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Ceci est une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec une personne ou une situation de la vie réelle serait purement fortuite et involontaire, et ne permettrait aucun rapprochement.

Je remercie Jean Louvet et Fabien

pour leur aide précieuse.

Une pensée à mon ami Jacques Fiérain,

trop tôt disparu…

Mes pensées affectueuses, toujours,

à mes petits-enfants :

Mathias,

Laura,

Nathan,

Romain,

et

Jonas.

John voyait sa femme se cambrer de plaisir dans les bras d’un homme dont il ne pouvait distinguer les traits. Leurs corps emmêlés se contorsionnaient avec fièvre sur un lit miteux, arrachant chez Amandine de longs gémissements qu’il ne lui connaissait pas. La chambre abritant l’étreinte était sordide, des rideaux poisseux aux fenêtres laissaient filtrer une lumière grise et cela donnait à cette vision adultère une violence telle que John se réveilla en sueur, terrifié et soulagé en même temps.

Amandine reposait paisiblement à ses côtés, le souffle léger, le visage à demi caché sous sa longue chevelure brune. Il mit un moment à s’ébrouer de son cauchemar, à chasser de son esprit une situation totalement improbable. Il la regarda intensément, comme s’il la découvrait sous un nouveau jour. Il tendit la main vers l’épaule nue et blanche émergeant des draps ; toutefois, envahi par un sentiment étrange, il se ravisa. Il restait imprégné de l’inimaginable, de cette scène forcenée dont il avait été le seul témoin. Qui était cet homme à la nuque luisante, capable d’enflammer sa femme jusqu’à l’orgasme ? Un détail le frappa : la pilosité exubérante de ce partenaire inconnu lui rappela quelqu’un. Il pensa tout naturellement à Mike, son chef de chantier avec qui il partageait la passion du tennis. Dimanche encore, ils s’étaient affrontés sur le cours, et après d’âpres échanges, ils s’étaient douchés comme d’habitude. Ils avaient pour règle de ne jamais parler boulot le week-end et celui qui la transgressait était redevable d’un dîner.

Mike traversait une période difficile. Il s’était séparé de Jennifer depuis peu, le couple s’était brisé après de nombreux compromis. Jennifer était retournée vivre chez ses parents le temps d’aviser. Mike, quant à lui, ressassait cet échec chaque jour et, le moral au plus bas, il s’enfonçait dans le travail pour adoucir sa peine. Incontestablement, il semblait le plus affecté, il ne misait plus rien sur une possible réconciliation.

John s’essuya le visage et sortit du lit pour griller une cigarette. Sa femme bougea un peu quand il s’approcha de la fenêtre et il la vit étendre le bras le long du corps, étreignant le drap de ses longs doigts soignés.

Marqué par son cauchemar, il interpréta le mouvement inconscient de son épouse de façon suspecte. Que rêvait Amandine en ce moment ? Ses lèvres s’allongeaient comme pour un baiser et son visage exprimait l’ineffable.

Il l’avait rencontrée voici douze ans de la manière la plus banale qui soit, en signant un contrat d’assurance chez son courtier. Employée à la compagnie GKM, Amandine s’était chargée de lire les conditions générales des documents et il était resté sous le charme de cette belle et douce jeune femme. Avait-elle remarqué son trouble ? Elle lui avait souri en demandant :

« Vous pourriez répéter ce que je viens de dire ? »

Ils s’étaient esclaffés sans mesurer l’impact que cette simple phrase aurait sur leur avenir. Amandine avait alors vingt ans et vivait ses expériences de jeune fille sans excès. Il était retourné plusieurs fois chez son assureur sous des prétextes futiles ; malheureusement, Amandine était chaque fois absente. Dépité, il s’était renseigné auprès du courtier :

« Dites-moi, votre employée ne travaille plus chez vous ? »

« Mademoiselle Javeau est en congé de maladie, j’ignore quand elle reviendra. »

Il s’en était allé, l’esprit troublé ; le mal dont souffrait Amandine devait être sérieux, car voilà des semaines qu’elle ne travaillait plus.

