EAN : 9782335055597
©Ligaran 2015
À SIR FRÉDÉRICK POLLOCK, BARONNET, MAÎTRE ÈS ARTS, DOCTEUR EN DROIT, MEMBRE CORRESPONDANT DE L’INSTITUT DE FRANCE, PROFESSEUR DE JURISPRUDENCE À L’UNIVERSITÉ D’OXFORD, ETC., ETC.
C’est à vous, mon cher Sir Frédérick, à l’ami et à l’homme de lettres, que je dédie ce volume. Quelle que soit votre opinion comme critique sur le résultat de ce travail, je sais qu’il aura au moins un mérite à vos yeux, celui d’être un tribut d’admiration pour un écrivain dont vous appréciez si hautement le génie.
Je prends donc plaisir à inscrire votre nom en tête d’un ouvrage qui, malgré ses difficultés sans cesse renouvelées, a été plein de charme pour moi, et dont vous, linguiste savant, m’avez fait voir tous les écueils, sans toutefois chercher sérieusement à me dissuader de l’entreprise. Ne serait-ce que pour cela, je vous devrais une dette de reconnaissance.
Vous vous souvenez, sans doute, de l’idée première dont je vous fis part, touchant ce travail. J’avais déjà essayé ma plume à la traduction d’un chapitre pris du hasard dans ce livre si original, si délicat, et si parfaitement inconnu en France, petit essai que M. Charles Baxter, à l’occasion de son dernier voyage à Samoa, devait soumettre à l’auteur lui-même.
De tous ses premiers ouvrages, Prince Otto était peut-être celui pour lequel Stevenson conservait le plus d’affection, celui qu’il considérait comme le plus parfait au point de vue purement littéraire. La dédicace du roman même, les lettres de l’auteur, et plus d’un passage de ses Souvenirs en font foi. D’autre part, c’est peut-être celui de ses livres qui a eu le moins de succès populaire. Nous n’avons pas à nous en étonner. Il faut un lecteur au palais raffiné pour apprécier la saveur délicate, un esprit orné pour jouir du style si épuré et des motifs si subtilement enchaînés, de cette gracieuse histoire. Cette classe de lecteurs est nécessairement peu nombreuse. C’est ainsi que nous voyons les récits d’aventures de Stevenson, tels que L’île au Trésor ; ses histoires fantaisistes : Suicide-Club, Le Dynamiteur, et autres Nouvelles Mille et Une Nuits, ou bien encore Le cas étrange du Dr. Jekyll, traduits déjà dans plusieurs langues, tandis que c’est à peine si nous entendons jamais citer, Le Prince Othon à l’étranger.
J’ai sous les yeux un essai fort intéressant sur Le Roman étrange en Angleterre, de Th. Bentzon. Après avoir passé en revue plusieurs autres ouvrages de Robert Louis Stevenson : « On voit – fait remarquer cet écrivain, fort savant en tout ce qui concerne notre littérature moderne, – que pour un romancier dans le mouvement, M. Stevenson a des principes vieux style.
Dans Prince Otto, où les questions philosophiques et politiques s’entremêlent à beaucoup de paradoxes, l’auteur de New Arabian Nights nous prouve qu’il a lu Candide, et qu’il se souvient aussi d’Offenbach. Vous chercheriez en vain sur une carte la principauté de Grünewald, bien que sa situation soit indiquée entre le grand-duché aujourd’hui éteint de Gérolstein et la Bohême maritime. En revanche, le nom du premier ministre Gondremark vous rappelle un acteur de La Vie Parisienne. Dans ce badinage sérieux, un peu trop délayé, on voit le Prince Othon, un gentil prince en porcelaine de Saxe, mériter le mépris de son peuple par sa conduite indigne d’un souverain, conduite pourtant d’un galant homme très chevaleresque, mais trop épris de la chasse, des petits vers français et d’une jeune épouse qui, finalement, prête les mains à son incarcération, dans une forteresse, pour être plus libre de jouer le rôle de Catherine II, ou de Sémiramis. Vous y verrez aussi comment les témoignages d’héroïsme de la jolie Séraphine se bornent à un coup de couteau donné au premier ministre qui, jaloux de gouverner en son nom voudrait être un favori dans toute la force du terme, et comment la proclamation de la République met fin, soudain, à ces complots de cour, à ces intrigues, à ces drames secrets ; comment le Prince et la Princesse, fugitifs et dépossédés, à pied, sans le sou, se rencontrent dans la campagne, oublient leurs désastres, leurs grandeurs, et se mettent tout simplement à s’aimer, ravis, en somme, de cette chute qui les a jetés aux bras l’un de l’autre pour jamais.
La réconciliation de Leurs Altesses sur le grand chemin est un des rares duos d’amour que nous ayons rencontrés au cours des romans qui nous occupent. Il est charmant, ce duo, car l’esprit enfin y fait trêve, l’esprit moqueur, léger, glacial et trop tendu, dont M. Stevenson abuse. »
Je vous cite ce passage en entier, car c’est la seule allusion, courte ou longue, que j’aie pu trouver en France, à un livre qui certes mérite d’y être mieux connu. De plus, cette notice isolée qui, en somme, n’est qu’à demi favorable, indique que même « Th. Bentzon », critique compétent comme vous le savez, a glissé trop rapidement sur un ouvrage dont l’allure un peu française eût dû exciter plus fortement son intérêt. Elle y voit surtout des reflets de Candide. J’y verrais, moi, plus volontiers l’influence du genre introspectif, de la « sensibilité » un peu alambiquée, mais si finement nuancée de Sterne. Or, Le Voyage sentimental eût pu tout aussi bien appartenir à la littérature française, que Le Voyage autour de ma chambre.
