À la mémoire de Jacques Van Herp et Albert Van Hageland
qui aimaient ces histoires.
Remerciements :
Merci à Christine Louveau de la Guigneraye, Elisabeth Willenz,
Danielle Schlencker, Dominique Pinson, Marguerite Deschamps, Isabelle Lutten.
Merci à Emmanuel Racy, Jacques Tomasini, Gérard Pradet, Marc Hermant,
Philippe Louveau de la Guigneraye, François Ducos, Bernard Terrades,
Jean-Damien Bastid, Olivier Ancel, Julien Guerry, Jacques Noël,
Thierry Unal de Capdenac, Philippe Mellot, David Stuart Smith.
On a souvent dit, bien à tort, que Harry Dickson était un détective de l’occulte. D’ailleurs, l’intéressé ne peut évoquer l’extraordinaire sans parler de folie, une façon comme une autre de vouloir ramener le tout à l’échelle humaine, vers « l’homme sorti de sa norme » disait Jules Lermina dans ses Histoires incroyables (1885). Ce fantastique-là, car la série baigne cependant pour une large part dans le fantastique, n’a pas de vrai vampire, pas de vrai loup-garou, et s’il y a quelques rares spectres ou morts-vivants, c’est par inadvertance. Aussi faut-il s’entendre sur le contenu du fantastique en question. Si le surnaturel est quasi absent, que reste-t-il ? De supposées aberrations de la nature, quelques prodiges d’une science infernale, des détails insolites qui chagrinent, un renversement des valeurs où l’illogisme est roi, des impressions singulières difficiles à formuler, et un lecteur bien obligé le plus souvent, de se fabriquer son fantastique. Car c’est avant tout une affaire personnelle, d’interprétation, dans laquelle le fait de suggérer, de montrer le moins possible stimule l’imagination, celle-ci devenant alors comme folle. Elle échafaude l’inimaginable, et détourne le récit à son profit. On entre dans une auberge de l’éventualité, de la perplexité, où sont servies des propositions aptes à repousser les limites du vraisemblable, et laissant au final un aussi volontaire que subtil goût d’inachevé. Le détective passe alors par des réponses évasives ou insatisfaisantes qui ajoutent à la confusion : « Je vous le répète, nous n’avons levé qu’un pan du voile du mystère, et ce mystère reste encore à peu près inviolé, car tout ceci n’est qu’hypothèses… » (Le Temple de fer, HD 93). Quand le fantastique ne semble pas vouloir refluer sous l’action du simple raisonnement, Dickson met fin au trouble de façon radicale, en employant les grands moyens : des bombes d’avion dans l’affaire du Lit du Diable. Il supprime le problème, mais n’apporte pas de réponse franche et définitive quant aux origines du phénomène, se retranchant derrière un savoir qui ne lui appartient pas en propre, tiré d’archives privées ou de celles du British Museum. Le fantastique naît surtout de l’incompréhension, car les choses ne sont plus ce qu’elles devraient être.
La notion d’incertitude grossit l’éventuelle menace contre laquelle il est difficile de lutter, n’étant pas vraiment ou pas du tout définie. Jean Ray la désigne par un pronom personnel masculin : Il (en italiques) [Le Châtiment des Foyle, HD 114] ou « ils » (entre guillemets) [Les Vengeurs du Diable, HD 68], une formule qui deviendra dogme quelques années plus tard, dans le liminaire de La Cité de l’indicible peur (Bruxelles : Les Auteurs Associés, 1943), fort justement intitulé « ILS… » (entre guillemets) : « …il parlera à mots couverts de la vision prophétique, et désignera les fantômes bâtisseurs de geôles de fumée, du mot plein de terreur et d’incompréhension : « Ils… » […] Les montagnards des Cheviots quittent leurs maisons de rondins de chêne et se joignent aux fuyards, annonçant l’atroce venue d’Ils… Qui sont-ILS ? On ne le saura jamais, mais les estafettes de la grande peur, meurent sans dévoiler leur effroyable secret. » Cette impression d’affronter le vide, Harry Dickson la ressentira dans Les Blachclaver (HD 111), où le détective « aurait voulu pouvoir se dresser contre un ennemi tangible, mais partout où son esprit s’aventurait déjà, cherchant une piste, il se heurtait à des ombres, à des rumeurs indécises, à un néant farouche ». Dickson est au comble de la tension lorsqu’il débute son enquête sur Les Mystérieuses Études du Docteur Drum (HD 99). Pourtant il ne s’est encore rien passé, et seulement guidé par le vague pressentiment d’un péril, il attend que survienne quelque chose de terrible dont il ignore tout. Commence alors « La chasse au néant » (Titre du chapitre 3) : « Je marche en rond et dans le noir, écrit le détective. Où que je me tourne c’est le néant. Je ne sais plus ce que je recherche. Si je me trouve un jour en face du Dr Drum lui-même, je ne saurai franchement quelle contenance garder. Je ne l’accuse de rien et pourtant je le cherche et je le poursuis. C’est le néant… et pourtant ce néant m’observe, contrôle mes actes, suit mes allées et venues. […] Allons, à l’ouvrage. Débrouillons-nous avec le néant, armons-nous de nos pauvres moyens humains : notre intelligence et notre patience. Peut-être qu’au bout du pire néant, le tangible se retrouvera. » Le danger indéfini, quintessence de tous les périls, a son existence propre. La peur se passe alors de cause précise, devient entité et s’écrit en italiques ou prend majuscule, ce que résume parfaitement Harry Dickson au détour d’un chapitre de La Maison hantée de Fulham Road (HD 92) : « Tom nous avons eu peur ! Peur comme tous les précédents locataires. C’est la peur, Tom, la Peur avec une majuscule, la peur extériorisée si vous voulez, abstraite. Mais la peur… et c’est terrible, je le reconnais. »
La menace peut avoir un visage rassurant, et l’on doit surtout chercher l’anomalie dans un milieu cachant son hostilité sous des dehors insignifiants, parfois chaleureux. C’est le gentil voisin, dont la vie entière est faite de labeur, qui tout à coup complote contre la sécurité du monde. Alors, victime d’un délire paranoïaque, chacun voit le monstre à sa porte. La répétition de faits anodins devient suspecte, et les choses commencent à se dérober à la raison. Jusqu’aux éléments naturels, la pluie, le vent, la neige, s’abandonnant sans retenue. Le fantastique des Harry Dickson est celui d’un moment d’indécision crépusculaire, sans rupture mais avec exagérations, celui qu’exprime les bégaiements de l’Olimpia d’Hoffmann, plus tout à fait un automate et pas encore une personne.
