Le Pays de la Nuit serait en fait le premier roman de Hodgson et non le dernier, d’après ce qu’indique sa correspondance1, même si cette référence concerne sans doute une version antérieure à celle qui parut chez Eveleigh Nash en 1912. À cette époque, Hodgson avait déjà publié trois romans : Les Canots du Glen Carrig (1907), La Maison au bord du monde (1908) et Les Pirates fantômes2 (1909). Les deux premiers titres semblent avoir été compilés à partir de fragments préexistants, et l’on peut penser qu’ils existaient à l’état embryonnaire avant que Hodgson entreprenne ce qu’il considérait comme son « premier roman ». Mais il paraît probable que Le Pays de la nuit, tout comme la séquence visionnaire du voyage cosmique dans La Maison au bord du monde, relèvent d’une phase distincte de la carrière de Hodgson, et que ces deux textes précèdent les aventures maritimes dont le succès de parution en magazine permit à Hodgson de poursuivre une carrière littéraire. Ces œuvres sont sans doute enracinés dans les dernières années du XIXe siècle, époque à laquelle Hodgson était encore officier d’active dans la marine marchande. Depuis ses tout premiers voyages en mer, il souffrait de cauchemars vivaces, et leur contenu inspira plus d’une de ses nouvelles d’épouvante.
Comme La Maison au bord du monde, Le Pays de la nuit est un exercice de géographie littéraire aussi remarquable que précurseur. Les éléments infernaux de ses paysages imaginaires symbolisent des états d’esprit qui vont du chagrin à la terreur. Même si les deux romans furent écrits après la première publication des spéculations freudiennes sur l’interprétation des rêves (l’ouvrage lui-même date de 1900), il est très improbable que Hodgson ait jamais eu l’occasion de se familiariser avec les idées de Freud ; toute similarité entre les schèmes symboliques de Hodgson et ceux de Freud est presque certainement pure coïncidence. En tout état de cause, ce sont les différences qui frappent, et non les ressemblances. Il y a certainement un élément de sexualité dans le symbolisme de Hodgson, mais il est subsidiaire, et non primordial. Il y a également un élément d’accomplissement du souhait, mais c’est un antidote à l’anxiété soigneusement cultivé, et non un élément récurrent dont l’expression finirait, par le biais du déguisement, par devenir cauchemardesque. Les entités qui gouvernent les paysages des rêves hodgsoniens sont porteuses d’une terreur bien plus extravagante que ce que le sentiment de honte peut justifier. Celles de ces entités qui sont simplement bestiales représentent quelque chose de bien plus étranger aux préoccupations quotidiennes que la simple sexualité animale : il émane d’elles une menace essentiellement étrangère. Quant à celles de ces entités dont le caractère est plus que bestial, elles sont imposantes, énigmatiques, hostiles. Elles incarnent une terreur existentielle qui va bien au-delà des aspects libidineux du id Freudien.
Le Pays de la nuit est un texte à la structure joyeusement perverse. Sa vision du futur est enchâssée dans un récit du passé, et contée dans un langage artificiellement archaïque, reflet supposé de ce passé. Lequel n’est cependant pas historique, mais mythique. Ce passé doit beaucoup à Romance, version révisée du passé des contes et des légendes concoctées par les troubadours et les poètes de cour pour le plus grand agrément des barons féodaux. C’est à dessein que Hodgson choisit ce passé particulier : son traitement caractéristique de l’amour, sa célébration languide et sensuelle d’une sorte d’amour essentiellement courtoise et chevaleresque, sentiment héroïque dans son engagement et sa dévotion, conviennent à son projet. Cet amour fascina d’autres écrivains de la même période, en particulier James Branch Cabell, qui en fit une tendre exploration dans son Domnei, et dans sa nouvelle « The Music from Behind the Moon ». Banni par la décadence du romantisme, noyé dans le cynisme fin de siècle3. l’amour courtois avait cause perdue et ne survivait plus que dans les fantaisies les plus extravagantes — telles celles que Cabell et Hodgson, dans des genres bien différents, s’essayèrent à construire. Pour Hodgson, ni le passé mythique, ni la face cachée de la lune ne sont inaccessibles ; il faut d’ailleurs comme décor à la romance épique qu’il veut écrire rien moins que la fin du monde.
Le constat est fréquent : si les grandes histoires d’amour écrites par les femmes finissent par le mariage, celles écrites par les hommes finissent par la mort. Une toute petite minorité (exemples les plus notables : « La morte amoureuse » et Spirite, de Théophile Gautier) va même plus loin et commence dans la mort, pour explorer ensuite les territoires au-delà. Telle est la stratégie de Hodgson. Son épopée amoureuse commence par une tragédie et s’embarque audacieusement dans l’exploration des effets et des conséquences d’une perte irrémédiable. Dès le début du roman, le pays de la Nuit est celui de la mort : non pas celui d’une vie après la mort, mais d’un monde à la frontière de la mort, en proie déjà aux souffrances de son agonie4 finale, et qui ne peut rien espérer de plus qu’une simple prolongation de ses souffrances. Tableau bien ordinaire de la condition humaine pour l’existentialiste, que nous avons tous à l’esprit mais dont nous voulons ignorer ou nier le véritable visage.
Le rêve que Hodgson fait du pays de la mort n’est pas qu’une construction de l’imagination. Comme la vision cosmique dans La Maison au bord du monde, le rêve convoque un certain nombre d’idées scientifiques de l’époque, et ancre ses spéculations métaphysiques sur un fond des plus solides. Lorsque le premier jet du roman fut écrit, la théorie atomique moderne était encore dans son enfance, et la théorie de la fusion nucléaire complètement inconnue. L’hypothèse la plus couramment admise en ce qui concernait les radiations solaires était celle de William Thomson, Lord Kelvin, qui pensait que l’énergie solaire était née d’une chute gravitationnelle. Kelvin avait calculé que ce processus ne pouvait guère durer plus de quelques dizaines de milliers d’années — une centaine de milliers d’années, au grand maximum — même s’il pouvait être prolongé par la chute de masses nouvelles dans le soleil (ce que font les planètes, les unes après les autres, dans La Maison au bord du monde).