Il avait ce jour-là passé au crible tous les Javeau repris à l’annuaire téléphonique… Un seul de ses appels était resté sans réponse, la ligne était branchée en permanence sur un répondeur. Il avait noté l’adresse et s’était rendu sur place, le cœur battant. La maison était modeste, une affiche à la fenêtre annonçait une cérémonie religieuse chez lez Antoinistes. Il avait hésité à sonner, de crainte de voir sa visite importune. Il s’était toutefois décidé, poussé par ses sentiments passionnés. Amandine l’obsédait depuis leur première rencontre, mais il ne savait comment le lui dire ; il craignait un échec, qu’elle le trouvât sympathique sans plus.

L’homme qui lui avait ouvert était âgé, il avait crié sur un chien de petite taille aboyant furieusement à ses pieds. Il avait fini par repousser l’animal derrière une porte.

« Oui, c’est pourquoi ? »

« Excusez-moi de vous déranger, monsieur. C’est bien ici qu’habite Mademoiselle Javeau ? »

L’homme avait froncé les sourcils et dévisagé cet inconnu à l’allure rassurante :

« De quelle Mademoiselle Javeau parlez-vous ? »

Ignorant à ce moment le prénom de la jeune femme, John avait précisé :

« Elle est employée à la compagnie d’assurance, la GKM. »

« Vous parlez d’Amandine, ma petite nièce ? Que lui voulez-vous ? »

« Prendre simplement de ses nouvelles, elle est souffrante, m’a-t-on dit ! »

Le vieil homme avait pris un air embarrassé :

« Amandine, je la vois rarement ! Mais qui êtes-vous, Monsieur ? »

Avec plus d’assurance, John avait répondu :

« Nous nous sommes rencontrés à l’agence où elle travaille et nous avons sympathisé. J’aimerais savoir comment elle se porte. »

Le grand oncle avait montré un certain ennui, il avait confié sur un ton désabusé :

« Je ne savais même pas que ma petite nièce était malade… Ça vous donne une idée des relations que nous entretenons ! Le père d’Amandine ne me parle plus depuis des années, alors vous comprenez… »

« Vous savez tout de même où ils habitent ? »

« Bien sûr, ils habitent Lombe, dans l’allée des Ormes, mais je ne saurais plus vous dire le numéro de la maison. Je me souviens d’un passage latéral et d’une grille sur le côté. »

« Merci, Monsieur, vous êtes bien aimable, excusez-moi de vous avoir dérangé !

L’homme l’avait suivi du regard jusqu’à sa voiture, puis il avait lentement refermé la porte. »

En tournant la clé de contact, John avait éprouvé une joie immense, son obstination avait porté ses fruits et dans peu de temps, il localiserait la femme de toutes ses pensées.

Lombe est une localité rurale, située à quelques encablures de la ville. John l’avait parfois traversée, sans y accorder la moindre attention. Ce jour-là, le petit village avait révélé tous ses charmes. Les rues et les maisons avaient formé à ses yeux un décor différent. Il s’était dirigé tout naturellement vers l’église, le centre supposé de Lombe. Il y avait trouvé quelques commerces, entre autres, une épicerie au coin d’une rangée d’habitations, un café où trois clients étaient accoudés au comptoir, et à dix mètres à peine, une pharmacie au style démodé. Il s’était garé au pied de l’église et avait contemplé les alentours avec émoi. Les bruits saccadés d’un train avaient résonné et il avait aperçu les feux clignotants d’un passage à niveau au fond du chemin. Il avait croisé une femme entre deux âges.

« Pardon Madame, l’allée des Ormes, s’il vous plaît ? »

« C’est à deux cents mètres sur votre droite ! »

Il y était allé à pied, grisé d’émotion et d’appréhension. Chaque pas l’avait rapproché d’elle, mais il avait redouté une possible désillusion.

L’allée s’ouvrait sur un chemin discret bordé de maisons populaires. Se dressaient ensuite de nouvelles constructions posées dans un cadre verdoyant et ordonné. On devinait la campagne toute proche, par-delà les villas alignées, et John avait hésité entre deux résidences flanquées d’une grille sur le côté. Il s’était approché de l’une des boîtes aux lettres : « Sébastien Javeau et Jocelyne Farge ». Il avait longuement détaillé la demeure, la provision de bois soigneusement rangée sur le côté. Il se rappelait aussi sa douce excitation lorsqu’il avait poussé la petite barrière ; toutefois, le plus difficile avait été d’appuyer sur la sonnerie. Au bout d’un moment, il avait insisté et une voix l’avait appelé de l’étage :

« Vous désirez ? »

Il avait levé la tête sur cette femme penchée à l’une des fenêtres, frappé par sa ressemblance avec Amandine.

