Je dédie ce roman à mes parents, Louise et André,
qui ont été les premiers à lire mes histoires et à les aimer.
Vous me manquez, vous me manquerez toujours.
Elle s’appelait Jeanne, Jeanne Boulet.
Et elle fut la première.
Ce soir-là, elle était allée mener le petit troupeau de vaches que possédait sa famille dans une pâture éloignée de la modeste ferme où elle habitait, avec son père, sa mère, ses deux frères et sa sœur. Au loin, sur les causses, l’orage grondait. Il se rapprocherait, rapidement. Il fallait que Jeanne se dépêche de rentrer. À cause de l’orage qui ne devait pas la surprendre, et à cause d’autre chose, qui s’était produit quelques semaines auparavant, non loin, près de Langogne, et dont le bruit s’était répandu jusqu’au petit village où Jeanne habitait, encore plus vite que les grondements du tonnerre. Une femme de Langogne, une vachère, attaquée à la tombée de la nuit par une grande ombre, qu’elle n’avait pu identifier, et qui avait dû son salut à la présence de son troupeau qui avait mis l’ombre en fuite, la repoussant dans l’obscurité des bois.
Il faisait frais, l’été tardait à prendre ses quartiers sur les monts venteux du Haut-Allier.
Jeanne frissonna.
Mais il n’y avait pas que le froid qui faisait trembler la jeune fille. Elle pensait à l’histoire que son père leur avait racontée, cette étrange attaque qui, heureusement, n’avait pas fait de victime. Il y avait bien de nombreuses meutes de loups dans cette partie reculée et désertique du royaume, mais les loups n’attaquaient pas l’homme, contrairement à ce que racontaient les légendes, sauf en cas d’extrême nécessité, poussés l’hiver par la faim, ou si une personne était blessée et à terre. C’est son père qui le lui avait dit.
Alors, de quoi s’agissait-il ?
Le soleil déclinait à l’horizon et les nuages qui envahissaient le ciel allaient bientôt faire avancer à grandes enjambées les ombres de la nuit.
Et la nuit était emplie de choses. De celles qu’on n’évoque qu’à la veillée.
Jeanne n’aurait pas dû être sur les sentiers aussi tard mais, après la traite, il fallait bien emmener les bêtes au pré où elles passeraient la nuit et la journée du lendemain. Ses frères et sœurs étaient trop petits pour l’accompagner. Neuf ans la séparaient de son cadet. Jeanne avait beau n’avoir que quatorze ans, elle travaillait comme une adulte. Son premier sang avait coulé, il y avait à peine deux mois de cela. Elle avait cru qu’elle était en train de mourir lorsque c’était arrivé. Elle avait couru jusqu’à sa mère en pleurant et en criant, son ventre douloureux battait fort, comme un second cœur, juste au-dessus de ses cuisses. Et puis sa mère l’avait prise dans ses bras et lui avait expliqué. Jeanne était devenue une femme maintenant. Elle ne comprenait pas trop bien ce que ça changerait pour elle, mais elle savait, malgré tout, que son enfance était terminée.
Le sentier traversait le petit bois où se trouvait la croix de pierre, juste au bord du chemin.
Jeanne n’aimait pas cette croix. La croix des Hubacs était nue, elle était vieille et sale. Le Christ n’y était pas supplicié. Cela l’aurait presque rassurée de voir son beau et triste visage la regarder passer, lui qui avait souffert pour elle et pour tous les hommes. Rien de mal ne pouvait arriver en présence du Christ. Les choses mauvaises se tenaient à l’écart, même s’il était à l’agonie. Car elles sentaient sa force, et aussi celle de son Père tout puissant. Et les choses mauvaises s’enfuyaient au loin.
Sur leurs jambes ou ce qui leur en tenait lieu…
Mais le Christ avait déserté la croix des Hubacs, comme si c’était lui qui s’était enfui.
Jeanne passa devant la croix sans la regarder et se signa. À peine finissait-elle son geste qu’un coup de tonnerre éclata et résonna dans la forêt tout entière. Il n’y avait pas eu d’éclair. Mais l’orage approchait. Il était à ses trousses.
Jeanne se retint de courir, mais elle se mit à marcher du plus vite qu’elle put. Son sang rythmait sa marche, ses tempes battaient comme un tambour. Elle l’entendait trop, son sang qui battait. Elle n’entendait rien d’autre que cela et le bruit creux que faisaient ses sabots de bois sur les pierres du chemin.
Rien d’autre. Pas même le chant d’un oiseau…
Les oiseaux s’étaient tus. Ou ils s’étaient enfuis, eux aussi.
Alors il y eut un autre grondement.
Proche.
Mais ça ne ressemblait pas au tonnerre. Ça ne ressemblait à rien qu’elle ait jamais entendu.
Jeanne s’arrêta en plein milieu de la forêt. Et elle se retourna, en tremblant.
La croix des Hubacs était derrière elle et l’ombre commençait déjà à la masquer à son regard. Mais pas complètement. Derrière la croix, la forêt de résineux était dense et obscure. Une petite sente partait de la croix et s’enfonçait dans le bois. Jeanne n’avait jamais mis les pieds dans ce sentier, elle ne voulait même pas savoir où il menait. Un sentier qui prenait son envol derrière une croix aussi sinistre ne pouvait l’emmener nulle part où elle aurait eu l’envie d’aller.
Il y eut un autre grondement. Et il venait des profondeurs du bois, là où le sentier conduisait.
Et puis il y eut des bruits de branches cassées, de feuilles arrachées, d’arbustes brisés.
Quelque chose venait vers le chemin où Jeanne se trouvait.
Quelque chose de fort.
Quelque chose de grand.
Qui forçait son passage, là où un homme ou une bête auraient probablement pu passer en se contentant de se faire cingler légèrement par les feuilles ou les branches.
Les jambes de Jeanne se remirent en marche avant même que son cerveau ne leur en ait donné l’ordre. Et puis elles se mirent à courir. Jeanne n’était pas bien loin de chez elle. En courant vite elle y serait bientôt. Il lui suffirait de sortir de la forêt et de dévaler la petite colline pour arriver jusqu’au hameau. Hors du bois il y aurait davantage de lumière. Et ce qui se cachait derrière la croix des Hubacs ne serait plus sur son territoire. De la colline on voyait le clocher du village. Les choses mauvaises n’aiment pas les églises, ni leurs clochers, tout le monde sait ça.