« Les admirateurs du Prince Othon, m’écrivait un jour M. Sidney Colvin, sont peut-être un groupe moins nombreux, mais ceux-là sont les vrais Stevensoniens. » Nous avons là l’opinion d’un critique distingué. Stevenson lui-même avait pressenti qu’en écrivant ce livre il s’adressait à un cercle restreint. Qu’en dit-il dans une lettre, datée d’Hyères, en 1884, lettre que M. Edmund Gosse a eu l’amabilité de me communiquer ? « Mon roman d’Othon, qui a été si près de me massacrer, n’est même pas encore achevé, bien que (Dieu soit loué !) la fin en soit si proche maintenant que, encore quelques jours de santé tolérable, et j’espère voir enfin le toit couronner l’édifice. J’y ai mis bien du travail, et par conséquent je ne m’attends pas à lui voir trouver grande faveur auprès du public. »
Il m’avait donc semblé que cette entreprise de rendre un de ses livres favoris dans une langue que lui-même il aimait, admirait et connaissait si bien, ne pourrait que plaire à Stevenson, et j’attendais, avant de la poursuivre plus loin, d’avoir son opinion sur ma version de ce chapitre bizarre : Où il est traité d’une vertu chrétienne, que j’avais choisi comme spécimen.
Hélas ! il ne devait pas en être ainsi. Au bout de quelques semaines, la nouvelle nous parvint de la mort, au sein de son île des mers du Sud, de cet artiste admirable. Pendant quelque temps j’abandonnai l’idée de publier cette traduction, pensant que, privée du cachet spécial que la sanction de l’auteur aurait pu lui donner, elle ne pourrait plus présenter le même intérêt pour le lecteur. Plus tard, cependant, dans une lettre qu’il m’envoya des antipodes, M. Charles Baxter, vieil ami de Stevenson, et maintenant l’un de ses exécuteurs testamentaires, m’engagea vivement à y songer de nouveau. Je me remis à l’œuvre, et si Le Roman du Prince Othon, annoncé déjà depuis plus d’une année, n’a pas paru plus tôt, la faute ne m’en revient pas ; il est achevé depuis bien des mois.
Le hasard voulut que ce fût à l’ombre d’une de ces anciennes Residenzen d’Allemagne, autrefois palais de petits princes régnants, mais ne conservant plus rien de princier que la physionomie de ses façades genre rocaille, de ses jardins à terrasses, de ses allées savamment disposées pour imiter dans un espace restreint les grands parcs à la française, de ses grilles armoriées qui séparent la ville endormie de la petite cour ennuyée, et qui rappellent à l’imagination l’époque oubliée où chaque principicule teuton tâchait d’avoir son petit Saint-Germain, son Versailles en miniature, ce fut là, dis-je, que, pendant quelques semaines de printemps, passées dans ce milieu ancien régime (qui eût fort bien pu, au temps de sa prospérité, être la capitale d’Othon lui-même), je m’amusai à traduire l’histoire charmante que Stevenson avait placée dans un cadre semblable.
Ainsi que je l’ai déjà dit, la tâche de ma traduction était attrayante dès l’abord ; elle ne le devint que plus pendant l’exécution. La traduction d’un chef-d’œuvre de style peut se comparer à la reproduction par la gravure d’un tableau de maître. Dans les deux cas, la transformation est astreinte à une multitude de conventions artistiques, et le résultat, en somme, ne peut jamais être qu’une espèce de compromis. Mais cette copie est un travail rempli de révélations. Tout admirateur passionné ; de l’art délicat de Stevenson que j’étais déjà, je n’avais jamais mesuré complètement la perfection technique de sa méthode, la subtilité de ses nuances, avant ; d’avoir essayé de les reproduire dans une autre langue, quelque familière que pût m’être cette dernière.
De fait, la prose de Stevenson – travaillée, étudiée, ciselée, un peu précieuse même, prose où, ainsi que dans un poème parachevé, les mots se parent de couleurs nouvelles et inimitables, et prennent une force inaccoutumée, selon la place que leur assigne dans la période le génie de l’écrivain – n’est pas traduisible dans le sens rigoureux du mot. En pareil cas, il y a deux méthodes à suivre : l’une est celle de la traduction tout à fait libre, adoptant la paraphrase partout où l’équivalent ne se rencontre pas aisément, ne cherchant qu’à rendre l’effet général, qu’à répéter dans une autre langue l’histoire imaginée par l’auteur, sans trop se préoccuper de sa manière, de son style enfin. Avec cette méthode, le résultat est un livre marqué plus spécialement au coin du talent littéraire du traducteur lui-même, mais dans lequel l’individualité du modèle se trouve singulièrement déguisée. Si jamais vous vous sentez la curiosité de voir jusqu’où peut aller la divergence d’effets de n’importe quel passage d’un seul et même ouvrage original traduit par deux écrivains différents, comparez les versions françaises du Suicide-Club, publiées respectivement par Calmann Lévy et par la maison Hetzel. La première est celle de M. Louis Des préaux, la seconde est d’un écrivain anonyme. Toutes deux sont excellentes de style et de vigueur ; mais, mettez-les en regard, et c’est à peine si vous pourrez croire qu’elles sont vraiment basées sur le même texte. Il est vrai, d’autre part, que ceci est une question qui touche fort peu le lecteur ordinaire, lequel généralement s’intéresse surtout aux scènes qu’on fait dérouler sous ses yeux, et se préoccupe assez peu du style de l’œuvre première, tant que celui du traducteur ne le choque pas.