Si tout ce qu’on vient de dire est surtout la marque rayenne, il ne faut pas pour autant en conclure que le fantastique est totalement absent de ces récits avant l’arrivée de Jean Ray. Seulement, il est effectivement rare et se fait très discret. Ses timides incursions n’ont rien de caractérisé, de délibéré, et il convient de découvrir les indices d’un fantastique allusif ou interrompu. À cet égard, Le Rajah rouge (Aus den Geheimakten des Welt-Detektivs n° 92 : Der Blutkönig von Indien, 20 octobre 1908), n° 26 de la série Harry Dickson et cinquième épisode de la sous-série « Le Professeur Flax, monstre humain », illustre le propos et accessoirement nous renseigne sur certaines sources où puisèrent les auteurs berlinois. Le premier chapitre de ce fascicule, intitulé « Le Hollandais volant », présente de troublantes analogies avec « Le Vaisseau fantôme » (« Die Geschichte von dem Gespensterschiff », 1826) de Wilhelm Hauff (1802-1827), un classique de la littérature allemande. Pendant longtemps, les contes orientaux de Hauff seront proposés aux jeunes lecteurs, et en ce début de XXe siècle on connaissait forcément l’aventure survenue à ce jeune homme de Bassorah, qui fit naufrage et trouva refuge sur un bateau hanté où l’attendait une scène d’horreur. Le même spectacle morbide s’offrira aux yeux de Harry Dickson, mais alors qu’il y avait une ancienne malédiction chez Hauff, le détective, lui, dévoilera une mise en scène de son ennemi Flax. Il semblerait bien que l’auteur inconnu du Rajah rouge ait eu l’intention de coller au plus près de son modèle, adoptant d’abord le fantastique, puis se ravisant, comme si les règles strictement rationnelles du récit policier se rappelaient à son bon souvenir. Alors, il continuera son chemin, feignant d’ignorer que son intention première était tout autre, laissant une formule injustifiée, en contradiction avec la suite : « aucun de ces morts ne semblait appartenir à un navire des temps modernes. On les aurait plutôt pris pour des mariniers d’un siècle passé, tellement leur accoutrement rappelait les coureurs d’aventures d’antan. » Ces marins fantômes d’autrefois n’ont effectivement plus rien à faire ici. Et si le moindre doute subsistait quant à l’emprunt, confirmation nous est donnée par la couverture de Roloff dont l’essentiel est un démarquage de la lithographie de W.F. (dessin) et R. Brend’amour (graveur), illustrant « Le Vaisseau fantôme » de Hauff dans une édition allemande parue vers 1890. La composition représente notamment le pont d’un navire jonché de cadavres, celui du capitaine fixé au mât par un énorme clou lui transperçant le crâne. Emporté par son élan à recopier le modèle qu’il a sous les yeux, Roloff lui fait tenir une épée dans la main droite, alors qu’il n’en est pas du tout question dans l’aventure de Harry Dickson, et, pensant que cela n’a pas davantage d’importance, ajoute quelques barbus « habillés à la turque » qu’il nous faudrait prendre pour des Chinois.