« Bonjour, je suis bien chez Mademoiselle Amandine Javeau ? »

« Oui, vous désirez ? »

Elle avait le même sourire et la même joie de vivre qu’Amandine.

Il avait lamentablement bafouillé :

« Figurez-vous… que… je… »

« Attendez, je descends ! avait-elle lancé sans perdre sa bonne humeur. »

Il l’avait devinée dévaler souplement les marches et venir vers lui sans méfiance.

Lorsqu’elle avait ouvert la porte, il l’avait découverte petite, corpulente à partir des hanches. Elle avait cette fois précisé avec un peu de gravité :

« Je suis la sœur d’Amandine… Que puis-je pour vous ? »

« Me donner de ses nouvelles et lui remettre mes salutations. Nous nous sommes rencontrés lors d’un entretien à son bureau, et son patron m’a appris qu’elle était souffrante ! Excusez-moi, je ne me suis pas présenté ! Je m’appelle John Bastin. »

Elle l’avait invité dans le salon.

« Asseyez-vous, je peux vous offrir quelque chose ? Du café ? »

Il avait accepté, à seule fin de s’imprégner de cette maison et de découvrir plus en détail le lieu de vie d’Amandine.

« Vous ne savez donc pas pour Amandine ? Ma sœur a une leucémie, elle est en traitement à l’hôpital. »

Il était resté sans voix, tétanisé par cette tragique révélation. Son mal-être n’avait pas échappé à la jeune femme et celle-ci l’avait aussitôt rassuré :

« Le pronostic du cancérologue est bon, Amandine a toutes les chances de s’en remettre et son moral est positif ! »

« Où est-elle hospitalisée ? avait-il demandé la voix cassée. »

« À la Clinique Bairant, c’est le Docteur Planger qui la soigne. Un excellent médecin, vous savez ! »

John avait arrêté son regard sur une photo d’Amandine posée sur le dressoir, et son sourire lumineux lui avait étreint la gorge.

« C’est incroyable, elle m’avait semblé en parfaite santé la dernière fois que je l’ai vue ! »

« Amandine se plaignait de courbatures et de fatigue depuis quelque temps. Mes parents l’ont obligée à voir un médecin et le verdict est tombé comme une bombe, au beau milieu de notre petite vie tranquille ! »

« C’est vraiment injuste ! »

« Vous prenez du lait, du sucre ? »

« Merci, un peu de lait… »

Il n’avait pas osé repousser le chat collé à ses jambes ; peu après, l’animal s’était élancé sur le divan.

« Alors, vous avez rencontré Amandine sur son lieu de travail ? »

« Oui, je suis client à la GKM ; c’est Amandine qui a traité mon dossier. »

« Vous ne l’avez donc rencontrée qu’une seule fois ? »

La question l’avait un peu ennuyé, car on pouvait s’interroger sur ses véritables motivations.

« Nous nous sommes appréciés tout de suite, et je vous avoue que, depuis lors, mon désir est de la revoir ! »

La jeune femme avait souri, elle avait devant elle un homme épris, qui avait démontré gauchement ses sentiments pour Amandine.

Elle avait toutefois remarqué :

« C’est curieux, nous nous confions l’une à l’autre depuis toujours, mais elle ne m’a jamais parlé de vous. »

Cet aveu l’avait quelque peu déçu ; il n’en avait pas moins demandé :

« Vous pensez que je peux lui rendre visite ? »

« Et bien, téléphonons-lui pour le savoir ; buvez votre café, il va refroidir ! »

Elle avait cherché son portable dans son sac et avait immédiatement appelé sa sœur :

« C’est Stéphanie, bonjour ! Dis-moi, comment te sens-tu aujourd’hui ? Bien ?… J’en suis contente !… D’accord, je dirai à maman de t’en apporter… Figure-toi qu’il y a un monsieur à la maison qui souhaiterait te voir ! Il s’appelle John et il me dit te connaître. Tu ne vois pas qui c’est ! Il serait plus simple que je te le passe… À bientôt, Amandine ! »

La sœur s’était retirée dans une autre pièce, entraînant le chat dans son sillage.

