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Je dédie ce roman à tous ceux qui ont su garder leur âme
et leur regard d’enfant qui permettent, parfois, d’entrevoir
le monde caché derrière le nôtre…

PROLOGUE I

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Les arbres frémissaient dans la nuit d’octobre. Le vent arrachait les feuilles mortes ou agonisantes de leurs branches et les faisait voler en virevoltant jusqu’à la route. Elle en était jonchée. La forêt tapissait le bitume d’une fine couche d’or tachetée de vert. Avant la pourriture, les feuilles avaient revêtu leurs plus belles parures ainsi qu’il en est de nous, bien souvent. Il passait si peu de voitures la nuit sur cette petite départementale que le tapis de feuilles pourrait reposer en paix jusqu’au matin et là, les roues les chasseraient dans la boue des ornières, entassées, souillées, mortes pour toujours.

Près d’un virage, les arbres semblèrent s’animer, projetant des ombres mouvantes sur la route. Le vent souffla plus fort, arrachant à nouveau des centaines de feuilles. Les ombres s’étirèrent, puis elles disparurent, chassées par les violents projecteurs de deux phares, et un bruit de moteur perça le silence de la nuit.

Comme un pinceau géant, les phares redessinaient à présent les contours de la route, le dessin des feuilles, leurs couleurs. La voiture roulait vite. Le tapis de feuilles mortes se souleva, s’envola lorsque la voiture le franchit, rejetant prématurément les feuilles sur les bascôtés, redonnant à la route sa couleur de nuit et de bitume.

Les choses ne restent jamais inchangées, quel que soit le mal qu’on se donne.

Même le vent et les feuilles savaient ça…

La voiture passa à grande vitesse, indifférente à ce qu’elle venait de détruire, dans le bruit feutré de son puissant moteur et des échos de musique venant de l’intérieur.

Le conducteur de la berline allemande avait une cinquantaine d’années. Il n’écoutait rien de la radio qui marchait, débitant de la musique au mètre et des spots publicitaires vantant des produits inutiles pour des acheteurs presque tous endormis à cette heure. Il avait laissé la radio en position « on » lorsqu’il avait coupé le moteur, en arrivant chez lui vers dix-huit heures. En repartant précipitamment, un peu avant minuit, il n’avait même pas pris la peine de l’éteindre après avoir démarré. Six heures de son existence, ce n’était pas grand-chose.

Et pourtant, sa vie était en train de basculer.

Juste après avoir reçu le coup de fil, il avait quitté la maison. Sa femme s’était endormie. Il était encore dans son bureau lorsque son portable s’était mis à sonner. Un appel masqué. Il avait décroché. Il y avait eu un silence, probablement une erreur de numéro.

Et puis Elle avait prononcé son nom.

Comme à chaque fois qu’il entendait sa voix, son cœur manquait un battement. Peu de mots furent prononcés. Il fallait qu’il vienne, tout de suite. Ce n’était pas une demande, c’était un ordre. Cette fois, il devrait lui obéir, lui disait-elle. Il n’avait pas le choix, il était trop tard pour faire marche arrière. Il devait quitter sa maison et la rejoindre.

En pleine nuit noire.

En pleine forêt.

Il avait commis tant d’erreurs, et depuis si longtemps, qu’il était maintenant trop tard pour faire marche arrière. Il souhaitait juste réparer ce qui pouvait l’être encore, quel que soit le prix à payer. Pour lui. Et pour Elle. Il savait ce qu’il avait à faire et se sentait prêt. Il ne pouvait plus rien changer au passé mais il allait enfin prendre ses responsabilités et il ne la laisserait plus détruire d’autres vies que la sienne.

Il le fallait, Elle en avait déjà tant détruites avant lui…

Il émergea de ses pensées, remarquant qu’il se passait quelque chose d’anormal. La radio, c’était la radio. Il n’y avait pas prêté attention immédiatement, trop absorbé par ce qu’il s’apprêtait à faire. Le luxueux ensemble hi-fi de la voiture était branché sur une station locale et aucune radio n’aurait pu diffuser la musique qui sortait maintenant des enceintes. Tout simplement parce qu’elle n’avait jamais été enregistrée par quiconque… C’était une musique très ancienne, bien plus ancienne que toutes les musiques connues. Elle était si vieille que bien peu d’oreilles humaines avaient eu le bonheur de l’entendre.

Lui avait eu, ce bonheur, il y avait si longtemps…

C’était dans un lieu si proche et à la fois tellement lointain.

Ce ne pouvait être qu’Elle, qui cherchait à le provoquer, lui faire perdre son sang-froid, utilisant ses pouvoirs pour lui faire entendre cette musique venue d’un autre monde, désormais à jamais perdu pour lui. Les notes semblaient flotter autour de lui dans l’habitacle, pures, bâties sur des gammes qu’aucune main humaine n’aurait pu écrire ou interpréter.

C’était la plus belle musique qu’il eut jamais entendue.

L’écouter à nouveau lui serra le cœur. Elle lui rappela ce temps où tout était encore possible, lorsqu’il avait sa place dans l’ordre des choses, cet ordre instauré bien avant sa propre naissance, mais aussi celle de son père et de ses lointains aïeux.

La musique lui rappela aussi à quel point ils avaient été proches. Elle et lui.

Si proches que s’en souvenir serra sa gorge de tristesse.

Si éloignés, désormais, qu’elle se serra aussi de colère.

C’était à lui qu’en incombait la faute. Il avait fait les mauvais choix. Même si cela semblait si évident maintenant, lorsqu’il les avait faits il était pourtant certain que ces choix étaient les bons… Pour lui, pour sa famille, pour son fils.

Surtout pour son fils.

Les choses ne restent jamais inchangées, quel que soit le mal qu’on se donne.

La voiture filait dans la nuit, trop vite, mais il connaissait bien cette route.

Dehors, le silence.

À peine le souffle du vent et le chuintement du tapis de feuilles arraché à l’asphalte. Et, comme une bulle traversant les ténèbres dans le bruit feutré du moteur, la berline allemande dont l’habitacle résonnait du son merveilleux de cette musique. Une fugace parenthèse d’harmonie. Peut-être la dernière.

