Pendant les belles années de l’empire, il s’était établi à Paris une société de jeunes gens qui, sous le nom de la « Sainte-Barbe, » a eu un moment de célébrité dans le monde des cercles et du sport.
Malgré ce titre, qui semblait la placer sous la protection de la patronne des artilleurs, cette association n’était point guerrière. Pacifique au contraire et commerciale, elle avait pour unique objet de chercher les ressources nécessaires à son existence dans le jeu et dans les spéculations sur les courses de chevaux.
Ce nom de « Sainte-Barbe » était ce que la rhétorique appelle « un trope ; » il signifiait que cette association, exposée au hasard et au danger, pouvait sauter d’un moment à l’autre, comme la soute aux poudres d’un navire de guerre. Une nuit de déveine, un cheval boiteux dans une grande course, et la « Sainte-Barbe » disparaissait après avoir fait explosion.
Grâce à l’habileté de son équipage, elle sut naviguer heureusement sur la mer parisienne, si fertile en désastres, et pendant plusieurs saisons on vit flotter son pavillon toujours triomphant. Plus d’une fois, il est vrai, elle subit de terribles bourrasques et menaça de sombrer ; plus d’une fois elle eut à supporter de rudes assauts qui la mirent à deux doigts de sa perte ; mais en fin de compte elle n’éprouva jamais de défaites décisives, et, pendant le cours de ses laborieuses campagnes, elle fit quelques riches prises qui illustrèrent son nom. Ainsi ce fut elle qui eut l’honneur de battre le prince Lemonosoff, le redoutable adversaire des banques d’Allemagne, et ce fut elle encore qui, après une lutte de plusieurs mois, obligea Naïma-Effendi à retourner en Turquie faire de la politique pour se relever de sa ruine au jeu (Un beau-frère).
Mais ce fut là son dernier succès. Au moment même où elle atteignait son apogée, elle se disloqua. Tout à coup le bruit se répandit que les trois associés qui avaient fondé la « Sainte-Barbe » se séparaient.
Ce n’est pas seulement dans le monde des portiers que l’on connaît les cancans ; le high-life aussi a ses commérages. Lorsqu’on commença à parler de la disparition de la « Sainte-Barbe, » ce fut un concert de questions, d’indiscrétions, d’insinuations.
– Cela devait arriver. Est-ce que des associations de ce genre peuvent durer ? Alors que deviendrait le monde ?
– Il paraît qu’ils ne pouvaient plus marcher ?
– Au contraire, ils ont gagné cet hiver de très grosses sommes, et ils n’ont presque jamais perdu.
– Comment cela ?
– Tout le monde vous le dira.
– Est-ce vrai que c’est d’Ypréau et Plouha qui veulent se retirer ?
– Parbleu ! ce n’est assurément pas Sainte-Austreberthe qui aurait cette idée ; la « Sainte-Barbe » lui est trop utile. Sans elle, que deviendrait-il ?
– Son père le caserait quelque part.
– Où cela ? il n’est pas commode à caser. Devant une table de jeu, il tient sa place mieux que personne, je vous l’accorde ; dans une course pour gentlemen, il a son mérite, cela est certain. Mais après ? Cela n’est pas suffisant pour le bombarder dans une grande position. Comment diable en faire un préfet, un diplomate, un receveur-général ? Malgré la puissance et la faveur dont jouit son père, la tâche serait trop lourde ; le général n’y réussirait pas. D’ailleurs il n’est pas homme à l’entreprendre. Même pour son fils, on ne le verra jamais s’engager dans des démarches qui ne devraient rien lui rapporter personnellement et immédiatement. Sa force est de n’avoir jamais demandé que pour lui seul, et Dieu sait ce qu’il a demandé et obtenu.
– Pourquoi donc d’Ypréau et Plouha veulent-ils se retirer de la « Sainte-Barbe ? »
– Vous savez que d’Ypréau est la loyauté en personne ?
– Et Plouha aussi, il me semble.
– Sans doute.
– Eh bien ! alors ?
– Alors ils se retirent.
D’autres, moins réservés dans leurs propos, ne se gênaient point pour appuyer sur les causes, qui avaient amené la division entre les trois associés.
– Sainte-Austreberthe a une manière de comprendre le jeu que n’admettent pas d’Ypréau et Plouha.
– Est-ce que ?…
– Je ne dis pas cela ; mais enfin il est certain que depuis assez longtemps déjà, il y a des dissentiments entre eux, non seulement à propos du jeu, mais encore à propos des courses, à propos de tout. Vous connaissez l’incident de Nabucho. Ils avaient deux chevaux dans la course : Nabucho et Arquebuse, et c’était avec Nabucho que l’écurie voulait gagner ; au moins elle le disait. On a promené ostensiblement Nabucho devant tout le monde, et on a pesé son jockey ; celui-ci s’est mis en selle, et, au moment où le cheval allait entrer sur la piste, on l’a fait revenir, il n’est pas parti : c’est Arquebuse qui a gagné comme elle a voulu. Sainte-Austreberthe était seul à Paris, et les ordres ont été donnés par lui : le ring a été rincé.
– C’est une volerie ?
– Pas précisément, puisqu’à la rigueur cela est légal. En tout cas, l’affaire a fait un bruit de tous les diables, les journaux en ont parlé, et l’on va introduire un nouvel article dans le règlement pour empêcher des coups de ce genre. Quoi qu’il en soit, d’Ypréau n’a pas voulu profiter de celui-là, et, à son retour, il a déclaré renoncer à ses paris. Naturellement Plouha s’est rangé du côté de d’Ypréau, et cette dernière difficulté, s’ajoutant à toutes celles qui, petit à petit, s’étaient amassées, a mis le feu aux poudres : la Sainte-Barbe a sauté.
– Les morceaux en sont bons encore.
– Peut-être, mais ni d’Ypréau ni Plouha ne voudront les ramasser.
– Sainte-Austreberthe sera moins difficile, et il est à croire que nous allons le voir continuer seul ce qui lui a si bien réussi lorsqu’ils étaient trois.