Autre bouffée de fantastique avec le fascicule n° 32, intitulé Le Musée des horreurs (Aus den Geheimakten des Welt-Detektivs n° 97 : Im Leichenpanoptikum, 24 novembre 1908). Alors que des jeunes femmes sont mystérieusement enlevées dans les rues de Londres, le fiancé de l’une d’entre elles raconte à Harry Dickson qu’il vient de s’évader d’une maison où se donnait un bal infernal : « À la grande porte se tenaient deux laquais. Ce n’étaient pas des hommes, c’étaient des singes en livrée. […] Dans la salle de bal il y avait un tas de monde, mais ce n’était pas des gens de notre époque. Ils portaient de hauts cols, d’étranges jaquettes et d’encore plus singulières culottes ; ils tenaient sous leurs bras de vilains chapeaux. […] Ces gens dansaient comme s’ils avaient du plomb dans les jambes. Mais quelle cadence ! Tous faisaient les mêmes pas mesurés, irréprochables, aussi bien les cavaliers que les dames. Il y avait de bien belles femmes, et d’adorables jeunes filles, mais pâles, livides comme des mortes ! Et tous gardaient le silence, personne ne riait, aucun cavalier n’échangeait un mot avec sa partenaire ! Tous dansaient dans ce terrible silence, sans qu’aucun muscle de leurs visages ne bougeât. Mais je vis tous leurs yeux fixés sur moi, ces yeux terribles et morts, comme s’ils voulaient dire : Ah, ah ! encore un qui est des nôtres ! Un de plus qui prend part au premier bal avant qu’on nous le présente ! » « Ah ! ah ! », c’est ce que répond invariablement la belle Olimpia à l’étudiant Nathanaël qui danse avec elle toute la soirée, au bal donné par le professeur Spalanzani. Cette scène mémorable appartient à « L’Homme au sable » (« Der Sandmann », 1815), une des nouvelles fantastiques les plus célèbres de Hoffmann (1776-1822). On sait toute l’importance de l’automate chez les Romantiques allemands, ce simulacre imitant à merveille l’homme, manifestement trop pour que cela reste rationnel. Le Musée des horreurs fait écho à « L’Homme au sable », Olimpia aux mains glacées étant remplacée par tout une assemblée d’automates, et on ne peut que reconnaître dans le sculpteur fou Giovanni Zampa, la figure de Giuseppe Coppola alias Coppelius. Bien sûr, il y a d’autres différences notables, apportées par le contexte criminel de l’aventure de Harry Dickson : si Olimpia est une créature totalement artificielle, les automates de Zampa ne sont pas des poupées de cire, mais des êtres humains assassinés puis embaumés, et enfin pourvus d’un petit mécanisme leur permettant d’exécuter quelques pas de danse. À l’issue de l’aventure, on comprend parfaitement pourquoi Harry Dickson, qui n’est pas encore un habitué du fantastique, est saisi d’une violente migraine et s’entoure la tête d’un bandeau imbibé d’eau de Cologne.
Rappelons que la série Harry Dickson initiale est parue de 1929 à 1938, et compte 178 fascicules. Après s’être contenté de simplement traduire ou adapter les histoires du n° 37 au n° 62, Jean Ray se comporte en auteur à partir du chapitre VI du fascicule 63, intitulé L’Effroyable Fiancé (avril 1932)1. Pourquoi a-t-il radicalement changé de méthode, délaissant la traduction au profit d’une suite inventée de toutes pièces ? Bien malin qui pourrait le dire. Bien sûr, certains ont avancé, disant se référer à ses propos, qu’il était las de s’échiner sur de mauvais textes. Des scrupules bien tardifs de la part de quelqu’un dont le travail restait, après tout, anonyme. Quoi qu’il en soit, Jean Ray a notamment changé le titre de l’ultime chapitre traduit, le V, remplaçant le banal « Qui était-ce ? » par « Le refrain de la Banshee ». Si ce n’est pas un appel au fantastique… qui ne viendra pas. Bien avant Le Vampire qui chante (HD 117), l’auteur montre qu’il a le sens de la formule, et déjà l’essentielle référence au théâtre : « et maintenant je vais vous dire au revoir, le régisseur va frapper les trois coups pour la scène finale. » Les personnages sont rarement ce qu’ils paraissent, et jouent des rôles pour mieux cacher leurs turpitudes. On en vient à se méfier de tout le monde, et cela va du bedeau au bourgmestre, du boulanger à cette trinité de mercières qui, telles des Gorgones, n’attendent que le moment propice pour immoler leur voisin. Il y a aussi les mots, ces mots assénés, parfois désuets, suggérant davantage qu’ils ne disent, désireux de nous entraîner là où tout est possible. C’est une mise en condition qui peut intervenir dès les premières lignes, comme dans le préambule du Temple de fer : « Rarement, devait avouer Harry Dickson, je me suis trouvé en face d’un problème plus angoissant, car l’impossible, l’invraisemblable, le fantastique s’y côtoyaient à tout instant. Du premier au dernier jour, je me crus plongé dans un vaste cauchemar et, à certains moments, j’eus l’impression que ma raison allait sombrer. La science fut mise au défi et, si elle a éclairé certains points, elle n’a cependant pas levé tout à fait le voile du mystère. » Autrement dit, on ne sait plus à quoi s’en tenir, et c’est peut-être là que réside l’âme des Harry Dickson. Ils bénéficient également d’un décor baroque, si captivant qu’il en viendrait parfois, paradoxalement, à pouvoir se passer de l’histoire proprement dite. Ainsi, l’auteur fait un usage immodéré d’un contexte climatique exacerbé, rappelant à l’homme son impuissance, sa futilité, et sans lequel les aventures de Dickson seraient totalement insipides ou bien n’auraient pas lieu : « Une nuit de rêve pour une expédition comme la nôtre, Tom, dit Harry Dickson ; je ne comprends pas qu’une nuit d’aventures qui se respecte puisse se passer de pluie, de vent et même de coups de tonnerre. » (Le Loup-Garou, HD 140). Les éléments naturels sont une sorte de révélateur du crime, et le détective a pour habitude d’enquêter selon les cas, sous une pluie battante, un vent soufflant en tempête, au cœur d’une tourmente de neige, dans un brouillard à couper au couteau et, chose plus rare, sous une canicule accablante. Pareil plateau a aussi besoin de ses « hallebardiers », que sont les foulques, les insolentes barges rouges, les pies de mer au gilet blanc et noir, les grèbes luisants, les sombres stercoraires, les maubèches, sans oublier « les tadornes [qui] passent invisibles, mystérieux, formidables, entraînant peut-être dans leur sillage, l’ombre meurtrière d’un aigle des Grampians ».
