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CHAPITRE PREMIER

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La veille, je m’étais foulé la cheville en voulant échapper à un type qui me coursait à travers les rayons d’un hypermarché de la banlieue parisienne. Sensé être en arrêt maladie et cloué au lit par un lumbago aigu, ce fonctionnaire appointé de l’administration pénitentiaire faisait l’article de gaines amincissantes pour dames fortes dans les grandes surfaces. J’ignore encore comment il m’avait repéré, mais tout à coup, une gaine avait sifflé à mes oreilles, et le maton rouge de colère s’était rué sur moi, menaçant et proférant des insultes. J’avais dû mon salut à la sainte gaine, laquelle, en dégommant une montagne de boîtes de crabes russes en promotion, avait littéralement enseveli une sexagénaire et son caddie, provoquant les hurlements de la susdite, et une mini-émeute de la part des clients, entraînant une intervention musclée des vigiles.

Malgré la quantité d’anti-inflammatoires absorbée, je boitais et ressentais la douleur chaque fois que mon pied se posait par terre. La société qui m’avait engagé m’avait imposé la tenue de rigueur des cadres de la maison : un costume gris, acheté à mes frais, qui m’allait comme un gant à un manchot, une chemise bleue et une cravate du même ton. Leader dans son domaine, spécialisée dans la fabrication d’un alliage aluminium ultra-performant, elle attaquait le marché asiatique et recevait ce jour-là une délégation d’ingénieurs chinois dans l’usine de production. Elle craignait par-dessus tout l’espionnage industriel de la part des Chinois, réputés pour leurs capacités à piller les brevets de fabrication et les refaire chez eux à leurs prix coûtants. C’était, disait-on, l’un des secrets du boom économique chinois. Mon travail à moi était d’empêcher, en toute discrétion, la moindre manipulation de l’alliage en question, qui aurait pu aboutir à un détournement. Les visiteurs avaient juste le droit de toucher avec les yeux et de signer un contrat juteux avec l’entreprise. Depuis une plombe, je suivais le péril jaune, marchant du même pas, à la queue leu leu, écoutant attentivement en hochant la tête, la traduction de la très belle Asiatique que l’entreprise avait embauchée pour la circonstance et j’étais plus enclin à détailler l’anatomie avantageuse de cette dernière qu’à m’attarder sur ces petits bonshommes habillés par le même tailleur et auxquels on avait greffé le même sourire. À force de la reluquer de bas en haut et de bas en bas, je finis par remarquer que, là où la fille mettait un pied, la poussière et les copeaux d’aluminium disparaissaient comme par enchantement. Elle devait avoir un aspirateur planqué dans ses pompes à semelles compensées et ça m’ennuyait presque de prendre cette jolie fille en flagrant délit. Vérification faite, les semelles de la fille étaient équipées d’autocollants double-face afin de récupérer les copeaux de l’alliage en alu.

Je venais de gagner 1200 euros en un seul après-midi de boulot, de quoi me faire digérer la station debout et mon costume de mauvaise coupe.

Voix parlée dans un dictaphone.

Vendredi 8 octobre 2008. Ville de Saint-Cloud 92. 123 rue Florent Schmitt.

7 heures du matin. La voiture du surveillé sort du garage. Il prend la direction du centre-ville, s’arrête devant un bar-tabac, en descend. Quelques secondes plus tard, il remonte dans sa voiture. Prend la direction de la grande banlieue. Non, je dirais maintenant qu’il prend l’autoroute vers Chartres. Exact, on arrive au péage. Nous roulons à vive allure depuis une quinzaine de minutes, et il vient de mettre son clignotant pour s’engager vers une aire d’autoroute, dite aire de Brou. Là, je suis coincé, car si je lui colle aux fesses, il va s’apercevoir qu’il est suivi, vu qu’à cette heure-ci l’aire est déserte et tout va foirer. Donc… (hésitation), je dois improviser… j’improvise donc, je continue… et je vais me garer sur la voie d’urgence, à cinq cents mètres de là. Je mets mes warnings pour simuler une panne, j’ouvre le capot, je pose mon triangle de signalisation, je revêts ma veste jaune fluo et je refais le chemin à pied. Cela va raviver la douleur de ma cheville, mais tant pis, je n’ai pas le choix. Bon sang, j’ai beau être sur la bande d’urgence et à contre sens, chaque voiture qui passe me fait sursauter. C’est incroyable comme les gens peuvent rouler vite. J’arrive enfin sur l’aire et sa voiture est toujours là, et lui dedans. Apparemment il attend quelque chose ou quelqu’un. Je repère un bosquet assez épais pour me dissimuler. J’ai retiré le jaune fluo. Je suis juste en face de lui, mais à une cinquantaine de mètres. Avec mes jumelles, je l’aperçois qui tapote son volant, consulte sa montre et regarde sans cesse dans le rétroviseur. J’espère que cela ne durera pas longtemps car il fait un froid de canard. Il est 7h48, et ça caille sec. Le ciel est noir de menaces, d’ici peu ça va me tomber dessus, et je n’ai pas pris mon imper. Mais j’ai mon thermos de café, j’ai le temps de m’en jeter un petit pour me réchauffer. Bingo ! une BMW noire vient à son tour de s’engager dans l’aire de repos et se gare à dix mètres derrière lui. Deux types en costume en descendent, l’un semble faire le guet, tandis que l’autre qui tient un attaché-case monte dans la première voiture. Me reste plus qu’a prendre les photos. Je coince le dictaphone dans une branche. Voilà. (On entend les clics de l’appareil photo). Ça y est, le type en costume vient de sortir de la voiture. Il porte sous le bras une grande enveloppe kraft que vient de lui remettre le surveillé et il n’a plus son attaché-case qui devait contenir une jolie somme. Les soupçons de la direction étaient donc fondés, un secret de fabrication vient probablement de changer de mains. Je n’aimerais pas être à la place du vendeur, il a peut-être touché le paquet, mais il va comprendre sa douleur. Ha ! Ha ! Sale temps pour les balances. Maintenant, un petit café ! Terminé.