– C’est possible, mais je parie dix contre un, cinq cents louis contre cinquante, qu’il s’enfoncera avant deux ans. Voyez-vous, on a beau faire, on a beau dire, il n’y a encore rien de tel que l’honneur pour réussir. La part de d’Ypréau et de Plouha ôtée, la « Sainte-Barbe » ne sera pas assez riche.
– Et la part de Sainte-Austreberthe ?
– Sainte-Austreberthe représentait l’habileté dans l’association, et l’on se défie des gens habiles. Vous me direz que ceux qui allaient à la Sainte-Barbe savaient bien qu’ils n’y rencontreraient pas seulement d’Ypréau et Plouha. Cela est parfaitement vrai ; mais d’Ypréau et Plouha étaient une garantie, une sorte de couverture ; l’équipage faisait passer le capitaine. Maintenant le capitaine va rester seul. Je ne prétends pas que pour cela la Sainte-Barbe va être abandonnée par tout le monde. Elle trouvera toujours des joueurs qui préfèrent une maison particulière, où l’on peut jouer sans craindre les curieux et les indiscrets, aux cercles où tout se sait, et où l’on est exposé à voir son nom affiché au tableau, si l’on ne paye pas dans les vingt-quatre heures. Mais ce sera une clientèle spéciale : ce ne sera plus vous, ce ne sera plus moi. Puis, petit à petit, cette clientèle diminuera, fatiguée de perdre toujours, car avec Sainte-Austreberthe on finit toujours par perdre ; les joueurs qui ont l’habitude de payer se retireront, et il ne restera plus que ceux qui ne paient que quelquefois et les étrangers. À Paris, les étrangers se forment vite, ils trouvent des amis complaisants pour leur ouvrir les yeux et les oreilles ; les étrangers bientôt se tiendront aussi à l’abri. Pour toutes ces raisons, je persiste dans mon pari, vous va-t-il ?
Cette séparation des trois amis s’accomplit comme on l’avait prévu, et d’Ypréau et Plouha quittèrent Paris : l’un pour s’exiler dans l’Amérique du Sud, où il fut heureux d’accepter une de ces places de consul qu’on réserve pour les fils de famille bien apparentés ; l’autre pour aller s’enterrer dans sa province, au fond de la Bretagne, où il vécut tristement, n’ayant d’autres plaisirs que de parler du passé et de dire avec orgueil : j’ai été ; si j’avais voulu, je serais encore.
Mais cette séparation, qui se fit discrètement, sans les querelles et les plaintes qu’espéraient les curieux, n’amena point la disparition de la Sainte-Barbe ; Sainte-Austreberthe garda le petit hôtel des Champs-Élysées où elle avait été fondée, racheta les chevaux de course qui avaient appartenu à la société, et les choses continuèrent comme elles avaient longtemps marché : un maître de maison au lieu de trois, voilà tout. Il y eut même cela de remarquable, que ce maître fit plus de bruit à lui seul que n’en avaient fait les trois associés réunis.
On donna, à la Sainte-Barbe, des fêtes que tous les journaux à informations célébrèrent ; on y joua une opérette grivoise, dans laquelle une grande dame à la mode fut fière de tenir un rôle travesti, avec deux cocottes fameuses pour partenaires ; on y exhiba un médium, qui fit des prédictions étourdissantes en politique et des révélations prodigieuses en histoire ; Thérésa y chanta son répertoire le plus salé devant un public « d’honnêtes femmes, » et les héritières de mademoiselle Rigolboche y dansèrent quelques pas originaux devant le même public. Jamais impresario qui veut réussir coûte que coûte ne déploya plus d’activité. On ne parlait que de la Sainte-Barbe, et il y avait d’honnêtes gens, à deux cents lieues de Paris, qui ouvraient leur journal pour voir ce qu’on en disait ; dans leurs villages, il y avait de petits jeunes gens, dévorés d’impatience en attendant le moment où ils pourraient contempler ces splendeurs, qui toutes les nuits rêvaient du vicomte de Sainte-Austreberthe.
Mais à l’étranger c’était mieux encore, et dans ce monde cosmopolite qui vit, les yeux fixés sur Paris, la Sainte-Barbe était un sujet de curiosité et d’attraction. Seulement comme les échos de la vie parisienne n’arrivent au loin que par bribes et au hasard, à peu près comme les notes éclatantes des cornets à piston qui s’échappent d’un orchestre, on se faisait de la Sainte-Barbe et de son propriétaire les idées les plus étranges. À Madrid, dans une soirée de jeunes gens, on alluma les cigares avec des billets de banque roulés en allumettes, et la raison qui détermina cette coûteuse niaiserie fut qu’on en avait fait autant à la Sainte-Barbe. À Saint-Pétersbourg, à Vienne, Sainte-Austreberthe avait des élèves qui ne juraient que par lui ; à New-York on parlait des allures de son trotteur ; à Londres, des vêtements de son tailleur. Il était si bien à la mode qu’il devenait un appoint qu’on devait porter au compte de notre gloire nationale, entre Gladiateur et les opérettes d’Hervé.
Cependant, au milieu de ces succès plus bruyants que réels, des indices certains d’embarras et de gêne se manifestèrent pour les curieux et les envieux ; puis peu à peu ces indices s’accentuèrent, se précisèrent, même pour les moins clairvoyants. Les soirées de jeu, à la Sainte-Barbe, étaient presque entièrement désertées, et au ring on ne voulait plus parier ni pour ni contre les chevaux qui portaient les couleurs de Sainte-Austreberthe.
Enfin, en moins de dix-huit mois, les choses en arrivèrent au point qu’il devint évident que la Sainte-Barbe n’avait plus devant elle que quelques jours de grâce : les créanciers exaspérés s’étaient fait remplacer par les huissiers, les protêts pleuvaient, les saisies menaçaient, la Sainte-Barbe allait sauter.
– Il était temps que ça finît.
– Ça devenait infect.