Soudain la mélodie changea, son volume augmenta et ses notes devinrent discordantes au point de vriller ses oreilles. Il mit le bouton sur « off ». Les lumières bleutées de la radio s’éteignirent. Mais la musique continua. Il sentit un serpent froid glisser le long de sa colonne vertébrale. Elle passait à l’action et ce son irritant n’était probablement que la partie la plus supportable, la moins dangereuse, de ce qu’Elle lui réservait. Il ne fallait pas qu’il craque, il ne devait pas tomber dans les pièges qu’Elle lui tendrait. Rester concentré sur la route. Encore quelques kilomètres et il arriverait au lieu de rendez-vous, pas très loin de la clairière où se dressaient les pierres levées.

Un sanctuaire…

Il en avait tant dénaturé, de ces endroits sacrés, depuis que son ambition avait pris le pas sur ses engagements. Il avait tellement spolié, bafoué, ce qu’il avait pour mission, comme tous ses ancêtres avant lui, de respecter et de protéger. Maintenant, il fallait qu’il en paie le prix.

Il avait compris, bien trop tard, qu’il avait été manipulé, par Elle, depuis tout ce temps…

Bientôt un dernier tournant, quelques centaines de mètres en ligne droite et puis le parking d’où partait le sentier vers le dolmen. En été, c’était un lieu rempli d’enfants turbulents et braillards, de touristes semant leurs canettes et leurs sacs plastiques, de chiens qui tiraient bien souvent sur leur laisse pour repartir, lorsqu’ils arrivaient près des pierres, y percevant autre chose qu’un endroit de pique-nique et d’escalade pour gamins.

Par les sombres journées d’automne, durant leurs nuits sinistres et pleines du gémissement des arbres, l’endroit reprenait son véritable aspect.

Celui d’un lieu ancien, d’un lieu sacré. Et hanté.

Dans quelques minutes, ils seraient face à face. Elle et lui. Pour la dernière fois. Sur le siège du passager était posée une lampe torche halogène car il devrait marcher environ cinq minutes sur le petit sentier, au cœur de la forêt plongée dans les ténèbres, avant de gagner la clairière où il La retrouverait. Il n’avait pas peur. Il s’était rendu si souvent dans ce lieu qu’il en connaissait tout. Et il savait aussi ce qui pouvait se trouver sur sa route avant d’y parvenir. Mais il se raccrochait à la conviction qu’Elle n’oserait pas le défier ouvertement.

Pas avec ce qu’il avait emmené avec lui.

Les notes de musique persistaient mais tellement déformées qu’il n’en restait plus qu’une sorte de pulsation très lente. Presque un battement de cœur au ralenti, le battement d’un cœur monstrueux, dont le rythme s’espaça encore, et encore. Alors la lumière des phares se mit à pulser, elle aussi. Il arrivait dans la ligne droite, à quelques centaines de mètres de sa destination, mais il dut ralentir car il ne voyait plus la route.

Bon dieu, qu’est-ce qui se passe…

Le moteur eut soudain des ratés, secouant la voiture. Pourtant, il avait fait le plein le matin même et la Mercedes avait moins de dix mille kilomètres. Un autre signe flamboyant de son ascension dans les sphères du pouvoir et de l’argent. Aucun risque, normalement, qu’une telle voiture tombe en panne. Il eut à peine le temps de se rabattre sur le bas-côté, par réflexe. Et le moteur cala aussitôt. Il tendit les bras sur le volant pour ne pas être projeté en avant. Dans un soubresaut, la berline s’immobilisa. Les phares s’éteignirent. La lumière du plafonnier crépita comme une lampe attirant les insectes nocturnes, puis mourut. Le silence.

Dehors, les ténèbres, les arbres, le vent.

Il prend son téléphone portable. Finalement il va l’appeler, la seule personne qui peut lui venir en aide. Son père. Il sait tout, ou presque. Il est encore temps de lui dire ce qu’il lui a caché, sans doute la chose la plus importante au monde. Il doit lui dire et alors son père pourra l’aider, même si ça lui coûte. Et même si ça lui coûte tant, à lui aussi, de lui demander de l’aide contre Elle. Maintenant. Après tout ce qui s’est passé.

Mais, tout comme sa superbe voiture, le portable ne marche plus.

Il ressent une immense lassitude et aussi de la tristesse. Son père ne l’aidera pas. Pas cette nuit. Il est trop tard, pour ça aussi. Alors il prend la lampe torche sur le siège. Il fera le reste de la route à pied, pas question qu’il renonce. Il doit en finir, cette nuit même.

Il met la lampe dans la poche de son blouson et se penche pour ouvrir la boîte à gants. Soudain, quelque chose passe rapidement devant la vitre, côté passager, si vivement qu’il entend le souffle du déplacement d’air. Il sort rapidement la torche de sa poche, l’allume, la braque vers la nuit. Le faisceau halogène crache ses watts et dessine un cercle sur le tronc des arbres qui bordent la route. Rien d’autre.

Et puis la lampe s’éteint, elle aussi.

Il ouvre alors la boîte à gants. Il prend l’Arme. Il l’a emportée pour en finir. Avec Elle. L’arme repose dans son étui, qu’il a entouré d’un tissu rouge. Mais ce n’est pas l’arme qui a besoin qu’on la protège, c’est plutôt ceux qui ne sont pas comme lui. Car elle n’a rien d’une arme ordinaire. D’ailleurs, pour un tel objet, ordinaire n’a pas le moindre sens. Ce n’est pas une arme crachant des balles ou des décharges électriques, pas plus qu’elle ne jaillit d’un manche, comme la vulgaire lame d’un couteau de voyou.

Mais elle peut tuer, ça oui.

Elle est faite de métaux inconnus des humains. Elle ressemble un peu à une dague. C’est un objet unique et s’il le possède c’est parce que seule sa famille, génération après génération, en a le droit et le pouvoir. Celui qui forgea cette arme, bien avant que n’existe le monde tel que nous le connaissons, était autant un maître en magie qu’en art de la forge. L’alliage de sa lame est tissé d’autant de sorts de protection pour son possesseur, que de destruction pour quiconque se tiendrait en travers de sa route.