On retrouve la théorie de Kelvin dans d’autres romans scientifiques des années 1890, notamment La Fin du monde (Camille Flammarion) et La Machine à remonter le temps (H. G. Wells). Aucun cependant ne met en scène les conséquences de l’hypothèse kelvinienne. Le Pays de la nuit, à l’inverse, suggère que la chaleur interne de la Terre pourra compenser dans une certaine limite le refroidissement du soleil. Avec l’extinction progressive du soleil, la Terre future de Hodgson n’est plus qu’un monde de ténèbres et de désolation, mais la fin de la vie y est retardée par la déchirure en plusieurs régions de la croûte vieillissante de la planète. Les jets de vapeur et de lave qui émanent de ces fissures sont les seules vraies sources d’énergie pour les écosystèmes terriens. Ni les plantes qui ont besoin de la photosynthèse pour croître et se reproduire, ni les êtres animés qui se nourrissent de ces plantes ne peuvent subsister ; mais les sources d’énergie tellurique entretiennent des produits primaires d’une autre sorte, ainsi que toutes les chaînes alimentaires qui en découlent.
Hodgson n’avait bien sûr connaissance ni de la notion d’écosystème, ni de celle de chaîne alimentaire. Ce type de jargon analytique ne se développa que dans les années 1920. Mais il avait cependant quelques idées sur les relations d’interdépendance entre règnes du vivant sur la terre ; il était aussi conscient de l’importance des phénomènes de photosynthèse, de prédation et de parasitisme pour la survie darwinienne des espèces. Le Pays de la nuit démontre une conscience très claire des implications de cette perspective : tandis que les organisations complexes régissant les animaux que le soleil nourrit ont décliné jusqu’à l’extinction, d’autres organisations, mieux adaptées aux sources d’énergies nouvelles (devenues, par défaut, vitales) les ont remplacées.
Dans l’écosphère de Le Pays de la nuit, les descendants dégénérés des anciennes espèces (y compris des espèces sub-humaines —les hommes gibbeux — ou des hybrides — les choses jaunes) se mêlent donc à des espèces nouvelles d’aspect encore plus monstrueux. L’arrêt de la rotation terrestre et les fissures causées par les mouvements souterrains ont affaibli les frontières qui séparaient jadis la Terre de mondes parallèles situés dans d’autres dimensions de l’espace. De ces mondes émane le stock de base des monstres qui consument et usurpent les derniers restes de la vieille écosphère. Il reste cependant quelques humains véritables, qui ont résisté à cette dégénérescence en s’isolant à l’intérieur d’immenses pyramides de métal. Ces pyramides, appelées Bastions, tirent leur énergie du courant de la Terre, sous-produit du champ magnétique de la planète. La ressource s’épuise lentement mais sûrement. L’essentiel de l’énergie ainsi collectée doit être dévié vers les cercles électriques qui servent de barrière défensive aux humains, de sorte que la diminution progressive du courant dans chaque bastion produit des effets disproportionnés.
À l’intérieur de la pyramide de douze kilomètres de haut qui sera sans doute (elle l’est déjà peut-être) le Dernier Bastion, vit une société stricte et discipliné, contrôlée par les Monstruwacans, qui surveillent également les territoires environnants. Sur le plan de l’allégorie psychologique, les Monstruwacans sont l’équivalent hodgsonien du super-ego freudien : calmes, patients, résolus, ils sont également fatalistes et sans passion. Ils veillent, mais n’agissent pas — ils ne le peuvent d’ailleurs pas. Les Monstruwacans étudient la dégradation et les éboulements de la région alentour : le puits Rouge, la vallée des Flammes-Rouges, la plaine du Feu-Bleu et les trois trous du Feu-Argent : ces lieux sont encore bien vivaces, mais leur éclat rappelle davantage celui des braises mourantes que celui de la flamme ravivée… Là où leur éclat a déjà diminué — la vallée des Chiens, le gouffre des Géants, les montagnes noires — des forces hostiles, suppose-t-on, se rassemblent. Pendant ce temps-là, les veilleurs gargantuesques attendent patiemment que le courant de la terre et les cercles électriques faiblissent, et les énigmatiques êtres silencieux, parcourent en tous sens la route qui mène à la maison du Silence.
Lorsqu’un signal de détresse est émis par la Petite Pyramide, signifiant ainsi à ceux du Dernier Bastion que le nom de leur refuge est justifié, il n’y a plus qu’un homme, un seul ego, qui puisse trouver en lui-même assez d’intelligence, de passion et de simple courage pour décider de partir en une ultime odyssée à travers le pays de la Nuit. Il ira sauver le dernier survivant de la Petite Pyramide… Ce faisant, il va bien au-delà du but que lui a assigné son créateur et rêveur. Celui-là a depuis longtemps cédé au désespoir. Dès lors, la mission du héros n’est plus seulement de sauver le dernier homme de la Petite Pyramide : c’est surtout de tirer son propre créateur du Marais du désespoir5 ; de naviguer le long des rives de la mort, et d’y découvrir, s’il le peut, une raison de penser que la vie des humains, condamnée par avance, vaut la peine d’être vécue.