L’autre méthode, plus ardue, est de viser au même résultat littéraire tout en serrant l’original dans son caractère national, dans ses excentricités de style même, d’aussi près que le comporte le génie de la langue. Pour les admirateurs de Stevenson (et leur nombre semble augmenter rapidement en France), j’aime à croire qu’une traduction serrée, même au prix d’un effet un peu exotique parfois, doit présenter un intérêt tout particulier.
Je ne puis prévoir quelle faveur pourra trouver auprès, du lecteur ; cette curiosité littéraire : une traduction française par un auteur anglais, mais je ne crois pas avoir perdu mon temps en essayant de rendre dans une langue qui s’y prête si bien un des ouvrages les plus caractéristiques de Robert Louis Stevenson, et, à mon avis, le chef-d’œuvre de ce génie, maintenant, hélas ! et si prématurément, éteint.
E.C.
À NELLY VAN DE GRIFT
(MADAME ADULFO SANCHEZ, DE MONTEREY).
Enfin, après tant d’années, j’ai le plaisir de vous présenter de nouveau au Prince Othon, dont vous vous souvenez comme d’un tout petit bonhomme, sans plus de conséquence, à vrai dire, que n’en pouvaient avoir alors quelques feuillets de notes prises pour moi, de votre aimable main. La vue de son nom vous rappellera un vieux chalet, couvert de plantes grimpantes, qui offrait déjà toutes les apparences d’une antiquité respectable, et semblait inséparable du jardin verdoyant où il s’élevait, mais qui cependant avait dans son jeune temps voyagé sur mer ; dont les pièces, arrimées dans la panse d’un navire, avaient doublé le cap Horn, et entendu sans doute les pas et les cris des matelots, le sifflet du contremaître. Il vous en rappellera les habitants, si singulièrement assortis, et maintenant dispersés si loin les uns des autres : les deux chevaux, le chien, les quatre chats, dont quelques-uns vous contemplent encore en ce moment même, pendant que vous lisez ces lignes ; la pauvre dame, infortunée épouse d’un écrivain ; le petit garçon chinois, qui probablement est à cette heure-ci en train d’amorcer sa ligne au bord de quelque rivière de la Terre Fleurie : et plus particulièrement il vous rappellera l’Écossais qui alors, en toute apparence, s’en allait mourant, et que vos bons soins ont tant contribué à ranimer et à maintenir sur la bonne voie.
Vous vous souvenez sans doute qu’il était plein d’ambitions, cet Écossais, plein de desseins pour l’avenir : aussitôt qu’il aurait complètement recouvré la santé, vous vous rappelez la fortune qu’il devait gagner, les voyages qu’il devait entreprendre, les plaisirs dont il devait jouir lui-même et faire part à son prochain, et (entre autres choses) le chef-d’œuvre qu’il allait faire du Prince Othon !
Eh bien, nous autres Écossais, nous ne consentons jamais à nous tenir pour battus. Nous lûmes ensemble, en ce temps-là, l’histoire de Braddock, où il est raconté comment, alors qu’on l’emportait mourant, du théâtre de sa défaite, il se promettait de mieux réussir la prochaine fois, histoire qui toujours touchera un cœur vaillant, derniers mots dignes d’un capitaine plus fortuné ! J’essaie donc de penser comme Braddock. J’ai toujours bien l’intention de reconquérir la santé ; je suis toujours décidé, d’une façon ou d’une autre, dans ce livre-ci ou dans celui qui le suivra, à créer enfin un chef-d’œuvre ; et je suis aussi toujours résolu, de quelque façon et à quelque époque que ce soit, à revoir votre visage et à sentir de nouveau votre main dans la mienne.
En attendant, ce petit voyageur en papier part à ma place, traverse les mers immenses, les plaines interminables, les sombres chaînes de montagnes, parvient enfin à Monterey, et s’arrête à votre porte, chargé d’affectueuses salutations. Faites-lui bon accueil, je vous prie. Il vient d’une maison où (de même qu’autour de votre foyer là-bas) sont réunies quelques épaves de notre société d’Oakland ; – il vient d’une maison où, malgré son nom calédonien, étrange à vos oreilles, malgré son éloignement, on vous aime tendrement.
R.L.S.
SKERRYVORE, BOURNEMOUTH.
Vous chercheriez en vain sur la carte d’Europe l’État de Grunewald. Principauté indépendante et membre infinitésimal de l’Empire d’Allemagne, ayant joué pendant quelques siècles son rôle dans les discordes européennes, elle disparut enfin à la maturité des âges et sous la baguette magique de certains diplomates déplumés, comme disparaît un spectre à l’aube. Moins fortunée que la Pologne, elle n’a légué aucun regret à la mémoire des hommes, et jusqu’au souvenir même de ses frontières s’est effacé.