C’est une arme magique et, cette nuit, il l’utilisera contre Elle. Car il faut qu’il mette un terme à son existence, cette nuit même.

Et la Dague est sa seule chance d’y parvenir…

Il pose doucement le fourreau sur sa poitrine, contre son plexus. Un fourmillement envahit alors tout son corps tandis que le fourreau envoie des milliers de liens invisibles dans sa chair, l’unissant organiquement à la Dague. D’une certaine façon, l’arme prend vie lorsqu’elle reconnaît celui qui la porte. En l’acceptant, elle lui confère son pouvoir de donner la mort. Maintenant que la dague magique et l’homme sont connectés, il pourra libérer sa puissance. La sourde lumière de l’arme-talisman filtre au travers de l’étui, niché contre lui, bien en place. Il sort de la voiture. La nuit semble encore plus profonde, seul un mince rayon de lune éclaire faiblement la route. Il essaie de rallumer la lampe torche, en vain. Il lui faudra continuer dans les ténèbres, se contenter de la lumière de l’astre qu’Elle a choisi de lui laisser comme seul guide.

La Lune, qu’elle connaît si bien. Une de ses alliées, depuis toujours.

La route est noire et déserte. Noirs sont les arbres qui la bordent, noir est le vent froid qui souffle et projette sur lui des feuilles jaunies et agonisantes, par centaines. Ce qui a frôlé sa voiture, tout à l’heure, se tient juste derrière le rideau des arbres.

Ce n’est pas unique. C’est une multitude. Une foule silencieuse, avide.

Et morte…

La multitude attend, en ondulant, telle une houle de ténèbres. Un signal. Un signal d’Elle.

En ce moment même, sous l’une de ses formes, sa préférée sans doute, elle vole en décrivant des cercles au-dessus de la route, des arbres, et des ombres affamées de vie dissimulées derrière leurs troncs. Mais, bien qu’elle reste invisible aux yeux de l’homme, elle peut le voir. Elle voit aussi la Dague, et son rougeoiement qui palpite sur la poitrine de l’homme, comme un cœur lent et paisible, le seul cœur pouvant causer sa mort. Alors, elle comprend pourquoi il est là. Elle comprend qu’il est venu pour la tuer, reniant ses promesses, reniant ce qu’ils ont été, choisissant d’emporter avec lui autre chose que ce qu’elle lui demandait et sacrifiant ainsi sa dernière chance de sauver sa propre vie.

C’est le trente octobre, veille de la nuit de Samain, l’ancienne fête celte, la nuit des morts.

Il est vingt-trois heures cinquante-neuf.

Un corbeau vient de jeter un cri bref et glaçant dans le ciel, au-dessus des arbres. L’homme qui vient de sortir de la voiture lève la tête. La dague ne palpite plus, elle est immobile et d’un rouge sombre comme le sang. Une fraction de seconde et sa lueur n’est plus. Une myriade de fourmillements, douloureux cette fois. Il porte la main à sa poitrine. L’arme magique, son seul espoir, a disparu. Comme si elle n’avait jamais existé.

Il sait alors qu’Elle a compris et qu’il est tombé dans son piège.

Il fait demi-tour, court pour atteindre sa voiture, refuge dérisoire. Il le sait, mais c’est tout ce qu’il a. De toute façon, il est trop tard. La foule des ombres, tout comme lui, a perçu le signal. Il n’a pas le temps d’atteindre sa portière. Sans un bruit, alors que l’instant d’avant il n’y avait rien, Ils sont là, tout autour de lui. Il pourrait lutter, il connaît les mots, les signes. Il n’en a plus l’envie, plus le courage.

Doucement, presque comme une caresse, il prononce sa dernière invocation.

Un prénom.

Yann

Et puis il laisse la foule des ombres se repaître de lui.

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PROLOGUE II

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Je m’appelle Yann Kardec et je suis une Légende.

Enfin, pour être franc, j’en suis devenu une à mon insu. Cela n’a pas pris des siècles, le temps nécessaire aux bonnes légendes pour se faire une réputation. En ce qui me concerne, cela s’est fait en quelques mois…

On ne se racontera probablement pas mon histoire à la veillée dans les siècles à venir, autant ne pas se faire d’illusions là-dessus. D’ailleurs, plus personne ne raconte d’histoires à la veillée. On préfère se raconter des mensonges sur Internet, s’inventer des amis que l’on ne connaît même pas vraiment. C’est comme ça.

Pourtant, il s’est passé bien des choses qui méritent d’être racontées.

Des événements en apparence inexplicables, des disparitions étranges, que l’on a essayé de maquiller en faits divers, en catastrophes naturelles, en crimes non élucidés, en terrorisme même, pour les plus récents. Ces masques de carnaval que les pouvoirs publics et les médias ont essayé de coller sur les étranges événements survenus depuis que je suis entré malgré moi dans cette histoire, dans mon histoire, sont tous des leurres. Sans exception.

Des foutaises.

Pourtant, passé un certain degré, il devient quasi impossible de masquer la vérité.

Nous y sommes arrivés, le masque se lézarde et certains commencent à comprendre ce qui se cache réellement derrière. Quelque chose de bien plus terrible. Et si je suis bien placé pour l’affirmer, c’est simplement parce que j’étais là lorsque tout a commencé.

C’est pour ça que j’ai décidé de tout raconter.

Lorsque j’étais enfant, j’adorais les histoires. Surtout celles qui font peur.

En Bretagne, on aime ça les histoires qui fichent la trouille, qui parlent de morts, de fantômes, de malédictions. Pour en inventer et en raconter, croyez-moi, on est très forts !

Oui, c’est en Bretagne que j’ai passé la majeure partie de mon enfance, sur la terre de mes ancêtres. Quand on s’appelle Kardec et que l’on habite dans le centre du Finistère, il y a de grandes chances pour que ce soit depuis plusieurs générations. Nous, c’était depuis le Moyen Âge, pour autant que j’en savais.

