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A Isabelle, qui dort paisiblement au bord du Grand Etang

Prologue

Le 20 juin 2013, là où s’entrelacent Ardenne et Gaume au son glougloutant de la Rulles, arriva un événement qui mua le tranquille hameau du Pont d’Oye en pétaudière pas piquée des vers.

A 5h45 du matin, au cœur d’une averse diluvienne, le tonnerre frappa si fort qu’il éveilla bêtes et gens, plongeant tous les environs d’Habay-la-Neuve dans une panne de courant à côté de laquelle le black-out de New York en 1965 fait figure de premier communiant.

Ce cataclysme épargna toutefois les congélateurs bourrés de potée gaumaise et de touffaye ; en effet, une fois tous les disjoncteurs remontés, les appareils ménagers primordiaux se remirent en route. L’essentiel était sauvé.

Hélas, une fois leurs émotions calmées, nombre d’habitants de la région se rendirent compte que la foudre avait fait très fort, sectionnant cruellement câbles téléphoniques et de télédistribution.

Plus de téléphone : un profond inconvénient ; plus de télévision : un vrai scandale, je vous assure.

Ces privations inhumaines perdurèrent une semaine, et tous les sinistrés se souviendront à jamais de cet incident dramatique et du calvaire qu’il engendra.

Addendum au prologue, loin d’être inutile

Le même jour cependant, au même endroit et à la même heure matutinale, se produisit un phénomène que nul ne remarqua.

Il faut savoir que cette région s’étendant lato sensu à plusieurs communes, habituellement épargnée par les aléas climatiques, subit dans les années quatre-vingt un cataclysme sous forme d’une tornade qui ravagea sans pitié nombre de villages, arrachant ardoises et tuiles, quand ce n’étaient pas des pans de murs et des toits entiers. Le village de Léglise, notamment, fut cruellement sinistré. Cette même tornade poursuivit sa route sur plusieurs dizaines de kilomètres pour s’insinuer, en fin de course, dans le léger vallon menant au hameau du Pont d’Oye. Heureusement, elle avait tant perdu de sa virulence qu’elle dévia vers les sapins, en arrachant quelques-uns au passage, juste par bravade, puis s’évanouit sans plus provoquer aucun dégât.

Quelque trente ans plus tard, à 5h45 du matin, le 20 juin 2013, une tornade déboula vers le hameau. Cette fois, elle était au summum de sa puissance mais personne ne l’entendit passer car son vrombissement de moteur d’avion fut couvert par le claquage du tonnerre et des éclairs, ainsi que du vacarme de car-wash de la pluie. Ce serpent géant déroula furieusement ses volutes venteuses à travers la rue du hameau pour se ruer vers l’Etang de la Fabrique qu’elle survola avec colère.

Se produisit alors un phénomène météorologique rarissime, encore jamais observé sous ces latitudes. Au-dessus du lac, la tornade s’éleva à la verticale, induisant un gigantesque effet de vortex ascensionnel qui, eût dit Hergé « vida le lac comme un vulgaire lavabo ».*

Pendant quelques incroyables dizaines de secondes, l’eau resta en suspension à trente mètres du fond du lac, aspirée par la tornade comme par un déboucheur en caoutchouc géant ; puis, le monstrueux ressort venteux s’éleva dans les airs, relâchant ses invisibles mâchoires et larguant son lest aquatique comme un canadair titanesque. Le lac se remplit à nouveau, comme si rien ne s’était jamais passé.

Rien ?


(*) Vol 714 pour Sydney.

Avant-propos (parce qu’il y a déjà un prologue)

Pont d’Oye, 20 juin 1840. 5h45 du matin.

Au pied du château s’étendent, sur plusieurs kilomètres le long des deux étangs en enfilade et qui prolongent le domaine, une immense fabrique métallurgique, les fameuses Forges du Pont d’Oye. Les équipes d’ouvriers se relaient afin que l’usine tourne en permanence, l’arrêt des machines et leur redémarrage coûtant beaucoup trop cher.

Quelques finauds artisans de la région ont compris que cette fourmilière gigantesque représente une formidable opportunité de faire des affaires d’or : pendant leur pause, les ouvriers ont faim et soif. Si certains, parmi les mieux payés, peuvent s’offrir une chope de bière et une friture de goujons au cabaret au bout du petit étang, les autres se ravitaillent à moindres frais aux échoppes des commerçants de produits de bouche qui, comme pour un marché, installent pour quelques heures leurs denrées sur des clayettes jusqu’à ce que, vente effectuée et bourse pleine, ils replient bagage et cèdent la place à un autre commerçant qui prendra le relais.

Cette cité irréelle, claquant, battant, pétaradant en pleine forêt comme un volcan en éruption au cœur d’un océan de tranquillité, fut le théâtre, en ce 20 juin 1840, à 5h45, d’une tragédie dont nul n’eut jamais vent, si vous me permettez ce jeu de mots de mauvais goût.

Irritée par une pluie cinglante, une tornade furieuse roula vers les forges et, pour se venger de la gifle de l’averse, s’abattit lâchement sur des innocents. Déboulant dans le vallon comme un attelage emballé, elle se jeta dans l’étang, soulevant l’eau pour jouer à Moïsequi-écarte-la-Mer-Rouge et provoquant un raz-de-marée lacustre qui happa hommes et bêtes qui avaient eu le malheur de se tenir sur les berges du lac à cet instant précis.

Ainsi, un contremaître qui attendait son équipe de jour, un boucher, une verdurière, un pâtissier, une poissonnière, un apothicaire et un maître-fromager affineur périrent dans les flots, n’ayant pu se mettre à l’abri tant le drame fut soudain et rapide.

Si bref qu’il n’y eut aucun témoin : l’équipe de nuit, quittant son poste, et celle de jour, arrivant sur les lieux, constatèrent simplement l’absence du contremaître, ainsi que la désertion des quelques commerçants. Bien entendu, on conjectura qu’ils avaient disparu à cause de la tempête, et on ne tarda pas à les porter pour morts ; mais personne ne sut jamais comment ni où ils avaient péri.

A l’époque, les patrons d’usine ne s’embarrassaient pas outre mesure de la perte d’un ouvrier ; quant aux bateleurs, ils furent bien vite remplacés par des confrères qui – c’est le triste cas de le dire – avaient senti d’où venait le vent. Pour ce qui fut de la « panne de contremaître », la demande d’emploi était si criante qu’on embaucha un nouveau candidat dans l’heure, et en une matinée tout revint à la normale. Les forges continuèrent de forger jusqu’à leur obsolescence et faillite en 1851, remplacées alors par des papeteries elles-mêmes fermées en 1884.

Peu à peu, comme on dit dans les contes et les romans faciles, « la nature reprit ses droits ». La forêt enfin démuselée dévora bâtiments, roues à aubes et cheminées pour ourler les rives des deux étangs d’un lé végétal satisfait de sa suprématie retrouvée.

Seuls demeurent encore à l’heure où je vous parle, comme un souvenir minéral, pans de murs et anciens canaux partiellement voûtés ; et, surtout, un tapis de scories résiduelles bien décidées à ne pas disparaître de sitôt. Dans la région, on les surnomme les « pierres bleues » ou « crasses