D’autre part, la muraille qui circonscrit un monde mal connu, permet également d’identifier le récit dicksonien de Jean Ray, et dans La Nuit du marécage (HD 174) sa singularité réside dans le fait qu’elle est là non pas pour protéger ses habitants, mais les gens de l’extérieur. Un mur ininterrompu de quatre kilomètres de long, avec une seule porte d’entrée, ceinture un immense domaine composé d’un manoir, d’une forêt compacte et de quelques pâturages. En ce lieu clos, fermé aux étrangers, vit depuis vingt ans une singulière Lady friande du sang frais des évadés du bagne voisin, qu’elle égorge à belles dents. L’ogresse est une géante dépassant les deux mètres, autrefois attraction de foire, et dont un hobereau tomba follement amoureux. On rencontre dans Le Temple de fer un savant qui voulait atteindre la Lune, un autobus évanoui à la Léon Groc, une pie bavarde comme un perroquet, et, au fin fond de la campagne galloise, un immense temple souterrain dédié à Moloch, où rampent deux pseudo Sélénites. Ces récits sont une variante du monde caché que l’on côtoie sans le savoir. Le Lit du Diable (HD 147), chef-d’œuvre de la série, en est le plus bel exemple. Dans un coin désolé de la chaîne des Grampians, il existe une antique cité souterraine au secret jalousement gardé. Les promeneurs trop curieux meurent dans de regrettables accidents, ou sont donnés en offrande au démon Baal, une ignoble créature ressemblant à un crapaud. Il s’échappe parfois de ces profondeurs quelques animaux cavernicoles guère plaisants à voir, comme ces « canards de l’enfer » aveugles, au plumage remplacé par un « véritable cuir, solide comme un bouclier », et des hommes aussi, albinos aux yeux rouges venus respirer l’air de la surface. Dickson se hasarde dans une explication qui en vaut bien une autre : la macrobiotique — ce terme n’a plus tout à fait le même sens aujourd’hui — ou la science de prolonger quasi indéfiniment la vie. À Babylone, afin d’échapper à la vindicte de Nabuchodonosor, les prêtres de Baal prirent le chemin de l’exil, choisissant de s’installer dans un volcan éteint. Leurs pérégrinations souterraines les auraient conduits sous les Grampians où ils développèrent leurs recherches sur un élixir de longue vie. Pour ce qui est du dieu monstrueux, ce ne serait — si l’on peut dire — qu’un animal antédiluvien. À côté de tout cela, la présence d’un homme-singe, dans un rôle de serviteur, passe presque inaperçue.
L’homme existe et le singe aussi. En conséquence, la créature hybride de l’homme-singe ne pose pas davantage de problème au détective, quant à son existence, qu’un bardot ou un mulet. Il convient toutefois de préciser que pareil phénomène n’est pas, dans la série, le résultat d’un monstrueux accouplement. Cela aurait été inconvenant, vu la nature de la publication. Il y a bien l’exception de cette femme sans scrupules qui dans Le Monstre blanc (HD 73), « trouva une mort hideuse » alors qu’elle tentait de « séduire par son charme féminin » la créature mi-homme mi-bête, aux « deux bras terminés par des griffes fantastiques, longues et luisantes comme des lames ». On n’en saura pas davantage. Les cas d’homme-singe proposés par Les Vengeurs du Diable (HD 68), Les Étoiles de la mort (HD 88) et Le Mystère malais (HD 156) sont soit la conséquence de la maladie ou le résultat d’une expérience scientifique, soit l’exemple d’une évolution naturelle. C’est peut-être difficile à croire, mais il n’y a là rien de surnaturel. La bande des Vengeurs du Diable est à la solde d’un célèbre orientaliste belge, convaincu d’être devenu la réincarnation de la terrible divinité Hanuman. Sa folie et, surtout, son nouvel aspect physique l’en persuadent. Lors d’un séjour aux Indes anglaises, il a contracté un mal mystérieux qui le transforma en créature simiesque, l’obligeant à raser une pilosité envahissante et à cacher les griffes de ses mains dans des gants noirs. Cette histoire est également l’occasion pour Jean Ray — on le devine sous l’identité de l’écrivain et marin flamand Edward Van Buren — de régler des comptes avec quelques notables de sa région, responsables selon lui de ses récentes misères. L’homme-gorille des Étoiles de la mort était au départ un étudiant auquel un savant sans scrupules greffa divers éléments d’un anthropoïde, afin de développer sa force physique. Des effets secondaires donnèrent au sujet l’apparence d’une bête épouvantable, et son puissant cerveau humain n’aspirait désormais qu’à se venger, utilisant pour cela des chimpanzés incendiaires, fumant des cigarettes de tabac noir. Dans Le Mystère malais, la Belle et la Bête tuent de concert. Au plus profond de la forêt malaise, leur milieu naturel, les Darkaners sont déjà terrifiants. Alors que dire lorsque les derniers de cette race arpentent la campagne anglaise, ivres de vengeance ? Les hommes, « aux trois quarts singes », portent la mort avec eux, mais il faut tout autant, sinon plus, se méfier de leurs femmes dont l’humaine beauté, des plus étourdissantes, égale leur cruauté.