Depuis des siècles, la spécialité de ma famille, du moins celle que je connaissais avant de découvrir l’autre, était l’art. L’art et les Kardec étaient liés depuis des siècles. Mes lointains ancêtres en avaient créé et puis, le talent créatif s’étant probablement émoussé avec les générations, nous étions devenus des marchands d’art. Notre nom est l’un des plus connus depuis la fin du XIXe siècle sur toutes les places d’enchères consacrées à l’art ancien, chez tous les grands antiquaires du monde et dans le cœur de tous les collectionneurs fortunés, épris des œuvres du Moyen Âge jusqu’à la fin de la Renaissance, large période dans laquelle nous excellons.

Enfin, lorsque je dis nous, je dois préciser que cette réputation méritée ne nous concerne, ni mon père, ni moi…

Le dernier héritier dans ce domaine est mon grand-père. Mon père, lui, fut le premier à sortir de la tradition familiale. Maintenant je sais qu’il n’y a pas que dans le domaine de l’art qu’il s’est éloigné de la tradition. Ayant enfin compris que je suis finalement bien plus proche de lui que je ne l’imaginais, je ne peux le blâmer d’être celui qui a tout déclenché, faisant de moi, en conséquence directe, celui que je suis devenu aujourd’hui.

Un chasseur de Légendes.

Que ce soit bien clair, je ne collecte pas les histoires merveilleuses, les récits effrayants, les traditions orales, comme d’autres l’ont fait dans le passé, permettant aux légendes de se perpétuer dans les livres alors que les anciens, faute d’audience, ne leurs donnaient plus vie dans les veillées. Mon rôle est moins culturel, mais il est bien plus, comment dire, vital

Il est lié à l’autre spécialité de ma famille, celle que le monde ignorait jusqu’à aujourd’hui. Celle que j’ignorais moi-même il n’y a encore pas si longtemps. Car ce ne sont pas les Légendes que je chasse désormais. Ce sont Ceux qui les peuplent.

Ces créatures terribles et effrayantes, qui vous empêchent encore parfois de dormir, avouez-le, si vous pensez un peu trop à elles, quand la nuit est noire et profonde

Lorsque le vent fait battre les branches contre vos fenêtres…

Et je ne cherche pas simplement à éviter qu’elles vous empêchent de dormir.

Non. Depuis que tout a commencé, je cherche simplement à les empêcher de vous tuer.

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New York, 31 octobre.

J’ai quitté la Bretagne juste après la séparation de mes parents, alors que je n’étais encore qu’un adolescent. Nous sommes partis vivre à Paris, ma mère et moi, et j’ai laissé bien plus que des amis et des souvenirs derrière moi.

Après le bac, j’ai fait les Beaux-arts, puis direction les États-Unis, New York, pour une grosse boîte de « designers » travaillant principalement pour l’industrie du luxe. J’étais ambitieux et, apparemment, doué. Il faut croire que la fibre des Kardec vivait en moi et que j’étais peut-être plus proche de mes ancêtres créant des fresques aux murs des cathédrales que je ne l’aurais cru. Les États-Unis semblaient faits pour moi et moi, je semblais fait pour y réussir. J’ai acquis assez vite une belle réputation au sein de la boîte américaine qui m’avait recruté et auprès de ses clients. J’avais vingt-huit ans et je gagnais confortablement ma vie lorsque tout a commencé. Mes parents vivaient en Bretagne, dans ce qu’il est convenu d’appeler le « Manoir Kardec ». Ma mère était revenue vivre avec mon père après huit années de séparation, en fait juste après que je sois parti pour les États-Unis. J’ignorais encore que ce que j’avais pris pour une réconciliation tardive n’était en fait que le terme de la douloureuse contrainte qui les avaient amenés à se séparer. Ils vivaient en partie avec mon grand-père, qui ne s’était jamais résolu à quitter le monde de l’art pour une retraite dorée et qui continuait de faire des allers-retours entre la Bretagne et sa galerie parisienne, près de laquelle il avait un superbe appartement.

Mais son cœur restait fidèle au Manoir Kardec, même lorsqu’il séjournait à Paris.

Cela doit vous sembler bien présomptueux d’appeler ainsi sa maison familiale. Mais ce n’est pas nous qui lui avons donné ce nom. Ce sont les gens des environs, il y a bien longtemps. Et puis, comme il s’agit vraiment d’un manoir, alors autant appeler un chat un chat…

Il avait été construit au XVIe siècle, mais sur des fondations bien plus anciennes. Je le savais mais à un détail près. Elles étaient encore plus anciennes que je ne le pensais. Il me fallut attendre ces derniers mois pour apprendre cela aussi.

Ma famille n’est plus très grande aujourd’hui.

Elle l’était un peu plus il y a un an, avant que tout ne commence.

Jean, mon père, était toujours en vie et Pierre, mon grand-père, aussi. On s’imagine longtemps que ceux que l’on aime vivront toujours, ce n’est que lorsqu’ils disparaissent, l’un après l’autre, que l’on commence à comprendre que l’on mourra nous-mêmes, un jour.

Il faut croire que ceux qu’on aime doivent mourir pour réaliser qu’on n’est pas immortel…

Je tenais beaucoup à mon père, mais mon grand-père, lui, me manque énormément.

Il m’a fallu beaucoup de temps pour comprendre qu’il avait commencé mon initiation bien avant les révélations qu’il me fit à la mort de mon père et qui changèrent le cours de ma vie.

Lorsque le téléphone sonna, cette fin d’après-midi-là, il y avait plus de trois ans que je n’avais pas remis les pieds en Bretagne. On s’était vus au printemps précédent, mon grand-père et moi, dans sa galerie parisienne sur les quais de Seine, à deux pas de Saint-Germain-des-Prés. À la fin de l’été, mes parents étaient venus passer quelques jours avec moi, à New York.

Nous avions fait les boutiques, quelques musées, je leur avais fait découvrir mes restaurants préférés, les avais emmenés voir Les Misérables à Broadway, pour faire plaisir à ma mère. Bref, nous avions passé un bon moment ensemble. Tous les trois.

Je ne savais pas que je voyais mon père pour la dernière fois.

Je n’étais pas là lorsqu’il est mort mais mon grand-père, lui, est mort dans mes bras.

Nous n’avons pas eu droit à l’un de ces adieux paisibles. De ceux qui vous nouent la gorge dans une chambre d’hôpital, mais auxquels vous avez le temps de vous préparer.