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Lundi 20 octobre 2009.

Je venais de prendre trois kilos en quinze jours à force de déjeuner tous les midis au restaurant Le Mistral, à Courbevoie, là où tous les salariés de la société M., spécialisée dans les logiciels informatiques, viennent déjeuner. Au bout d’une semaine de fréquentation assidue, ma tête étant devenue familière, je pus m’asseoir à la table commune sans éveiller une quelconque attention. Il me fallut trois autres jours pour que l’on m’appelle par mon prénom. J’avais fini par m’immiscer discrètement dans les conversations, après tout j’étais un salarié comme les autres, travaillant dans la communication, un vaste domaine qui ne voulait rien dire de précis, mais qui jetait assez de fumée pour faire écran et s’abriter derrière. Je me montrais envieux de leur société et je glanais des renseignements pour en faire partie, moi aussi. J’étais curieux de tout savoir sur leur entreprise, et eux, tellement fiers d’en vanter les mérites et les avantages. Ma stratégie était bien au point. D’abord, j’attaquais sur la dureté des temps qui courent, la mondialisation, la concurrence déloyale des pays d’Asie, les trente-cinq heures et les heures sup. Tous avaient quelque chose à dire sur le sujet. Les RTT, les salariés de M. étaient pour, à cent pour cent. La plupart d’entre eux étaient mariés, avaient des gosses et voulaient profiter de leur temps libre. Avec la sortie d’un procédé révolutionnaire prévue à la fin de l’année, ils deviendraient leaders dans leur domaine et feraient des gains de productivité. Je supposais que la société qui m’avait engagé était l’un de leurs concurrents immédiats. Sans pour autant me mettre dans la confidence, car je n’étais que la modeste pièce d’un système, j’avais deviné qu’elle procéderait à un rachat d’actions, voire à une OPA sur la société M. Ils voulaient juste connaître la date de sortie dudit procédé. Moi, j’avais gagné 3000 euros, tous frais payés et trois kilos en plus.

Souvent, je rentrais complètement vanné à force d’avoir suivi un contrat à travers tout Paris. On ne s’imagine pas la fatigue que l’on peut accumuler, même pour un travail qui consiste à attendre dans sa voiture, des heures entières, mais toujours sur le qui-vive. C’était cela le facteur principal de mes coups de pompes à répétition. Les nerfs, jamais détendus, prêts à réagir à la moindre alerte. Je fis des courses rapides et allais me poser chez moi, devant mon écran plat regarder le film que je venais de louer.

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Mardi 21 octobre 2009. Soir.

On frappa à la porte.

– Entrez Aminata, lançai-je, assis à mon bureau, concentré sur ma calculette, en train d’accomplir la seconde plaie de mon métier après les séances d’attente interminables dans la voiture : comptabiliser les nombreuses notes de frais occasionnées en 8 jours, 2 nuits et 1400 kilomètres à travers la banlieue sud de Paris, 4 pleins au sans-plomb, 160 heures de voiture, 32 canettes de bière, 24 sandwichs, 8 paquets de cigarettes, 2 péages d’autoroute à 4,50 euros, une carte mémoire pour mon appareil photo numérique, omettant à regret les deux prestations de prostituées auxquelles j’avais eu recours durant ce boulot. Je trouvai quand même un moyen d’amortir ces petits extras aux frais du commanditaire en surfacturant certaines dépenses.

Je levai soudain la tête, m’étonnant de n’avoir pas déjà entendu le salut chantant de la femme de ménage « bojour, Mossieu Bast, ça va bien aujourd’hui ? » qu’elle répétait invariablement en ouvrant la porte, pour aussitôt poser son manteau sur une chaise et filer dans la pièce à côté s’emparer du balai et de la serpillière.

– Je ne m’appelle pas Aminata, répondit d’une voix un peu hésitante, une jeune femme plutôt pas mal foutue. Êtes-vous… Jérémy Bast, détective privé ?

– Vous avez frappé à la bonne porte, Mademoiselle, et l’appellation exacte est « agent privé de recherche », rectifiai-je surpris, et avec un sourire un peu niais, mais le joyau de ma collection face au genre féminin. Mon tarif, c’est 55 euros de l’heure, 68 la nuit et 230 le forfait photos. À votre service. Mais je préfère vous prévenir, je suis très pris en ce moment. Ceci dit, de quoi s’agit-il ?

Alors la fille s’est mise soudain à jouer à fond du bassin, faisant soulever à chaque pas sa courte jupe qui montrait deux genoux parfaits, dont l’un d’eux, le gauche, possédait en son milieu un petit grain de beauté. J’avais jamais vu un truc pareil, situé juste sur la bosse du genou, assez gros pour accrocher le regard, mais discret, élégant, tel un label de qualité. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre en l’expliquant ainsi, les mots me manquent, il faut le voir. J’étais fasciné par sa rondeur parfaite, sa chaude couleur marron sur son genou blanc, un point d’horizon au milieu d’un… d’un… désert de douceur… et c’est à peine si j’entrevis qu’elle s’avançait en faisant tournoyer son sac à main de plus en plus vite autour de son bras.

– Je tenais personnellement à vous remercier, non seulement de faire perdre leur boulot aux gens, sale connard de mouchard, mais aussi de les conduire au cimetière. Assassin ! a-t-elle lâché.

Fasciné par le grain de beauté qui me faisait de l’œil, le téléphone se mit de la partie en sonnant, et acheva de me déconcentrer. La suite, c’est 36 chandelles qui se sont toutes allumées en même temps pour me faire fête, tandis que je vacillai en arrière, emportant le bureau, le téléphone, les appareils photos, les pellicules, la paire de jumelles 10x50, les factures, la calculette, avec moi.

Et ma voix dans le dictaphone qui crachait : « 7 heures du matin, la voiture du surveillé vient de sortir du garage… »

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CHAPITRE II

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« Mossieu Bast, Mossieu Bast, réveillez-vous ! Ouh là là là là! Mossieu Bast ! Qu’est-ce qu’on vous a fait mon pôve mossieu ? Vous êtes pas mort au moins ? Réveillez-vous ! Ouh là là!