Cette dualité que nous venons de voir, marquée par le dénominateur singe, a sa variante mythologique, régulièrement ponctuée par une interrogation. Il en va ainsi dans La Résurrection de la Gorgone (HD 163), où la sublime et diabolique Euryale Ellis cache soigneusement un aspect de ses origines, de son métissage, devraiton dire. Après sa mort violente, l’autopsie révélera quelques anomalies dérangeantes, comme ces singulières protubérances à tête serpentine, sous son épaisse chevelure, et à ses pieds, des griffes de fauve. Était-elle liée aux légendaires Gorgones2 ? Dickson se pose la question, sans y répondre. En tous cas, pas de trace d’imposture, et une grande perplexité que le détective éprouvera à nouveau en présence des homoncules d’On a tué Mr Parkinson (HD 175) : l’un en forme de marmite et l’autre à tête d’âne. Simples phénomènes de cirque ou demi-dieux aztèques ? Peut-être les deux. La mythologie est encore mise à contribution avec L’Énigme du Sphinx (HD 177), car il est bien question de la fabuleuse créature composite, à la fois homme et animal. Ce récit est une manipulation crapuleuse, sous couvert de faux fantastique devenant en partie vrai dans une ultime pirouette. Une fois de plus, Harry Dickson reste songeur : « Au fond des plus insensées comédies sort une part de vérité, murmura-t-il. Comme en tant de choses, je suis obligé de citer, en conclusion à cette aventure, ces mots éternels : qui sait ? ». Et on pourrait ajouter cette réflexion que Villiers, l’indispensable Villiers de l’Isle-Adam, place dans la bouche du Dr Tribulat Bonhomet3 : « Car, en admettant, même, que les faits suivants soient radicalement faux, la seule idée de leur simple possibilité est tout aussi terrible que le pourrait être leur authenticité démontrée et reconnue. »
L’Étrange lueur verte (HD 69) renoue avec la tradition hoffmannienne de l’automate qui dépasse sa condition, étant doté, semble-t-il, d’une parcelle de vie. L’illusion est si parfaite que la copie se confond avec le modèle, à tel point que Dickson, croyant avoir affaire à un usurier de sa connaissance, ne voit pas tout de suite dans son agresseur une copie mécanique, répétant d’une « abominable voix de crécelle » : « Je vais te tuer, Dickson… Dickson, tu vas mourrrir… mourrrir. » Le détective est maintenant prévenu, mais il sera tout de même surpris quand, quelque temps plus tard, un autre Harry Dickson, véritable brute de fer, tentera de l’étouffer entre ses bras.
On l’a dit, le surnaturel s’invite parfois, donne un court spectacle et disparaît sans que le récit en soit nullement affecté. Ainsi, dans Le Mystère de la forêt (HD 90), une histoire d’espionnage allemand, somme toute assez banale, Dickson et Tom Wills sont témoins à l’institut médico-légal de Londres d’une scène dont on cherchera vainement la plus petite explication : « Là-bas, la porte de la morgue était ouverte, livrant passage à un cortège fantastique, abominable. Tous les morts, dans leurs suaires humides, s’avançaient en une silencieuse théorie dans le couloir. Certains étaient tout proches. Tom vit leurs mains livides et décharnées jaillir des linceuls et se tendre vers lui comme des griffes. Il y en avait dont le drap mortuaire était troué à l’endroit des yeux, et le jeune homme, horrifié, y voyait luire des prunelles sanglantes, brasillant d’un feu farouche. Chez d’autres encore, le suaire ne recouvrait plus la face, et des têtes de mort grimaçaient de toutes leurs dents déchaussées. » Cette action cauchemardesque aboutissant à l’enlèvement du détective et de son élève, retenus ensuite prisonniers en Allemagne, on en déduit une manigance humaine, mais laquelle ?
Le fantastique selon Harry Dickson, subtil ou carrément grotesque, est donc celui d’une réalité improbable, bien plus déstabilisante que le surnaturel qui est affaire de croyance. La version « occulte » a au moins le mérite de clore le débat. Ici, on reste dans l’expectative, l’interrogation demeure, le malaise aussi. Si ce fantastique emprunte parfois aux mythologies et légendes, c’est pour créer une distorsion du réel, afin de faire naître le doute dans l’esprit du lecteur. L’explication finale se veut rationnelle, mais ne prouve rien, remplaçant une extravagance par une autre, et l’on se dit que le mystère fantastique est toujours plus séduisant que sa résolution qui ne pourra jamais se hisser à hauteur d’espoirs non formulés. Esprit positif, Harry Dickson sait qu’il n’a aucune raison de craindre de vaines créatures de l’au-delà, et la Terre porte suffisamment de monstres, autrement dangereux, pour légitimer sa raison d’être.
François DUCOS
1. On se reportera utilement à la présentation de Harry Dickson – 1 (Belgique, Kuurne : Amicale Jean Ray, 2004) qui recueille en fac-similé les fascicules attestant d’une manière ou d’une autre l’intervention de Jean Ray.