Le père de Hodgson, Samuel (1846-1892) était un pasteur anglican avec lequel son fils libre penseur s’était violemment querellé. Samuel n’avait sans doute de cesse de répéter que le vertueux n’a rien à craindre de la mort, laquelle n’est que le chemin des Cieux. Mais William Hope Hodgson — qu’en famille on n’appelait que Hope (espoir) — n’y croyait guère. Né en 1877, dix-huit ans après la publication de L’Origine des espèces, de Darwin, il avait conscience du fait que Darwin avait infligé à la religion organisée une deuxième défaite dans le combat inconsidéré où elle opposait la foi à la connaissance. L’église catholique avait survécu à son imprudente défense de la cosmologie aristotélicienne contre les progrès coperniciens, parce que l’espèce humaine semblait toujours avoir besoin d’un créateur, contrairement au minuscule système solaire dans lequel elle vit, perdu dans un univers infini. Mais si les théories sur la création des espèces mettaient Dieu au chômage, l’obstination de l’église ne pouvait conduire qu’à la rupture…
William Hope Hodgson ne pouvait pas croire en un Dieu créateur, et il ne pouvait pas davantage, en conséquence, croire en un dieu nourricier. Le Paradis était donc à ses yeux une notion impossible, à moins d’être contenu dans une modification psychologique cruciale de la façon dont le monde et le phénomène de la mort sont envisagés. Évolution non seulement difficile, mais encore vouée à l’échec par des bataillons de notions adverses et hostiles : tout d’abord l’immensité manifeste, le vide apparent de l’univers observable, mais aussi l’éternelle cruauté de la vie elle-même, l’instinct de meurtre qui anime ses myriades d’ignobles prédateurs, de répugnants parasites et de charognards avides.
Dans le combat de leur auteur contre ces armées fantômes, les trois premiers romans de Hodgson (et toutes ses nouvelles sauf une) n’avaient pu offrir d’issue meilleure que celle de la simple survie dans un monde adverse. Avec Le Pays de la nuit, Hodgson va plus loin et essaie de trouver matière à consolation. Si le roman met en scène un héros du passé mythique, c’est que Hodgson avait du mal à croire qu’un homme de son temps pût être à la hauteur de l’aventure. Mais gardons-nous d’oublier que Hodgson est celui qui rêve du rêveur, qu’il est le véritable chef d’orchestre du symbolisme du rêve à l’intérieur du rêve. C’est lui, et nul autre, qui s’en va chercher dans le monde la preuve que la longue carrière de l’humanité n’est pas chose sans valeur, même si l’espèce humaine dans son ensemble doit se trouver un jour en ce lieu où passent par nécessité tous les individus — la Porte de l’Éternité.
En dépit de ses maniérismes stylistiques parfois maladroits et de sa longueur, d’un ennui tout calculé, Le Pays de la nuit mérite largement qu’on le lise aujourd’hui : tout ce qu’il portait de vérité lorsqu’il fut composé et publié n’a rien perdu de sa valeur, même si les théories sur le destin ultime de la planète Terre ne sont plus les mêmes. Oui, en un sens, chacun d’entre nous vit dans une redoute défensive, psychologiquement armé contre la perspective d’une destruction imminente et inéluctable. Et chacun d’entre nous doit, en un sens, faire ce que le héros de Hodgson fait dans le rêve à l’intérieur du rêve : quitter l’abri protecteur de son armure psychologique pour accomplir un périlleux et métaphorique voyage, celui qui mènera à une autre redoute où se terre quelqu’un qui pourrait être aimé et sauvé, en dépit du caractère inéluctable de la mort et de l’inexistence de l’au-delà.
BRIAN STABLEFORD
(Traduit de l’anglais par Anne-Sylvie Homassel)
1. Voir les travaux de Sam Gafford, notamment son article : « Writings Backwards : The Novels of William Hope Hogdson », in Studies in Weird Fiction (Necronomicon Press), n° 11, printemps 1992. (N.d.É.)
2. Ces trois romans sont parus aux Éditions Terre de Brume dans la même collection, respectivement en 2004, 1999 et 2002. (N.d.É.)
3. En français dans le texte. (N.d.T.)
4. En français dans le texte. (N.d.T.)
5. Un des lieux allégoriques du Voyage du pèlerin, de John Bunyan. (N.d.T.)
« Pour que ce soit l’amour, il faut que l’esprit vive en une sainteté naturelle avec l’être aimé et que les corps prennent un plaisir tendre et simple, toujours auréolé d’un mystère délicieux… Honte à celui qui n’engendre pas, et que toute chose soit saine et bienséante, fondée sur une élévation absolue de l’entente ; que l’homme soit un héros et un enfant devant la femme ; et que la femme soit pour l’Homme une sainte lumière de l’esprit et une compagne absolue de même qu’une heureuse possession… Ainsi doit être l’amour humain. »
« …Pour rendre un hommage particulier à l’amour, il importe que tout se fasse dans la tendresse et la noblesse d’âme, que l’amour devienne un feu qui dévore la bassesse. Tout doit être ainsi en ce monde après avoir rencontré l’être aimé, et que disparaisse le libertinage et que grandissent bonheur et charité, et que leur danse se poursuive des siècles durant. »
« Et je ne puis toucher son visage,
Et je ne puis effleurer ses cheveux,
Et je m’agenouille vers des ombres vides,
De simples souvenirs de sa grâce,
Alors que sa voix chante dans le vent.
Et dans les sanglots de l’aurore,
Et parmi les fleurs quand tombe la nuit,
Et à l’aube depuis les ruisseaux,
Et dans la mer au crépuscule,
Je lui réponds par des cris inutiles… »
Ce fut l’allégresse du coucher du soleil qui nous incita à reprendre le dialogue. Je m’étais éloigné de ma demeure et je marchais en solitaire, m’arrêtant fréquemment pour regarder s’amonceler les murailles du soir et pour sentir le crépuscule recouvrir le monde d’une façon chère et étrange à la fois, tout autour de moi.
Lorsque je m’étais arrêté, je m’étais abandonné à la joie solennelle de la gloire de la nuit tombante, et peut-être avais-je ri un peu, en me tenant là, seul au centre du crépuscule qui envahissait le monde. Et soudain, on fit écho à mon bonheur depuis les arbres qui bordaient le côté droit de la route ; et ce fut ainsi que quelqu’un s’exclama : « Vous aussi ! » d’une voix joyeuse, et que je ris encore comme si je n’avais pas véritablement cru qu’un humain venait de réagir, qu’il s’agissait plutôt de quelque esprit ou chimère ayant le même état d’âme que le mien.
Mais elle parlait et m’appelait par mon nom ; et lorsque j’arrivai au bord de la route pour mieux la voir et découvrir si je la connaissais, je compris qu’il s’agissait très certainement de cette femme, qui, pour sa beauté, était connue dans tout ce charmant comté de Kent sous le nom de « la belle lady Mirdath ». Elle avait en outre pour moi un statut de voisine, car les propriétés de son tuteur jouxtaient les miennes.