Sous les pas de Jeanne, le sol du chemin se mit à trembler.
Elle avait beau courir vite, vu le peu qu’elle pesait, elle comprit bien que ce n’était pas à cause d’elle. La chose mauvaise était derrière elle. Et elle courait, elle aussi.
Jeanne se mit à crier.
C’était plus pour se donner du courage que pour appeler à l’aide. C’était aussi pour ne pas entendre ce qui maintenant semblait galoper derrière elle. Il ne fallait pas se retourner, il ne fallait pas voir. Elle se retourna, malgré tout.
En courant, elle tourna la tête, jeta un œil par-dessus son épaule. Rien qu’une fois.
La nuit était tombée sur la forêt pendant qu’elle s’enfuyait parce que derrière elle, il faisait noir. Et puis elle comprit. Ce n’était pas la nuit, c’était la Chose. Elle était tellement grande qu’elle absorbait toute la lumière du jour déclinant.
C’était noir, d’un noir intense. Comme une nuit sans lune.
C’était hérissé de poils noirs et luisants, semblables à des piques, dressés dans tous les sens.
C’était immense, avec une gueule immense elle aussi, et emplie de dents jaunes et grandes comme des couteaux. Et au-dessus de cette gueule, deux yeux malveillants brillaient intensément. Ils étaient rouges, rouges et brillants. Comme du sang.
Jeanne crut, l’espace d’un moment, qu’elle voyait tout cela alors qu’elle était encore en train de courir. Mais les larmes jaillirent de ses yeux quand elle réalisa que ses jambes s’étaient arrêtées d’elles-mêmes, tout comme elles s’étaient mises en route toutes seules, quelques instants auparavant.
Jeanne était encore dans la forêt des Hubacs.
L’orée était proche, mais on ne voyait encore ni le hameau, ni le clocher de l’église.
C’était sans doute pour ça que la Créature avait, elle aussi, arrêté sa course. Cela ne lui était plus nécessaire. Elle était encore sur son territoire. Au cours des semaines et des mois qui allaient suivre, ce territoire serait de plus en plus grand. Et, contrairement à ce que la petite Jeanne s’imaginait, même les clochers des églises et les christs sur leurs croix ne la feraient pas reculer ou s’enfuir. Pas plus que les troupeaux. Pas plus que les hommes.
De là où elle venait, la Créature ne craignait pas les symboles que vénèrent les hommes. Pour elle, comme pour les siens, ils n’étaient que des signes dressés au bord des chemins, sans la moindre importance, presque un défi ridicule pour les narguer, les provoquer…
Car la Créature et ses semblables, et Ceux qui étaient leurs Maîtres, avaient vécu là, et aussi partout ailleurs, depuis des éons, avant que l’homme n’ait l’arrogance de les en chasser.
Au nom d’un Pacte, conclu par des lâches, avec les ancêtres des humains qui peuplaient leur Monde, aujourd’hui. Les Maîtres de la Créature ne faisaient pas partie de ceux qui avaient trahi leur Monde. Ils ne cherchaient qu’à reconquérir leurs territoires.
Leurs si beaux territoires, perdus depuis si longtemps.
Trop longtemps.
Cela prendrait du temps, cela prendrait la vie de beaucoup d’hommes et de quelques-uns des leurs. Mais c’était le prix à payer. Le prix de la reconquête.
Jeanne était bien loin de se douter de ces enjeux et ils auraient été, de toute façon, bien au-delà de son propre champ de compréhension. Elle n’était qu’une simple paysanne. Certes, elle était une femme maintenant.
Mais elle était aussi, encore, une toute petite fille…
Alors, comme elle ne pouvait pas s’enfuir, elle essaya de trouver un endroit, au fond d’elle-même, pour se cacher. Elle n’y parvint pas. La peur avait pris possession d’elle toute entière Un liquide chaud coula doucement le long de ses jambes, mais elle savait que cette fois ce n’était pas du sang. Malgré le danger elle se sentit toute honteuse, ça la fit se sentir si fragile.
Si faible.
Si petite…
Mais ça ne dura pas très longtemps.
Parce que la Chose Mauvaise qui avait franchi les portes de l’Autre Monde, la Créature dont seule une poignée d’hommes connaissait le nom véritable, mais que tous les autres appelleraient désormais La Bête, s’était approchée de la petite Jeanne Boulet, doucement, presque comme si elle ne voulait pas l’effrayer davantage.
Elle la dominait, d’une hauteur incroyable.
Son odeur était épouvantable et en même temps musquée, sauvage, emplie de senteurs d’herbes, un mélange terrifiant parce que presque enivrant. Une odeur qui éveilla au fond du ventre de Jeanne un frisson comme elle n’en avait jamais connu, qui la fit se sentir encore plus honteuse et perdue.
La Bête contempla la jeune fille de ses pupilles jaunes, ses grands yeux de bête quasi mi-clos, comme dans une connivence obscène avec Jeanne.
Il y avait dans ce regard une telle haine et en même temps quelque chose d’autre. Quelque chose de vicieux, de pervers. Jeanne se sentit souillée par ce regard. C’était un sentiment qu’elle n’avait jamais ressenti et qui la terrifia plus que tout le reste, plus que l’apparence hideuse et en même temps étrangement familière de la Bête.
Il y avait de l’humain dans ce regard, mais une humanité dévoyée, perdue, démente…
Jeanne ne bougeait pas, elle en était incapable.
La Bête se pencha doucement vers elle, comme pour la consoler. L’espace d’un instant, Jeanne crut en ces vieilles histoires de prince transformé en monstre par une malédiction ancienne. Il allait se libérer de ce sort jeté sur lui, en voyant sa terreur et son désarroi.
Il allait redevenir le prince qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être.
La trouver belle, l’aimer même, peut-être…
Cet fragile instant d’espoir s’évanouit.