Cela s’est passé dans un lieu sinistre et ancien.

Et l’enfer était à nos trousses.

Tout commença un mercredi, à 12 heures, heure de New York. Nous étions le 31 octobre, veille d’Halloween. La plupart des boutiques de la Grosse Pomme préparaient l’événement. Dans chaque famille, des gamins excités attendaient fébrilement d’enfiler leurs costumes de sorcières, de vampires ou de squelettes pour aller quémander des bonbons.

Halloween, la nuit de Samain, la fête la plus sombre des Celtes.

L’ouverture du passage entre le monde des morts et celui des vivants. Mais en fait, personne, jusqu’à cet Halloween, ne pouvait vraiment imaginer ce que cette fête représentait. Je veux dire réellement. Les Kardec eux le savaient tous, et depuis un sacré bout de temps.

Sauf un.

Moi.

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J’étais sorti du bureau pour déjeuner. Dans les rues, les vitrines étaient remplies de citrouilles lumineuses, de fausses toiles d’araignées, de masques. Je jetais un œil distrait sur tout ça, j’étais sans doute un peu trop vieux pour que ça me parle, un poil trop cynique pour que le business du surnaturel m’amuse et un peu trop pressé pour que ça m’intéresse…

J’étais sur le chemin du retour lorsque c’est arrivé. Je venais de tourner l’angle de la Cinquante-septième rue et de Broadway et je passais devant une librairie.

J’avais toujours aimé les livres. Ici, ils avaient le don de rendre attirant le moindre bouquin inintéressant. Belles jaquettes, lettres en relief sur la couverture, jolies reliures. La librairie appartenait à l’une de ces chaînes qui vendent du bouquin comme d’autres vendent des jeans. Mais ils avaient particulièrement soigné leur décoration d’Halloween. Une de leurs vitrines était consacrée au fantastique et à l’heroic-fantasy. Le moment était bien choisi pour faire des ventes, alors ils avaient mis le paquet !

La déco avait probablement été confiée à un jeune décorateur, certainement payé avec un lance-pierres, mais suffisamment fondu de gothique et de Tolkien pour avoir pris son job très à cœur. Aucune citrouille en plastique et pas de fausses toiles d’araignée en bombe…

Avec beaucoup de talent, l’artiste avait reconstitué, en polystyrène peint, le cercle de mégalithes de Stonehenge, en Angleterre. On voyait des figurines formant une procession. Un groupe d’hommes, qui ressemblaient à des druides, célébrait une mystérieuse cérémonie tandis que des créatures surnaturelles, des elfes sans doute, mais aussi des monstres sortis tout droit des légendes, se tenaient à l’extérieur du cercle et semblaient les observer.

Pour l’essentiel, le décorateur avait utilisé des personnages issus des figurines en boîtes, celles qui se vendent comme des petits pains dans les boutiques de jeux de rôle. Mais pas seulement. Il s’était donné la peine de fabriquer et peindre des costumes pour ses principaux personnages et, aussi étrange que ça puisse paraître, la scène avait vraiment de l’allure. Il n’y avait pas de sang, pas de sacrifice en vue, on ne savait pas exactement ce qui se passait dans ce tableau mais il semblait y avoir une sorte d’échange entre les « druides » et l’« autre peuple ».

Et c’était cela qui créait le mystère et retenait l’attention.

Ça et autre chose.

Au moment où je levais les yeux vers le haut de la vitrine, un sifflement aigu envahit mes oreilles, comme lorsqu’on s’apprête à atterrir en avion et que la cabine est dépressurisée. J’ouvris plusieurs fois la mâchoire pour essayer de mettre un terme à cet acouphène. En vain. Et soudain, d’un coup, tous les bruits de la rue s’évanouirent et un silence absolu les remplaça.

Je voyais les gens marcher, parler, téléphoner autour de moi, les voitures se frayer un chemin dans la circulation dense… sans percevoir le moindre son.

Pour la première fois de ma vie, je fus convaincu que j’allais avoir un malaise.

Je me suis appuyé à la vitre en ouvrant à nouveau la bouche comme un poisson en apnée, en soufflant par le nez en le pinçant pour essayer désespérément de me déboucher les oreilles. Tout ça face à la vitrine pour éviter que les passants ne me prennent pour un dingue.

Je ressentis alors un vif élancement dans le crâne. Et je le vis.

Un corbeau géant. Flottant au-dessus de la scène imaginée par le décorateur, il planait, ses grandes ailes déployées. Il était beaucoup plus gros que les personnages qui se tenaient en dessous de lui. Malgré mes oreilles en panne et ma tête qui m’élançait salement, la présence inexplicable de ce corbeau me fascinait. Il tournait au-dessus des pierres levées et des personnages, son corps massif aux plumes noires et brillantes en apesanteur, la tête légèrement penchée vers la scène. Il observait. Au rythme des pulsations de mon crâne, je le voyais se mouvoir par saccades, comme si je ratais des images entre deux déplacements.

Il faisait maintenant face à la vitre, juste en face de moi.

Alors, l’espace d’un instant, je le vis distinctement redresser lentement sa tête tandis qu’il s’immobilisait. Et ses yeux noirs, incroyablement vivants, me fixèrent. Intensément. Mon crâne devint si douloureux que je fermais les yeux. Lorsque je les rouvris, les sons de la rue me submergèrent d’un coup, tel un fleuve rompant un barrage, et mon malaise se dissipa instantanément.

Derrière la vitrine, suspendu au plafond par un fil de nylon quasi invisible, un corbeau factice tournait lentement au-dessus des personnages en plastique.

Je suis allé boire un double caffè latte pour me remettre. Et puis je suis retourné au bureau.

J’ai échangé quelques mots avec des collègues, histoire de chasser de mon esprit ce qui venait de m’arriver. On est toujours un peu sonné quand on réalise que la machinerie invisible qui nous tient debout à des ratés. Quelques minutes ont suffi pour que mon cerveau range ça dans un coin, pour plus tard. Pour lui donner un coup de main, je me suis remis au boulot avec frénésie. Lorsque mon portable sonna, j’étais en rendez-vous avec un client exigeant pour concevoir le design d’une nouvelle cafetière, aussi chère qu’inutilement sophistiquée.