La tête gonflée comme une citrouille, les lèvres pendouillantes et respirant comme un phoque sur la banquise, j’ouvris difficilement un œil, mais pas l’autre. Pour apercevoir la moitié de la femme de ménage soulever le bureau et me libérer la poitrine.

– Mer… ci Ami… nata, qu’est-ce qu’il a mon œil ? Il me fait un mal de chien et j’y vois que… que dalle.

– Il est tout noir et fermé, mossieur Bast. Ouh là là, c’est pas beau ça !

– Putain de merde, qu’est-ce qui m’est arrivé ? Aidez-moi à me relever, s’il vous plaît.

Elle saisit mon bras et me releva comme elle l’eut fait d’un fétu de paille. Mes jambes flageolantes se dérobèrent sous moi et Aminata me rattrapa in extremis, me plaquant brutalement contre son opulente poitrine. Elle m’entraîna jusqu’au vieux canapé en cuir jaune où je m’allongeai. Pas moyen d’ouvrir mon œil gauche obstrué par quelque chose de lourd et d’opaque. Fallait absolument que je me vois dans un miroir et j’appréhendais déjà le pire : une tendance à l’hématome disproportionné et à durée interminable.

Je parvins tant bien que mal à me remettre sur pieds et à me traîner jusqu’au lavabo. Jamais encore mes jambes n’avaient autant souffert sous mon poids, et la tête me tournait. Mon œil gauche n’était plus qu’une vilaine chose informe, toute violacée. L’autre était tout ahuri d’être encore ouvert et de voir l’étendue des dégâts. Quant à mes lèvres, je me demandai si l’inférieure n’allait pas se mettre à traîner par terre. J’étais bon pour sucer de la glace pendant un bout de temps. Par bonheur, mes dents n’avaient rien pris. Il n’aurait plus manqué que je me fasse refaire la devanture. Assujetti à une profession libérale et débutant dans la carrière, ma couverture sociale était plutôt légère. Je crois même que je n’étais pas à jour de mes cotisations. Tout réfléchi, j’avais même de la chance. Aminata me prépara une serviette enveloppée de glaçons qu’elle m’appliqua sur le visage.

Doucement, je repris mes esprits et essayai de reconstituer ce qui s’était passé. Une femme avait fait irruption dans mon bureau, mais, bon sang, rien à faire, je n’arrivais pas à lui mettre un visage, à celle-là. D’ailleurs, elle portait de larges lunettes noires, genre italiennes, avait un manteau court, en fausse fourrure, la couleur ? Macache ! Quant à la fille, elle était blonde, châtain… blonde ? Je n’aurais pas su dire. Tout était allé si vite. Elle me connaissait puisqu’elle m’avait appelé par mon nom, et décliné ma profession. Donc aucune erreur sur la personne. J’avais beau essayer de me remémorer son visage, c’était impossible et la seule chose dont je me souvenais avec précision, c’étaient ses… genoux.

Ah ces genoux… comment dire… Ils étaient pas gros, pas maigres, pas moyens non plus, parfaits. Des genoux bien ronds que je n’avais jusqu’alors vus que sur des statues grecques au musée du Louvre. Un galbe impeccable, magnifiquement enveloppé dans des collants de couleur chair, me semblait-il. Celui de gauche surtout était frappé d’un sublime petit grain de beauté en son milieu. C’est cela même qui m’avait perdu. Obnubilé par cet adorable lentigo, je n’avais pas vu le coup arriver. Elle avait dit venir me remercier d’avoir fait perdre leur boulot aux gens, et… Elle m’avait traité de connard, mouchard… d’assassin ! Et même accusé d’envoyer les gens au cimetière. Assassin ! Moi ? Qui avais-je tué au juste ? La moindre des choses, c’eut été de me le dire, parce que moi, franchement, je ne voyais pas. Sans doute, cette fille était-elle complètement folle. C’était n’importe quoi. Mais ce qui l’était encore plus, c’était que l’évocation de son petit lentigo, venait de provoquer chez moi une érection inattendue. Le contrecoup, sans doute, je me mis à grelotter de froid et je demandai à Aminata une couverture.

L’émotion et un sédatif aidant, je m’endormis aussi sec sur le canapé après avoir entendu Aminata s’en aller, ayant décroché le téléphone et fermé à double tour le bureau derrière elle.

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Elle sortit du métro Hôtel-de-Ville en proie à des bouffées de chaleur. Sa veste de mouton retourné lui collait sur les épaules à cause du temps qui s’était subitement radouci. Drôle d’automne finissant où la plupart du temps manquait le froid. Et, lorsqu’il arrivait enfin, c’était pour se réchauffer le lendemain. Un temps à vous faire perdre la notion du temps. Il était encore tôt, dix-sept heures à peine, pourtant la lumière du jour s’éteignait déjà. Elle se dirigea vers le 9 de la rue Saint-Martin, pas seule, le trac, des picotements dans les jambes et la gorge sèche l’accompagnaient. N’étant pas d’une nature belliqueuse, elle devait mentalement entretenir constamment sa colère pour accomplir ce qu’elle avait sur la patate. Elle n’avait pas giflé quelqu’un depuis le lycée. Un certain Jules, qui s’était permis de mettre la main sous sa robe, un jour de printemps. L’évocation lui arracha un sourire furtif. Elle se demanda si, des années plus tard, elle saurait encore gifler quelqu’un. Sans doute. Coller une baffe, ça ne s’oublie pas. C’était avant tout une question de motivation qu’elle maintenait vive par des insultes répétées en boucle. Connard, sale con, pauvre mec, fils de pute… Dans sa tête, elle se fit un scénario. Surtout éviter d’engager une conversation avec cet enfoiré de détective. Il serait fichu de s’en tirer avec une simple admonestation verbale, aussitôt oubliée. Ce salopard de fouineur, ce chien au service des patrons, devait recevoir une leçon pour ce qu’il avait fait. Mais frapper quelqu’un qu’on n’a jamais vu et qui ne vous a rien fait directement, n’était pas évident. L’envie de repartir la prit, prétexter un malaise, n’importe quoi. Mais non, elle devait accomplir ce à quoi elle s’était engagée auprès du groupe, et c’était un passage obligé afin d’être adoubé par lui. Une gifle ne lui disait rien, un coup-de-poing encore moins. Pas son genre. Elle fouilla dans son sac pour prendre une cigarette et aussi, sans doute, ralentir le moment fatidique. Elle alluma sa clope et tira dessus nerveusement. Passant devant une boutique qui vendait des bibelots importés d’Asie, elle repéra sur un présentoir un réveil de poche en métal, couleur rose bonbon. Carré, solide, sans être trop encombrant, il pouvait parfaitement faire l’affaire. Pour 5,80 euros, elle acheta le réveil qu’elle glissa dans son sac. Il pesait bien son poids et l’épaisseur du sac amortirait le choc. Elle ne voulait pas détraquer le réveil, ni tuer le type. La motivation remonta alors d’un cran et l’amena au pied d’un de ces immeubles du vieux Paris, surplombant une rue pavée devenue zone piétonne au moment de l’aménagement du centre Beaubourg. Sur la porte était apposée une plaque :