– C’est maintenant que ça va être drôle.
– L’amusant sera de voir comment Sainte-Austreberthe en sortira.
Le jour où commence ce récit, le vicomte Agénor de Sainte-Austreberthe était rentré de son club à cinq heures du matin, et, avant de se coucher, il avait recommandé à son valet de chambre de ne le réveiller sous aucun prétexte.
À sa voix en donnant cet ordre, à son geste saccadé et tremblant, surtout à la façon dont il avait froissé et jeté au loin les cinq ou six feuilles de papier timbré qu’on lui présentait sur un plateau d’argent, il était visible qu’il se trouvait dans un accès de mécontentement ou de colère.
Tout en allant et venant par la chambre, le valet regarda du coin de l’œil son maître vider ses poches, et, voyant qu’il en jetait négligemment le contenu sur la cheminée, au lieu de le mettre sous clé comme à l’ordinaire :
– Bon ! se dit-il, M. le vicomte a perdu ou n’a pas pu jouer ; ça va mal.
Et il sortit discrètement en glissant sur le tapis.
Mais, malgré l’ordre qui lui avait été si nettement donné, il n’attendit pas que son maître le sonnât pour rentrer dans la chambre, et, avant neuf heures du matin, il vint tirer bruyamment les rideaux et ouvrir à deux battants les volets matelassés qui fermaient les fenêtres. Un flot de lumière et un souffle d’air chaud emplirent l’appartement ; mais ni le bruit, ni le soleil, ne troublèrent le sommeil du dormeur.
Ceux qui la veille, au théâtre des Bouffes, avaient vu le vicomte de Sainte-Austreberthe, appuyé contre le montant de sa loge, la poitrine bombée, la chevelure frisée, le regard brillant, les lèvres souriantes, représentant admirablement la fleur des pois du gandinisme, ne l’auraient assurément pas reconnu dans l’homme qui dormait là, sur ce lit, d’un sommeil de plomb, la face bouffie, les paupières rouges, les traits contractés, les lèvres exsangues, montrant sur son visage jaune les stigmates de la fatigue, et dans son attitude les marques d’un profond affaissement.
– Monsieur le vicomte, appela le valet de chambre, monsieur le vicomte !
Mais le vicomte ne bougea point. Un second appel ne produisit pas plus d’effet que le premier. Alors le valet le prit par le bras et le secoua, doucement d’abord, plus fort ensuite ; pour tout mouvement, le vicomte se retourna du côté de la ruelle sans se réveiller.
Le valet de chambre leva les bras au ciel dans un mouvement désespéré ; puis tout à coup, comme s’il était frappé d’une inspiration, il pencha sur son maître, et d’une voix forte :
– C’est M. Brazier qui est là, dit-il.
Ce nom fut plus puissant que ne l’avaient été le bruit et le soleil ; le vicomte se dressa vivement.
– Brazier, dit-il, quoi ?
– Il est là, il demande à voir monsieur le vicomte.
– Bien.
En un tour de main, il fut habillé. Mais il était chancelant ; son esprit s’était subitement réveillé par un effort de volonté, son corps dormait toujours. Avant de passer dans le parloir où on l’attendait, il entra dans un cabinet de toilette et se plongea la tête, à plusieurs reprises, dans une cuvette pleine d’eau.
– Je vous ai réveillé ? dit le visiteur, sans autrement s’excuser.
– Je ne vous attendais que dans l’après-midi, notre rendez-vous était pour trois heures.
– Oui ; mais, passant par ici, je suis entré : ça ne me dérange pas.
– Quel résultat m’apportez-vous ?
– Aucun. Ronsin ne veut rien entendre. Il dit que vous l’avez lanterné et joué de toutes les manières ; ses clients l’accusent de s’être fait rouler par vous. Son amour-propre d’huissier est maintenant engagé à vous mener rondement, en vous montrant ce dont il est capable. Or, tout le monde sait qu’il est le plus fort des huissiers de Paris et qu’il sait faire payer ceux-là mêmes qui n’ont jamais payé personne. Défiez-vous de lui. Quant à Carbans, il m’a été impossible de lui faire accepter une seule des valeurs que vous voulez négocier ; à aucun prix il ne veut les prendre. Je crois que désormais, quand vous voudrez avoir la certitude d’escompter vos billets, vous ferez bien de les signer d’un nom autre que le vôtre.
M. Brazier, Tom Brazier, comme on l’appelait généralement, Anglais de naissance, établi à Paris depuis quarante ans, rue de la Paix, où il tenait un magasin de brosses, de cosmétiques, de coutellerie, auquel il avait joint un cabinet d’affaires, un bureau de location d’appartements meublés et une agence de courses, était un patriarche à cheveux blancs qui, malgré la gravité de sa prestance et la loyauté de ses principes, pratiquait la plaisanterie ; sa coutume était de toujours réconforter ses clients malheureux par un petit mot pour rire. En voyant que Sainte-Austreberthe ne riait pas de cette consolation, il parut désolé.
– Ne m’accusez pas, dit-il, de n’avoir pas mis dans cette négociation tout le soin dont je suis capable ; j’ai fait le possible, et c’était l’impossible qu’il fallait. J’ai bien des fois, il est vrai, arrangé des affaires presque aussi mauvaises que les vôtres, mais alors j’offrais quelque chose, et maintenant ce n’est pas notre cas : au lieu d’offrir, nous demandons…
– Du temps.
– Sans doute, mais à quoi le temps peut-il vous servir ? Dans six mois, dans un an, serez-vous en meilleure situation qu’aujourd’hui ? Non ; vous aurez un an de plus de dépenses à ajouter à votre passif, voilà tout. Bien entendu, ce n’est pas moi qui parle ainsi : ce sont les créanciers, les huissiers, les escompteurs. On accorde du temps à ceux qui ont un patrimoine, m’ont-ils répondu, ou une position, ou un avenir assuré, et ce n’est pas le cas de M. le vicomte de Sainte-Austreberthe. De patrimoine, il n’en a jamais eu, et si depuis douze ou quinze ans il a pu dépenser cent cinquante mille francs par an, c’est un tour de force qui l’a éreinté, – ce sont eux qui parlent ; – la Sainte-Barbe a été sa dernière invention, et elle est usée. De position, il n’en a pas d’autre que celle de gentleman à la mode, et ça coûte plus que ça ne rapporte ; d’avenir, on ne lui en voit pas, son passé lui rendant tout impossible.