C’est d’une voix peu sûre qu’il avait prononcé :

« Bonjour… Mademoiselle Javeau, ici John Bastin ! J’ai eu le plaisir de traiter un contrat d’assurance à votre bureau ; il s’agissait d’un break Volvo… Vous vous rappelez ? Le silence qui s’en était suivi l’avait angoissé. »

Enfin, Amandine lui avait répondu :

« C’est possible, monsieur… Il y a longtemps de cela ? »

Rien ne s’était passé comme il l’avait imaginé et cela l’avait perturbé :

« Un peu plus d’un mois. »

« Et vous avez un problème ? »

« Non, pas du tout ! Comment vous dire… votre patron m’a appris vos ennuis de santé et je voulais… »

Le ton avait changé quand elle l’avait remercié :

« Ça me touche beaucoup que vous preniez de mes nouvelles, je vais mieux, rassurez-vous. J’espère reprendre mon travail au plus tôt ! »

« Vous rentrerez bientôt à la maison ? »

« Dans une semaine, m’a-t-on dit ! Enfin, tout dépendra de mon état. »

Profitant de l’absence de Stéphanie, il avait prétexté par un mensonge :

« Je voulais vous remercier de votre gentillesse par un petit présent ; vous me permettez de vous le remettre à l’hôpital ? »

Était-ce la surprise ou l’embarras qui avait retardé la réponse ?

Elle lui avait avoué plus tard, bien après le mariage, qu’elle avait hésité un moment.

« Merci de votre amabilité, monsieur, Stéphanie vous informera des heures de visite ! »

Il y était allé le jour même, avec en guise d’attention un joli bouquet de fleurs. Il s’était mêlé à la cohue dans le vaste hall, s’était frotté au coude-à-coude dans l’ascenseur. Dans un couloir, il s’était arrêté devant une porte largement ouverte, et il avait reconnu Stéphanie en train de ranger des boissons dans le frigidaire. D’autres personnes étaient présentes, et il était entré, heureux et intimidé à la fois…

Stéphanie l’avait présenté à sa mère, puis à une amie, et elle l’avait gentiment débarrassé de son bouquet. Amandine était absente. On lui avait expliqué qu’elle subissait un examen de contrôle, mais qu’elle serait de retour sous peu.

Il avait situé la maman d’Amandine dans la bonne quarantaine, et celle-ci lui avait fait la conversation. C’était une femme soignée, au vocabulaire choisi, qui avait encore une belle prestance sous des vêtements de qualité. Sa curiosité l’avait poussée à lui demander :

« Vous êtes donc un ami de ma fille ? »

« C’est beaucoup dire, je suis un client de la compagnie où elle travaille, nous avons sympathisé lors de la signature d’un contrat. »

« Comment vous appelez-vous ? »

« John… John Bastin. »

Sans conviction, elle dit :

« Il me semble qu’Amandine m’a parlé d’un John… »

Ces mots l’avaient troublé, lui avait coloré le visage. Il en avait éprouvé de la gêne, comme s’il avait mis à nu ses pensées les plus secrètes.

La maman d’Amandine lui avait appris qu’elle était elle-même responsable d’une agence ING depuis une dizaine d’années. Elle avait également parlé de son mari, un homme fort occupé par ses missions commerciales à travers le pays. À grande échelle, il vendait des tapis pour une société implantée à Ninove.

« Et vous, que faites-vous dans la vie ? »

« Je suis maçon indépendant, j’ambitionne d’élargir mes chantiers ! »

Elle avait discrètement regardé ses mains épaissies par le travail, et séchées par les intempéries.

« Ainsi, vous vous êtes libéré aujourd’hui pour rendre visite à ma fille ? Vous êtes un brave homme. »

Encore une fois, il avait menti :

« J’ai un devis à faire dans le coin, j’en ai profité pour… »

Amandine était apparue et avait focalisé toute l’attention sur sa personne. Sa mère l’avait immédiatement accompagnée jusqu’à son lit.