C’était un lambeau de territoire montagneux, couvert d’épaisses forêts. Maints cours d’eau prenaient naissance dans ses vallons, et animaient ses moulins. Elle possédait une ville, Mittwalden, et nombre de hameaux, se reliant entre eux çà et là au-dessus des torrents par un pont couvert, et dont les toits bruns et rouges semblaient grimper les uns sur les autres le long de la montée ardue. Fredonnement de moulins, clapotis d’eau courante, saine odeur de sciure résineuse, bruissements et senteurs de la brise dans les rangées immenses des sapins de la montagne, coups de feu isolés du chasseur lointain, échos sourds de la cognée au fond des bois, chemins impossibles, truites fraîches du souper servi dans quelque chambre d’auberge proprette et nue – et le chant des oiseaux, et la musique du clocher villageois, – telles étaient les impressions de Grunewald qu’emportait alors le voyageur.
Au nord et à l’est les derniers contreforts de la Forêt-Verte s’abaissent en profils divers pour s’enfoncer enfin sous une vaste plaine. De ce côté s’étendaient les frontières de maints petits États voisins, parmi lesquels se trouvait le grand-duché de Gérolstein, depuis lors également aboli. Au sud se trouvait l’État relativement puissant de la Bohême-Maritime, royaume célèbre pour ses fleurs, les ours de ses montagnes, la tendresse d’âme et la simplicité extraordinaire de ses habitants. Dans le cours des siècles, plus d’un mariage avait uni les maisons royales de Grunewald et de Bohême ; le dernier prince de Grunewald, celui dont je me propose de raconter l’histoire, descendait de Perdita, fille unique de Florizel Ier, roi de Bohême. On opinait même généralement dans la principauté que le sang mâle et rude des anciens Grunewalds avait tant soit peu perdu de son antique vigueur par suite de ces alliances. Les charbonniers, les scieurs de long, les manieurs de hache parmi les sapins serrés de la forêt, gens fiers de leurs mains dures, de leurs farouches superstitions, de leur ignorance sagace, ne cachaient pas leur mépris pour la mollesse de la race suzeraine.
La date précise de l’année de grâce où commence ce récit peut être abandonnée aux conjectures du lecteur ; mais quant à la saison (ce qui, dans un conte comme celui-ci, est plus important), il est bon d’établir que le printemps était alors assez avancé pour que le montagnard, entendant tout le jour résonner le cor vers le nord-ouest du territoire, pût se dire que le prince Othon et ses chasseurs couraient les bois pour la dernière fois jusqu’à l’arrivée de l’automne.
Sur ses confins du nord-ouest, les hauteurs du Grunewald s’affaissent rapidement, déchirées çà et là en escarpes rocheuses ; l’aspect désert et sauvage du terrain forme un contraste frappant avec celui de la plaine au-delà, riche et cultivée. À cette époque, deux voies seulement la traversaient ; l’une, la route impériale, menant à Brandenau en Gérolstein, s’allongeait obliquement sur la côte en suivant les pentes les plus douces ; l’autre, au contraire, ceignait en bandeau le front même des cimes, s’engouffrant dans les gorges et trempant dans l’écume des cascades : à un endroit, elle contournait une certaine tour ou maison forte qui s’élevait à pic sur la lèvre d’un formidable précipice, d’où la vue s’étendait des frontières de Grunewald aux riches et populeuses plaines de Gérolstein. Le Felsenburg (ainsi s’appelait cette tour) servait tantôt de prison, tantôt de rendez-vous de chasse ; et quoiqu’elle fût, à l’œil nu, d’apparence si abandonnée, les bons bourgeois de Brandenau, de leur terrasse de tilleuls où ils se promenaient le soir, pouvaient avec l’aide d’une lunette d’approche en compter les fenêtres.
Dans le coin de montagne boisée renfermé entre ces deux chemins, les cors de chasse continuèrent toute la journée à semer le tumulte ; enfin, comme le soleil commençait à s’approcher de l’horizon, une sonnerie triomphale proclama la curée. Le premier et le second piqueur s’étaient retirés un peu à l’écart, et du haut d’une éminence promenaient leurs regards le long de l’épaule affaissée de la colline et sur l’espace libre de la plaine. De la main ils s’abritaient les yeux, car le soleil les frappait de face – la gloire de son coucher était un peu pâle ce soir-là. À travers la trame confuse des milliers de peupliers glabres, des volutes fumeuses se déroulant d’innombrables cheminées et des vapeurs du soir planant sur la campagne, les ailes d’un moulin-à-vent posé sur une légère élévation s’agitaient avec une netteté singulière – comme les oreilles d’un âne. Et tout près, semblable à une blessure ouverte, la grande route impériale, artère de voyage, courait droit au soleil couchant.
Il est un refrain de la Nature que personne n’a mis encore ni en paroles humaines ni en musique – on pourrait l’appeler L’Imitation, du Grand Chemin. C’est cet air qui murmure sans cesse à l’oreille du bohémien ; c’est sous son inspiration que nos ancêtres nomades errèrent tout le cours de leur vie. La scène, l’heure, la saison, s’accordaient en harmonie délicate. L’air était peuplé d’oiseaux de passage – toute une armée de points noirs naviguant sur le ciel au-dessus de Grunewald vers l’occident et le septentrion : et au-dessous, la grande voie semblait faire signe de suivre la même direction.
Mais les deux chasseurs sur la colline n’entendaient rien de cet appel. Ils étaient, à vrai dire, assez préoccupés, fouillant des yeux chaque repli du terrain à leurs pieds, et par l’impatience de leurs gestes trahissant à la fois l’irritation et l’inquiétude.