– J’ai mon père.
– C’est précisément ce que j’ai dit : « Et le général de Sainte-Austreberthe, le comptez-vous donc pour rien ? n’a-t-il pas une position, n’est-il pas tout-puissant, ne peut-il pas obtenir pour son fils ce qu’il voudra ? » Savez-vous ce qu’ils m’ont répliqué ? Que le fils n’était pas le père, et que d’ailleurs le général, si grandes que fussent son influence et son importance (que tout le monde connaît), avait assez de débrouiller ses propres affaires, sans se charger encore de celles de son fils, qui étaient désespérées.
– Je ne les vois pas si désespérées que vous dites.
– Tant mieux, monsieur le vicomte ; au moins il vous reste l’espérance, et c’est toujours quelque chose.
– Il me reste aussi mon écurie de courses, le mobilier de cet hôtel, ces tableaux.
– Je sais, je sais ; seulement il ne faut rien exagérer et ne pas faire comme ces commerçants qui, à la veille de déposer leur bilan, grossissent leur actif. Ce mobilier, je le reconnais, a dû coûter cher ; mais par malheur il n’a rien d’original, d’artistique, d’unique, si vous aimez mieux, tout cela, tapis, tentures, meubles, bronzes, est de fabrication courante. Quant à vos tableaux, je ne voudrais pas vous blesser ; cependant il faut bien dire qu’ils sont loin d’avoir la valeur que vous leur attribuez.
– Cette valeur est reconnue.
– Par des gens qui ne se connaissent pas en peinture ou par des complaisants qui ont voulu vous plaire. Parce que les journaux ont parlé de votre galerie, il ne faut pas croire que vous en avez une.
– Enfin j’ai des tableaux ; les voici, ils sont là, visibles.
– Des toiles peintes, oui ; des tableaux, non. Ce n’est, parbleu ! pas votre faute ; vous n’êtes pas artiste, vous vous en êtes rapporté à ceux en qui vous aviez confiance. Mais aussi pourquoi n’avoir pas acheté des tableaux modernes ? Vous auriez traité avec les artistes eux-mêmes et vous en auriez eu pour votre argent. Vous avez voulu des tableaux anciens, et naturellement on vous a trompé : votre Terburg vaut 300 fr. ; votre Cuyp 100 fr. ; votre Berghem est faux, faux aussi est votre Velasquez. C’est là un accident qui ne vous est pas particulier, et, dans quelques années, quand on vendra les galeries formées en ces derniers temps, on verra une jolie dégringolade.
– Et mes chevaux ?
– Oh ! pour cela, vous vous y connaissez, et si j’ai l’avantage sur vous d’avoir brocanté des tableaux, vous avez brocanté assez de chevaux de courses pour en remontrer au plus fin ; seulement vous savez aussi que j’ai une certaine expérience des choses du turf. Eh bien ! vos chevaux sont dans un état à n’en tirer rien de bon : ceux de trois ans sont sucés et ceux de deux ans ont été entraînés trop tôt, sans qu’on choisît ceux qui pouvaient l’être immédiatement et ceux qui devaient attendre ; quant à ceux de quatre ans, il n’en faut pas parler, il n’y en a pas un sur ses jambes. Vous avez suivi pour vos chevaux votre système général : coûte que coûte, faire un beau coup, et vous avez mangé votre bien en herbe. Si vous aviez réussi, c’était parfait, vous pouviez vous rattraper ; le malheur est que vous n’avez pas réussi. Aussi, je vous le dis en toute loyauté, il faut prendre un parti, monsieur le vicomte.
– Et lequel ?
– Faire le plongeon, disparaître du monde parisien pendant quelques années. Il faut voir les choses telles qu’elles sont. Pour le moment, vous êtes fini, et tout ce que vous ferez pour vous cramponner au-dessus de l’eau vous sera imputé à crime. J’avais conscience de cet état avant de m’occuper de vos affaires. Maintenant, que j’ai vu de près vos ennemis et vos amis, je vous répète mon conseil : disparaissez.
Les conseils sont souvent plus faciles à donner qu’à suivre.
– C’est vrai, mais je ne vois pas en quoi celui que je vous indique est difficile. Je vous fais vendre à un bon prix votre écurie et ce mobilier.
– Vous avez donc un acheteur ?
– J’en trouverai : avec le prix que j’en retire, j’offre quelque chose à vos créanciers, je les fatigue, et dans deux ans, trois ans, quand vous revenez, je vous offre une jolie collection de quittances obtenues avec 75 ou 80 pour 100 de rabais. Aujourd’hui tout le monde est contre vous ; à ce moment, tout le monde sera pour vous : une absence intelligente aura fait ce miracle. Voilà mon conseil.
– J’y réfléchirai.
– Vous ferez sagement d’y réfléchir le plus vite possible : vous êtes plus menacé que vous ne croyez, et il suffit d’un acte d’huissier pour rendre impossible la vente que je vous propose. Alors vous n’auriez plus qu’à disparaître pour de bon, sans espoir de retour. Je serai ce soir au Betting, vous me direz ce que vous aurez décidé.
Il se dirigea vers la porte ; puis, revenant sur ses pas, il se plaça devant Sainte-Austreberthe, et, avec la gravité d’un clown anglais, il simula le mouvement d’un homme qui s’enfonce dans une trappe.
– Tout est là, dit-il ; pour vous, c’est le salut.
Nous ne sommes plus au temps où les gentilshommes étaient pour les gens d’affaires une proie facile, sur laquelle on peut s’attacher et vivre grassement ; aujourd’hui les termes sont renversés ; ce sont bien souvent les gens d’affaires qui sont la proie des gentilshommes.