Je ne l’avais toutefois encore jamais rencontrée car j’avais souvent et longuement séjourné à l’étranger, et lorsque j’étais de retour études et exercices m’accaparaient tant qu’elle n’évoquait pour moi que de simples rumeurs qui me parvenaient à l’occasion. Quant au reste, j’étais satisfait de mon sort étant donné que, comme je l’ai déjà laissé entendre, la lecture et le sport me comblaient. J’avais toujours un corps d’athlète et il ne m’avait pas été donné de rencontrer un homme aussi rapide ou fort que moi, sauf dans quelques récits ou contes, ou encore dans la bouche d’un fanfaron.
Je m’immobilisai aussitôt, le chapeau à la main, pour répondre à son doux ton badin du mieux que je le pus. Je tentai de mieux la voir à travers la pénombre tout en m’interrogeant à son sujet, car nul n’avait su décrire la beauté de cette étrange jeune fille qui s’exprimait avec tant d’esprit, tout en faisant valoir un cousinage avec moi. Et à présent que mes idées redevenaient limpides, je me souvins que c’était effectivement le cas.
En fait, elle ne fit pas de manières et s’adressa aussitôt à moi par mon prénom, se mit à rire et m’autorisa à l’appeler Mirdath. Puis elle me dit de monter la retrouver par une trouée dans la haie qu’elle empruntait parfois, comme elle me l’avoua, lorsqu’elle s’éclipsait avec sa servante pour se rendre à quelque fête villageoise, toutes deux vêtues en paysannes, sans pour autant — pensai-je — tromper grand monde.
J’allai donc la rejoindre en traversant la haie par ce passage. Je l’avais trouvée très grande lorsque j’avais levé les yeux vers elle de la route, et je pus constater qu’elle l’était vraiment, mais je la dominais malgré tout d’une bonne tête. Elle m’invita à l’accompagner jusqu’à sa demeure, où je rencontrerais son tuteur et lui ferais part de mes regrets pour avoir négligé si longtemps de leur rendre visite ; et ses yeux brillèrent d’espièglerie et de plaisir lorsqu’elle m’adressa ce reproche.
Mais elle eut tôt fait de recouvrer son sérieux et de lever un doigt pour me faire signe de me taire, comme elle entendait quelque chose dans les bois que nous avions sur notre droite. J’avais moi aussi entendu ce bruissement de feuilles, et ce fut peu après une branche morte qui craqua sèchement dans le silence de la nuit.
C’est alors que trois hommes sortirent du bois au pas de course, venant vers moi. Je leur criai sur un ton autoritaire de rester à distance s’ils ne voulaient pas avoir des ennuis ; puis j’utilisai ma main gauche pour pousser la jeune fille derrière moi et la droite pour tenir mon lourd bâton de chêne telle une arme.
Mais les trois hommes n’en firent aucun cas et continuèrent de se rapprocher. Puis je vis luire des lames de couteau et m’avançai vers eux, tous les sens en éveil et ravi d’avoir une occasion de faire un peu d’exercice. Il y eut derrière moi l’appel à la fois doux et strident d’un sifflet d’argent, celui de la jeune fille qui appelait ses chiens ; un signal qui pouvait également s’adresser aux domestiques présents dans la propriété.
Des renforts qui seraient toutefois totalement inutiles, car pour être efficace une telle aide aurait dû être immédiate. Par ailleurs, je n’avais aucun scrupule à faire étalage de ma force devant ma belle cousine. Et je m’avançai, avec vivacité comme je l’ai déjà précisé, pour planter le bout de mon bâton dans l’homme de gauche, qui s’effondra aussitôt, comme mort. Je frappai avec force le crâne d’un autre assaillant et je dus le fracturer car l’individu se retrouva aussitôt sur le sol. Quant au troisième homme, je lui décochai un coup de poing, et recommencer fut également inutile car il alla sur-le-champ rejoindre ses compagnons. Le combat avait donc pris fin avant d’avoir véritablement débuté, et une fierté au demeurant bien légitime m’incita à rire de l’ahurissement que traduisait l’attitude de ma cousine, sa façon de se tenir et de me regarder dans la pénombre de cette nuit silencieuse.
Mais, en vérité, nous n’eûmes aucune opportunité de nous retrouver seuls avant l’arrivée d’un vautrait de trois chiens, détachés à la suite de son coup de sifflet, et elle eut quelques difficultés à éloigner de moi les molosses. Puis je dus à mon tour les écarter des hommes qui gisaient sur le sol, craignant qu’ils ne les écharpent. La nuit fut sitôt après troublée par des cris d’hommes et des lueurs. Les laquais de la maisonnée arrivaient au pas de course avec des lanternes et des triques et, comme les chiens, ils ne savaient trop tout d’abord s’ils devaient ou non s’en prendre à moi. Mais lorsqu’ils virent les agresseurs tombés à terre et qu’ils apprirent qui j’étais, ils veillèrent à garder leurs distances et à faire preuve de déférence à mon égard ; mais je fus surtout étonné par l’attitude de ma douce cousine, qui ne semblait aucunement disposée à se tenir loin de moi et me donnait l’impression d’éprouver à mon endroit des sentiments d’une autre nature que ceux attribuables à notre lien de parenté.
Constatant que les voleurs de grand chemin recouvraient leurs esprits, les domestiques me demandèrent ce qu’ils devaient en faire. Je leur laissai toutefois le soin d’en décider, après leur avoir remis quelques pièces, et ils firent justice à ces hommes, dont j’entendis les cris longtemps après notre départ.
Arrivés au manoir, ma cousine me pria d’y entrer pour me présenter à son tuteur, sir Alfred Jarles, un vieillard vénérable que je connaissais de vue parce que nos terres étaient contiguës. Elle vanta mon courage pour avoir affronté le danger et son tuteur me remercia avec courtoisie ; il disait que j’étais devenu un ami de la maison et que j’y serais toujours le bienvenu.