– Je ne le vois pas, Kuno, s’écria le premier piqueur. Rien, pas une trace… pas un crin de son cheval. Rien, mon brave. Il est lancé ; taïaut, taïaut ! Pour un denier, vois-tu, je mettrais la meute sur sa piste.
– Peut-être est-il rentré ? fit Kuno, mais d’un ton peu convaincu.
Et l’autre, en ricanant : – Rentré ! Je lui en donne pour douze jours, avant qu’il ne rentre au palais. Voilà que cela recommence, tout comme il y a trois ans, avant son mariage. Une vraie honte ! Prince héréditaire… fou héréditaire ! En ce moment, te dis-je, notre gouvernement, sur sa blanche jument, est en train de sauter la frontière. Hein ? – qu’est-ce ? Non, point – sur ma parole je fais plus de cas d’une bonne pouliche ou d’un chien anglais. Foin de ton Othon !
– Mon Othon ? – Pourquoi mon Othon ? grogna Kuno.
– L’Othon de qui, alors ?
– Tu sais bien que tu te couperais le bras pour lui demain, dit Kuno, se retournant brusquement.
Le piqueur se récria. – Moi ? Allons donc ! Je suis grunewaldien, patriote enrôlé ; j’ai ma médaille. Moi, tenir pour un prince ? Je tiens pour Gondremark et la liberté.
– Bon, bon, c’est égal. Si un autre osait dire tout cela devant toi, tu l’éventrerais sur place – ça tu le sais.
– Et toi tu ne penses qu’à lui, c’est une vraie toquade. – Tiens, que disais-je ? Regarde là-bas. Voilà ton prince qui détale !
En effet, environ un mille plus bas sur la côte, un cavalier, monté sur un cheval blanc, passait comme le vent sur la bruyère d’une éclaircie, pour disparaître presque aussitôt de l’autre côté, derrière un rideau d’arbres.
– Avant dix minutes il aura franchi la frontière, et sera en Gérolstein. Allons, dit Kuno, il n’y a rien à faire !
– S’il m’abîme cette jument, jamais je ne lui pardonnerai ! ajouta l’autre en reprenant ses rênes.
Comme, ils tournaient bride pour rejoindre leurs compagnons, le soleil plongea et disparut ; et à l’instant même les teintes ternes et graves de la nuit tombante s’abattirent sur la forêt.
Il était nuit close, et le prince se frayait encore chemin à travers la jeune verdure des vallées basses, et quoique les étoiles, allumées déjà, laissassent entrevoir les rangs interminables de sapins en pyramides, noirs et réguliers comme des cyprès, leur lumière ne pouvait rendre grand service dans de telles solitudes ; et depuis quelque temps il s’avançait au hasard.
La face austère de la nature, l’incertitude de son entreprise, le ciel ouvert, le grand air, le grisaient de joie ; le rauque murmure d’une rivière à sa gauche lui ravissait l’oreille.
Huit heures étaient déjà passées quand il entrevit le terme de ses difficultés et put déboucher enfin du taillis sur la grande route blanche et ferme. Elle s’étendait devant lui, descendant la côte en vaste courbe vers l’est, et se laissant voir au loin comme une faible lueur entre les fourrés et les bouquets d’arbres. Othon arrêta son cheval et regarda. La grande route !… s’allongeant toujours, lieues sur lieues, et toujours en rejoignant de nouvelles, jusqu’aux derniers confins de l’Europe ; ici côtoyant le ressac des mers, là reflétant la lumière des cités ; et sur cet immense réseau, de toutes parts, l’armée innombrable des vagabonds et des voyageurs, se mouvant comme de concert, et à cette Heure tous s’approchant de l’auberge et du repos du soir !… Ces nuages tourbillonnèrent dans son esprit ; ce fut, un instant, une bouffée de désirs, un reflux de tout son sang, qui le poussaient follement à piquer des deux et à s’élancer pour toujours dans l’inconnu. Mais cela passa vite : la faim, la fatigue, et cette habitude, qu’on appelle le sens commun, d’adopter le moyen terme, reprirent le dessus. Il était sous l’empire de cette dernière humeur, quand son regard tomba tout à coup sur deux fenêtres éclairées, entre lui et la rivière.
Il prit un petit sentier pour s’en approcher, et quelques minutes plus tard il frappait du manche de son fouet à la porte d’une grosse ferme. À son appel répondit d’abord de la basse-cour un chœur d’aboiements furieux, puis bientôt apparut un grand vieillard à tête blanche, abritant de ses doigts la flamme d’une chandelle. Cet homme avait dû être en son temps d’une grande vigueur et fort beau ; mais à l’heure présente il était bien caduc ; il n’avait plus de dents, et quand il parla ce fut d’une faible voix de fausset.
– Vous me pardonnerez, j’espère, dit Othon ; je suis un voyageur et me suis complètement égaré.
– Monsieur, répondit le vieux, tremblotant et d’un air très digne, vous êtes à la ferme de la Rivière, et je suis Killian Gottesheim, pour vous servir. Nous sommes ici, Monsieur, à distance égale de Mittvalden en Grunewald et de Brandenau en Gérolstein : six lieues de l’un et de l’autre et une route excellente, mais d’ici là pas une enseigne d’auberge, pas même la plus mince buvette de charretier. Il vous faudra donc pour cette nuit accepter mon hospitalité, hospitalité rude, Monsieur, mais vous êtes le bienvenu ; car, ajouta-t-il en saluant, c’est Dieu qui envoie l’hôte.