J. Bast, Agent Privé de Recherche et Filatures 2e étage gauche

Elle poussa la porte, heureusement sans digicode, et s’engagea dans un escalier qui tournicotait, aux marches recouvertes d’un tapis. Chaque marche voulait la dissuader de monter lui flanquer la trouille, mais elle tint bon malgré la lourdeur de ses jambes. Parvenue devant la porte, elle se rassura en sentant sur son épaule le poids de son sac à main. Elle prit sa respiration et frappa fermement. Attendit, et n’entendit rien. Presque soulagée, elle s’apprêtait déjà à repartir, regrettant tout aussitôt de devoir remettre cela au lendemain et surtout de repasser par toutes les pénibles étapes de l’appréhension. Soudain une voix de l’intérieur de l’appartement lui cria d’entrer. Penché sur son bureau, simplement éclairé par une lampe d’architecte, l’homme attendait manifestement une certaine Aminata. La trentaine à peine, le visage poupin, elle se l’était imaginé plus âgé, il était occupé à faire ses comptes sur une calculette, il leva la tête, la regarda étonné, ahuri. S’agissait pas de se tromper, elle vérifia son identité et obtint même son tarif pour le même prix. Avec un sourire imbécile, il mata ses jambes en roulant des yeux comme des billes, et provoqua chez elle la montée d’adrénaline qui fit déborder le vase. Elle ôta son sac de son épaule, le fit tournoyer au bout de sa main, de plus en plus vite, et marcha crânement vers le connard.

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CHAPITRE III

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La face de l’homme penchée sur moi n’avait rien d’avenante et puait l’alcool. J’hésitais entre cauchemar et réalité, mais elle mit le son.

– Eh ben dites donc, mon vieux, on vous a bien arrangé.

– Hein ! Sacrément, et je ne vois plus que d’un œil. Qui êtes-vous ?

– Police ! dit la face en exhibant une carte tricolore. C’est bien vous, Bast, qui exercez le métier d’Agent privé de recherches et filatures ?

Je me redressai, ressentant d’un seul coup mon corps endolori.

– Oui ! Aie ! J’ai mal partout ! La police ! Hein ! Qui vous a averti ? Mais comment êtes-vous entré ? La femme de ménage avait fermé la porte à double tour, je m’en rappelle.

Le policier interrogea du regard un deuxième homme, enrobé, de type méditerranéen, qui se tenait en retrait.

– C’est justement votre femme de ménage qui nous a prévenus que vous vous étiez fait agresser. Une chance encore qu’on passait dans le coin. Quant à votre porte, elle n’était pas fermée, n’est-ce pas, collègue ?

L’autre policier secoua la tête d’un air entendu.

– Exact ! Et puis on a frappé, mais, en vain. Normal, vous étiez dans les vapes.

– J’aurais pourtant juré qu’elle était fermée.

– Dans votre état, on se mélange les pédales, c’est normal. Qu’est-ce qui vous est arrivé, monsieur ? Racontez-nous.

Ma migraine revenait en force, sans doute due à l’effort que je fis pour me rappeler des faits.

– Une femme a fait irruption dans mon bureau et m’a frappé d’un coup de sac à main. J’ai perdu connaissance.

L’enrobé ricana.

– Un coup de sac à main, rien que ça ! Elle n’y a pas été de main morte, dîtes donc.

– J’ai été surpris, c’est tout ! dis-je, vexé.

– Ouais, reprit le premier, les femmes sont parfois surprenantes. Que vous voulait-elle au juste ?

– Me remercier de faire perdre leur emploi à des gens, qu’elle m’a dit. Elle m’a même traité d’assassin. Vous vous rendez compte ?

– Tiens donc ! Vous auriez donc provoqué des licenciements par vos agissements ?

– Mais ça va pas ! Quels licenciements d’abord ? D’abord, ce que vous appelez des agissements, c’est un travail, figurez-vous. Ça m’arrive, c’est vrai, de pister des salariés sur demande des entreprises. Même que ce n’est pas ce que je préfère, mais faut bien faire le boulot. Seulement une fois que j’ai remis mon rapport, j’ignore ce qu’il advient d’eux.

Celui qui posait les questions pointa son index vers moi.

– Vous vous en lavez les mains, en quelque sorte !

– Non, j’ai fait mon boulot, c’est tout. Si ces personnes n’ont rien à se reprocher, il ne leur arrive rien.

– Qu’en savez-vous, puisque vous venez de dire que vous ignorez ce qu’il advient d’eux.

– Je ne réponds pas à ça, dis-je en haussant les épaules.

Avec leurs questions à la con, ces policiers commençaient vraiment à m’emmerder.

– Selon cette fille, vous avez assassiné quelqu’un, pourtant. C’est plutôt grave comme accusation. Donnez-nous l’identité de la victime.

Il regarda son collègue qui opina de la tête tout en se bouffant un ongle.