J’allais rejeter l’appel, mais je jetais un œil au numéro. C’était celui de la maison. En Bretagne. Je me suis excusé et j’ai fait signe au client que j’en avais pour deux secondes. En prenant la ligne, j’ai entendu la voix de ma mère murmurer d’une voix brisée : « Yann… »

Allez savoir pourquoi, rien qu’à la façon dont elle prononça mon prénom, je sus que mon père était mort.

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PREMIÈRE PARTIE

À L’ORIGINE

« Donnez-moi un homme perdu, loin de chez lui, sans repères. Laissez-moi lui trouver une cause, juste ou non. Confiez-le moi, le temps nécessaire. Et j’en ferai un héros. »
Anonyme

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CHAPITRE PREMIER

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Jeudi 12 octobre 1307. Paris.

Paris avait connu une belle journée d’automne et puis, vers le soir, un violent orage était arrivé de l’ouest. Abrité sous un auvent de pierre, le Grand Maître de l’Ordre regardait pensivement la pluie qui s’abattait violemment sur les pavés de la grande cour du Temple.

« Est-ce qu’il en est ainsi de toutes choses ? songeait-il. Faut-il que tout se dissolve dans la tempête, même à la fin des plus belles journées ? »

Après l’abandon de Jérusalem, Paris était devenu le chef-lieu de l’Ordre du Temple. Son pouvoir s’étendait sur une surface qui équivalait au tiers de la capitale. Mais, en réalité, par-delà les murs fortifiés, il s’étendait sur la quasi-totalité du monde connu.

De fortes murailles à tourelles, où deux hommes pouvaient marcher de front, ceignaient l’enceinte. L’année précédente, le donjon avait été achevé. C’était une tour carrée, très haute, flanquée de tourelles encore plus imposantes.

À son sommet, à l’abri des rafales de pluie, se tenait Jacques de Molay.

Sa robe blanche, ornée de la croix templière, flottait dans le vent tandis que les éclairs jetaient des reflets brillants sur les mailles de sa cotte et le pommeau de l’épée qu’il portait au côté. Il n’ignorait rien de ce qui se préparait et savait que demain sonnerait l’heure de l’hallali. L’étendue de ses pouvoirs, la richesse et la force du Temple, tout ce que lui et ses prédécesseurs avaient mis deux siècles à bâtir, n’avait finalement entraîné que l’envie et la jalousie des puissants. Et la plus désastreuse des conséquences. Pour le malheur des Templiers, le roi de France lui-même était devenu leur pire ennemi.

Pourtant l’année précédente le monarque, Philippe le Bel, s’était réfugié ici pendant les émeutes soulevées par le peuple contre des fauxmonnayeurs. À l’abri dans cette forteresse, il avait pu attendre sans crainte que la foule furieuse s’apaise. Contre toute attente, c’est cet asile donné au roi qui allait coûter cher aux Templiers. Le monarque y avait pris concrètement conscience que le Temple n’était pas seulement beaucoup plus riche que sa monarchie, mais qu’il était aussi beaucoup plus puissant. La seule enceinte du Temple se révélait plus sûre, plus vaste et splendide, que ne l’étaient le Palais du Roi et le Louvre réunis. L’hospitalité magnifique que le Temple lui avait offerte ne pouvait manquer d’exciter la convoitise d’un souverain aussi cupide que l’était Philippe le Bel.

Et cela Jacques de Molay l’avait compris. Mais trop tard.

Un péché d’orgueil… aurait dit son vieux confesseur.

Ce péché, cette négligence, s’avéra dramatique. Le roi attendit quelques mois. Puis, saisissant le prétexte du refus par les Templiers de l’union des ordres religieux, il chercha alliance avec le Pape pour déclarer la guerre au Temple. Alors commencèrent à se répandre les allégations les plus injurieuses, souillant l’Ordre et son image. Aux yeux du Pape, c’en était trop.

Ce fut le début d’une chute irréversible qui se terminerait sur le bûcher pour la majeure partie des Frères Templiers, leur Grand Maître en tête.

La journée était finie et la nuit promettait d’être longue.

Jacques de Molay avait été l’un des célébrants, le matin même, de la cérémonie tenue à Notre-Dame pour l’enterrement de la princesse Catherine, héritière de l’empire de Constantinople et épouse du Comte de Valois. La cathédrale resplendissait dans le soleil d’automne et les magnifiques peintures polychromes qui ornaient chaque statue de sa façade, ainsi que les murs de renforcement et les portes, étincelaient à en couper le souffle.

Durant tout l’office, le Grand Maître avait senti à quel point les choses avaient changé entre lui et le roi Philippe, ainsi que ses proches. Rien de palpable, rien d’exprimé ouvertement mais, pour lui, tout était clair. Et pas seulement parce qu’il disposait d’agents pour l’informer, y compris dans l’antichambre du roi. On ne pouvait pas être aussi initié que lui aux plus grands Mystères du monde et ne pas percevoir ce qui se dissimule dans les plus sombres replis de l’âme humaine.

Malgré le sourire compassé, et qui se voulait respectueux, dont l’avait gratifié Guillaume de Nogaret, le légiste du roi, Jacques de Molay n’ignorait pas que demain ce serait lui, accompagné d’une petite armée, qui viendrait au Temple pour l’arrêter. Avec ses cent quarante templiers en garnison, auxquels s’ajoutaient plusieurs dizaines de gardes, le Temple aurait pu se défendre. Mais ce n’était pas ainsi que les choses devaient finir. Le Grand Maître savait cela aussi.

À soixante-deux ans, âge canonique pour l’époque, Jacques de Molay détenait une sagesse et des connaissances que ce roi stupide et lâche n’effleurerait jamais. C’est pourquoi il savait également que Philippe Le Bel n’apprendrait jamais rien du secret sur lequel veillait le Temple depuis sa création. Car, ce soir, le Grand Maître se préparait à une rencontre très importante. Elle était bien plus importante pour l’avenir de l’humanité que l’éventuelle disparition du Temple, qu’il s’était finalement résolu à accepter.