L’ombre de la Bête recouvrit Jeanne tout entière.
Ses membres velus, noueux, monstrueusement épais et étouffants se saisirent d’elle.
La Bête n’avait pas la moindre intention de consoler Jeanne, même si elle avait effleuré dans sa naïveté inconsciente le terrible secret qui pesait sur cette créature monstrueuse, qui avait été bien autre chose, autrefois…
La Bête avait d’autres projets pour Jeanne
Alors, doucement, en prenant tout son temps, presque amoureusement, et tandis que l’adolescente hurlait de terreur, de douleur, jusqu’à en devenir folle, lentement, la Bête la dévora…
Les gyrophares de la gendarmerie projetaient des flammes orangées sur les branches des sapins.
Il faisait un froid de canard pour un mois de juin et l’homme remonta le col de sa parka.
Grand, mince et musclé, les cheveux bruns courts et drus, des yeux d’un bleu profond, un nez aquilin, il avait un visage félin et racé.
Il affichait à peine la trentaine et pourtant, lorsque son regard se rivait sur vous, il en émanait une maturité, une détermination qui vous mettait mal à l’aise.
Il était le seul civil parmi le groupe de gendarmes qui avançait sur la petite route de l’ancienne forêt des Hubacs. Plusieurs dirigeaient devant eux le faisceau de leurs lampes à leds.
Les lumières puissantes dansaient devant les hommes et trouaient l’espèce de brume ouatée qui s’était formée à la tombée de la nuit.
Tout à coup, elles accrochèrent une forme sinistre qui se découpait sur le bord du chemin.
Une croix, très ancienne.
Juchée au sommet d’un bloc de pierre, elle était noire et corrodée par le temps.
Un gendarme se tourna vers l’homme à la parka, la lampe à la main. Le faisceau accrocha son visage et le militaire fut frappé par le calme impressionnant qui s’en dégageait. Les yeux bleus ne cillèrent même pas sous l’éclat lumineux de la lampe.
– C’est ici qu’on l’a trouvé, indiqua le gendarme.
– Au pied de la croix ? questionna l’homme.
– Un peu plus loin, au milieu de la route. Mais le sang et… — le gendarme, mal à l’aise marqua un léger temps d’arrêt — une partie de ce qui avait déjà été arraché de lui partait du pied de la croix et laissait comme une piste jusqu’au corps. C’était monstrueux. Quand je pense au pauvre type qui est tombé là-dessus en rentrant des champs sur son tracteur. Il a bien failli percuter les arbres en découvrant ça dans ses phares…
L’homme à la parka observait les taches brunes que la pluie tombée depuis plusieurs semaines n’avait pas réussi à effacer. Il se projeta mentalement les photos qu’on lui avait montrées à son arrivée à la gendarmerie.
Une vraie boucherie.
Le corps du randonneur était éparpillé sur plus de cinquante mètres. Le pauvre homme avait dû se mettre à courir dès qu’il avait entendu le bruit, et pas n’importe quel bruit, mais il n’avait eu aucune chance.
Pas contre ce qui s’était lancé à ses trousses.
Pas la moindre.
– Vous ne croyez pas, malgré tout, qu’il puisse s’agir d’un accident, d’un meurtre commis par un psychopathe ou quelque chose comme ça… ?
Le lieutenant de gendarmerie avait besoin de se rassurer, mais il ne semblait pas croire lui-même à la question qu’il venait de poser. Tout, n’importe quoi, lui aurait paru plus acceptable que la raison qui avait poussé ses supérieurs à envoyer cet homme sur les lieux. Un homme dont personne n’avait entendu parler quelques mois auparavant et qui, depuis, s’était rendu dans plusieurs endroits de France, des lieux dans lesquels un drame inexplicable et atroce, comme celui-ci, s’était déroulé.
Malgré le silence gardé par les autorités sur son existence, des rumeurs avaient commencé à filtrer.
Et ce n’était que leur début…
Celui qui les accompagnait n’était ni journaliste, ni enquêteur. Il n’avait, à vrai dire, aucun statut officiel. Pour le moment. Mais chaque fois qu’on avait fait appel à lui c’était parce que le sang avait coulé ou que la mort avait frappé. Et toujours d’une façon qu’aucun légiste, aucun policier, même les plus expérimentés, n’avaient été en mesure d’expliquer rationnellement.
C’était pourquoi le lieutenant de gendarmerie déplorait amèrement que ce soit sur le secteur que couvrait sa brigade qu’on avait envoyé ce type en renfort…
Car, à en juger par ce qui s’était déroulé ailleurs, cela impliquait qu’il puisse y avoir d’autres morts. Y compris, peut-être, parmi ses propres hommes, comme cela avait été le cas en Bretagne, un mois plus tôt, où trois gendarmes avaient perdu la vie.
De façon horrible.
Les dix membres du peloton avaient formé un cercle autour de leur lieutenant et de l’homme à la parka. Cinq d’entre eux tenaient en main leur fusil d’assaut Famas F1, sécurité ôtée, sélecteur de tir en mode rafale, canon dirigé vers la route et les bois environnants.
Les cinq autres éclairaient le site du mieux qu’ils pouvaient en s’efforçant de ne laisser aucune zone trop importante dans l’ombre.
Malgré leur équipement et leur expérience, on pouvait deviner, sans être un grand psychologue, que chacun d’eux aurait préféré être chez lui ou à des kilomètres d’ici, à cet instant précis, plutôt que d’avoir été contraint de revenir sur les lieux.
L’homme à la parka accrocha ses yeux bleus dans ceux du lieutenant.
– Non, ce n’est pas un accident, ou quelque chose comme ça, lieutenant. Malheureusement.
– Alors, si vous avez raison, vous pouvez nous dire à quoi vous pensez ?
Le lieutenant n’aurait jamais cru devoir formuler un jour une telle question…
Il avait l’impression de se trouver en pleine série télé américaine.
Et pas une de celles qu’il aimait. Celles avec de vrais meurtriers.
Bien fêlés la plupart du temps, certes.
Mais humains…
– Oui, je peux vous le dire et je pense que ça ne va pas vous plaire.