– Ça va pas, j’ai tué personne ! Je m’en rappellerais tout de même.

– Quelquefois, on tue sans le savoir. Être à l’origine de la mort de quelqu’un, c’est un crime, ça, vous le savez.

– Je suis certain que je n’ai pas assassiné quelqu’un ! Je n’ai pas la maladie d’Alzheimer, quand même ! Si j’avais tué quelqu’un, je l’aurais encore en mémoire, je vous dis.

– Bah, mais tous les assassins disent cela.

– Ça y est, vous me traitez d’assassin, vous aussi. Mais ça va pas ! m’énervai-je.

– Calmez-vous, mon vieux. Elle vous aurait donc accusé sans raison ?

– C’est évident. J’ai eu affaire à une frappadingue, vous ne croyez pas ?

– On va voir ça. Donnez-nous son signalement, on va essayer de la retrouver.

Il sortit un calepin.

– Je l’ai à peine vue.

L’enrobé prit un air circonspect et regarda son collègue d’un air entendu.

– À peine, cela veut dire un peu, Monsieur Bast. Faites un effort, on vous écoute.

– Elle était blonde, ou brune, je ne sais pas vraiment en fait, les cheveux mi-longs, portait des lunettes, une fourrure, peut-être noire, sur une minijupe, noire aussi, je crois.

– Son âge ?

– Entre 25 et 35 ans. Je serais incapable de vous dire si elle était belle ou…

– Vous n’êtes guère physionomiste pour un privé.

– Tout a été si vite et puis j’avais ma lampe d’architecte dans les yeux, et son visage était dans la pénombre. Il y avait aussi…

L’homme interrogea son collègue du regard.

– Aussi quoi ?

– Rien.

Ils se regardèrent tous les deux.

– Est-ce que vous nous cacheriez quelque chose ?

Et comment que je leur cachais quelque chose. L’évocation du grain de beauté sur le genou de la fille faisait que je bandais à nouveau, comme un adolescent.

– Vous ne vous sentez pas bien, vous êtes tout rouge.

– Non, non tout va… pour le mieux.

Les deux policiers se regardèrent à nouveau.

– On dirait bien que la mémoire vous revient, reprit son acolyte. Vous feriez mieux de tout avouer !

– Avouer quoi ? Puisque je vous dis que je n’ai jamais tué personne !

– Cette femme pourtant prétend le contraire.

– C’est une folle, je ne connais pas cette nana. Je ne sais même pas d’où elle sort. Combien de fois il faudra que je vous le répète. Aie ! ma tête. Elle va exploser. Je ne comprends pas. J’ai été victime d’une agression et vous m’interrogez comme un coupable. C’est ahurissant.

– On cherche juste à comprendre ce qui peut pousser quelqu’un à commettre un délit, telle qu’une agression à domicile. Rassurez-vous, si cette accusation de meurtre dont vous faites l’objet n’est pas déposée auprès d’un homme de loi ou la police, il ne vous arrivera rien de fâcheux. Dans ce cas, vous n’aurez affaire qu’à votre conscience.

– Fichez-moi la paix avec ma conscience. Elle est clean, ma conscience.

– Je l’espère pour vous. Est-ce que vous portez plainte contre cette fille pour agression ?

– Oui, bien sûr. On n’agresse pas ainsi les gens chez eux et on n’accuse pas les gens sans raison.

Le policier regarda son collègue puis adopta un ton autoritaire.

– C’est bien ce que je dis. On n’accuse pas les gens sans raison. Il y a certainement anguille sous roche comme on dit. Donc vous portez plainte, et nous, nous pourrons ouvrir une enquête, ainsi nous saurons de quel meurtre vous êtes accusé d’avoir commis. Dans ce cas, nous vous convoquerons. À propos, vous avez un avocat ?

– Attendez, si je comprends bien, si je ne porte pas plainte, il n’y a pas d’enquête ?

– Cela va de soi, vous croyez que la police n’a que ça à faire, des enquêtes pour des gens qui ne l’ont pas demandé.

Je me ravisai aussitôt.

– Cela ne servirait à rien de porter plainte, je ne sais même pas qui est cette fille.

– Alors une simple main courante. Contre X !

– Laissez tomber.

– Comme vous voulez, mon vieux, c’est vous qui voyez, d’ailleurs pour tout dire, vous nous éviterez de la paperasse inutile. Au fait, on ne vous a rien volé ?

– Non, je ne crois pas.

Les deux policiers se regardèrent en silence.

– Vous êtes vraiment sûr que vous ne voulez pas porter plainte ?

– Sûr de chez sûr.

– Vous n’allez pas le regretter ?

– Non.

– Dans ce cas, nous n’avons plus rien à faire ici et nous vous saluons Monsieur Bast. Tâchez de récupérer et…

Il fit des circonvolutions avec son doigt contre sa tempe.

– Cogitez quand même à tout ça. Vous faites un métier à risques et…, il faut bien le dire, pas très reluisant. Parce que s’il s’avérait que vous ayez effectivement assa… Bon, je me tais. Cogitez, n’oubliez pas, hein !

Son collègue le tira par la manche de sa veste.

– Allez, viens, allons-nous-en.

– Ouais, ouais, répétai-je excédé, ne vous en faites pas. Merci de vous être dérangés.

– C’est notre travail, cher monsieur.

Ils s’en allèrent. Je tirai le verrou derrière eux.

Ma tête se mit à tourner. J’allai jusqu’au canapé où je m’étendis et m’endormis.