J’y restai pour dîner puis je ressortis dans le parc en compagnie de lady Mirdath, qui fut plus amicale avec moi que ne l’avait jamais été une femme, et j’eus l’impression qu’elle me connaissait depuis toujours. À vrai dire, je ressentais la même chose au tréfonds de mon être ; c’était en quelque sorte comme si nous connaissions les moindres habitudes et dispositions d’esprit de l’autre, et découvrir tout ce que nous avions en commun fut une source de joie intarissable. Rien ne nous surprenait cependant, si ce n’est de trouver ces révélations agréables totalement naturelles.
J’avais conscience que ma chère cousine avait été plus que tout impressionnée par la façon dont j’étais si facilement venu à bout des trois bandits de grand chemin. Elle me demanda sans détour si je n’étais pas un nouvel Hercule, et quand un orgueil fort compréhensible m’incita à en rire, elle tâta un de mes bras pour se faire une idée plus précise de ma musculature. Un bras qu’elle lâcha très vite en hoquetant après avoir constaté sa fermeté. Puis elle resta à mes côtés sans mot dire, pensive, sans plus s’écarter de moi.
Mais si ma force était pour elle à l’origine de grands émois, j’étais pour ma part ébahi et émerveillé par la beauté qu’elle avait exhibée de façon absolument exquise tout au long du dîner, à la lueur des chandelles.
Et les jours à venir me réservaient une abondance d’autres plaisirs. J’alimentais mon bonheur de la façon dont elle prenait plaisir aux mystères du soir, au charme des nuits, à la joie de l’aube, et dans toutes les choses semblables.
Et ce premier soir, des moments qui resteront à jamais gravés dans ma mémoire, alors que nous nous promenions sans but dans le parc, elle laissa échapper — l’esprit ailleurs — que c’était une nuit pour les elfes. Elle s’interrompit aussitôt, comme convaincue que je ne pouvais la comprendre, alors qu’il s’agissait d’un de mes thèmes de rêverie de prédilection… Ce qui me permit de lui répondre très posément que la tour du Sommeil croîtrait très certainement et que je sentais tout au fond de moi-même que toutes les conditions requises étaient réunies pour permettre la découverte de la tombe des Géants, de l’arbre à la Grande Tête peinte ou… Je m’interrompis car elle m’avait agrippé le bras avec des mains tremblantes ; mais, lorsque je voulus lui demander de quoi elle souffrait, elle m’ordonna en un souffle de ne pas m’arrêter. Sans trop comprendre de quoi il retournait, je déclarai que je n’avais voulu parler que du jardin de Lune, un très vieux fruit de mon imagination.
Lorsque j’eus tenu ces propos, lady Mirdath cria quelque chose d’une voix étrange et basse, puis elle m’imposa de m’arrêter pour pouvoir me faire face. Après quoi elle m’interrogea avec gravité, et je répondis à ses questions avec un sérieux égal au sien. Je me sentais soudain surexcité, car j’avais la conviction qu’elle connaissait, elle aussi, ce lieu imaginaire. Elle me déclara qu’il lui était familier mais qu’elle avait cru être la seule à connaître cette étrange contrée onirique. Je découvrais que j’avais parcouru en rêve les mêmes pays qu’elle. C’était merveilleux… absolument merveilleux ! Ce qu’elle me répéta maintes et maintes fois. Puis, tout en marchant, elle précisa que c’était une mystérieuse force intérieure qui l’avait incitée à m’appeler, plus tôt cette nuit-là, lorsqu’elle avait vu que je m’arrêtais sur la route. Elle considérait que ce n’était guère surprenant. Informée depuis longtemps de notre lien de parenté, elle m’avait souvent vu passer à cheval et s’était renseignée à mon sujet. Peut-être avait-elle trouvé irritant de constater que je faisais si peu cas d’elle. Mais, ne l’ayant pas encore rencontrée, j’avais alors bien d’autres choses à l’esprit.
Ce serait une erreur de croire que je n’étais pas troublé par le fait que nous avions tous deux une connaissance onirique des mêmes choses, alors qu’aucun de nous ne pensait partager cela avec quiconque. Je lui posai alors d’autres questions et je pus constater que de nombreux détails de mes rêves ne figuraient pas dans les siens, et il était probable qu’une partie de ce qui lui était familier n’avait pour moi aucune signification particulière. Mais même si cela occasionnait quelques regrets, il y avait toujours des thèmes que l’un de nous pouvait aborder et que l’autre se chargeait de développer, ce qui alimentait tant notre joie que notre surprise.
Ainsi pourrez-vous nous imaginer, nous promenant en parlant sans discontinuer. Heure après heure, nous pouvions voir se développer une connaissance et une douce amitié mutuelles.
J’ignore à vrai dire combien de temps s’écoula ainsi, mais il y eut ensuite un grand tapage, les cris des hommes, les aboiements des chiens et la lueur des lanternes, et je ne sus quoi penser. Finalement avec un petit rire étrange et doux, lady Mirdath comprit que, tout à notre conversation, nous avions passé des heures à l’extérieur et que son tuteur (rendu inquiet par l’agression des trois bandits de grand chemin) avait fait entreprendre des recherches. Nous avions passé notre temps à deviser, totalement insouciants.
Nous fîmes demi-tour pour aller vers les lumières, mais les chiens nous localisèrent avant notre arrivée. Ils avaient appris à me connaître, et ils se mirent à sauter autour de moi en m’adressant des jappements amicaux. Cela attira les serviteurs qui allèrent aussitôt prévenir Sir Alfred de ne pas s’inquiéter.
Ce fut ainsi que nous nous rencontrâmes et fîmes plus ample connaissance, et que débuta mon incommensurable amour pour la Belle Mirdath.
Dès lors, soir après soir, j’allai me promener sur la paisible route de campagne reliant mes terres à celles de sir Alfred. J’y pénétrais par la trouée dans la haie, et je trouvais souvent lady Mirdath dans cette partie des bois, désormais accompagnée par ses grands chiens de vénerie. Je l’en avais implorée, pour sa sécurité, et elle paraissait disposée à me faire plaisir. Mais il convient de préciser qu’elle avait par ailleurs tendance à me contrarier en d’autres domaines. Elle semblait prendre un malin plaisir à me tourmenter, comme pour découvrir ce que j’étais capable d’endurer et jusqu’où elle pouvait aller sans me mettre en colère.
