Sur l’une d’entre elles, une coccinelle battait des ailes.
Saint Étienne, le 26 mai 1944, 7 heures 50.
Le bras posé sur le rebord de la vitre avant de la Traction, Lucien Bornier sifflotait en descendant le Cours Fauriel. Le temps était magnifique. La guerre touchait à sa fin, tout le monde le sentait. Depuis le mois de mars, les Allemands avaient commencé à évacuer la région. De huit mille, ils étaient passés à quatre cents. Le rôle de la milice s’en était trouvé renforcé. Ça, ça n’arrangeait pas vraiment Lucien. Il préférait traiter directement avec les Boches. Ils étaient moins regardants sur la marchandise. Surtout les derniers temps. Sans doute parce qu’ils savaient qu’ils allaient lever le camp. On aurait dit qu’ils souhaitaient expédier les affaires courantes. Laisser la place nette. Pour qui ? Les Amerloques ? Les Pétainistes ? Les Gaullistes ? On ne savait pas trop sur quel pied danser, c’était une belle pagaille en ville.
Il se disait que Lyon avait été bombardée par les Américains la veille. Il se murmurait que le tour de Sainté allait venir. Lucien n’y croyait pas vraiment. Les sirènes d’alarme retentissaient plusieurs fois par jour, pour rien. Comme bon nombre de Stéphanois, il ne descendait même plus à la cave pendant les alertes.
La fin de la guerre n’était pas vraiment une bonne nouvelle pour lui, même s’il avait assuré ses arrières. Apprécié de la milice, Lucien Bornier, dit l’Embaumé, avait su, en outre, tisser de solides amitiés dans tous les camps. Il donnait même de menus coups de main à la Résistance quand l’occasion se présentait. Et il traficotait avec les Boches. Eux, ils payaient, et bien. Pensez donc : la Gestapo de Saint Étienne offrait quatre mille francs pour une mitraillette prise au maquis, dix mille francs pour un poste émetteur. À Lyon, ils étaient encore plus généreux : cent mille francs pour un résistant ! Avant la guerre, un bon ouvrier spécialisé se faisait dans les sept cents francs par mois… Ça ne valait pas le coup d’aller se tuer au boulot.
Alors, Lucien bricolait, trahissait, conspirait. Il n’avait jamais eu de goût ni pour l’école, ni pour la mine, ni pour les travaux des champs. L’arrivée des Allemands à Saint Étienne en mars 42 lui avait donné l’occasion d’exprimer des talents qu’il ignorait lui-même. Ses activités secrètes lui avaient valu de solides appuis du côté de quelques officiers. Surtout avec Gustave Hermann, oberführer de la Wehrmacht. Ce dernier était arrivé en ville fin 43. Il avait une vision toute particulière de l’Occupation. Sa formule favorite était : “Le loup afghan se chasse avec un chien d’Afghanistan.1” Dans cette optique, Hermann avait su s’entourer de Français n’ayant pas trop d’états d’âme. Il se disait même qu’un Juif collaborait avec ses services pour traquer ses coreligionnaires…
Lucien Bornier avait ainsi pu échapper au STO et bénéficiait de laissez-passer de toutes sortes. Mais surtout, il était riche. Très riche. Il n’usait pas de cet argent de manière ostentatoire. C’eût été trop mal perçu par une population qui en bavait sérieusement. Par contre, il ne dérogeait pas à une règle précise. Une règle qui lui avait valu son surnom, l’Embaumé. Bornier était un dingue de l’hygiène corporelle. Une véritable maladie. En ces temps difficiles, où trouver de l’eau relevait souvent de la gageure, il s’était arrangé pour ne manquer de rien. Son ami Hermann l’avait mis en relation avec ses propres fournisseurs, plus ou moins consentants. Il disposait de tout ce dont il avait besoin : savonnettes, lotions et surtout, parfums de grande valeur…
Parvenu au bas du Cours Fauriel, l’Embaumé prit la direction de Chateaucreux. Il ne comptait pas s’y éterniser : si bombardement il y avait, c’était là que ça devrait péter. Outre les infrastructures ferroviaires, on trouvait le siège de la Gestapo, juste en face de la gare. C’est là qu’il se rendait. Une de ses dernières affaires à traiter. Il se gara juste devant le Nouvel hôtel, réquisitionné pour la circonstance. Il fit un signe au planton de service, qui ne broncha pas. Mains dans les poches de son pantalon large, Lucien se retourna et scruta le ciel avant de pénétrer à l’intérieur du bâtiment. Le temps était magnifique. Pas de bombardiers en vue. Quelques hirondelles volaient bas, allant jusqu’à frôler les rares passants.