2. Euryale, la Gorgone, sera au centre du roman Malpertuis (Bruxelles : Les Auteurs associés, 1943) de Jean Ray.
3. In « Claire Lenoir – Histoires moroses », Revue des Lettres et des Arts (1867).
Harry Dickson et Tom Wills marchaient côte à côte dans les rues désertes de Pimlico que le brouillard noyait de ses vapeurs blafardes. Pas d’autre bruit que celui de leurs pas, et pourtant, le maître avançait avec circonspection, sans adresser la moindre parole à son élève. Consigne : silence et vigilance. Tom suivait, tous nerfs tendus, guettant le danger qui pouvait surgir de la nuit. Parvenu au bout de Neptune Lane, Dickson consulta rapidement un plan qu’il avait sorti de sa poche puis tourna sur la gauche d’une façon résolue, s’engageant dans un moignon de rue au pavage luisant. Arrivé devant une maison qui gardait un air d’ancienne majesté avec son avancée à colonnes et son escalier bordé de vasques en marbre, il échangea un signe de connivence avec Tom et poussa la porte dont la serrure n’avait guère résisté à ses ouistitis1.
Les deux hommes pénétrèrent dans le vestibule de l’antique demeure. Après quelques pas, ils s’immobilisèrent, scrutant les ténèbres.
– Attention ! là !
Tom Wills avait saisi le bras de son mentor et désignait d’un doigt tremblant une forme sombre allongée sur le sol. Harry Dickson se pencha et souleva la tête d’un homme, un Chinois, qui gisait là.
– Chong-Ping ? dit-il. Chong-Ping, m’entendez-vous ?
– Pas de réponse.
– Il est mort, Maître ?
– Non, Tom, seulement stupéfié. Il semble qu’il ait été plongé dans un profond sommeil cataleptique. Qui sait quelle drogue a été utilisée pour…
Dickson s’arrêta brusquement, les yeux tournés vers l’extrémité de la pièce.
« By Jove ! que fait donc ce rat ? Regardez, Tom ! »
Un énorme rongeur au pelage sombre, en effet, fourrageait éperdument dans des liasses de vieux journaux qui formaient une couche assez épaisse et masquait le mur du fond sur une certaine hauteur. Il les dispersait à grands coups de patte, grattant à droite et à gauche, fouillant le sol avec ardeur.
– S’en donne-t-il du mouvement, s’exclama Tom Wills. Que peut bien faire ce gros gaspard ? Il ne doit pas espérer découvrir ici une miette de fromage ou de…
Un grand fracas lui coupa la parole. Le rat avait fait un bond en arrière, dans un nuage de poussière. Un souffle d’air humide envahit le vestibule. L’apprenti détective éternua.
« Pouah ! ça sent la cave ici, maintenant… Qu’est-ce que c’est que cela ? »
À force de gratter la muraille et le sol, le rat avait fait écrouler une grande croûte de ce mortier qui recouvre ordinairement la brique des murs intérieurs des maisons. Une fente assez élevée, et qui allait en s’élargissant vers le bas, s’ouvrait maintenant au fond du vestibule. Le rat, remis de son émoi, se hasarda jusqu’à elle, y fourra son museau et renifla longuement. Puis, après avoir tourné la tête avec inquiétude du côté des intrus, il fit volte-face et détala.
Harry Dickson s’approcha à son tour de la fissure et, ébranlant avec ses mains ce qui restait de mortier tout autour, il parvint à l’agrandir suffisamment pour y passer la tête et les épaules. Par cette fente, il aperçut une lumière pâle, verdâtre, qui semblait venir de très loin à travers une couche épaisse de ténèbres.
– Mickey Mouse, mon ami, ricana-t-il, tu viens de nous rendre un fameux service.
Et comme son élève, intrigué, le regardait sans comprendre, il expliqua :
« Cette charmante bestiole n’a pas moins fait que de découvrir le souterrain que je venais chercher en pénétrant dans cette demeure, abandonnée seulement en apparence. Un souterrain très large et très long. Je vois une lumière, là-bas, à perte de vue. My boy, j’ai idée que la clef de l’énigme se trouve quelque part au bout de cette galerie. »
Il sortit alors son calepin de sa poche et en arracha une page qu’il couvrit de quelques lignes avec son stylo plume. Puis, l’ayant posée en évidence près du corps du Chinois, il ajouta :
« Goodfield trouvera mon message en arrivant. Il ne devrait plus tarder, maintenant. Mais nous n’allons pas l’attendre. Nous nous passerons de lui et de ses hommes. En avant, Tom ! »
Dès que les détectives eurent franchi la brèche, Dickson, marchant fermement le premier à la découverte, s’engagea dans le souterrain. Sur ses pas, Tom Wills avançait avec précaution, le cou tendu et tâtant le sol de la pointe de ses bottines.
Pendant un bon moment, la galerie fila toute droite, descendant légèrement. Sous les pieds, on sentait le sol uni et résistant, pavé de larges dalles régulières. Malgré la lueur qui venait de loin et qui semblait reculer à mesure que nos deux héros avançaient, il ne faisait pas assez clair pour distinguer quelque chose dans le souterrain. Dickson alluma un instant sa torche électrique, puis il l’éteignit, après avoir examiné rapidement les lieux, son examen ne lui ayant rien révélé d’intéressant. À droite et à gauche, les parois étaient lisses, sans ouverture, taillées à même la pierre. Tom pensa confusément que cette galerie pouvait être une carrière abandonnée dont on avait jadis extrait la pierre utilisée pour les plus anciens monuments de Londres.