Je n’ai pas oublié comment je vis un certain soir deux paysannes sortir des bois de sir Alfred par la trouée de la haie. Je les trouvais insignifiantes et les aurais probablement croisées sans les remarquer si elles ne m’avaient fait une révérence avec une grâce excessive pour des filles du peuple. J’eus un soudain soupçon et les rattrapai au plus vite, convaincu que la plus grande était lady Mirdath, mais je ne pus obtenir la moindre certitude, car lorsque je l’interrogeai sur son identité elle se contenta de sourire avec affectation et de faire une autre révérence. Désormais intrigué et surpris, car j’estimais avoir appris à connaître lady Mirdath, je décidai de les suivre.
Elles marchaient d’un bon pas, comme persuadées que j’étais un sadique dont elles avaient tout lieu de se méfier, seules dans la nuit. Elles atteignirent ainsi le pré communal éclairé par des torches, un lieu où se tenait un grand bal avec un violoneux itinérant et de la bière à profusion.
Les deux femmes se mêlèrent à la foule et dansèrent avec entrain ; mais en restant entre elles et en veillant à fuir la clarté révélatrice des torches, ce qui ne fit que renforcer ma conviction qu’il s’agissait de lady Mirdath et de sa servante. C’est pourquoi je me permis de les aborder pour leur demander hardiment de m’accorder la prochaine danse lorsque leurs pas les conduisirent vers moi. Mais la plus grande répondit en minaudant qu’elle l’avait déjà promise, avant de tendre la main à un paysan lourdaud à la carrure impressionnante et de se mettre à virevolter entre ses bras. Un coup de tête dont elle fut punie, car il lui fallu redoubler d’adresse pour esquiver les pas lourds et maladroits de son cavalier. Elle parut profondément soulagée quand la danse s’acheva.
J’étais désormais certain qu’il s’agissait de la Belle Mirdath, malgré ses cachotteries, l’obscurité, sa robe de paysanne et les chaussures qui altéraient sa démarche. J’allai vers elle pour susurrer son nom, avant de lui faire part de ce que m’inspirait son imprudence et de lui déclarer que je souhaitais la raccompagner chez elle. Mais elle se détourna pour retourner auprès de son lourdaud puis, après avoir enduré une autre danse avec lui, elle lui demanda de l’escorter sur une partie du chemin ; ce qu’il s’empressa d’accepter.
Un autre garçon de ferme leur emboîta le pas et, un instant plus tard, sitôt sortis de la clarté diffusée par les torches, ces jeunes malappris s’enhardirent et prirent les deux femmes par la taille. Lady Mirdath ne put toutefois supporter ce contact et un cri exprima sa peur et sa répugnance. Elle frappa si violemment le rustre qui l’enlaçait qu’il la lâcha en pestant. Mais il revint immédiatement vers elle et la prit dans ses bras, afin de l’embrasser. Saisie d’un incommensurable dégoût, elle le frappa sauvagement au visage, et il ne put parvenir à ses fins car c’est alors que j’intervins. Lady Mirdath cria mon nom et je saisis le malotru pour le frapper, une seule fois et sans lui faire trop de mal, simplement pour qu’il retienne la leçon, avant de le projeter sur le bas-côté de la route. Le second valet de ferme, qui savait désormais à qui il avait affaire, lâcha la servante et détala. En vérité, j’étais célèbre pour ma force dans toute la contrée.
En proie à la colère, je pris la Belle Mirdath par les épaules pour la secouer sans ménagement. Après quoi j’ordonnai à la servante de partir devant nous. Ne recevant pas d’instructions contraires de sa maîtresse, elle prit un peu d’avance. Ce fut ainsi que nous atteignîmes finalement la trouée dans la haie. Lady Mirdath était silencieuse mais marchait près de moi, comme si ma proximité lui procurait un plaisir soigneusement dissimulé. Je la guidai dans le passage, puis jusqu’au manoir et à une porte latérale dont elle avait la clé. Je lui souhaitai de passer une bonne nuit et elle en fit autant d’une voix posée, comme si elle ne voulait pas que nous nous séparions, cette nuit-là.
Mais elle retrouva toute sa morgue le jour suivant, à tel point que lui demandai pourquoi elle avait commis de pareilles imprudences dès que nous fûmes seuls, au crépuscule. Elle refusa de me répondre, puis elle se fit câline et manifesta envers moi une compréhension agréable et captivante. Elle dut percevoir que j’avais besoin de me détendre car elle me joua à la harpe diverses mélodies qui avaient bercé notre enfance, et mon amour pour elle sortit renforcé de cette épreuve. Cette nuit-là, elle me raccompagna jusqu’à la trouée de la haie avec ses trois chiens qui lui serviraient d’escorte pour son retour vers le manoir. Mais je dois avouer que je revins sur mes pas pour la suivre, en silence, afin de m’assurer qu’elle avait regagné la sécurité de la demeure. Elle me croyait loin sur la route, mais je n’aurais pu supporter de la savoir seule dans la nuit. Les chiens qui l’accompagnaient revenaient parfois vers moi en quête d’une caresse, mais je les chassais sans mot dire et elle ne se douta de rien ; elle continua de fredonner une chanson d’amour tout au long du chemin. Je n’aurais pu dire si je lui inspirais de l’amour mais il était indéniable qu’elle avait de l’affection pour moi.
Le soir suivant, je gagnai la percée dans la haie plus tôt que de coutume et je vis un inconnu s’entretenir avec lady Mirdath. C’était un homme vêtu avec goût, et tout dans son allure révélait qu’il venait de la cour. Il ne se déplaça pas pour libérer le passage en me voyant approcher. Il resta sur place et me toisa avec insolence. Je tendis la main pour l’écarter de mon chemin.