Il y eut une sorte de sourire sur les lèvres de l’homme à la parka, le premier depuis qu’il s’était joint au groupe de gendarmes. Et le lieutenant n’aima pas ce qu’il y avait dans ce sourire.
Rien de rassurant.
L’homme détourna son regard et fixa la forêt qui les entourait.
– Je suis convaincu qu’il s’agit du retour de quelque chose qu’on n’a pas vu dans votre région depuis presque deux cent cinquante ans…
– Quel genre de chose, d’après vous ?
– Un lycanthrope. Et probablement l’un des plus puissants qui ait jamais existé.
– Un lycanthrope ? ! Vous voulez dire un loup-garou, comme dans les films ? Vous déconnez ou quoi… Nom de dieu, ça n’a ni queue ni tête…
– Oui, un loup-garou, si vous voulez l’appeler comme ça. Bien qu’ici, à la fin du XVIIIe siècle, on l’ait baptisé autrement. On l’a appelé la Bête du Gévaudan. Et sans vouloir faire d’humour déplacé ou vous contredire, lieutenant, croyez-moi, ça a bien une queue et une tête.
« Et entre les deux il y a même une sacrée distance, parce que c’est une créature vraiment gigantesque. Rien à voir avec ce qu’on vous montre au cinéma, croyez-moi…
Quelques gendarmes se retournèrent en entendant ce que venait de dire l’homme à la parka.
Les faisceaux de leurs lampes accrochèrent son regard clair et son visage, qui, dans leur lumière crue, se découpa avec la beauté inquiétante de celui d’une statue antique.
Peut-être avaient-ils tellement besoin de croire qu’il venait de faire une mauvaise plaisanterie qu’ils tenaient à s’en assurer.
Il les regarda l’un après l’autre et ils comprirent qu’il était on ne peut plus sérieux.
Ce type, malheureusement, n’était donc ni un mythe, ni un cinglé.
Et il était bien là, avec eux.
Ce qui impliquait qu’ils avaient bien un monstre sur les bras dont lui seul pourrait, peut-être, les débarrasser.
Avant qu’il ne tue à nouveau…
Comme pour leur montrer qu’il allait probablement devenir leur meilleur ami jusqu’à ce que cette menace soit éliminée, l’homme à la parka éclaira son visage de statue d’un sourire dans lequel toute sa jeunesse transparut, l’espace d’un instant.
Bon Dieu, se dit le lieutenant, ce type doit avoir à peine trente ans…
Comme s’il avait lu dans ses pensées, l’homme se tourna vers lui. Toute juvénilité avait disparu de ses traits et sa voix était d’une fermeté absolue.
– On peut rentrer, lieutenant, il ne se manifestera pas cette nuit. La seule chose qu’il y ait en commun avec cette créature et sa légende, c’est le moment initial de son apparition dans notre monde, lorsqu’elle s’y manifeste. Ou plus exactement qu’on l’y envoie…
– On ? Dans « notre monde » ? Mais il vient d’où, d’après vous, ce putain de truc ? !
– Ce serait un peu long à vous expliquer maintenant… éluda l’homme à la parka.
Il leva les yeux vers le ciel et les reporta ensuite sur le gendarme.
– Il apparaît en général à la pleine lune, comme dans les films, et il disparaît à la nouvelle lune. Ce qui lui laisse un peu moins de quinze jours pour se balader de ce côté-ci de la frontière entre l’Autre Monde et nous.
« Ça explique que lorsqu’il a massacré ou attaqué près de cent soixante personnes entre 1764 et 1767, il y ait eu des périodes d’interruptions que personne n’a su ou pu expliquer à l’époque. Ni même, d’ailleurs, jusqu’à aujourd’hui…
Le lieutenant n’en croyait pas ses oreilles et pourtant il savait qu’il devrait s’habituer à accepter l’inacceptable.
Mais il aurait vraiment adoré escorter ce type jusqu’à une cellule capitonnée et reprendre ensuite tranquillement le cours de sa vie…
Au lieu de ça, il lui demanda, d’une voix qui lui parut d’ailleurs peu assurée :
– Donc, j’imagine que vous savez quand il peut revenir…
– Oui, et pas quand il peut, mais quand il va revenir. Et c’est pour ça que je suis arrivé aujourd’hui. Ce soir, la lune gibbeuse est dans sa dernière phase. C’est la période intermédiaire entre le dernier quartier et la pleine lune. Alors, cette nuit, vous pourrez dormir sur vos deux oreilles, et moi aussi. Mais compte tenu qu’il n’a pris qu’une vie durant la période précédente, ça m’a tout l’air de ressembler à ce qui s’est passé la dernière fois, en 1764.
« À une différence près…
« Ça avait pris bien plus de temps à mes ancêtres pour réagir.
« Mais à l’époque le téléphone, Internet et le TGV n’existaient pas…
Le gendarme n’en croyait pas ses oreilles, mais l’homme à la parka ne lui laissa pas le temps d’exprimer ses états d’âme.
– La pleine lune est pour demain. Et quand il pointera le bout de son museau, je serai là pour lui souhaiter la bienvenue chez nous.
« À ma façon…
Sur ces mots, il fit demi-tour.
Et, sans attendre l’escorte des gendarmes, Yann Kardec, le Chasseur de Légendes, se dirigea tranquillement, comme une ombre mouvante dans les ténèbres, vers les véhicules qui les avaient emmenés.
« Certains personnages sont les gardiens des Clés, comme Saint Pierre aux portes du paradis chrétien. Dans la tradition romaine, Janus, dieu aux deux visages, était le gardien des portes et le guide des âmes. Ses deux faces possédaient chacune une clé, celle du paradis terrestre et celle du paradis céleste… »
Larousse des Symboles
Yann s’était levé très tôt, comme il le faisait quasiment tous les jours. Il faisait encore nuit.
Depuis ce qui s’était passé dans l’ossuaire, sa rencontre avec l’Ankou qui avait marqué le début de sa transformation, quelques heures de sommeil lui suffisaient amplement pour récupérer.
Lui qui était plutôt un gros dormeur, avant.