Les détectives progressaient sans mot dire, guidés par la lueur lointaine. Il fallut un bon quart d’heure de marche pour arriver à l’endroit où le sol et les parois du souterrain étaient baignés d’une clarté verte. Là, une surprise les attendait : la lumière ne venait pas d’en face, mais tombait d’en haut, à travers une grille envahie par la végétation, comme le soupirail d’une cave.
Ils levèrent la tête et mesurèrent du regard la hauteur à laquelle était placée la grille. La galerie s’enfonçait profondément sous terre, et il y avait bien vingt pieds du sol à la voûte. À travers les barreaux, on apercevait des slums découpés sur le ciel. Vraisemblablement, le souterrain se trouvait sous les rues les plus pauvres de Pimlico.
En essayant d’avancer, droit devant eux, les détectives se heurtèrent à un mur. Harry Dickson réfléchissait. Tom Wills regardait autour de lui : comment supposer que la galerie s’arrêtait ainsi brusquement sous terre, devant une muraille sans issue ?
Tout à coup, le maître poussa un cri :
– Là, Tom, regardez ! Il y a un passage.
Il montrait à droite un couloir plus étroit et en contrebas. On y accédait par trois marches glissantes, et ce couloir était marqué, de place en place, tous les cent pieds environ, par des nappes de clarté qui tombaient de la voûte. C’étaient évidemment des prises de jour, comme celle qu’ils avaient au-dessus de leurs têtes. On ne pouvait les compter toutes, de l’endroit où ils se trouvaient, ni évaluer les distances, parce que le nouveau souterrain n’était pas en ligne droite, comme l’autre. On apercevait vaguement des coudes, des sinuosités, et peut-être d’autres couloirs venaient-ils s’embrancher sur le premier.
– Qu’importe ! décréta Dickson, il faut avancer quand même. Forcément, cela nous conduira quelque part. Hardi !
Il descendit résolument dans le couloir et Tom le suivit, frissonnant à la pensée de passer la nuit dans cette prison humide et sans air.
La nouvelle galerie était très différente de celle qu’ils avaient suivie jusqu’ici : ce n’était plus un tunnel régulièrement taillé dans la pierre, mais une sorte de tranchée, étroite et basse. À chaque instant, les pieds s’embarrassaient dans des éboulis de terre ou de décombres. La lumière qui tombait de distance en distance par des fentes éclairait un sol inégal et tortueux, rempli d’obstacles.
– Évidemment, fit observer le détective, il n’y a pas besoin de boussole pour voir que nous ne marchons pas dans la même direction que tout à l’heure. Je ne sais pas très bien où nous allons, mais je crois que nous tournons le dos à la Tamise. »
La galerie faisait des coudes brusques et des détours compliqués. Il y avait aussi, à droite ou à gauche, d’autres tranchées plus petites qui s’ouvraient soudain dans l’obscurité. Mais comme elles étaient tout à fait sombres, nos héros n’osaient pas s’y engager, marchant toujours vers la lumière.
Brusquement, Harry Dickson ordonna :
– Halte ! pas un pas de plus !
Juste à cet endroit, le tunnel s’arrêtait court au ras d’un escalier circulaire. Tom Wills y aurait certainement dégringolé sans la mise en garde de son mentor.
« Voyons où mènent ces marches, décida ce dernier. Du nerf, my boy !
La vis de pierre ne semblait jamais vouloir finir dans la clarté trouble de la torche rallumée qui combattait sans grande victoire la horde farouche des ombres. Enfin, elle se termina et nos deux héros se retrouvèrent dans un couloir si étroit qu’ils durent marcher de biais pour le franchir.
Longtemps, ils progressèrent l’un derrière l’autre, à la lueur de la petite lampe électrique qui les guidait vaille que vaille. Finalement, ils atteignirent les bords d’un puits. Un câble d’acier, assujetti à un fort crochet scellé dans la pierre au-dessus de leurs têtes, pendait en son centre. Hardiment, Harry Dickson s’y suspendit en faisant signe à son élève d’en faire de même. Après une descente vertigineuse, les détectives aboutirent dans une crypte de très grandes dimensions.
– Un ossuaire ! s’écria Tom.
Cette salle secrète, creusée jadis dans la roche, contenait en effet des restes humains réduits à l’état de squelette. Sur les murs, des chapelets de crânes se combinaient avec des fémurs dans certaines dispositions variées et symétriques. L’apprenti détective put déchiffrer des inscriptions qui rappelaient que tel amas provenait de tel charnier de la grande peste de Londres de 1665.
Harry Dickson ne disait rien. Il se sentait comme fasciné par ce long spectacle du néant. Mais, tout à coup, un grand panneau glissa dans la montagne d’ossements, livrant passage à une foule sinistre. C’étaient des Hindous enturbannés, brandissant des poignards au-dessus de leurs têtes, avec des gestes de rage. « Mort aux profanateurs ! criaient-ils, mort aux étrangers ! » Le plus proche de ces démons, qui tenait plus de la momie que de l’homme, bondit en avant pour frapper Tom Wills. Ce dernier, en l’apercevant, cria, les yeux exorbités :
– Sarvadukhavinashi !… Hell ! c’est le fakir ! c’est lui !