Las ! Lady Mirdath m’adressa alors des propos cinglants qui me laissèrent hébété et tourmenté. C’était la preuve que je comptais bien peu à ses yeux, car elle n’aurait jamais humilié ainsi une personne qu’elle aimait. Elle ne m’aurait pas traité de malappris en m’accusant de brutalité envers un être plus faible que moi. Il est facile d’imaginer ce que je ressentis alors.
Je devais admettre qu’il y avait une once de vérité dans ses propos, mais cet inconnu aurait pu faire montre d’un minimum de courtoisie et, surtout, la Belle Mirdath n’aurait jamais dû me rabaisser, moi, son véritable ami et cousin, devant un étranger. Je m’inclinai malgré tout devant elle avant de saluer l’inconnu de la tête et de lui présenter mes excuses, car il était exact qu’il n’était ni grand ni musclé, et que j’aurais sans doute mieux fait d’être courtois avec lui, à tout le moins au début.
Et ainsi, ayant fait amende honorable, je tournai les talons et les laissai à leur bonheur.
Je dus parcourir vingt-cinq kilomètres avant de me diriger vers ma propre demeure, conscient de ne pas pouvoir trouver d’apaisement cette nuit-là, ou jamais étant donné que j’étais follement amoureux de la Belle Mirdath. Mon esprit, mon cœur et tout mon corps, souffraient de l’horrible perte que je venais de subir.
Pendant plus d’une semaine je fis des promenades dans une autre direction, mais je ne pus finalement m’empêcher de reprendre la vieille route familière dans l’espoir d’entrevoir, ne serait-ce qu’un court instant, ma Belle. Mais ce que je vis ne fit qu’alimenter ma souffrance et ma jalousie, car, arrivé à proximité de la haie, j’aperçus lady Mirdath qui se promenait à l’orée du grand bois en compagnie du bellâtre élégant, qui avait passé son bras autour de sa taille.
Je compris que cet homme était son amoureux, car lady Mirdath n’avait ni frère ni cousin.
Cependant, lorsqu’elle me remarqua sur la route, elle eut honte de sa conduite et écarta le bras de son partenaire avant de s’incliner vers moi, son visage prenant quelques couleurs. Je lui retournai ce geste de salut puis continuai mon chemin, le cœur meurtri. En partant, je vis mon rival se rapprocher d’elle et la prendre de nouveau par la taille. Sans doute me suivirent-ils des yeux alors que je m’éloignais, tendu et désespéré, mais je refusai de leur accorder le moindre regard, ainsi qu’on aurait pu s’y attendre.
Je m’abstins, un bon mois durant, de retourner en ces lieux ; car mon amour me tourmentait, et mon amour-propre avait subi une cuisante blessure. Sincèrement, lady Mirdath ne m’avait pas traité avec équité.
Néanmoins, mes sentiments pour elle subissaient une lente métamorphose et je découvrais en moi une douceur, une tendresse et une compréhension qui m’avaient jusqu’alors fait défaut. L’amour et la douleur forgent le caractère d’un homme et, à la fin de cette période d’isolement, je repris mes promenades en faisant montre d’un peu plus de compréhension. Mais la Belle Mirdath restait invisible, même si elle dut un certain soir se trouver à proximité étant donné qu’un des chiens sortit du bois pour venir me renifler en remuant la queue.
J’attendis longtemps après le départ de cet animal, mais Mirdath ne vint pas et je repartis le cœur lourd. Cependant, la compréhension qui avait commencé à croître en moi m’épargnait toute amertume.
Puis s’écoulèrent deux semaines d’ennui et de solitude pendant lesquelles la disparition de cette belle jeune femme finit par m’obséder. Je pris la résolution de franchir la haie et de me rendre sur leurs terres, vers le manoir, dans l’espoir de la revoir.
Je pris cette décision un soir et la mis aussitôt en pratique. Je me rendis jusqu’à la trouée et atteignis au terme d’une longue marche les jardins entourant le manoir.
Là, je vis les lueurs des torches et des lanternes, et une grande assemblée de personnes aux tenues baroques. Ces gens dansaient, et je sus qu’on avait organisé une fête pour une raison que j’ignorais. Je fus aussitôt assailli par une épouvantable crainte : ne s’agissait-il pas des noces de lady Mirdath ? Non, j’étais stupide. J’aurais certainement entendu parler d’un tel événement. Je me souvins alors qu’elle devait avoir vingt et un ans ce jour-là. Ces festivités étaient certainement données pour son anniversaire et la fin de sa tutelle.
J’aurais trouvé la réception très animée et agréable si je n’avais ainsi souffert de la solitude et du désir, car les convives étaient nombreux et joyeux, et d’innombrables lanternes étaient suspendues dans les arbres et sous les tonnelles de feuillage de la vaste pelouse. D’un côté du terrain, une grande table croulait sous la nourriture, l’argenterie, le cristal et les grosses lampes de bronze et d’argent, alors que du côté opposé les danses s’enchaînaient sans interruption.
Lady Mirdath quitta la piste de danse, magnifique bien qu’un peu pâle sous la clarté vacillante des lanternes. Elle chercha un siège pour s’asseoir et, peu après, une douzaine de jeunes gens appartenant aux grandes familles des environs se regroupèrent autour d’elle. Tous parlaient et riaient, avides de ses faveurs. Elle était adorable au sein de ce groupe, mais — ainsi que je l’ai déjà précisé — elle était un peu pâle et son regard s’égarait au-delà des hommes réunis autour d’elle. Je compris que son amoureux était absent et qu’elle en souffrait. Je ne pus cependant trouver la moindre explication à son absence, si ce n’est qu’il avait peut-être été rappelé à la cour.
J’observai les jeunes gens qui l’entouraient, rongé par la jalousie et la tristesse, et je faillis m’avancer pour leur prendre Mirdath, pour l’inviter à faire une promenade en ma compagnie dans les bois, comme quelque temps plus tôt, lorsqu’elle donnait l’impression d’avoir pour moi de tendres sentiments. Mais, à quoi bon ? Je n’étais pas celui à qui elle avait donné son cœur, c’était une évidence, et je me contentai de la contempler en sachant qu’elle aimait un autre que moi.