Avant…
Avant qu’il ne rentre en Bretagne pour enterrer son père, qu’une entité de l’Autre Monde avait fait tuer.
Avant qu’il ne découvre son grand-père assassiné par l’un de ses plus anciens amis et compagnons, avec la complicité de cette même créature.
Avant qu’il ne reprenne sur ses épaules, seul désormais, l’héritage familial qui consistait, tout simplement, à protéger le monde du chaos.
Avant…
Lorsque Yann avait retrouvé Pierre Kardec, son grand-père, agonisant près d’un ancien lavoir, il était entré en possession de l’arme magique qui avait servi à le tuer.
La Dague Orna.
Une arme qui, à l’origine, leur avait été remise par les puissances de l’Autre Monde. Et qui était destinée à les protéger, eux les Sentinelles. Les Kardec, les héritiers du Pacte, fils unique après fils unique, de génération en génération.
À les protéger de la plus ancienne ennemie de leur famille, cette entité incarnée quasi immortelle.
Diane Da’Naãn.
Et de ses séides.
Humains ou non…
Pour le moment, tout ce qu’avait fait cette Dague fabuleuse censée les protéger, était d’avoir disparu au moment où son père en aurait eu le plus besoin. Et ensuite, elle avait servi à ce qu’un traître immonde, le plus ancien ami et compagnon d’armes de son grand-père, l’assassine.
Diane Da’Naãn à ses côtés.
Même si Yann avait remis la main sur la Dague, moment rempli de révélations et de visions dont certaines demeuraient encore totalement inexpliquées, il ne se sentait pas plus rassuré que ça d’être en sa possession.
Et ça pouvait se comprendre…
Depuis cet enchaînement d’événements tragiques, il ne s’était pas passé grand-chose.
Pourtant Yann s’attendait à ce qu’une fois son père et son grand-père disparus, Diane et ses sbires passent à l’attaque. Histoire d’en finir une bonne fois pour toutes avec la famille Kardec, qui se dressait sur leur chemin depuis près de mille ans, génération après génération.
Ça aussi aurait pu se comprendre.
Mais rien de tel ne s’était produit…
Depuis l’enterrement de son grand-père, à peine une semaine après que son père l’ait précédé, Yann vivait dans une sorte de calme plat. Et ça lui était plus difficile à supporter que les épisodes terrifiants qui s’étaient déroulés depuis son retour en Bretagne.
Rencontre avec l’Ankou, le faucheur d’âmes version bretonne, confrontation avec une Dame Blanche, qui lui avait appris au passage que certains de ses ancêtres avaient pu être des meurtriers et, surtout, révélations incroyables sur la mission qui l’attendait désormais.
Retrouver l’artefact, l’objet magique, qui avait été confié à sa famille depuis les Templiers. Le symbole de la paix entre notre monde et celui des Anciens Dieux.
Un symbole qui était bien plus que cela, car le posséder pouvait mettre un terme à l’harmonie entre les mondes. S’il était entre de mauvaises mains. Et ouvrir les portes de notre monde aux créatures les plus terrifiantes et mortelles. Sans parler du déferlement des guerriers surnaturels, et probablement invincibles, qu’étaient les Sidhes Noirs, l’armée des elfes corrompus.
Avec, à leur tête, Diane Da’Naãn.
Un vrai scénario d’heroic fantasy. À un détail près.
Ça pouvait vraiment arriver.
Le temps passait et Yann n’avait toujours pas la moindre idée de l’endroit où se trouvait cet artefact qu’il était censé protéger.
L’objet magique avait un nom. Celui que lui avaient donné les Sentinelles, l’ordre auquel il appartenait désormais, comme tous ses ancêtres avant lui. Un ordre maintenant réduit à un seul membre.
Lui. Yann Kardec.
Ce nom était La Clé.
Il en avait porté d’autres, au gré des traditions et de la symbolique des hommes, d’un continent à l’autre, d’une religion à l’autre. On l’appelait parfois le Graal, et c’était probablement le symbole qui se rapprochait le plus de ce que La Clé était en réalité.
Un moyen de passage.
Excepté les Kardec, personne ne savait que l’objet magique existait vraiment. Et qu’il était infiniment plus puissant et dangereux que toutes les interprétations qu’il avait inspirées.
Or, La Clé avait disparu juste avant que le père de Yann ne soit tué.
Pendant les instants tragiques que Yann avait vécu lorsqu’il avait trouvé son grand-père agonisant, lorsqu’il avait retiré la Dague Orna de sa poitrine, il avait eu une série de flashs hallucinatoires. Certains n’avaient pris aucun sens pour lui, pour le moment. D’autres étaient d’une évidence limpide. La révélation des assassins de son grand-père.
Et aussi la vision de son père, au sommet d’un château en ruine dominant une plaine aride. Son père qui remettait un petit globe resplendissant de lumière à une créature comme il n’en existe que dans les légendes.
Un dragon fait d’or et de feu.
Découvrir qui avait assassiné Pierre Kardec était facile à admettre. Voir son père confiant La Clé à un dragon de lumière ne l’aurait pas été quelques jours avant que Yann ne revienne en Bretagne pour l’enterrer. Pas du tout. Mais ça, c’était avant.
Depuis, Yann avait appris à croire en l’incroyable, à accepter l’inacceptable.
Et en très peu de temps…
Il était convaincu que ce qu’il avait vu n’avait rien d’hallucinatoire. Son père avait cherché à protéger la Clé. Et il était plus que probable que la Créature que Yann avait vue, ce dragon flamboyant, l’ait emmenée dans un endroit où elle serait en sûreté.
Oui, mais lequel ?
C’est ce que Yann cherchait à savoir depuis trois mois.
Et, pour le moment, il n’en avait pas la moindre idée.
Dès le lendemain de l’enterrement de son grand-père, Yann avait commencé ses recherches dans le manoir familial. Il s’était mis en quête d’indices lui permettant de retrouver La Clé. D’abord avec confiance. Et puis, au fur et à mesure que les jours et les semaines s’écoulaient, le doute s’était instillé dans son esprit.
Que chercher… ?
Où chercher… ?
