres qu’elle crie :
– Au fait, t’es sûr que ça va avec Fredo ?
Je me retourne et je la trouve à nouveau très belle :
– T’inquiète pas, Marie, on va le sortir de là !
Je sens la petite main d’Alex dans la mienne. On regarde la ville s’agiter doucement, chacun de sa propre hauteur. En approchant du palais de Justice, je me rends compte que Fredo a essayé de me téléphoner. Je le rappelle mais la batterie de son portable lâche presque immédiatement ; il a juste le temps de balancer quelques insanités. Le camion des dépanneurs est garé place Poelaert, à l’entrée de la passerelle qui mène à l’ascenseur panoramique. Quelques curieux forment un petit groupe compact et observent les types s’agiter pour remettre la cabine en marche. Ça doit faire trois quarts d’heure que Fredo est coincé là-dedans. Il y a de la buée sur les vitres. On ne distingue que sa silhouette à l’intérieur. L’autre cabine est toujours en fonction. Alex et moi attendons notre tour :
– On va voir papa ?
– Peut-être bien, oui.
Alex adore prendre l’ascenseur des Marolles. Pour lui, c’est une sorte d’attraction comme à la Foire du Midi, sauf qu’elle est gratuite. Quand on a le temps, on fait quelques montées et descentes supplémentaires. On voit bien qu’Alex a peur du vide. Mais les sensations qu’offre l’ascenseur l’aident à surmonter ses craintes. Souvent, il crie : « Whooooo ! » Alors, les gens le trouvent encore plus mignon. Notre cabine arrive à hauteur de celle où croupit Fredo ; il a enlevé la buée de la vitre avec la manche de sa chemise et placé sa tête dans un rond de fortune. Alex est tout fou de voir son père :
– Papa ! C’est papa !
Fredo lui envoie des bisous volants. L’ascenseur continue sa route et la silhouette de Fredo s’éloigne de nous. Quand on arrive en bas, Alex fait des signes à la cabine suspendue dans le vide. Après, on descend vers la rue Haute. Alex me serre la main. Je me sens bien.
Prison de Forest. Parloir.
Depuis que je vais voir l’oncle Alain en prison, je commence à m’intéresser à l’histoire de la famille, les origines, le pays, tout ça. Ce fil courant de 694 à zéro, des Hautes Fagnes à la mer du Nord. Il m’en parle beaucoup, comme s’il faisait le bilan et qu’il tentait de m’expliquer que s’il est là, derrière les barreaux, c’est aussi parce qu’on n’échappe pas à son destin. Au fil de nos entretiens au parloir, les histoires qu’il me raconte prennent la couleur d’une confession, quasiment religieuse :
– Je ne sais plus quoi penser de la situation là-bas, Jean.
– Où donc ?
– Au Congo. J’ai l’impression que l’éclaircie n’arrivera jamais. Quel gâchis ! Et dire que je suis né en 1950 à Léopoldville, l’actuelle Kinshasa. Avec les années, les souvenirs de ma vie en Afrique s’effacent, comme le dessin d’un enfant sur le sable qui disparait à cause du vent.
– J’imagine.
– Mes parents sont partis vivre dans la colonie au milieu des années 1930. Propriété personnelle du roi Léopold II depuis la fin du dix-neuvième siècle, l’État indépendant du Congo avait été cédé officiellement à la Belgique en 1908. Le pays était entré dans la danse coloniale en se plaçant aux commandes d’un territoire énorme, potentiellement le plus riche du continent africain. Au moment de l’indépendance, en 1960, on comptait environ 100 000 Belges là-bas. Il y avait en revanche 13 millions de Congolais. Les chiffres parlaient d’eux-mêmes. Le Congo n’a jamais été une colonie de peuplement, mais bien une entreprise d’exploitation, un système dans lequel le Blanc « encadrait » le Noir travaillant pour lui. Quand mes parents y ont débarqué, la population blanche avait sensiblement diminué et les places pour les nouveaux migrants étaient plus nombreuses. Pour encourager les départs, les voyages entre la métropole et Léopoldville étaient offerts par l’État.
– Intéressant.
– Tu sais, Jean, dans la famille, on a toujours raconté que mon père voulait à tout prix quitter Alost, où il avait grandi. Sortir de cette ville était une révolution personnelle, un défi. Tu comprends ?
– Il fallait quand même avoir du cran pour tout quitter, pour partir si loin.
– Ou alors être un peu lâche.
– Tu y vas fort, non ?
– Je sais ce que je dis, Jean. Je sais ce que je dis. Comme tous les aspirants à l’aventure coloniale, mes parents ont dû se plier à une visite médicale poussée et réaliser une série de vaccins. On craignait surtout la malaria, la dysenterie et les maladies vénériennes. Ils ont réussi leurs trois années d’essai dans la colonie…
– Un essai ?