Il aurait pourtant suffi qu’il le décide et bon nombre de ses ennemis, le roi en tête, auraient disparu dans le néant.

Le véritable secret du Temple n’avait en effet rien à voir avec l’or, les richesses et le pouvoir temporel. Il s’agissait bien d’un trésor, mais qui n’était en rien lié à l’immense fortune de l’Ordre. Ceux qui partageaient le cœur de ce secret se comptaient sur les doigts d’une main et le roi n’en faisait et n’en ferait jamais partie.

Si Jacques de Molay n’avait pas su que le moment était enfin venu de confier ce trésor à des gardiens plus humbles, plus invisibles, la royauté et la papauté se seraient noyés dans leur propre sang. Il sentit un frisson monter en lui et le réprima aussitôt. Il ne devait pas se laisser guider par la colère. Pas maintenant.

Le Grand Maître sentit une présence derrière lui et, avant même que celui qui l’avait rejoint ne parle, il se tourna et lui fit face.

– Guillaume… nos Visiteurs sont donc arrivés ?

– Oui, respectable Grand Maître, ils vous attendent dans la crypte.

L’homme qui se tenait debout devant Jacques de Molay avait, tout au plus, une trentaine d’années.

Bien que de stature moyenne, il dégageait une impression de force brute étrangement alliée à un aspect racé et élégant, ce qui déconcertait toujours ceux qui le rencontraient pour la première fois. Cela se dégageait de toute sa personne. Un alliage subtil de force et de grâce qui semblait avoir forgé son allure.

Officiellement, il n’occupait pas de hautes fonctions dans l’Ordre. C’était un Frère parmi les Frères, attaché à la personne du Grand Maître depuis son entrée dans l’Ordre à l’âge de seize ans. Mais, en réalité, il était beaucoup plus que cela.

Il avait été initié, à l’âge de vingt ans, dans l’Ordre Intérieur des Sentinelles. Un cercle étroit qui ne comprenait pas plus d’une centaine de membres en Occident et en Orient. Et, parmi eux, ils n’étaient que cinq à connaître la véritable finalité de cet ordre intérieur.

Il était l’un des Cinq. Son nom était Guillaume Kardec.

Il n’existait que deux façons de se libérer de l’initiation qu’il avait reçue et du serment qu’il avait prêté. Mourir en les trahissant ou mourir en les défendant. La première était de loin la plus rapide…

Jacques de Molay fixa son interlocuteur au fond des yeux, de ce regard sage et pénétrant qui vous fouillait jusqu’à l’âme et pouvait vous apporter autant de réconfort que de crainte.

– Guillaume, joignez-vous à moi et ne faisons pas attendre nos hôtes.

L’espace d’un bref instant, Guillaume Kardec crut percevoir un éclair de désarroi dans les yeux de son Maître. Et cela l’ébranla.

– Ce n’est pas une nuit comme les autres et cette rencontre avec Eux est sans doute la dernière pour moi. Il nous faudra convaincre, puisse Dieu nous en donner la force.

Kardec savait que Dieu, tel que l’Église catholique le définissait, ne représentait pas grand-chose pour ceux qu’ils allaient rencontrer secrètement cette nuit-là. Pour eux, le dieu des Hommes n’était qu’une divinité parmi d’autres, trop récente de surcroît pour être considérée avec un grand respect.

Guillaume Kardec frémit malgré lui.

Un mélange de crainte et d’excitation le submergeait. Pour la première fois depuis qu’il avait prêté serment, il allait enfin les voir.

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CHAPITRE II

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Sous la tour du Temple, se tenait une crypte d’une vaste dimension.

Elle n’était accessible qu’à quelques hauts dignitaires qui y tenaient leurs assemblées et y procédaient à des initiations aux grades les plus élevés de l’Ordre. Cependant, même ces dignitaires ne connaissaient pas tous les mystères que renfermait la crypte.

Le Maître Maçon qui en avait dessiné les plans avait fidèlement reproduit les proportions du temple du Roi Salomon, à Jérusalem. C’est au sein de ce temple que la tradition juive voulait que repose l’Arche d’Alliance, contenant les Tables de la Loi. Les Dix Commandements divins, gravés dans la pierre, selon la Bible, par Yahvé et remis à Moïse sur le mont Sinaï pour diriger et conduire le peuple d’Israël.

Cependant la Bible mentait sur trois points.

Les Commandements n’étaient pas gravés sur une table de pierre et ils étaient treize, et non dix. La Bible s’était bien gardée de faire connaître les trois derniers aux non initiés. Car ces trois commandements supplémentaires édictaient les Trois Lois séparant les Mondes et les révéler aurait mis en péril tout ce que la nouvelle religion chrétienne cherchait à construire.

Le troisième mensonge de la Bible n’était pas le moindre : aucun des Commandements n’avait été dicté par le Dieu que décrivait la Bible.

Pourtant Ceux qui les avaient dictés étaient, eux aussi, des Dieux.

Les Dieux de l’Ancien Monde, oubliés par les Hommes car désormais cachés à leurs yeux par les nouvelles religions.

Si la crypte dissimulée sous la tour de l’Ordre des Templiers reproduisait aussi fidèlement les proportions du Temple de Salomon c’était pour une raison aussi justifiée que nécessaire.

Sur le sol de pierre, en son centre, se tenait une grande dalle rectangulaire. Par un système de poulies très sophistiqué, que ne pouvaient manœuvrer que cinq hommes agissant de concert, la dalle coulissait dans le sol. Ces cinq hommes étaient le Grand Maître lui-même et les quatre Maîtres Adjoints de l’Ordre des Sentinelles.

Guillaume Kardec était l’un d’eux.

Lorsque les Cinq manœuvraient la dalle, ce qui n’était jamais arrivé avant ce jour depuis la création du sanctuaire, une pierre cubique, parfaite et de grande taille se révélait alors aux regards. Et tout prenait sens. Le pur respect des parfaites proportions du Temple de Salomon, la cache mystérieuse, l’Ordre Secret. Car dans la crypte, sous la dalle, au sein de la pierre cubique, s’ouvrant comme un écrin géant, Elle reposait.

Le plus grand trésor de l’humanité.