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Je me réveillai en proie à la panique, ne sachant si je n’étais pas devenu aveugle, étant dans le noir absolu, malgré mon œil ouvert. Je fus rassuré lorsque je compris que le bureau était plongé dans l’obscurité. Pas un bruit, hormis d’affreux bourdonnements dans les oreilles. Mon cerveau était en activité, mais les images qu’il projetait, défilaient dans le désordre, et ma pauvre tête était en compote. Quelle heure était-il au juste ? Je dus m’approcher à quelques centimètres de la pendule pour lire qu’il était trois heures du matin. À tâtons, je traînai mon corps endolori jusqu’au petit coin toilette, et absorbai deux aspirines. J’avais une tête effrayante, pire encore que si j’avais boxé trois rounds devant un poids lourd. J’enduisis mon cocard d’arnica et mon œil, maintenant, luisait à la lumière crue. S’occuper de mes lèvres était plus délicat. Je m’appliquai une compresse d’eau chaude pendant dix minutes pour tenter de la faire dégonfler. Tournant en rond dans les deux sens, je revins m’étendre sur le canapé, ce qui raviva ma migraine. Je pensai à la fille et à son lentigo, et plus je pensais à ce genou marqué de son grain de beauté, plus mon sexe se durcissait. Pour chasser ce lentigo de ma tête, j’en fus réduit à errer comme un malade dans mon minuscule bureau. Un café bien fort, c’est bon pour le mal de tête, me dis-je.

Avais-je cauchemardé ou bien avais-je reçu de la visite ? J’allai vérifier la porte d’entrée. Elle était effectivement fermée. De fait, je me souvenais l’avoir fermée après le départ des deux policiers. Leurs propos me revinrent soudain en mémoire. D’habitude, je ne me souviens pas de mes rêves. Donc ce n’en était pas un. Deux flics, l’un au teint cireux, dans la quarantaine, en jean et blouson qui puait l’alcool et l’autre, plus vieux, plus enrobé, avec un accent du sud-ouest, étaient venus pour établir un constat de mon agression. D’ailleurs inutile, puisque je n’avais pas porté plainte. Et ces deux cons de flics qui insinuaient que la fille avait eu raison d’agir ainsi. Ce qui, du reste, n’était pas étonnant, car ils n’aiment pas les enquêteurs privés, ils pensent être les seuls investis de l’ordre public. Ils nous considèrent comme des rivaux, au lieu de voir des collaborateurs. C’est un tort. Si j’avais porté plainte, j’aurais risqué de me retrouver accusé de meurtre sur quelqu’un dont j’ignore tout. Heureusement que ces deux-là n’avaient pas une forte conscience professionnelle et qu’ils avaient préféré fermer les yeux plutôt que de se taper des rapports administratifs. Ah, elle est belle la police. Là-dessus, j’entrepris de terminer mon travail, que par ailleurs je devais rendre le lendemain. Aminata, la femme de ménage avait tant bien que mal ramassé et reposé en vrac sur mon bureau les factures et toute ma comptabilité. J’essayai de mettre de l’ordre dans mes affaires, mais je n’avais pas bien la tête à ça.

J’habitais à trois mètres de mon bureau. Je passais une porte dissimulée derrière une tenture et je me retrouvais chez moi. Un peu sclérosant comme façon de faire, et pas vraiment le meilleur moyen de décompresser, mais les loyers étant tellement chers à Paris, j’avais trouvé cette opportunité de travailler sur mon lieu d’habitation. Le plus drôle, c’est que mon appartement possédait aussi deux portes d’entrée. Le propriétaire avait réuni deux petits appartements dont l’un était au 9 de la rue et l’autre au 11, en créant une ouverture dans le mur porteur. J’avais été séduit par cette particularité, favorisant l’intrigue. Il m’arrivait parfois de sortir de chez moi par le 11 de la rue Saint-Martin et aller à mon travail en entrant par le 9. J’avais ainsi l’impression de briser la routine.

N’en pouvant plus de rester ni dans mon bureau, ni chez moi, j’attendis avec impatience l’arrivée du matin. Je trouvai dans l’attirail que j’utilise parfois pour mes filatures une paire de lunettes noires, suffisamment larges pour cacher mon œil tuméfié. Quant à ma lèvre pendante, je la laissai pendre. Les jambes encore flageolantes, j’entrai au « Crazy Café » en bas de chez moi, un lieu fréquenté par la clientèle de quartier, où j’avais mes habitudes.

Le barman, Jean Py, crâne rasé aux yeux couleur d’huître en hiver, la trentaine, mince comme un fil et tantouze revendiquée, flasha sur mes binocles et ma bouche de dogue allemand.

– Hé, Jérémy, c’est quoi ce nouveau look !

– J’ai été agressé par une folle.

Il s’accouda au bar, goguenard, mais intéressé.

– Un gay ?

– Non, une vraie folle, une femme.

Il écarquilla les yeux.

– Vache ! Elle t’a pas raté. Qu’est-ce tu lui avais fait, ou pas fait ? Ha ! Ha ! Tu sais bien que la vie n’est qu’une histoire de cul !

– Je ne l’avais jamais vue. Elle a débarqué chez moi et avant que je ne réagisse, elle m’a expédié au tapis.

– Pas étonnant, elles savent se battre maintenant, les nanas. Normal, elles veulent l’égalité avec les mecs. Bon sang. Quand on pense qu’on peut se faire agresser à domicile. C’est dingue ! Tu as porté plainte, j’imagine ?

– Non, trop d’emmerdements, mais je vais la retrouver, ça, tu peux en être sûr.

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CHAPITRE IV

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Je m’appelle Jérémy Bast et j’ai passé mes 29 ans depuis trois mois. Comme pas mal de jeunes de ma génération, l’insouciance, le dilettantisme et sans doute aussi le fait que j’étais boursier, rallongèrent le cours de mes études de droit, d’ailleurs entamées sans grande conviction. Fallait bien choisir une voix, à défaut d’autre chose. D’impasses abandonnées en projets fumeux, j’avais fini par monter ma propre agence de recherche privée, grâce à un copain de fac, que j’avais accompagné, par curiosité, à un entretien et à un test pour un stage de détective. Le copain n’avait pas été pris parce qu’il s’était révélé claustrophobe, somme toute une particularité contre-indiquée quand on doit passer des heures d’attente dans une voiture. En revanche, moi, j’avais toutes les qualités requises, patience, pugnacité, imagination, esprit d’initiative, et après neuf mois de formation pour laquelle j’avais encore obtenu une bourse de l’état, ce boulot m’avait tout de suite plu. J’étais indépendant, pas de patron sur le dos, n’ayant de comptes à rendre qu’au commanditaire et à moi-même. À cela s’ajoutait une part de mystères et d’aventures idéalisée par le cinéma ou la littérature. Évidemment, dans la vraie vie, c’était différent, les filatures pour adultère se ressemblaient toutes et j’en fis vite le tour. Les recouvrements d’argent, le vol en entreprise ou des choses de ce genre m’assuraient l’intendance. Il m’arrivait aussi parfois de me faire embaucher comme salarié dans des entreprises, en passant par des boîtes d’intérim. Il s’agissait soit de démasquer les responsables d’un détournement de marchandises, soit de faire ce que l’on appelle du « black-forest », autrement dit, récupérer dans les poubelles des données confidentielles. Ou bien encore, j’avais comme mission de mesurer le climat d’un service contentieux ou commercial en entreprise, rien qu’avec mes oreilles.