Sainte-Austreberthe était un gentilhomme d’aujourd’hui, et il n’avait écouté si tranquillement Tom Brazier que pour le voir venir ; il n’était pas assez naïf pour se laisser prendre aux paroles de ce vénérable patriarche.
– Veut-il se charger de ma liquidation pour y pêcher en eau trouble, s’était-il demandé, ou bien veut-il payer un de mes créanciers, son client, au détriment des autres ?
Les deux suppositions étaient également probables avec un homme tel que Brazier, et ç’avait été seulement lorsque celui-ci avait parlé de la vente de l’écurie que Sainte-Austreberthe avait deviné son but.
– Il veut mes poulains de deux ans ; c’est pour cela qu’il tâche de m’effrayer et qu’il me conseille de disparaître. Au lieu d’arranger mes affaires, il aura exaspéré mes créanciers ; il lui faut ma ruine pour pouvoir acheter mon écurie.
Ce que Brazier avait dit de cette écurie était vrai, au moins pour la grande partie des chevaux qui la composaient. Ceux de quatre ans et de trois ans étaient sucés, selon son argot sportique, c’est-à-dire qu’un entraînement sans repos et des courses répétées sur tous les hippodromes de France, où on les avait fait travailler comme des chevaux de cirque, les avaient exténués ; ils étaient à bout de force ; on leur avait fait donner tout ce qu’il était possible d’en tirer. Mais ceux de deux ans n’avaient point été tous entraînés, comme il l’avait prétendu ; parmi ceux-là s’en trouvaient qui n’avaient point été encore essayés, et c’était peut-être l’un de ces inconnus qui devait gagner le futur Derby. Brazier avait-il à ce sujet des indices ou des renseignements que lui-même n’avait pas ?
Dans ce monde du sport, où, pour beaucoup de gens, habileté et volerie sont synonymes, tout est possible. Il se pouvait très bien que son entraîneur, le trahissant, l’eût trompé sur la valeur d’un de ces jeunes poulains. Il se pouvait aussi qu’un de ses concurrents connût cette valeur et voulût le cheval : de là l’intervention et le plan de Brazier.
Il se pouvait… Mille hypothèses se présentaient. Mais celle à laquelle il s’était arrêté était qu’il avait entre les mains une chance sérieuse pour gagner le derby, et, le derby gagné, c’étaient en manœuvrant bien cinq, six, huit cent mille francs, c’est-à-dire de quoi réparer largement le présent et préparer l’avenir. Pour cela il fallait donc ne pas vendre ses chevaux, il fallait au contraire garder ce billet de loterie et ne pas l’abandonner juste au moment où son numéro allait sortir. Il fallait attendre.
Seulement c’était là précisément que se trouvait la difficulté. Comment attendre alors que les embarras, qui le pressaient de tous côtés depuis plusieurs mois, l’avaient enserré de telle sorte, qu’ils l’étouffaient. C’était pour se dégager qu’il avait appelé Brazier à son secours, et celui-ci, au lieu de lui venir en aide, allait lui porter de nouveaux coups. Que faire pour les parer ? Il avait tout essayé, tout usé. Il était à bout d’expédients, et, ce qui était plus grave, à bout de forces.
Il en était là, cherchant dans son esprit et n’arrivant qu’à se donner le sentiment désespérant de son impuissance, quand son valet de chambre entra pour lui annoncer que le docteur Horton demandait à le voir.
Pour peu qu’on ait approché le monde cosmopolite qui composait alors le high-life parisien, on a connu le docteur Horton, ce médecin anglais qui a eu l’idée originale d’importer chez nous la médecine à l’alcool, et de s’en faire, avec une riche clientèle, 100 000 francs de rente. Sainte-Austreberthe était trop à la mode dans ce monde, et trop en vue, pour que le docteur Horton n’ait pas tenu à l’avoir pour malade et pour ami.
– Eh bien, dit-il en entrant, vous avez donc pris la peine de venir hier chez moi ?
– Oui, et je ne vous ai point trouvé.
– De quoi s’agit-il ?
– De rien de grave ; je voulais vous dire que ce malaise général dont je vous ai parlé ne se passe pas.
– Vous avez fait ce que je vous avais conseillé ?
– Oui.
– Tout ?
– C’est-à-dire…
– C’est-à-dire que vous avez pris les drogues de votre ordonnance, n’est-ce pas ? Et vous vous en êtes tenu à cela, sans vous soucier du reste.
– À peu près.
– Je sais. Notre estomac, nous le donnons assez volontiers à notre médecin ; mais notre vie, nos goûts, nos occupations ou nos plaisirs, non. La science ordonne d’avaler les remèdes les plus amers ou les plus nauséeux, nous avalons ; elle conseille de changer quelque chose à nos habitudes, nous refusons : « Me lever de bonne heure, c’est impossible, docteur. – Ne pas manger de farineux, j’aime mieux mourir. »
– Dois-je mourir pour ne pas vous avoir obéi ? dit Sainte-Austreberthe en riant.
– Peut-être, répliqua le docteur Horton de sa voix la plus sérieuse et de son geste le plus solennel. Je vous ai conseillé, n’est-ce pas, de vous coucher tôt, de quitter mademoiselle Balbine, de ne plus monter vos chevaux en courses et de faire de l’exercice à pied ?
– C’est cela même.
– À quelle heure vous êtes-vous couché ce matin ?
– À cinq heures.
– Et hier ?
– À sept heures.
– Et avant-hier et les jours précédents, ç’a été la même chose. Quand avez-vous vu mademoiselle Balbine ?
– Hier.
– Et avant-hier et les jours précédents. Pour les courses, je n’ai pas à vous interroger ; je vous ai vu dimanche. Il est certain que, pour ne peser que 65 kilogrammes, vous avez dû vous faire maigrir et vous vous êtes fait suer sous le suaire.
– C’est vrai.