Morgane Lafey, que Yann connaissait depuis l’enfance et qu’il avait retrouvée au soir de l’enterrement de son père, avait passé quelques jours avec Yann et Anne, sa mère. La mort de Pierre Kardec, à peine quelques jours après celle de son mari, avait littéralement mis à terre la mère de Yann.
Elle était tombée dans une sorte d’état de prostration. Pire qu’une véritable dépression.
Yann avait craint le pire. Mais Morgane s’était montrée tellement présente et attentive auprès de sa mère pendant plusieurs jours qu’Anne Kardec avait émergé lentement de cet état morbide. Yann ne pouvait rien faire de plus pour elle que ce que Morgane faisait.
La mort dans l’âme, il avait mis à profit ces jours sombres pour se lancer dans une recherche effrénée au sein de la bibliothèque de son grand-père. Tâche aussi titanesque que décourageante car elle contenait des centaines d’ouvrages. Et une grande partie en langues anciennes : grec, latin, hébreux, arabe et d’autres langues, probablement d’origine asiatique.
Ça ne changeait pas grand-chose pour Yann car même le latin, qui semblait le plus accessible de tous ces idiomes, lui était totalement incompréhensible…
Il s’était plongé en premier dans la lecture du manuscrit que son grand-père lui avait montré, le premier soir, lors de son arrivée en Bretagne. Le Codex Immortalis, cet ancien grimoire qui renfermait, a priori, toutes les informations nécessaires pour mieux comprendre l’Autre Monde. Ainsi que ceux qui le peuplaient.
Et tout ce qu’exigeait le Pacte qui liait les Hommes à l’Autre Monde.
Yann se rappela que son grand-père lui avait indiqué qu’une traduction en français en avait été faite par un membre de la famille Kardec. Qui ? Yann ne s’en souvenait plus très bien. De toute façon, ça ne changeait pas grand-chose car Yann avait eu beau fouiller toute la bibliothèque, il avait été infichu de mettre la main sur cette traduction.
Sans tomber dans la paranoïa, même si c’était tentant vu les circonstances, il se dit que Jacques Morvan s’était probablement arrangé pour subtiliser cette traduction à l’insu de Pierre Kardec, histoire de lui mettre des bâtons supplémentaires dans les roues…
Le Codex Immortalis en version originale n’avait pas disparu, lui. Mais ça lui faisait une belle jambe. Il n’en comprenait pas un traître mot.
Il n’y eut pas de révélation magique, pas de langue de feu se posant sur son front pour lui ouvrir les portes de la connaissance. Le Codex semblait resté aussi hermétique à sa compréhension que le reste des ouvrages en langues mortes qui étaient bien alignés sur les étagères.
Son initiation express avait ses limites.
Certes, il avait désormais compris qui il était et ce qu’il avait à accomplir.
Et, oui, il avait réalisé que certaines choses en lui s’étaient mises en marche, que son héritage l’avait doté de facultés hors du commun, dont celle apparemment de voyager dans le passé. Mais il n’avait pour le moment livré aucune bataille.
Et il n’était même pas fichu de lire un « bouquin » écrit en latin du Moyen Âge.
Alors, pour ce qui était de retrouver La Clé et de se colleter avec ceux qui voulaient s’en emparer depuis l’époque où l’homme faisait encore des pâtés dans la boue originelle, il était clair que ça allait être vraiment compliqué.
C’est à ce moment-là que le découragement avait pointé le bout sinistre de son nez. Et il avait montré le reste de sa face blême le lendemain du départ de Morgane. Lorsque Yann s’était retrouvé avec sa mère.
Seul, dans le manoir.
Avec le fantôme des deux hommes qui avaient le plus compté dans sa vie. Et l’ombre de celui qui en avait assassiné un et probablement trahi l’autre. Jacques Morvan.
Celui-ci avait totalement disparu. Où ? Yann n’en avait pas la moindre idée.
La mort de Pierre Kardec, comme Yann l’avait supposé, n’avait pas donné lieu à une enquête. Et, de toute façon, Yann n’en voulait pas. Les comptes qu’il avait à régler il entendait bien les régler lui-même.
Après qu’il eut retiré la Dague de la poitrine de son grand-père, la blessure mortelle qu’elle avait causée avait mystérieusement disparu sous ses yeux. Yann supposait que cela faisait partie des choses inexplicables qui faisaient qu’entre notre monde et l’Autre les conséquences de certains actes, de certains événements, étaient identiques.
Mais ne s’exprimaient pas de la même manière.
Des fantômes errant entre les mondes, des âmes en peine, les Anaons avaient pris la vie de son père en le vidant de sa vitalité comme des vampires. Mais sa mort, en réalité, semblait avoir été causée par un choc hypothermique massif.
Pas d’enquête, pas d’autopsie, aucune explication rationnelle.
Dossier classé.
Idem pour la mort de son grand-père.
La réalité ? Mort assassiné par une Dague magique elfe plantée en plein cœur. Verdict de ce côté-ci du miroir ? Pas de sang, pas de blessure apparente. Un homme âgé, bien qu’en pleine forme, au dossier médical étonnamment juvénile…
Explication rationnelle : infarctus massif foudroyant imprévisible, ayant causé la mort dans les dix minutes après l’attaque cardiaque.
Pas d’enquête, pas d’autopsie.
Affaire classée. Au suivant…
Mais, finalement, c’était mieux ainsi. La finalité, après tout, était la même. Les deux hommes étaient morts et rien ne les ramènerait à la vie. Une enquête aurait été une perte totale de temps, voire pire…
Yann s’imaginait, racontant à la gendarmerie que son grand-père avait été tué par une Dague que sa famille possédait depuis près de mille ans, ayant appartenu à un prince elfe, sur l’ordre d’une femme immortelle capable de se transformer en corbeau. Et ce, trois jours après que son père ait été littéralement dévitalisé par une meute de fantômes dans une forêt du Finistère. Ce qui lui serait sans doute arrivé également si le faucheur d’âmes régional, une sorte de mort-vivant mesurant plus de deux mètres, entièrement vêtu d’un costume traditionnel noir, ne s’était pas miraculeusement interposé…
Bien sûr, Monsieur Kardec. Et vous êtes revenu de New York pour nous raconter ça ?