Brusquement mes affaires avaient pris de l’ampleur au cours d’une soirée, lorsque j’avais rencontré, chez des clients, Georges Raffi, un avocat d’affaires spécialisé dans la gestion des ressources humaines, et consultant de plusieurs grandes entreprises. Il m’avait immédiatement eu à la bonne et proposé une collaboration en me refilant une histoire d’espionnage industriel.

– De quel ordre ? avais-je demandé.

– De nos jours, l’intelligence économique est en plein essor. Les entreprises doivent sauvegarder à tout prix leurs procédés de fabrication, sinon gare à leurs fesses. Adieu les profits et bonjour les licenciements. C’est à chaque instant que des cadres de haut niveau sont approchés par des firmes concurrentes pour qu’ils dévoilent les secrets de la cuisine. C’est la guerre, mon petit, une guerre sans fusil ni canon, mais qui fait beaucoup plus de dégâts économiques et sociaux. Les pertes se comptent en milliers d’individus sur le carreau et il ne te parle pas des problèmes sociaux qui en découlent. Ton boulot à toi, c’est de protéger l’innovation, d’empêcher les fuites, de sécuriser le travail et, ce faisant, tu travailles pour ton pays, la France. Il y a aussi les vols en entreprise, en magasin, dans les entrepôts. Les recherches de débiteurs, le travail clandestin, les enquêtes avant embauche, les escroqueries aux notes de frais…

Il me déballa ainsi tout un catalogue de coups fourrés en entreprise.

– Eh, oui. Dans l’entreprise comme partout, il y a le côté jardin et le côté cour. Toi, tu agis côté cour, tu es invisible, mais efficace, utile, que dis-je, indispensable à la survie de la boîte. Bien sûr, c’est ingrat, jamais de reconnaissance officielle. Évidemment, tu es bien payé pour cela.

Mine de rien, le petit refrain patriotique entonné par Raffi m’avait remué et convaincu. Après tout, ces recherches informationnelles s’effectuent à 90 % sur des bases publiquement accessibles. Donc, au vu et au su de tout le monde. Il y a bien entendu les 10 % restant qui sont les informations à forte plus-value, et à coup sûr le sel de ce métier. C’était peut-être un peu court comme déontologie, mais les chiffres avec des zéros derrière qui s’alignaient à chaque mission sur mon compte, avaient emporté la décision. Vrai. C’était un véritable filon que l’espionnage industriel ou plutôt, devrai-je dire, l’intelligence économique…

Ce fut presque un jeu d’enfant de prouver, en un temps record, qu’un ingénieur d’une entreprise d’informatique avait vendu un logiciel de la plus haute importance.

La boîte concurrente, après lui avoir collé une jeune maîtresse dans les bras l’ayant entraîné sur les chemins de la grande vie, avait facilement soudoyé l’ingénieur étranglé de dettes, pour obtenir cette innovation. Je réussis mon test auprès de l’avocat d’affaires, qui depuis, n’avait cessé de me mettre sur des enquêtes similaires.

Je devais en être à ma vingtième, c’est donc naturellement vers Georges Raffi que je me tournai pour qu’il m’aidât à retrouver la fille au lentigo.

– Étant donné que les affaires sur lesquelles tu travailles sont ultraconfidentielles, me répondit-il, il n’est pas possible que cette fille ait pu remonter jusqu’à toi. Cherche donc plutôt ailleurs, du côté des affaires de cul ou d’autres que tu as dû faire en parallèle.

– Non, non, depuis un an j’enchaîne les affaires que vous me donnez, vous le savez bien ! Je n’ai pas de temps pour faire autre chose. Cette fille m’accuse d’avoir fait perdre leur boulot à des gens.

Il y eut un silence au bout du fil.

– Si les gens perdent leur boulot, c’est la faute au marché, à la conjoncture économique, ou à leur propre incompétence. Tu n’es en rien responsable.

– Je voudrais en être sûr, Monsieur Raffi. Je voudrais retrouver cette fille pour éclaircir ce malentendu qui me trotte depuis dans la tête. Serait-ce possible d’avoir connaissance de vos listings sur lesquels figurent toutes les entreprises pour qui j’ai travaillé. C’est vous qui m’avez enseigné qu’à chaque fois que je concluais une enquête, je devais détruire mes notes, ainsi le client est rassuré. J’ai suivi votre conseil à la lettre.

– Tu as bien fait.

– Sans doute n’ai-je ressenti aucune frustration à commencer autant d’affaires sans en connaître forcément le dénouement, mais aujourd’hui, il y a un os dans le potage, comme on dit, et…

– Écoute Jérémy, il ne peut en aucun cas, même s’il le voulait, te divulguer le nom des donneurs d’ordre pour lesquels tu as travaillé ces derniers temps. Ses clients, ses commanditaires, comme tu dois bien te l’imaginer, exigent l’anonymat le plus total, et c’est la raison pour laquelle ils passent par lui. Parce qu’ils savent que ce type est un mur, et un mur, ça la ferme.

Raffi aimait parler de lui à la troisième personne. Au début, cela surprend toujours, mais, à la longue, on s’habitue.