– Je n’ai pas besoin que vous me le disiez, je l’ai vu ; vous avez admirablement monté, aussi bien que le meilleur jockey ; mais vous avez manqué de bras, vous ne pouviez pas tenir votre cheval, et vous avez dû le laisser aller : aussi n’avez-vous pas gagné. Quoi d’étonnant à cela ? Quand vous vous enveloppez dans un suaire de caoutchouc, et que vous placez deux lampes sous ce suaire, il est naturel que, par la transpiration que provoque la chaleur, vous perdiez votre chair et votre graisse ; mais il est naturel aussi que vous perdiez vos forces par cette suée artificielle. Se faire maigrir comme les jockeys, au moyen de l’abstinence, de la marche et de la transpiration, n’a rien de mauvais : se faire maigrir sous le suaire, quand on n’a pas le courage de s’imposer un régime sévère, est désastreux, surtout lorsque cela se répète souvent et dure depuis longtemps, ce qui est votre cas. Alors on vient chez son médecin et l’on se plaint que les malaises pour lesquels on l’a déjà consulté ne se passent pas. C’est cela, n’est-il pas vrai ? Eh bien ! causons sérieusement.
– Vous m’effrayez presque.
– Je ne veux pas vous effrayer ; mais je dois vous éclairer et, – puisque vous n’avez pas fait attention à ce que je vous ai déjà dit, – y revenir en appuyant. Il faut absolument changer le genre de vie que vous menez depuis dix ou douze ans ; vous entendez, il le faut. Toutes les drogues, tous les remèdes que je vous ordonnerai ne feront rien, si vous ne commencez pas par vivre de la vie simple du vulgaire. Ce n’est pas un excès qui nous tue, c’est la continuité de l’excès, et cette continuité a été votre règle ; aujourd’hui vous êtes arrivé au bout du rouleau. Déjà le fil qui attache votre existence est tendu autant que possible : un pas de plus, il casse. Tenez, donnez-moi votre main et comparez vos ongles aux miens ; les vôtres sont mous, flexibles, transparents, ils ont l’épaisseur d’une pellicule ; tandis que les miens sont formés d’une lame dure et cornée. D’où vient cette différence ?
– Peut-être de ce que nous ne sommes pas de la même race.
– J’entends : le sang des Horton est un sang plébéien ; celui des Sainte-Austreberthe, un sang noble. Eh bien ! non. Regardez-vous dans la glace et voyez vos cheveux ; ils sont fins, maigres, desséchés, et il ne faut pas tirer fort dessus pour les arracher. Amincissement de l’ongle, dessèchement du cheveu, ont une même cause, qui est une grande faiblesse chez vous, un appauvrissement général. J’ai pris ces deux exemples parce qu’ils tombent sous les yeux ; je pourrais vous en montrer bien d’autres si je voulais entrer dans une dissertation médicale, mais je ne la crois pas nécessaire.
– Vous savez que j’ai pleine confiance en vous.
– D’ailleurs ce que je vous dis là n’est pas nouveau pour vous, car si vous n’avez pas fait d’études médicales, vous connaissez à fond la science de l’entraînement et vous pouvez y trouver des règles qui vous sont applicables, sauf le respect qui vous est dû, comme disent les paysans. Vous savez qu’il est pour ainsi dire impossible de maintenir en bonne condition d’entraînement un cheval qui a reçu une préparation complète et a été confirmé, comme on dit dans la langue du sport. Eh bien ! vous êtes ce cheval. Votre préparation a été plus que complète et elle a été confirmée plus de mille fois pendant dix ans ; aujourd’hui, si vous êtes encore sur vos jambes, c’est un miracle, après le travail que vous avez fait. Là encore, la ressemblance entre votre existence et celle du cheval de course est frappante. Le vulgaire qui vous voit de loin, l’un et l’autre, brillants et superbes, peut croire que vous n’avez rien à faire qu’à briller, mais celui qui connaît les choses sait que le cheval de course dépense plus de force dans trois ou quatre minutes de lutte que le cheval de fiacre dans un mois de travail ; de même, de minuit à six ou huit heures du matin, autour d’une table de jeu, dévoré par la fièvre, crispé jusque dans les entrailles par l’angoisse du désir, concentrant toute votre énergie pour rester maître de vous, vous fatiguez plus qu’un ouvrier dans toute sa semaine.
– C’est bien vrai.
– Et ce qui est vrai aussi, c’est qu’on ne demande au cheval cet excès de force qu’une fois par semaine pendant quelques mois, tandis que vous le demandez à votre nature tous les soirs pendant plusieurs années, sans vous priver d’une quantité d’autres excès dont les chevaux, heureusement pour eux, sont préservés. Aussi n’est-il pas étrange qu’après avoir mené cette vie à outrance, on soit dans l’état où vous êtes, c’est-à-dire épuisé. Voilà pourquoi je vous ordonne de vous mettre au vert et au repos ; pour vous, c’est une question de vie ou de mort. Voyez le duc de Seran, qu’une phtisie galopante a enlevé en quelques semaines ; voyez Cugny, voyez Bittlestone : ils étaient dans le même état que vous. Je ne veux point que leur fin soit la vôtre, d’abord parce que vous êtes mon ami, et aussi parce que vous êtes mon malade : je serais déshonoré.
Qu’un indifférent nous rencontre et nous dise en l’air : « Tiens, comme vous êtes changé, » c’en est souvent assez pour nous inquiéter. Mais quand c’est un médecin qui parle et qu’on a confiance en lui, ses paroles donnent à réfléchir.
Le docteur Horton parti, les réflexions de Sainte-Austreberthe furent sérieuses, et, pendant un grand quart d’heure, il resta la tête appuyée dans ses deux mains. Fuis tout à coup il se leva et alla se poser devant la glace ; puis, après s’être longuement regardé :
– Allons, dit-il à mi-voix, il faut se marier.
Il sonna. Le valet de chambre entra.
– Commandez qu’on attèle le coupé et venez me coiffer.
Quand il descendit, son coupé l’attendait devant le perron.