Othon salua de son côté : – Ainsi soit-il. Et de cœur je vous remercie.
– Fritz, dit alors le vieillard, se retournant vers l’intérieur, mène à l’écurie le cheval de ce gentilhomme ! Et vous, Monsieur, daignez entrer.
Othon pénétra dans une salle formant la majeure partie du rez-de-chaussée, salle qui autrefois avait sans doute été divisée, car, vers le fond, le plancher se rehaussait d’une marche, et l’âtre flambant, ainsi que la table blanche dressée pour le souper, semblaient être élevés sur un dais. À l’entour, bahuts noirs, armoires à coins de cuivre, rayons fumeux portant la vieille vaisselle de campagne ; sur les murailles, fusils et bois de cerfs, et quelques feuilles de ballade, une grande horloge à cadran fleuri de roses, et dans un coin, la promesse tacite et réconfortante d’un tonnelet de vin.
Un jeune gaillard de vigoureuse tournure s’empressa d’emmener la jument blanche, qu’Othon, après avoir été dûment présenté par M. Killian Gottesheim à Mlle Ottilie, sa fille, suivit à l’écurie, comme il convient sinon à un prince, du moins à un bon cavalier. Lorsqu’il rentra, une omelette fumante flanquée de tranches de jambon l’attendait déjà sur la table, plats qui firent bientôt place à un ragoût suivi de fromage. Ce ne fut que quand son hôte eut complètement satisfait à sa faim, et que la compagnie se fut rassemblée autour du foyer pour finir la cruche de vin, que la courtoisie méticuleuse de Killian Gottesheim lui permit enfin d’interroger le prince.
– Monsieur vient sans doute de loin ? demanda-t-il.
– Oui, d’assez loin, comme vous dites, répondit Othon ; et, comme vous l’avez vu, bien disposé pour rendre justice à la cuisine de mademoiselle votre fille.
– Du côté de Brandenau, peut-être ?
– Justement. Et même, ajouta le prince, entremêlant, selon l’habitude de tout hâbleur, un fil de vérité dans le tissu de ses mensonges, je pensais dormir à Mittwalden, si je ne m’étais pas fourvoyé.
– Ce sont les affaires qui vous amènent à Mittwalden ? continua l’hôte.
– Non, simple curiosité. Jamais je n’ai vu la principauté de Grunewald.
Le vieux branla la tête, et, de sa voix aiguë : – Ah ! un bon pays, fit-il. Bon pays, et belle race, tant hommes que sapins ! Nous nous tenons pour à demi grunewaldiens, nous autres, si près de la frontière ; et notre rivière là-bas est toute eau de Grunewald, bonne eau jusqu’à la dernière goutte. Ah ! oui, c’est un beau pays ! Un Grunewaldien, tenez, vous brandit une hache que bien des hommes de Gérosltein peuvent à peine soulever ; et pour ce qui est des sapins, il doit, ma fi, Monsieur, y en avoir plus dans ce petit État, que de gens dans le monde entier. Voilà bien vingt ans que je n’ai franchi les marches ; car on devient casanier sur le retour, voyez-vous, mais je m’en souviens comme d’hier. Montée ou descente, la route va tout droit d’ici à Mittwalden, et, tout le long, rien que beaux sapins verts, petits et grands ; et de l’eau courante, de l’eau courante pour qui en veut ! Nous avions là, tout près de la route, un petit coin de forêt que j’ai vendu, et chaque fois que je pense à la pile d’écus sonnants qu’on m’en a donnée, je me mets malgré moi à calculer ce que pourrait bien valoir la forêt entière.
– Et le prince ? demanda Othon. Vous ne le voyez jamais, je suppose ?
Ici le jeune homme prit la parole pour la première fois : – Non, dit-il, et, ce qui plus est, nous n’en avons nulle envie.
– Pourquoi cela ? Il est donc bien détesté ?
– Détesté, non, répondit le vieux fermier ; dites méprisé, Monsieur.
– Vraiment ? fit le prince d’une voix un peu faible.
Chargeant sa longue pipe et secouant la tête, Killian continua : – Méprisé, c’est le mot. Et, à mon avis, justement méprisé. Voilà pourtant un homme qui avait l’occasion belle. Eh bien, qu’en a-t-il fait ? Il chasse à courre… Il s’habille fort joliment, ce qui est même une chose dont un homme devrait avoir honte. Il joue la comédie. Et si jamais il fait autre chose, la nouvelle, du moins, n’en est pas venue jusqu’à nous.
– Tout cela est pourtant bien innocent, dit le prince. Que voudriez-vous donc qu’il fit, la guerre ?
– Non, Monsieur. Mais je vais vous dire ce que j’en pense. Cinquante ans j’ai été maître sur cette ferme de la Rivière, cinquante ans j’y ai travaillé au jour le jour. J’ai labouré, j’ai semé, j’ai récolté. Debout à l’aube, ne rentrant qu’à la nuit. Qu’en est-il advenu ? Pendant tout ce temps elle m’a, nourri, moi et ma famille ; après ma femme, ma ferme a toujours été la meilleure affection de ma vie ; et maintenant que ma fin approche, je la laisse en meilleur état que lorsqu’on me l’a laissée. Et c’est toujours ainsi : quand on travaille bravement, suivant l’ordre de la nature, on gagne son pain, on est fortifié, tout ce qu’on touche se multiplie. Et c’est mon humble avis que si ce prince voulait seulement travailler sur son trône comme moi j’ai travaillé sur ma ferme, il y trouverait à la fois la prospérité et une bénédiction.