– Si c’est la confidentialité qui vous gêne, je ne regarderai vos listings que d’un œil, et encore à moitié fermé.

Je sentis un silence réprobateur sur la ligne.

– Petit, on forme une bonne équipe toi et lui, non ? Dis-le.

– Oui.

– T’as du blé qui rentre régulièrement, non ?

– Oui.

– T’es content, n’est-ce pas ? Dis-le.

– Oui.

– S’il le voulait, vois-tu, il pourrait même nier t’avoir jamais connu, vu qu’il n’existe aucune preuve d’un quelconque lien professionnel entre lui et toi. Mais ce serait regrettable, parce qu’il t’a à la bonne.

– C’est gentil, Monsieur Raffi.

– Non, non, c’est sincère, petit, vraiment sincère, tu peux le croire. L’argent, tu l’as toujours reçu en liquide ?

– C’est vrai.

– Tu n’es pas imposable, tout ce que tu gagnes, c’est pour ta pomme, dis-le !

– C’est vrai.

– Dis-le alors, c’est pour…

– …ma pomme.

– Bon, alors un conseil, ne cherche pas la petite bête, tu flanquerais tout par terre et tu te retrouverais illico presto à bosser pour les cocus. Tout cela pour retrouver une gonzesse qui t’a mis un gnon avec son sac à main.

– Elle m’a aussi traité d’assassin.

Il y eut un nouveau blanc, puis, un ricanement forcé.

– T’aurais tué qui ?

– Justement, c’est ce que je voudrais savoir.

– Oublie, c’est des conneries. Son avis, c’est que t’as été victime d’une erreur sur la personne ou d’une communiste. C‘est bien possible, il paraît qu’il y en a encore. Oublie.

– C’est que cela pèse sur la conscience une accusation pareille.

Il parut s’énerver.

– Écoute, Jérémy, tu n’as qu’une conscience et elle est professionnelle. Tu fais bien ton boulot, du moins pour le moment. Continue et il veillera à ce que tu te fasses du bonus, des montagnes de bonus. Pour le reste, crois-le sur parole, cette fille t’a raconté des cracs. Oublie.

– Je vais essayer

– Il a du travail pour toi demain, tu es preneur ?

– C’est que j’ai une tête à faire peur et je n’ose montrer mon nez dehors. Je dois attendre que mon œil dégonfle.

– C’est juste une petite surveillance de rien du tout. Shooter au zoom les rencontres d’un dirigeant de firme, soupçonné d’intelligence avec la concurrence. T’auras même pas à sortir de ta voiture et tu ne feras peur à personne. Tiens, il peut même te faire parvenir les renseignements sur le surveillé, par mail.

J’acceptai. Raffi avait raison, il valait mieux que je travaille pour m’occuper l’esprit.

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Le lendemain, le corps perclus de courbatures, j’arrivai vers six heures du matin dans une avenue déserte de Neuilly, devant une maison particulière entourée de hauts murs couverts de lierre, les yeux déjà rivés sur un portail métallique de couleur verte. Je me servis une tasse de café dans mon thermos et j’allumai une cigarette. J’avais maintes fois essayé d’arrêter le tabac, mais les longues attentes dans la voiture me faisaient repiquer. La fille et son lentigo reparurent devant mes yeux et de mon seul point de vue, je dois dire que c’était de très loin supérieur à la meilleure littérature érotique. Je ne parvenais pas à m’expliquer pourquoi ce petit grain de beauté entr’aperçu une poignée de secondes dans la pénombre me faisait un tel effet, et tentais par tous les moyens de fixer mon attention sur quelque chose, bien que la sensation soit plutôt agréable, il fallait bien l’admettre. Je sentais la fille au lentigo rôder autour de moi, langoureuse et avenante, prête à me prendre dans ses filets. Si au moins une prostituée avait été dans les parages, je lui aurais volontiers fait part de mon problème, mais les passants à cette heure-ci étaient encore rares, d’autant que nous étions un samedi, le jour des grasses matinées. Or, vu l’endroit, ils devaient être clairsemés à tous les instants de la journée. Aucun café, aucun commerce en vue, seulement des enfilades de maisons entourées de jardins ou de parcs. Je commençais à piquer du nez, ce qui ne m’arrivait jamais pendant le travail. J’ouvris la fenêtre pour respirer l’air frais, me réveiller. J’allumai mon appareil photo numérique que je mis près de moi. Je m’apprêtais à me verser un autre café quand je m’aperçus un peu tard que le portail venait de s’ouvrir. Je posai précipitamment mon thermos ouvert et pris mes jumelles. Au volant d’une Audi verte, je reconnus, pour avoir sa photo sous les yeux, le surveillé que je devais suivre pour la journée. Coup de chance, la voiture s’engageait dans ma direction, je n’aurai pas à faire un demi-tour, un risque de moins de se faire repérer. Je n’allumai pas mes phares tout de suite et je m’engageai discrètement derrière l’Audi qui entra dans Paris. Tout marchait sur des roulettes et je n’avais qu’un seul problème, je n’étais pas parvenu à semer la fille au grain de beauté qui s’accrochait à mes basques.

Le soir venu, j’appelai Raffi pour convenir de lui remettre les résultats de ma filature. Surtout, je comptais bien ramener sur le tapis ma demande concernant l’identification des entreprises pour lesquelles j’avais travaillé ces six derniers mois.

– N’insiste plus, dit-il sèchement, c’est irrémédiablement non. D’ailleurs si tu persistes encore, il te prévient une fois pour toutes qu’il se passera de tes services.

Il marqua un temps.

– Tu l’excuseras, mais il prend un train dans une heure. Tu lui donneras tes résultats lundi matin, 10 heures. En attendant, repose-toi, change-toi les idées, va au cinéma, paie-toi une fille. Bon week-end, petit.

Il raccrocha. Son ton avait pris une dureté inhabituelle. Me souhaiter un bon week-end avec la fille au lentigo, c’était me condamner à un doux calvaire, mais un calvaire tout de même. J’étais en train de devenir obsédé par ce genou au grain de beauté.

La preuve