Mais déjà Dickson s’interposait. À son poing brillait un revolver. Il ajusta, il tira, et, avant d’avoir pu abaisser son poignard sur Tom, l’agresseur au nom bizarre, imprononçable, battit l’air de ses mains et tomba, la face contre le sol.
Devant l’attitude féroce du maître de Baker Street, les autres Hindous avaient hésité à poursuivre leur œuvre de mort. Les détectives, d’ailleurs, s’étaient reculés, Dickson armé du revolver dans lequel il restait cinq balles, prêt à faire feu sur le premier qui oserait attaquer. Quant à Tom, il avait prestement ramassé un fémur, et, adossé aux squelettes qui couvraient les parois, il traçait dans l’air, avec son arme improvisée, un mouvement redoutable, propre à faire hésiter les plus audacieux. Il était trop clair, cependant, que, malgré toute leur vaillance, les deux Anglais ne pourraient lutter longtemps contre la troupe menaçante qui les entourait en hurlant et en grinçant des dents, prête à se jeter sur eux et à les mettre en pièces, au premier signal de leur chef. Celui-ci était coiffé d’un heaume de métal figurant une tête de diable et qui dissimulait entièrement les traits de son visage. Soudain, sa voix s’éleva, dominant le tumulte, et fit retentir ces mots :
– Frères, ne touchez pas aux étrangers. Leur sang salirait vos armes saintes. Et d’ailleurs, leur mort ne suffirait pas à notre dieu. J’ai dit !
Et, d’un geste, désignant la porte qui s’ouvrait dans la muraille d’ossements, il se dirigea d’un pas majestueux vers cette issue, suivi de la foule bigarrée qui s’écoula derrière lui, emportant le cadavre de leur coreligionnaire et vomissant au passage des imprécations furieuses à l’adresse des sacrilèges, ainsi qu’un flot déferle contre un écueil, le couvrant de son écume.
Harry Dickson et Tom Wills virent défiler, comme dans un rêve, cette tourbe hurlante, mais pour lors inoffensive. Échappant comme par prodige à une mort certaine, ils se regardaient avec stupeur, en osant à peine croire au témoignage de leurs yeux.
Quand le dernier des Hindous s’en fut allé, la porte se referma brusquement, et nos héros se retrouvèrent seuls dans le vaste ossuaire.
Pour comprendre la signification de ces événements, il convient de se reporter quelques semaines en arrière…
1. Crochets de cambrioleurs.
Le docteur Herbert Grost, à qui Harry Dickson avait rendu visite ce jour-là, était un homme de science dont les cheveux commençaient à peine à grisonner. Les traits réguliers de son visage révélaient l’existence calme du savant, tandis que la forme de son front et de sa mâchoire inférieure dénotaient une indomptable énergie.
– Pour ne parler que de vos derniers travaux, docteur, reprit le détective en tirant sur sa pipe, vous m’avez tenu au courant des études si intéressantes que vous avez poursuivies sur les narcotiques. J’aperçois d’ailleurs, dans ce tiroir entrouvert, tout un paquet de tablettes brunes. C’est, si je ne m’abuse, la substance somnifère que vous avez inventée.
– Un produit superbe, acquiesça Grost dont les yeux brillèrent. Un carré de cette drogue plonge l’être le plus robuste dans un sommeil cataleptique d’une semaine au moins, avec toutes les apparences de la mort. Le pouls cesse de battre, le cœur semble s’arrêter, la respiration est suspendue. Et cependant, lorsque la période de sommeil est terminée, le patient renaît à la vie, frais et rose comme un enfant qui s’éveille.
– Ensuite, continua Harry Dickson, amusé par l’enthousiasme de son hôte, vous avez étudié les explosifs et découvert une substance nouvelle, dépassant en puissance la roburite, la poudre chloratée et même le fulminate de mercure.
– En effet, répondit Grost, vous avez toujours été au fait de mes découvertes, cher grand homme. Et pour vous prouver que mes dispositions ne sont en rien changées à votre égard, je m’en vais vous faire connaître quelque chose, ou plus exactement… quelqu’un. Venez, Dickson.
Et du geste, il invita le détective à le suivre dans son bureau dont la porte, sous l’action d’un bouton électrique, venait de s’ouvrir toute grande.
Le cabinet de travail de Grost était encombré d’instruments scientifiques de toute taille et de toute nature. Mais ce fut par un mouvement quasi instinctif que les regards de Dickson se portèrent sur un meuble de forte taille qui occupait le fond de la pièce. C’était un coffre oblong, ressemblant vaguement à quelque ancien sarcophage, dressé tout droit contre le mur. Il était entièrement en laque, surchargé du haut en bas de riches ornements décoratifs d’un émail doré curieusement appliqué, une merveille de l’art oriental qui eût fait la joie d’un collectionneur.
Grost conduisit le détective vers ce coffre. Il ne lui donna pas le temps de l’admirer davantage car, étendant le bras, il fit jouer un ressort dissimulé le long de l’une des parois de la boîte, et le couvercle s’ouvrit.