Il avait découvert Amandine sans fard, ni artifice ; toutefois, en dépit de sa pâleur, elle avait gardé cet éclat dans les yeux qui l’avait subjugué au premier regard. Stéphanie l’avait présenté :

« Voici John, le monsieur que tu as eu au téléphone ce matin. »

Amandine l’avait brièvement dévisagé, lui avait gentiment tendu la main.

« Je me souviens de vous maintenant, c’est gentil de me rendre visite, Monsieur Bastin ! »

« Appelez-moi John, c’est un plaisir de vous revoir. »

Stéphanie avait attiré l’attention de sa sœur sur le bouquet de fleurs.

« Elles sont très belles, Monsieur Bast… Pardonnez-moi… John… »

Des rires avaient égayé l’ambiance un peu figée de cette chambre et il s’était insensiblement rapproché d’Amandine.

Il était resté discret, prêtant une oreille attentive à ce qui se disait sur les traitements en cours. Une greffe de moelle pouvait être envisagée en ultime recours, mais le Docteur Planger écartait cette alternative pour le moment. Une infirmière avait fait une courte apparition, le temps de prendre la température et la tension d’Amandine.

Chacun s’était tu devant cet acte médical, probablement par respect pour la gravité du mal.

Peu de temps après, le diffuseur avait annoncé la fin des visites sur un ton nasillard, et cela sans que personne ne s’en soit soucié. Ce fut Amandine, la première qui l’avait rappelé pendant qu’une animation dans le couloir s’était étirée vers les ascenseurs.

« Encore merci de votre visite, John ! avait dit Amandine, saluant tour à tour ses visiteurs. »

Il avait hésité :

« Vous me permettez de prendre de vos nouvelles ? »

Elle n’avait pu le lui refuser.

Une question l’avait cependant hanté durant des années : n’avait-il pas, aveuglé par ses sentiments, exploité la situation pour intéresser une jeune femme fragilisée par la maladie ? Honnêtement, il n’aurait pas cru en ses chances s’il avait rencontré Amandine dans des conditions normales de vie. Elle ne l’avait pas immédiatement reconnu à l’hôpital, signe évident qu’elle ne gardait de lui qu’un vague souvenir.

Il l’avait néanmoins épousée un an plus tard, par une chaude journée de juillet, entouré d’une soixantaine d’invités.

Aucune conversation n’avait glissé sur l’état de santé d’Amandine, et personne n’avait parlé des contrôles réguliers qu’elle subissait en oncologie. Elle était en rémission, avait dit le Docteur Planger, un brin optimiste ; il s’appuyait sur un traitement novateur qui avait donné d’excellents résultats. L’association de trois médicaments donnait de nouveaux espoirs et Planger en faisait son cheval de bataille.

Il félicitait sa jeune patiente pour son courage, mais aussi pour la bonne humeur qu’elle communiquait. Amandine avait le sourire facile, un rien l’amusait et son rire détendait les plus crispés. Le jour de ses noces, elle avait dansé sans réserve, oubliant presque le mal qu’elle combattait.

Elle avait eu la délicatesse d’inviter les hommes les plus âgés afin de rassembler toutes les générations dans la joie et la fête. Elle avait donné, pendant des heures, une éclatante leçon de vie, et cela, sous les regards attendris de ses proches.

Lui, était demeuré plus discret, savourant un bonheur fragile, un peu comme s’il vivait un rêve éveillé.

Sébastien, le père d’Amandine, s’était approché et lui avait demandé :

« Où en est ton projet d’étendre tes activités ? »

Il avait trouvé cette question peu appropriée à un jour comme celui-là. Il s’était contenté de répondre laconiquement :

« En bonne voie. »

Il avait soumissionné un travail important, la construction d’une dizaine de logements sociaux sur un site communal. Il avait longuement réfléchi avant de se lancer dans une pareille entreprise, mais il s’était finalement décidé, après avoir obtenu de sa banque une promesse de fonds. Il avait dû engager du personnel, investir dans du matériel de pointe pour respecter les délais repris au cahier des charges.