– Je partage votre opinion, Monsieur, répondit Othon. Cependant le parallèle est inexact. La vie du paysan est simple, naturelle ; celle du prince est aussi compliquée qu’artificielle. Dans le cas du premier il est aisé de bien agir ; dans celui du second, il est fort difficile de ne pas mal faire. Que votre moisson avorte, vous pouvez vous découvrir et dire : la volonté de Dieu soit faite ; mais qu’un prince ait un échec, il se peut qu’il soit lui-même à blâmer pour son entreprise. Et peut-être, si tous les rois d’Europe s’en tenaient à des plaisirs aussi innocents, leurs sujets s’en trouveraient mieux.
– Bien dit, s’écria le jeune homme. Quant à cela, vous avez raison. C’est la vérité pure. Je vois que vous êtes, comme moi, bon patriote et ennemi des tyrans.
Othon, assez déconcerté par cette déclaration, se hâta de changer de terrain. – Néanmoins, dit-il, ce que vous me racontez de ce prince Othon m’étonne. À vrai dire, on me l’avait peint sous des couleurs plus agréables. On m’avait dit qu’au fond c’était un brave garçon, qui ne faisait tort qu’à lui-même.
– Cela, c’est bien vrai, s’écria la jeune fille. C’est un beau prince et bien aimable ; et l’on en sait plus d’un qui se ferait tuer pour lui.
– Bah !… Kuno, dit Fritz. Un être ignorant !
Le vieillard éleva de nouveau sa voix chevrotante. – Kuno ! Ah ! oui, Kuno ! Comme Monsieur est étranger et paraît curieux de ce qui concerne le prince, je crois en vérité que cette histoire pourrait le divertir. Il faut donc vous dire, Monsieur, que ce Kuno fait partie du train de chasse. Un garçon sans éducation, buveur, tapageur : un vrai Grunewaldien, comme nous disons en Gérolstein. Nous le connaissons assez, car il a poussé plus d’une fois jusqu’ici, à la recherche de ses chiens égarés, et tous les gens sont bienvenus dans ma maison, de quelque position, de quelque pays qu’ils soient. Du reste, entre Gérolstein et Grunewald, la paix dure depuis si longtemps que les routes, comme ma porte, sont ouvertes à tout venant, et les oiseaux eux-mêmes ne se préoccupent pas plus des frontières, que les gens d’ici.
– En effet, dit Othon, cela a été une longue paix ; une paix de siècles.
– De siècles, comme vous le dites, Monsieur ; et ce serait d’autant plus dommage si elle ne devait pas durer toujours. Enfin, pour en revenir à ce Kuno, il se trouve un jour en faute ; et Othon, qui a la main vive, vous lève son fouet et, à ce qu’on dit, vous le rosse d’importance. D’abord Kuno le supporta de son mieux ; mais à la fin, ma foi, il éclata, et se retournant contre le prince, le défia de jeter son fouet et de lutter avec lui comme un homme. Nous sommes forts lutteurs dans le pays, et c’est à la lutte généralement que se décident nos querelles. Or donc, Monsieur, le prince accepta, et comme ce n’est, après tout, qu’un être assez chétif, les choses changèrent promptement de tournure, et l’homme qu’un moment auparavant il fouaillait comme un esclave, l’enleva d’un coup d’épaule et l’envoya rouler la tête la première.
– Et lui cassa le bras gauche, s’écria Fritz, et, il y en a qui disent, le nez aussi. Et moi je dis : c’est bien fait ! Homme contre homme ; lequel vaut mieux, à ce compte-là ?
– Et alors ? demanda Othon.
– Oh ! alors Kuno le reporta chez lui, et dès ce jour ce furent les meilleurs amis du monde ! Je vous ferai observer, continua Gottesheim, que je ne dis pas que cette histoire lui fasse du tort, mais, il n’y a pas à dire, elle est drôle. On devrait réfléchir, avant de frapper son prochain, car, comme dit mon neveu, homme contre homme, c’est ainsi qu’on jugeait autrefois.
– Eh bien, dit Othon, si l’on me demandait ce que j’en pense, je vous étonnerais peut-être… mais il me semble à moi que ce jour-là ce fut le prince qui obtint la vraie victoire.
Killian devint tout à coup sérieux : – Et vous auriez raison, fit-il. Devant Dieu, sans doute aucun, vous seriez dans le vrai ; mais les hommes, Monsieur, voient les choses d’un autre œil… et ils rient.
– On en a fait une chanson, dit Fritz. Attendez donc… tin-tin tarara.
Mais Othon, qui n’avait grand souci d’écouter la chanson, l’interrompit : – Enfin, hasarda-t-il, le prince est jeune, il a le temps de se ranger.
– Permettez, déjà pas si jeune, s’écria Fritz. Un homme de quarante ans !
M. Gottesheim précisa : – Trente-six, dit-il. Et Mlle Ottilie, toute désillusionnée, de se récrier : – Oh ! un homme tout à fait passé ? On le disait si beau, quand il était jeune !
– Chauve, aussi, ajouta Fritz.