– Chez mon père, dit-il au cocher, qui se tenait sur son siège dans une attitude correcte, le fouet et les guides en main.
Mais celui-ci, au lieu de toucher le cheval, se pencha vers la glace que Sainte-Austreberthe venait d’abaisser.
– Vous êtes donc sourd ! Je vous ai dit chez mon père.
– J’ai bien entendu, mais je ne sais pas le numéro de monsieur le comte.
– Vous ne m’avez jamais conduit chez mon père ?
– Jamais.
– Depuis combien de temps êtes-vous chez moi ?
– Depuis trois mois.
– Ah !… Enfin c’est bien : rue de Rivoli, n° 188. Allez.
Le général était encore au lit, et comme les rapports entre un père et un fils qui ne se sont pas vus depuis trois mois n’autorisent pas la familiarité, Sainte-Austreberthe entra au salon, après avoir fait prévenir son père qu’il attendait son lever.
Dans ce salon, qui ouvrait ses hautes fenêtres sur les Tuileries, se trouvait déjà un visiteur, attendant, lui aussi, le moment d’être reçu par le général. Sur un fauteuil, devant lui, était posé un vieux coffret recouvert en peau et fermé de fermoirs en cuivre brillant.
En voyant entrer Sainte-Austreberthe, le visiteur se leva vivement et vint au-devant.
– Ah ! monsieur le vicomte, dit-il d’un ton respectueux, c’est un hasard vraiment heureux qui me permet de vous rencontrer ici. Je me suis présenté à votre hôtel plus de dix fois, et je vous ai écrit plus de trois lettres sans pouvoir être reçu par vous.
– C’est possible, je n’en ai rien su, répondit Sainte-Austreberthe, qui avait l’habitude de ne pas lire les lettres qu’on lui adressait.
– Je comprends cela, vous avez un valet de chambre qui est vraiment un homme précieux ; il n’a vu en moi qu’un créancier venant vous relancer, il a toujours trouvé moyen de vous préserver de mes réclamations ; j’ai eu beau lui répéter, lui jurer que je ne venais pas au sujet de ce que vous me devez, rien n’a fait.
– Eh bien ! que me vouliez-vous ? me voici.
– Croyez bien, monsieur le vicomte, que, si je vous parle de ce que vous me devez, ce n’est pas pour vous le réclamer, au contraire, et même, si j’avais pu vous voir, je ne me serais jamais adressé à monsieur votre père.
– Est-ce que vous venez demander à mon père ce que je vous dois ?
– Non, monsieur le vicomte ; je ne suis pas assez simple pour cela. J’ai besoin d’une protection, d’une introduction : j’avais compté sur vous pour me l’obtenir. N’ayant pu vous rencontrer, j’ai pensé à M. le général ; mais je ne suis pas connu de lui comme de vous.
– De quoi s’agit-il ?
– De faire accepter ce coffret.
– Et qu’est-ce que c’est que ce coffret ?
– C’est un coffret qui contient des objets de toilette ayant appartenu à Marie-Antoinette. Voici la cuvette, le pot à l’eau ; enfin, vous voyez, c’est complet.
– Et authentique ?
– J’ai les preuves entre les mains. Notez que je ne veux pas vendre, je demande à offrir.
– Pour le plaisir d’offrir ?
– Ça, c’est mon affaire, et il est certain qu’étant commerçant, je dois penser à mes intérêts. Mais, tout en m’occupant des miens, je saurais reconnaître le service qu’on me rendrait en présentant ce coffret et en le faisant accepter. Ainsi je suppose que ce soit M. le vicomte qui veuille bien être mon introducteur, voici ce que je ferais : au lieu de m’associer aux autres créanciers de M. le vicomte, comme on est venu me le proposer, pour le poursuivre vivement, je prierais M. le vicomte de me faire des billets pour les 17 580 francs qu’il me doit ; ces billets seraient échelonnés de trois mois en trois mois, et le premier ne serait payable que dans un an. De plus, j’aurais le plaisir d’offrir à mademoiselle Balbine un petit chandelier à branches qu’elle a vu l’autre jour au magasin, et dont elle paraît avoir envie.
– Quel est le prix de ce chandelier ?
– Cinq cents francs.
– Vous déduirez ces 500 fr. de mon compte ; vous ferez pour 17 000 fr. de billets, comme vous me le proposez, et vous aurez le plaisir de présenter vous-même votre coffret et de le faire accepter. Au moins, je l’espère, le culte de Marie-Antoinette tourne au fétichisme. Laissez ce coffret, que je le montre à mon père.
– C’est que…
– Vous aimez mieux l’emporter ?
– À cause de la fragilité.
– Emportez alors. Je vais voir mon père ; je lui recommanderai votre affaire.
– Qui est un peu la vôtre aussi.
– Notre affaire, si vous voulez ; et je vous ferai prévenir.
– Alors, il est inutile que j’attende le général ?
– Tenez-vous à lui offrir aussi un chandelier ?
– Non, non.
– Eh bien, vous n’avez pas besoin de le voir ; mon père vous refuserait peut-être ce qu’il m’accordera.
Sainte-Austreberthe n’eut pas longtemps à attendre, et ce solliciteur était à peine parti, emportant précieusement son coffret sous son bras, que le général entra dans le salon. Son pantalon et son veston de flanelle prouvaient qu’il avait quitté son lit pour recevoir son fils.
– Qui me vaut le plaisir de ta visite matinale ? dit-il en venant au-devant de celui-ci et en lui tendant la main ; c’est un miracle de te voir ici. Je t’ai aperçu l’autre jour à Longchamps, mais tu étais avec Balbine et je n’ai pas osé affronter les reproches de cette grosse endiablée… Ah ! ça, c’est donc entre vous à la vie et à la mort ? Quelle constance ! Elle est donc bien drôle ?
– Ce n’est pas de la constance.
– Vraiment. Alors qu’est-ce donc ?