Dopé sans doute par son mariage, il avait donné un coup d’accélérateur à ses ambitions professionnelles et cherché à éblouir sa jeune épouse par son tempérament de battant.

Avait-elle été amoureuse ou avait-elle éprouvé tout simplement pour son mari une grande estime mêlée de tendresse ? Jamais, dans les moments les plus intimes, il n’avait perçu chez sa femme un signe de réel plaisir. Au plus, manifestait-elle une douce patience en prononçant quelques mots qui le rassuraient. Leur fille, Océane, était née deux ans plus tard. Amandine avait tout naturellement focalisé son affection sur sa fille et il n’en avait pas pris ombrage.

Océane avait dix ans maintenant, elle était la réplique parfaite de sa maman au même âge. Elles étaient très complices et il se sentait parfois ignoré. Il était vrai que la prospérité de ses affaires lui donnait peu de temps à la maison. Amandine ne le lui avait jamais reproché, elle comprenait que seul le travail payait un jour, que la réussite était rarement le fruit du hasard.

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N’empêche qu’à cet instant, debout dans sa chambre devant la fenêtre ouverte, un doute affreux l’obsédait : la vision de sa femme chevillée à cet inconnu restait douloureusement imprimée dans son esprit, et la deuxième cigarette qu’il grillait avidement ne parvenait pas à le détendre. Ce cauchemar avait brutalement éveillé chez lui d’étranges soupçons, alors que jusqu’ici, la possibilité d’une trahison conjugale ne l’avait jamais effleuré. Était-ce la fusion de ces deux corps au zénith de l’orgasme qui le torturait à ce point ? Sans doute ! Ses pensées voyageaient sur le fil ténu de la réalité et la fiction. Il cherchait vainement dans ses souvenirs le moindre regard, la moindre attitude équivoque entre Amandine et Mike. Il n’avait jamais rien remarqué de suspect, bien évidemment. Ils devaient cacher habilement leur relation coupable et on le bernait peut-être depuis longtemps. Il regarda sa femme dormir paisiblement, détailla ses traits innocents de pareilles turpitudes. N’était-il pas en train de se faire souffrir inutilement, et d’inventer n’importe quoi sous l’effet pernicieux d’un mauvais rêve ?

Il sentit son cœur cogner quand Amandine entrouvrit les paupières. Elle lui demanda, étourdie de sommeil :

– Qu’est-ce… Que fais-tu là ?

Le réveil, sur la table de nuit, indiquait cinq heures neuf et elle s’inquiéta, les sourcils froncés :

– Tu n’es pas bien ?

Il expulsa son mégot incandescent par la fenêtre et répondit, rassurant :

– Je fais un peu d’insomnie, ce n’est rien, rendors-toi !

Il la regarda se tourner sur le côté, dévoiler impudiquement ses seins et se replonger paisiblement dans des songes mystérieux.

Il lui avait fait l’amour il y avait quelques heures à peine, et cela s’était passé comme de coutume, c’est-à-dire de façon mécanique, en des gestes programmés.

Amandine s’abandonnait à lui moins souvent depuis quelques mois, mais cette évidence jusqu’ici tolérée, prenait cette nuit des proportions inattendues. Il repassait sous la loupe les menus faits de sa femme durant ces derniers temps, et il donnait une interprétation différente à ses comportements si anodins fussent-ils. Il songea plus particulièrement à cette soirée chez Mike, le lendemain du départ de Jennifer, au cours de laquelle Amandine s’était montrée attentive et consolatrice auprès de son associé. Il n’avait vu, sur le moment, qu’une amicale attention pour un homme blessé, et sur la route du retour, il avait confié à son épouse toute sa compassion pour son infortuné ami.

– Comme je connais Jennifer, je crains que ce ne soit définitif !, avait-il laissé tomber.

Amandine était demeurée silencieuse, un peu comme si elle avait vécu un drame intérieur.