“Signe d’orage, ça, se dit l’Embaumé. C’est pourtant tôt pour la saison.”
Puis il haussa les épaules et disparut dans le grand escalier que l’insouciance de ses vingt ans lui fit gravir en sautillant.
Quelques minutes plus tard, il ressortait, furieux. Il y avait plus de Français que d’Allemands sur place. On lui avait sèchement répondu que rien ne prouvait que l’émetteur ramené la veille appartenait à la Résistance. Pour couronner le tout, lorsqu’il avait demandé à voir Gustave Hermann en personne, on lui avait signifié que l’oberführer préparait son départ. La direction stéphanoise était en cours de réorganisation. Bref, on l’avait foutu à la porte sans autre forme de procès.
Il traversa le boulevard en courant. Il savait où vivaient les officiers allemands, c’était à trois pas de là. D’accord, l’émetteur appartenait à une vieille voisine qui ne savait même pas s’en servir. Il n’avait sans doute pas fonctionné depuis le départ de son fils pour le STO en Rhénanie. Bornier le lui avait emprunté la veille, lui promettant qu’il le lui rendrait au plus vite. Mais bon, avec les Allemands, d’habitude, ça faisait de la monnaie tout de suite, un truc comme ça. Il n’allait pas se laisser faire.
Hermann, ainsi que quelques autres officiers, occupait un autre hôtel réquisitionné. C’était là que se rendait l’Embaumé. Il se gara comme il put et fit signe à un militaire qu’il ne restait pas. Ce dernier l’arrêta et lui demanda ses “papiiier, bitte !” C’était un nouveau. Ça s’activait dur chez les vert-de-gris en cette matinée-là… Normal. On parlait de plus en plus de l’éventualité d’un débarquement américain. Comme on ne savait pas trop où il risquait de se produire, la Wehrmacht se redéployait en tous sens. Bornier sortit son ausweis et se précipita à l’intérieur. Une autre équipe d’hommes en uniformes, mitrailleuse au bras, le stoppa dans son élan. L’un d’entre eux parlait français. Il lui expliqua qu’on ne passait pas. L’oberführer Hermann ? Il était sur le départ, on ne pouvait le déranger. Front du nord, réorganisation et tout le tralala y passèrent à nouveau.
Bornier comprit que les choses évoluaient. Il venait de se faire enfler de dix mille balles. En sortant, il aperçut un gamin qui tournait autour de sa voiture. Le garde en faction lui caressa affectueusement la tête.
— C’est quoi, ce gosse ? demanda Bornier.
— Garçon des grands chefs, fit l’homme en désignant les étages supérieurs. Lui muet mais très gentil.
L’Embaumé n’était pas sûr d’avoir bien compris. Il n’avait jamais vu un militaire, même un gros ponte, accompagné de sa famille… Le gamin avait quatre ou cinq ans.
“Si ça se trouve, réfléchit Bornier, il est né en France, après 39…” Ça pouvait expliquer sa présence ici. Quoi qu’il en fût, une idée horrible lui vint à l’esprit. Il entrevit en un instant le moyen de se faire du fric tout en prenant une petite revanche sur les Allemands.
— Il aime les voitures ? demanda-t-il au garde.
Ce dernier manifestant son incompréhension, l’Embaumé mima un mouvement de volant tout en montrant le gamin et en lâchant quelques “broum broum”.
— Ja ja ! Voiture… oui, il aime beaucoup.
— Je l’emmène faire un tour. Fünf minuten, pas plus !
— Ja ja.
Bornier fit signe à l’enfant de s’installer à l’arrière. Puis il prit le volant, adressa un geste complice au gardien et démarra. Direction la Gestapo. L’effervescence était maintenant palpable au Nouvel hôtel. Des hommes arrivaient avec des valises, d’autres sortaient en courant, armes au poings. Bornier fit descendre le gosse et ils