Othon, passa ses doigts dans ses cheveux. À cet instant, certes, il n’était rien moins qu’heureux ; et en comparaison avec le présent, même les ennuyeuses soirées de son palais à Mittwalden commençaient à lui sourire. Il protesta : – Oh ! trente-six ans, que diable ! – Un homme n’est pas vieux à trente-six ans. C’est justement mon âge.
– Je vous en aurais donné plus, reprit le fausset du vieillard. Mais s’il en est ainsi, alors vous êtes du même âge que maître Ottekin (comme on l’appelle), et je parierais bien un écu que vous avez fait meilleure besogne dans le temps. Quoique cela paraisse peu en comparaison avec un grand âge comme le mien, c’est déjà un bon bout de chemin le fait, et à cet âge les éventés et les fainéants commencent à se fatiguer et à vieillir. Ma foi, oui, Monsieur, à trente-six ans tout homme (s’il est serviteur de Dieu) devrait s’être fait un foyer et une bonne renommée, et vivre au sein de l’un et de l’autre ; il devrait s’être choisi une femme et voir les fruits d’une union bénie grandir autour de lui, et ses œuvres devraient déjà, comme dit l’Évangile, commencer à le suivre.
– Ah bien ! Mais il est marié, le prince ! s’écria Fritz, pouffant grossièrement de rire.
– Cela semble vous divertir, Monsieur ? fit Othon.
– Eh ! oui donc, répliqua le jeune rustaud. Est-ce que vous ne saviez pas cela ? Je croyais que toute l’Europe le savait. ’Et il ajouta une pantomime suffisante pour expliquer son insinuation à l’esprit le plus obtus.
– Il est évident, Monsieur, reprit M. Gottesheim, que vous n’êtes pas du pays ! Mais, le fait est que toute la famille princière, toute la cour, ne consistent qu’en débauchés et en fripons – les uns valent les autres. Voyez-vous, Monsieur, ces gens-là vivent dans l’oisiveté, et, ce qui s’ensuit généralement, dans la corruption. La princesse a un amant, un baron (à ce qu’il prétend), du fond de la Prusse. Et le prince, Monsieur, est si piètre homme, qu’il porte le chandelier. Là même n’est pas le pire, car cet étranger et sa maîtresse règlent ensemble les affaires d’État, tandis que le prince empoche le salaire et abandonne tout à vau-l’eau. Cela amènera pour sûr un châtiment dont, quelque vieux que je sois, je verrai peut-être la venue.
– Bon oncle, dit Fritz avec une animation nouvelle, pour ce qui concerne Gondremark vous vous méprenez, mais pour le reste vos paroles sont d’un bon patriote, et vraies comme l’Évangile. Quant au prince, s’il voulait seulement étrangler sa femme, moi, pour ma part, je lui pardonnerais peut-être bien encore.
– Non, Fritz, cela ne serait qu’ajouter le crime au péché. Et, s’adressant de nouveau au malheureux prince : car vous observerez, continua le vieillard, que cet Othon ne peut s’en prendre qu’à lui-même de tous ces désordres : il a sa jeune femme, il a sa principauté, et il a juré de les chérir toutes les deux.
– Juré à l’autel, répéta Fritz. Mais ayez donc foi dans les serments des princes !
– La guerre ! s’écria Othon.
– Il a manqué à sa parole : donc il est parjure. Il reçoit le salaire et néglige le travail : ce qui, en un mot, s’appelle voler. Cocu, il l’est déjà, et de naissance c’est un sot ! Peut-on dire plus ? Et là-dessus Fritz claqua ses doigts d’un air de mépris.
– Pour cela, oui ! interrompit ce dernier. Gondremark, voilà un homme selon mon cœur. Que n’avons-nous son pendant en Gérolstein !
– Et moi je vous dis qu’en lui est l’espoir de Grunewald, s’écria Fritz. Il ne répond peut-être pas à toutes vos vieilles idées démodées, tous vos principes à l’ancienne ; c’est entièrement un esprit moderne ; il suit les lumières et les progrès de l’âge. Il fait parfois des fautes : qui n’en fait pas ? Mais ce qui lui tient du plus près au cœur, c’est le bien du peuple. Et retenez bien ceci, vous, Monsieur, qui êtes un libéral et par conséquent ennemi de tous ces gouvernements-là ; retenez bien ceci, s’il vous plaît : un de ces beaux jours vous verrez, en Grunewald, qu’on vous prendra ce fainéant de prince à cheveux jaunes et sa Messaline blafarde de princesse, et qu’on vous les promènera à reculons jusqu’à la frontière ; alors on proclamera le baron Gondremark premier président. J’ai entendu cela dans un discours. C’était à une assemblée à Brandenau ; les délégués de Mittwalden répondaient de quinze mille hommes. Quinze mille enrégimentés,… et chacun avec sa médaille de ralliement autour du cou. Voilà du Gondremark.
– Qu’entendez-vous par : il se donne ? se récria Fritz. C’est un patriote ! Aussitôt la République proclamée, il va abjurer son titre. Je l’ai entendu dire, dans un discours.
Ici la jeune fille, tirant le vieillard par le pan de son habit, lui dit à l’oreille : – Mon père, voyez donc… pour sûr le gentilhomme se sent mal !
Je vous remercie. Je suis très fatigué, répondit Othon ; j’ai trop compté sur mes forces ; pi vous aviez la bonté de me faire montrer ma chambre je vous en serais reconnaissant.
Et, s’inclinant avec courtoisie pour la vingtième fois, le vieillard abandonna son hôte à ses réflexions.