Je partis et ne revins pas en ces lieux avant trois longs mois. Je ne pouvais plus endurer cette perte, mais ce fut justement cette souffrance qui m’incita finalement à retourner là-bas. Je me disais que la revoir allégerait ma peine. Et je me rrouvai, un soir, devant la trouée, que je franchis pour traverser avec impatience et anxiété la propriété que j’avais autrefois assimilée à un jardin d’Éden. C’était là que j’avais vu pour la première fois la Belle Mirdath, là que je lui avais donné mon cœur.
J’attendais de la voir, sans nourrir le moindre espoir, quand je sentis un contact sur ma cuisse. Je baissai les yeux et constatai qu’il s’agissait d’un des chiens de meute. Mon cœur ne fit alors qu’un bond, car je savais ma Belle quelque part dans la nuit, comme je l’avais espéré.
Pendant que j’attendais, silencieux et attentif, le cœur battant la chamade, j’entendis une douce mélodie s’élever des frondaisons. C’était Mirdath qui fredonnait un chant d’amour malheureux et errait dans les ténèbres, simplement accompagnée par ses gros chiens. Je prêtai l’oreille, étrangement oppressé à la pensée qu’elle était, elle aussi, dans l’affliction. Je souffrais, désireux de la soulager, mais je restai immobile à l’abri de la haie tandis que tout mon être était saisi d’agitation.
Et, finalement, une svelte silhouette blanche sortit d’entre les arbres. Elle cria quelque chose et je la vis s’arrêter un court instant dans la semi-pénombre. Soudain, un espoir déraisonnable m’envahit. Je me levai et m’approchai de Mirdath, l’appelant d’une voix basse, passionnée et avide : « Mirdath ! Mirdath ! Mirdath ! »
J’allai vers elle, avec à mes côtés son gros chien qui folâtrait comme si c’était un jeu. Et, lorsque je fus près d’elle, je tendis les mains sans seulement réfléchir, obéissant à mon cœur qui avait besoin d’elle et me demandait de le soulager de sa peine. Je fus surpris de la voir m’imiter et venir se jeter dans mes bras. Elle y resta blottie, en pleurs mais semblant soulagée, et un apaisement prodigieux m’envahit.
Et soudain, elle se déplaça et fit glisser ses mains sur moi en me présentant ses lèvres, comme un enfant affectueux réclamant un baiser ; mais elle était une vraie femme, qui m’aimait profondément et sincèrement.
Ce fut ainsi que nous nous fiançâmes, sans un mot et en toute simplicité. Je considérai cela comme amplement suffisant, même si rien n’est jamais suffisant en amour.
Elle se dégagea de mon étreinte et nous nous enfonçâmes dans les bois, vers le manoir, apaisés et nous tenant par la main tels deux enfants. Peu après, je l’interrogeai au sujet du courtisan et elle eut un rire exquis dans le silence des bois. Elle s’abstint toutefois de satisfaire ma curiosité et me demanda d’attendre notre arrivée au manoir.
Une fois là-bas, elle me conduisit dans la grande salle pour me présenter à une dame qui y était assise, absorbée par des travaux d’aiguille qu’elle effectuait avec application. Il devait y avoir un lutin facétieux tapi au tréfonds de son être, car elle libéra alors un rire d’une rare laideur. Je songeai que lady Mirdath n’aurait jamais pu émettre de tels sons, elle qui restait délicieusement sans souffle et oscillait un peu alors que des sons absolument ravissants s’échappaient de sa bouche. J’aurais aimé en demander raison à la brodeuse qui restait penchée sur son ouvrage, secouée par son rire pervers, qu’elle ne pouvait interrompre.
Puis elle leva les yeux et je compris les raisons de son espièglerie. Car elle avait des traits identiques à ceux du courtisan que j’avais pris pour le prétendant de ma Belle.
Lady Mirdath m’expliqua alors que son amie, Mrs. Alison, avait revêtu une tenue de courtisan pour faire une niche à un jeune homme amoureux d’elle. C’était alors que j’étais arrivé et que je l’avais offensée, sans seulement m’intéresser à son visage tant j’étais fou de jalousie. L’irritation de lady Mirdath était donc justifiée, car j’avais traité son amie avec rudesse.
Tout se résumait à cela, si ce n’est qu’elles avaient décidé de me donner une bonne leçon. Pour ce faire, elles s’étaient retrouvées tous les soirs près de la trouée de la haie, jouant aux amoureux, au cas où je passerais, afin d’alimenter ma jalousie. En fait, leur stratagème avait été très efficace car j’en avais profondément souffert.
Néanmoins, comme vous pouvez vous en douter, lady Mirdath avait dû se contenir lorsque j’étais allé à leur rencontre, car elle était amoureuse de moi comme je l’étais d’elle. C’était pour cette raison qu’elle avait repoussé son amie, sur l’instant troublée et désireuse de m’avoir près d’elle, même si son désir de vengeance avait rapidement repris le dessus, car je m’étais contenté de la saluer sèchement de la tête avant de poursuivre mon chemin.
Oui, tout était rentré dans l’ordre et j’en étais ravi. Une joie folle emplissait mon cœur. Je pris Mirdath dans mes bras, et nous dansâmes avec lenteur et majesté dans la grande salle, pendant que Mrs. Alison sifflotait une mélodie, ce qu’elle réussissait à faire très habilement, comme bien d’autres choses.
Et, après cet heureux dénouement, Mirdath et moi ne pûmes plus nous séparer. Nous nous promenions ici et là, dans la joie incommensurable que nous procurait le fait d’être ensemble.
Des milliers de choses nous réunissaient, car nous aimions tous deux le bleu de l’éternité qui s’étend derrière les ailes du coucher du soleil, de même que la symphonie invisible du clair d’étoiles qui nimbe le monde ; les soirées calmes et grises, lorsque les tours du Sommeil se dressent dans le mystère du crépuscule, et le vert solennel des étranges pâturages sous le clair de lune