– Si je quittais Balbine, on dirait que je suis ruiné ou tout au moins gêné ; elle est en vue, elle vaut pour mon crédit ce que valent les trois signatures pour l’escompte de la Banque.
– Très fort, positivement, tu es très fort ; je l’ai toujours dit, et quand on veut me chicaner à propos de toi, parce que tu n’es rien, ma réponse est toujours la même : « Mon fils sera ce qu’il voudra. » Et tu sais, ce n’est pas l’orgueil d’un père qui parle ; c’est une conviction.
– Vous êtes trop bon.
– Je voudrais l’être ; par malheur, les circonstances ne me permettent même pas de faire ce que je devrais. Elles me sont dures, mon cher ami, très dures.
– Ne craignez rien, je ne viens pas vous imposer le chagrin de me refuser un service d’argent.
– Et ce chagrin serait réel, je t’assure, et très vif. Dans ma position, les difficultés d’argent, au milieu desquelles je me débats sans cesse, me sont une humiliation, et il y a des imbéciles qui nous accusent de gaspiller la fortune de la France ! Je vis d’expédients.
– Il me semble pourtant…
– Oui, mes places, n’est-ce pas ? mes traitements, les intérêts que j’ai dans quelques affaires, les dons que j’ai reçus, qu’est-ce que tout cela ? Une goutte d’eau dans la mer. Ce qu’il aurait fallu, ç’aurait été qu’on payât mes dettes d’un seul coup, mais cela je n’ai jamais pu l’obtenir. Des à-compte, oui, donnés généreusement, cela est certain, mais non intelligemment, puisqu’ils ne m’ont jamais débarrassé complètement de mon passé, qui est lourd à traîner. Tu ne sais pas ce que j’ai à payer, sans compter la vie quotidienne, qui est chaque jour plus difficile ; et puis enfin chacun a ses vices. Mais, rassure-toi, tout ce que je te dis là n’est pas pour en arriver à t’emprunter quelques billets de mille francs.
– Heureusement.
– Est-ce que tu es mal dans tes affaires ?
– Si mal, que je viens vous annoncer qu’il faut absolument que je me marie.
– Toi ?
– Et le plus tôt possible.
– Allons donc ! toi, te marier, toi ! Laisse-moi rire un peu. C’est trop drôle.
Et le général se mit à rire de si bon cœur que les veines de son front se gonflèrent comme si elles allaient crever.
– Je vous assure que je parle sérieusement.
– C’est bien cela qui te rend si drôle, parbleu. Tu es impayable avec ton flegme anglais.
– Enfin, mon père, vous vous êtes bien marié, vous.
– Ah ! oui, oui, je me suis marié, c’est vrai.
– Eh bien ! alors vous ne devez pas trouver étrange que je fasse aujourd’hui ce que vous avez fait autrefois.
– Aujourd’hui n’est pas autrefois, et tu n’es pas ce que j’étais.
– Enfin vous vous êtes marié ?
– J’avais dû donner ma démission de capitaine, je n’avais plus de patrimoine, je devais une centaine de mille francs ; que faire ? Sans cela, est-ce que l’idée me serait jamais venue de me marier ? Ce que je dis là n’est pas pour accuser ta mère, et même, si mon opinion sur le mariage avait pu changer, elle eût certainement été la seule femme qui eût fait ce miracle. Excellente femme, bonne, douce, indulgente, dévouée. Mais le mariage ! Enfin la Providence a permis que je n’y laisse pas ma santé et mon intelligence ; Dieu a rappelé ta mère à lui, et j’ai recouvré ma liberté. Crois-tu donc que, si j’avais vingt années de mariage à porter, je serais ce que je suis ?
– Il est vrai que vous rajeunissez ; malheureusement je ne suis pas comme vous, je vieillis.
– Quel âge as-tu donc ? vingt-quatre ans ?
– J’ai trente ans.
– Trente ans ! Ce n’est pas possible. Tu es né un dimanche, je me rappelle parfaitement.
– Le 14 septembre.
– Précisément. Je devais ce jour-là aller aux courses à la Croix-de-Berny. Le matin, ta mère a été prise des douleurs ; j’ai cru qu’elle se trompait, et je suis parti quand même. Le soir, quand je suis rentré, tu étais couché dans ton berceau auprès de ta mère. Je te vois encore avec ton béguin, et tu n’étais pas beau. Les enfants, en voilà encore un plaisir ! Eh bien ! l’année de ta naissance, j’avais trente-quatre ans ; si tu avais trente ans aujourd’hui, j’aurais, moi, soixante-quatre ans, ce qui est absurde. Je n’ai pas soixante-quatre ans et ne les ai jamais eus.
– Vous ne les aurez jamais. Quoi qu’il en soit, moi, j’ai trente ans, j’en suis sûr.
– Sois sûr de ton âge, c’est très bien ; mais laisse-moi la liberté d’être sûr du mien. Et c’est parce que tu crois avoir trente ans que tu t’es mis dans la tête que tu devais te marier. Allons, tu n’es pas l’homme fort que je pensais.
– Je veux me marier parce que pécuniairement je suis à bout de ressources et physiquement à bout de forces. Horton, que vous connaissez et que vous estimez…
– Comme homme, oui ; mais, comme médecin, je me moque de lui.
– Eh bien, Horton déclare que, si je continue le genre de vie qui a été le mien, depuis douze ans, je suis perdu.
– Eh ! eh !
– Alors que faire ? Je n’ai trouvé qu’une réponse, précisément celle qui a été la vôtre quand vous vous êtes posé cette question : me marier, et je viens vous consulter à ce sujet. Si vous avez mieux à m’offrir, j’accepte.
– Ceci devient sérieux, et je n’ai plus envie de rire. Reste à déjeuner avec moi et nous allons causer.
Il sonna, un domestique parut.
– Qu’on mette deux couverts et qu’on ne reçoive personne.
Puis se tournant vers son fils :
– Donne-moi le temps de m’habiller, dit-il, et je suis tout à toi. C’est égal, tu as une manière de réveiller ton monde qui est bonne ; comme tu vous remues !