Mais aussi le plus grand danger de tous les temps.

La véritable Arche d’Alliance, confiée aux humains par les Anciens Dieux.

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Lors de la première croisade, les chevaliers en route pour Jérusalem n’avaient pas comme seule mission de chasser les Sarrasins de la Terre sainte. Ils en avaient une autre, bien plus importante : retrouver l’Arche et la mettre en lieu sûr. Le Temple de Salomon, qui l’abritait à l’origine, n’existait plus. Il avait été détruit des centaines d’années auparavant, à l’aube du VIe siècle. Mais l’Arche avait quitté le temple juste avant sa destruction.

À l’époque, une poignée d’initiés triés sur le volet et menés par le prophète Jérémie, l’auteur du Livre des Lamentations, l’avait dissimulée dans une grotte. Utilisant une force qui n’avait rien d’humaine, ils en scellèrent l’entrée sous des centaines de tonnes de pierres.

Seul Jérémie aurait pu se rendre de nouveau à l’endroit où était cachée l’Arche et ce pour une simple et terrible raison : tous les initiés ayant accompagné le prophète avaient fait vœu de se crever les yeux, après avoir mis l’Arche en sécurité dans son nouveau sanctuaire, sous la roche.

Et tous tinrent leur serment.

Après que l’Arche fut en lieu sûr, Jérémie grava sur une tablette de pierre, à l’aide de signes et de codes totalement indéchiffrables aux profanes, le chemin permettant de la retrouver. L’endroit où elle reposait n’était pas totalement déserté. Des pilleurs de tombes à l’affût écumaient ces terres, riches de sépultures princières. Quelques pillards, au fil des siècles, furent parfois très proches de la grotte renfermant l’Arche. Certains en furent même si proches qu’ils y laissèrent la vie, victimes des protections occultes mises en place pour la protéger.

La tablette gravée par Jérémie fut transmise par lui, sur son lit de mort, au disciple qu’il avait choisi pour que le sanctuaire de l’Arche ne demeure pas ignoré. Ce disciple unique en choisit un à son tour et, de génération en génération, la cachette de l’Arche fut connue seulement d’une poignée d’hommes. On aurait pu croire que l’un d’eux finirait par trahir son serment, par cupidité ou soif de pouvoir. Cette tentation caressa probablement l’esprit de quelques-uns, mais aucun ne le fit. Il y avait une bonne raison à cela. Si le lieu où se trouvait l’Arche était le secret gardé pas ces hommes, l’Arche elle-même était protégée par les Fils des Dieux.

Les trahir, c’était mourir.

En novembre 1095, le pape Urbain II ordonna la première croisade contre les Turcs, lançant des milliers de croisés occidentaux sur les chemins de l’Orient. Parmi eux, une centaine ne prit pas la destination de Constantinople, ils rallièrent Jérusalem. Ils avaient en leur possession les indications transmises par le prophète Jérémie. Farouchement gardées pendant quatre siècles dans le plus grand secret par un seul homme. Le dernier dépositaire avait créé une secte de fidèles pour veiller sur l’Arche, car les temps étaient sombres et les premières grandes guerres de religion masquaient d’autres convoitises dont l’Arche et ce qu’elle contenait étaient le cœur.

C’est pourquoi les Cent vinrent chercher l’Arche. Ils devaient la ramener en Occident. Ils étaient tous de farouches guerriers, mais douze d’entre eux étaient bien plus que cela. Leur apparence humaine était comme un masque posé sur leur vrai visage. Lorsque la nécessité le commandait, ce masque s’effaçait pour révéler leur véritable nature, dernière vision terrifiante et mortelle pour ceux qui se dressaient en travers de leur route.

Les Cent trouvèrent l’Arche dans sa cache au cœur du désert. Par une nuit sans lune, les douze Fils des Dieux firent tomber en poussière les tonnes de rochers masquant l’entrée de la grotte. Dissimulée à l’aide de sortilèges en simple trophée de guerre, l’Arche fut ramenée en Occident et mise en lieu sûr.

À leur retour, les douze Fils des Dieux et leurs compagnons humains créèrent l’Ordre des Templiers, pour veiller sur Elle. Tout passe ici-bas. Tout change. Le Temple ne fut que le dépositaire de l’Arche, pendant deux cents années.

À nouveau, le temps du changement était venu.

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CHAPITRE III

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Jacques de Molay, le dernier Grand Maître du Temple, se tenait au centre de la crypte.

Près de l’entrée, deux colonnes massives s’élevaient jusqu’au plafond. Des candélabres disposés dans la crypte éclairaient les parois de pierre blanche, mais en portant le regard en haut des colonnes, on croyait distinguer une nuée, tel un ciel d’orage, et non une voûte de pierre.

La dalle avait été manœuvrée et la pierre cubique était ouverte. À l’intérieur se tenait l’Arche. Ses bâtisseurs avaient scrupuleusement respecté les ordres reproduits dans le récit de l’Exode :

Vous ferez une arche en bois d’acacia, longue de deux coudées et demie,
large d’une coudée et demie,
haute d’une coudée et demie.
Vous la plaquerez d’or pur ; au-dedans et au-dehors
et l’entourerez d’une moulure en or.
Vous coulerez pour elle quatre anneaux d’or et les placerez à ses quatre
pieds : deux anneaux d’un côté et deux anneaux de l’autre.
Puis vous ferez des barres en bois d’acacia, et les plaquerez d’or
Et vous introduirez dans les anneaux des côtés de l’arche
les barres qui serviront à la porter.
Les barres resteront dans les anneaux de l’arche,
elles n’en seront pas retirées
.

Les barres étaient à leur place, prêtes à remplir leur office.

Car cette nuit, à nouveau, l’Arche allait voyager.

De Molay passa une main respectueuse au-dessus du couvercle en bois plaqué d’or, orné de figures mystérieuses. Peu d’êtres humains avaient eu le loisir de contempler l’Arche et le Grand Maître était submergé d’émotion en la voyant, pour la seconde fois depuis son intronisation. Personne, désormais, ne pourrait plus le faire avant bien longtemps, des siècles probablement, et lui-même ne la reverrait plus jamais.

Cette pensée lui serra le cœur.