Mais pourquoi Jennifer ne leur avait-elle plus donné signe de vie ? Il s’en était étonné, et cette question s’ajoutant à d’autres gangrenait ses pensées. Jennifer avait connu des difficultés au sein de son couple et elle avait soupçonné Mike de courir les femmes… Il rentrait ivre de plus en plus souvent et se montrait violent à l’occasion. Elle s’était confiée à Amandine une seule fois ; ensuite, elle s’était étrangement isolée et repliée sur elle-même. Elle avait sans conteste mûri sa décision qui semblait irrévocable. En toute logique, elle réclamait sa part sur la villa qu’ils avaient en commun et la procédure en divorce était fermement engagée. Restait à comprendre le silence de Jennifer ? Les relations que John et Amandine entretenaient avec le couple avant la rupture étaient des plus amicales. Amandine et Jennifer partageaient la même passion pour le théâtre. John n’avait jamais constaté la moindre dissension entre les deux jeunes femmes, et tout à coup, elles n’avaient plus rien à se dire ! Que s’était-il passé entre elles pour justifier cette absence de communication ? Amandine n’en avait jamais parlé jusqu’ici. Elle avait éludé toute problématique quand le sujet avait été effleuré :

– Laissons-les en paix, ils ont besoin de méditer sur leur avenir !

N’avaient-ils pas besoin de soutien au contraire, en toute impartialité ?

Il en arrivait à imaginer un malaise entre sa femme et son amie ; cela expliquerait en somme la distance qui s’était creusée. Mais quelle en était la cause ? L’hypothèse qui le taraudait était une possible liaison entre Mike et Amandine, la trahison venant bien souvent de personnes familières sur qui on a misé toute sa confiance. Cette situation durait peut-être depuis des années… Qui sait, et Jennifer s’en était sans doute aperçue. Si tout cela s’avérait réel, la malheureuse s’était trouvée devant un cruel dilemme, soit assouvir une vengeance en révélant haute et fort son infortune, ou encore choisir d’épargner John et sa fille des turpitudes d’Amandine.

Il reconnaissait là le caractère entier de Jennifer, femme pétrie d’objectivité et incapable d’entraîner dans son malheur des victimes innocentes. Jennifer, stérile, s’était éprise d’Océane pour tromper sa déception. La gamine l’aimait beaucoup et avait adopté d’emblée cette sympathique amie qui lui offrait en toute occasion des cadeaux. Une complicité bien naturelle s’était installée entre elles, sans que jamais Amandine n’en prenne ombrage. L’été dernier, Océane avait même accompagné Jennifer et Mike lors d’un week-end à Paris. La fillette en était revenue enchantée, aux côtés d’un couple à la recherche d’un équilibre sentimental. Cette escapade dans la Ville lumière leur avait été salutaire l’espace de quelques semaines. Mais peu à peu, les différends avaient resurgi, sous les regards attristés de John et Amandine.

Mais bon Dieu ! Pourquoi John retraçait-il dans la douleur ces menus faits appartenant au passé ?

À cause de ce cauchemar… tout simplement… qui le hantait… En rassemblant certains souvenirs, il pouvait suspecter que des choses se tramaient dans son dos. En somme, il sortait d’un long sommeil conjugal, plombé par un quotidien répétitif dans lequel il s’était englué.

Jusqu’ici, il s’était convaincu de vivre sereinement aux côtés d’une épouse plus que mignonne, et peu réceptive aux hommages des autres hommes. Cela le rassurait en quelque sorte, et la naissance d’Océane n’avait fait que renforcer la confiance qu’il portait à sa femme. Il s’était alors consacré corps et âme à ses affaires, à étendre ses activités à différentes régions. Il employait depuis peu près d’une centaine de personnes dispersées sur trois chantiers différents. Son nom s’étalait sur ses camions et engins de terrassement et il s’enorgueillissait d’appartenir au microcosme des personnalités locales.

Alors, n’avait-il pas mené à bien son projet ? Il avait même dépassé de loin ses objectifs premiers : ceux d’assurer aux siens la sécurité et le confort. Il ne devait sa réussite qu’à son obstination et à son travail, et à un peu de veine… il le reconnaissait. Mais ne fallait-il pas un brin de chance dans la vie ? Jusqu’à cette nuit, il se croyait à l’abri de l’infortune ! Amandine était en rémission complète de son cancer ; quant à Océane, elle respirait la santé et donnait pleine satisfaction à l’école. Ils vivaient tous trois dans une superbe maison éloignée de la ville, avec parmi leurs voisins un fermier taciturne qui les saluait de loin. Derrière la propriété, les champs s’étendaient à perte de vue, et par temps clair, on pouvait apercevoir le clocher effilé de l’église de Moirville. John se sentait bien ici ; il aimait les grands espaces et les parfums des saisons. Il appréciait particulièrement l’automne, qu’il contemplait depuis sa véranda, le regard perdu sur la forêt d’Escambre. Il s’y rendait parfois avec Océane pour de longues balades à travers bois. Ils se grisaient de sentiers sauvages, des cris de la faune dissimulée on ne savait où.