Franchement, vous auriez mieux fait d’y rester.
Et vous prendrez bien une bolée de cidre pour faire descendre vos psychotropes…
Deux morts ?
Non… quatre.
Car il fallait ajouter le malheureux qui avait perdu la vie en rencontrant une Lavandière de Nuit. Vengé par la dernière bataille livrée par Pierre Kardec. Et le pauvre jeune type qui avait croisé le chemin de la Dame Blanche en rentrant de discothèque.
Les mêmes conséquences entre nos deux mondes. Mais pas les mêmes causes pour les expliquer. Et encore moins d’indices pour que les humains puissent comprendre et accepter les modes opératoires qui leur faisaient prendre ces meurtres pour des accidents de santé.
De toute façon, seul comptait le résultat final : la mort frappait.
Et un seul homme comprenait ce qui se passait réellement.
Yann Kardec.
Même s’il ignorait que ce n’était qu’un début…
Pendant quelques semaines, Yann avait pensé à Jacques Morvan quasiment jour et nuit.
Sa haine pour lui se doublait d’une totale incompréhension.
Pourquoi ?
Les motivations et mobiles de Diane Da’Naãn n’étaient plus un mystère pour Yann. À défaut de les accepter, il avait même fini par les comprendre. Mais pour quelle raison Morvan avait-il assassiné son grand-père ?
C’était comme si un scénariste retors en mal d’inspiration avait sorti d’un chapeau ce coup de théâtre incroyable et inattendu, juste avant de se mettre en congé sabbatique pour une durée indéterminée…
Au bout de quelques semaines, Yann finit par comprendre que non seulement il n’avait aucun moyen de retrouver Jacques Morvan, mais qu’il avait surtout une autre fichue priorité. Retrouver La Clé.
Alors, il se persuada qu’en la cherchant il allait forcément être amené à croiser à nouveau la route de Jacques Morvan.
Et aussi celle de Diane Da’Naãn.
Mais, pour le moment, il n’avait croisé la route de personne. Et il n’avait même pas même un début de piste pour retrouver La Clé…
Tout était redevenu étrangement calme.
Comme si rien n’était arrivé.
Comme si Yann avait effectivement perdu son père et son grand-père à cause d’un triste enchaînement de coïncidences médicales imprévisibles. Deux hommes en bonne santé, mais avec une sacrée dose de malchance. C’était ce qui revenait le plus souvent dans les commentaires attristés des amis de ses parents qui avaient assisté aux deux enterrements. Et qui avaient tenté de venir rendre quelques visites de politesse au manoir dans les semaines qui avaient suivi.
Yann n’avait pas envie qu’on lui fasse des visites de politesse. Il n’avait pas envie qu’on lui dise que ces disparitions tragiques étaient une sorte de loi des séries version familiale.
Un peu comme dans les accidents d’avion, vous voyez…
Yann n’avait surtout pas envie d’une chose. Que lui-même commence à y croire. Et qu’il se mette à ranger la vérité dans un coin de sa tête pour s’accommoder d’une pseudo-réalité.
Après que Morgane eût quitté le manoir et que Yann se fût retrouvé seul avec sa mère, petit à petit, elle se mit à aller de mieux en mieux. Lorsque Yann sentit qu’il pouvait le faire, ils eurent tous deux une longue discussion, qui dura près d’une journée entière. C’était un peu plus d’un mois après la disparition de Jean et Pierre Kardec.
Côté révélations, son grand-père avait rempli une large part du contrat avant de disparaître.
Pourquoi les parents de Yann s’étaient-ils séparés : pour lui épargner — du moins le croyaient-ils — de devenir à son tour une Sentinelle.
Décision aussi douloureuse à prendre qu’inutile, au final.
Pourquoi n’y avait-il jamais eu que des fils uniques depuis près de mille ans dans la famille Kardec ? Parce que cela faisait partie des règles fixées par le Pacte. Et cette règle en particulier était incontournable, même si certains Kardec avaient tenté d’y déroger.
Au mieux, ça se concluait par une stérilité inexplicable du couple après la naissance du premier enfant mâle.
Ou cela aboutissait à des fausses couches à répétition, des enfants mort-nés. Même les relations adultères étaient improductives.
Et il y en avait certainement eu, en mille ans…
À force d’échecs et de souffrances, l’impossibilité de déroger à cette règle devint une telle évidence que plus aucun Kardec n’essaya de passer outre.
Yann avait expliqué à sa mère ce que son grand-père avait pu lui apprendre. Dans les grandes lignes et en gardant une certaine réserve. Car Pierre n’avait pas eu le temps de mettre son petit-fils en garde sur les limites. Celles entre les secrets que les Sentinelles devaient garder pour eux et ceux qu’ils pouvaient partager avec leur propre famille.
Durant cette conversation entre mère et fils, Yann s’était rendu compte que sa mère en savait beaucoup plus sur le rôle des Sentinelles que son grand-père ne lui en avait laissé entendre. Ça pouvait se comprendre, car non seulement Pierre ne vivait pas en permanence avec son fils et sa belle-fille mais, surtout, il était logique qu’ils aient eu leur jardin secret.
Ce que Jean Kardec avait dit à sa femme sur la mission et le rôle des Sentinelles ne regardait qu’elle et lui.
Tout particulièrement sur un plan, comme Yann allait en faire l’amère découverte.
Noël approchait.
Il n’y aurait pas de sapin, pas de décorations.
Ce n’était pas une marque de deuil particulière, tacite, entre Yann et sa mère. Ça n’avait simplement aucun sens. Il n’y avait rien à fêter, aucun enfant à gâter. Pas la moindre raison de sacrifier un arbre pour y accrocher des boules et des guirlandes jusqu’à ce qu’il se dessèche et meure.
Lui aussi…
Anne et Yann étaient assis dans le grand salon, l’endroit qu’elle préférait.
Elle se sentait bien dans la majeure partie du manoir, mais Yann avait compris, depuis son retour, qu’elle ne semblait pas vouloir mettre le pied dans d’autres. Comme dans toutes les très grandes demeures, certains endroits n’avaient pas connu de véritable présence humaine depuis des lustres.