– Oui, c’était le cursus obligatoire. Se confronter à la vie locale, faire ses preuves pour obtenir le droit de séjourner définitivement au Congo. Après cet apprentissage, ils ont reçu un congé en Belgique. Ils sont revenus six mois au pays, faire leurs adieux à la famille, à Alost, acheter le nécessaire. On leur a alors signifié leur engagement définitif au Congo. C’était le grand saut. Le clan des Verhelst n’était pas fait de diplômés universitaires, ni même de militaires ou d’ecclésiastiques. Mais bien d’ouvriers brassicoles spécialisés. Jusque-là, tout le monde avait travaillé dans le secteur de la brasserie, depuis des générations. Mon père s’est d’ailleurs mis au service des Brasseries de Léopoldville. Pour une fois, la bière aura abouti à un projet de vie concret…
– C’est vrai que la bière peut parfois prendre en traître !
– Ma mère a trouvé un travail dans un dispensaire attaché à une mission catholique. Elle avait toujours été très pieuse, très encline à aider son prochain, toutes ces choses bien-pensantes.
– À ton avis, parrain, qu’est-ce qu’ils espéraient trouver là-bas ?
– Un certain bonheur… C’est ça, un certain bonheur, Jean. Pour beaucoup de Belges, le choix du Congo représentait un rêve, celui d’un mieux, d’un nouveau départ, des conditions matérielles plus favorables que ce qu’on pouvait obtenir en Belgique à niveau social égal. On vivait à Léopoldville, dans un quartier européen. Notre pavillon était confortable. Mais on a cessé de parler le flamand, celui d’Alost. J’ai été élevé en français. C’était la seule langue que mon père tolérait à la maison. Il estimait que l’ascension sociale de notre famille passait par là. Même si j’entendais parfois ma mère prier en flamand, tôt le matin, quand elle se préparait dans la salle de bain.
L’oncle Alain marque une pause et se racle la gorge :
– Hum, ma mère… Elle est décédée en 1956, des complications d’une violente crise de dysenterie. Je venais de fêter mes six ans. Je n’ai gardé d’elle que quelques souvenirs, fragiles, menacés de disparition, comme le sont les fragments de la tendre enfance. Cette blessure ne s’est jamais refermée… Mon avocat va sans doute mettre ça sur la table pendant le procès.
– Il aurait tort de ne pas le faire.
– Je ne sais pas, Jean… Je ne sais plus. Mon père était devenu chef d’une unité de production de bière. Il n’avait pas le temps de s’occuper de moi. Après le décès de ma mère, c’est une nounou congolaise qui m’a pris en charge. Mon père vivait sa vie. Tellement bien qu’il s’est remarié avec la fille d’un armateur établi à Boma. Je ne lui ai jamais pardonné cette trahison. Nos rapports se sont envenimés d’année en année. Je crois que si j’avais été adulte, je l’aurais tout simplement massacré.
– Carrément ?
– Oui… En 1960, au moment de l’indépendance, malgré l’insistance des autorités belges, mon père a décidé de rester au Congo. La situation politique était complexe et la sécurité très aléatoire, surtout pour les Occidentaux. C’est pour ça que j’ai été envoyé à Bruxelles, chez mon oncle et ma tante : Hendrik et Emma, tes grands-parents. J’avais dix ans. C’était mon premier voyage. J’ai fait le vol Léopoldville-Bruxelles à bord d’un de ces vieux Douglas DC-6 de la SABENA. Hendrik et Emma sont venus m’accueillir à l’aéroport…
Les yeux de l’oncle Alain s’embrument. Il poursuit, la voix émue :
– J’ai tout de suite eu confiance en tes grands-parents. Ils incarnaient ce que je n’avais plus : une famille. Et puis, il y avait Bruxelles. Je n’avais jamais vu de ville semblable, sauf en photos et au cinéma. Un choc et un éblouissement ! Tout semblait possible ici, Jean. Tout !
– Question de point de vue.
– Quand je suis arrivé en Belgique, les enfants d’Hendrik et Emma avaient presque tous pris leur envol. Il ne restait plus que ton père, François, et son plus jeune frère, Michel. Deux ans plus tard, ton père a quitté la maison. Il n’y avait plus que Michel et moi. Il m’appelait « le Congolais » ou alors le « boy ». Moi, je l’appelais « Michel Camembert ».
– Ah bon, pourquoi ?
– Parce qu’il avait en permanence une espèce de pâte blanche sur les dents !
– Beurk !