La petite fille partageait les mêmes sensations que son père et elle se montrait attentive à la moindre vibration de l’air. Combien de temps encore entraînerait-il sa fille dans ces petites escapades ? Elle approchait de l’adolescence qu’il appréhendait un peu. Il nourrissait pour Océane de réelles ambitions, il la voyait entreprendre de longues études et réussir brillamment. Elle réaliserait sans doute ce qu’il n’avait pas atteint sur le plan intellectuel, c’est-à-dire accéder à la culture et à la reconnaissance. Il admirait l’élocution facile chez certains ainsi que leur assurance. Quant à la signature d’un contrat, cela tenait parfois à un trait d’esprit ou à une joute verbale.

Lui, n’avait pas fréquenté longtemps l’école ; dès l’âge de seize ans, il s’était retrouvé sous contrat d’apprentissage. C’était sa mère qui l’avait poussé à choisir le métier de maçon… elle lui disait toute la noblesse de cette profession et elle demeurait admirative devant les réalisations de ces ouvriers. En vérité, sa mère n’avait pas pu envisager pour lui des études onéreuses : chaque fin de mois avait été difficile depuis le départ du père. Celui-ci avait abandonné sa famille dans la plus grande discrétion. Un beau matin, il était allé à la banque pour y retirer de l’argent et on ne l’avait plus revu. John avait alors huit ans. Il revoyait encore sa maman en proie à l’interrogation, puis à l’inquiétude au fur et à mesure que les heures passaient. Elle avait fait le chemin jusqu’à la petite agence où son époux devait se rendre, elle avait ensuite visité le seul café qu’il fréquentait habituellement. En fin de soirée, l’inquiétude avait fait place à l’angoisse et après de nombreux coups de fil passés à la famille, elle s’était rendue au commissariat de police. L’inspecteur qu’il l’avait reçue l’avait poliment écoutée.

Mesurant l’anxiété de cette femme, il avait tenté de la rassurer :

– Calmez-vous, Madame, votre mari a peut-être un petit coup de blues et il s’est probablement éloigné pour faire le point ! Vous me dites qu’il n’a aucun antécédent psychiatrique, qu’il ne présente aucun signe qui laisserait supposer que…

– Mais justement, c’est ça qui me tourmente, ça ne lui ressemble pas !

– Écoutez, nous ne pouvons pas lancer un avis de recherche pour un cas comme celui-là ; je vous invite à patienter… et croyez-moi, d’ici peu, votre mari rentrera à la maison.

L’entrevue avec ce policier l’avait anéantie. Personne n’avait pris son affaire au sérieux. Adrien ne l’avait jamais laissée sans nouvelle plus d’une demi-journée. La seule distraction qu’elle lui connaissait était sa partie de billard au café « le Cambrinus ». Le tenancier avait bien certifié ne pas avoir vu Adrien ce jour-là, et il s’était montré embarrassé quand la femme était sortie de son établissement en tenant son gosse par la main.

John gardait dans ses souvenirs toute la détresse de sa maman lorsqu’ils étaient rentrés ce soir-là à la maison. Elle avait très vite pressenti le drame familial qui se jouait, et que désormais, elle serait seule pour y faire face. Son moral s’était trouvé au plus bas quand elle était tombée sur la tirelire vide de son fils abandonnée au pied du lit. Adrien avait commis l’infamie de voler les maigres économies de son enfant avant de s’enfuir lâchement avec une autre femme. Avait-elle vécu dix ans aux côtés d’un homme sans le connaître ? Cela s’était confirmé par la suite quand elle avait retrouvé le compte commun pillé jusqu’au dernier centime.