Pourtant, il n’y avait aucune pièce sinistre et poussiéreuse dans le manoir. Ni même de mobilier revêtu de housses blanches. Celles qu’on s’attend à voir s’animer, se dresser, tels des fantômes d’opérette, sous la pâle lueur du premier rayon de lune venu.
Toutes les pièces du manoir n’étaient pas habitées, mais aucune n’était sans âme.
Il suffisait de mettre un peu de chauffage durant quelques heures, quand la saison l’exigeait. D’ouvrir en grand les fenêtres pour chasser l’odeur de renfermé, et on pouvait s’y sentir confortablement installé en un rien de temps.
Ça paraissait un peu étonnant pour une aussi vieille demeure, mais c’était ainsi. Le manoir Kardec n’avait rien d’un manoir hanté. S’il l’était devenu, c’était simplement par l’absence de deux êtres vivants. Celle de Pierre et Jean Kardec.
Et ni l’un, ni l’autre, n’était revenu d’entre les morts pour errer dans le château familial.
Du moins, pas pour le moment…
La grange-bibliothèque dans laquelle Pierre Kardec avait installé son bureau faisait partie des endroits dans lesquels la mère de Yann ne voulait plus pénétrer. Elle contenait quelques-unes des plus belles pièces de sa collection d’art ancien ; dont la magnifique statue polychrome de Guillaume Kardec. Leur ancêtre templier.
La première Sentinelle.
Anne n’avait pas donné de raison, elle ne voulait plus y venir, tout simplement. Yann respectait trop sa mère pour la pousser dans ses retranchements. Il avait quand même sa petite idée sur la question. La grange-bibliothèque était le cœur de l’héritage des Sentinelles, ne serait-ce que par la présence du premier d’entre eux, dont la statue trônait en bonne place près du bureau de Pierre.
Et tous les ouvrages qu’elle contenait, même s’ils n’avaient pas tous pour objet le Pacte et les mystères de l’Autre Monde, ne pouvaient que rappeler à Anne les raisons qui lui avaient arraché son mari et mettaient désormais son fils en danger. Malgré ce que Jean et elle avaient fait pour tenter de l’éviter…
En imaginant ainsi les réticences de sa mère, Yann n’avait pas tout à fait tort, mais il n’avait pas entièrement raison non plus. Il y avait une autre raison qui tenait Anne à l’écart de cet immense endroit, pourtant magnifique, dans lequel on avait par ailleurs la plus belle vue sur le parc qui bordait le manoir.
Et lorsqu’il sut laquelle, le danger s’était abattu à nouveau.
Sur eux deux.
Alors, la grange-bibliothèque était tout naturellement devenue le royaume de Yann. Et pas simplement parce qu’il y cherchait, jour et nuit, la trace de La Clé. Il adorait cet endroit. Il s’y sentait chez lui.
Yann était une Sentinelle.
Anne non.
« Grand-père pensait que tout ça est arrivé en majeure partie parce que papa avait rompu ses engagements vis-à-vis du Pacte. Et toi, tu en penses quoi ?
Anne s’était raidie dans son fauteuil.
Yann avait pris le temps nécessaire pour que cette déclaration difficile sorte de sa bouche. La conversation entre sa mère et lui durait déjà depuis plusieurs heures. Ils s’étaient dit beaucoup de choses que Yann savait déjà, mais il était important que sa mère les valide. Ne serait-ce que pour qu’il se convainque lui-même qu’il n’avait pas rêvé tout ce qui s’était passé depuis son retour, et qui tenait d’ailleurs beaucoup plus du cauchemar que du rêve…
Mais Yann n’arrivait toujours pas à admettre que son père ait pu être le responsable des événements tragiques ayant causé sa mort, celle de son grand-père, et en dommages collatéraux celle de deux pauvres types qui n’avaient absolument rien à voir là-dedans.
Pour savoir si Anne Kardec croyait, elle aussi, que son père avait vraiment porté sur ses épaules ces responsabilités dramatiques, Yann n’avait qu’un seul moyen, aussi douloureux soit-il.
Lui demander.
Anne garda le silence pendant un temps qui parut interminable à Yann. Mais il ne fit rien pour le rompre. Ce ne fut pas facile, mais il savait que son silence, et le fait de laisser à sa mère la maîtrise de lui fournir la réponse qu’il attendait, étaient le prix à payer. Au moment où il commençait à se dire que cette réponse ne viendrait pas, Anne reposa sa tasse de thé, dont elle grattait nerveusement l’anse, de la pointe du pouce, depuis qu’il avait jeté son pavé dans la mare.
Et elle regarda son fils droit dans les yeux.
Ceux d’Anne étaient magnifiques. Son visage avait subi le choc des épreuves qu’elle venait de traverser, mais ses yeux avaient gardé toute la magie et la beauté qui avaient conquis le cœur du père de Yann dès le premier regard. Et probablement celui de beaucoup d’autres hommes, même si elle n’avait jamais aimé que son mari.
– Ton grand-père avait tort de penser cela. Mais on peut comprendre qu’il l’ait cru, dit Anne simplement.
– Mais il m’a dit que certains choix que papa avait faits ont précipité le cours des choses et ont été vécus comme une trahison par…
Yann avait encore du mal à prononcer certains mots devant sa mère. Autre Monde en faisait partie, tout comme Le Pacte ou La Clé. Pour ce qui était de La Clé, ça pouvait se comprendre car il savait que la retrouver était sa quête et non celle de sa mère. Mais personne ne lui avait fait part — en l’occurrence son père ou son grand-père — de ce qu’il avait le droit de révéler, y compris à sa propre mère, et de ce qu’il avait le devoir de taire. Et pour une simple raison, ni l’un, ni l’autre n’en avaient eu le temps…
Essayez, dans ces conditions, de respecter un serment que vous n’avez même pas officiellement prononcé…
Anne ne laissa pas à son fils le temps de s’interroger à nouveau sur ce sujet.
Sa réponse fusa tandis que ses yeux flamboyaient.
– compromissions