À la mémoire de ma subtile marraine, Sophie
Une brassée de remerciements
À ma subtile marraine qui m’a inculqué l’amour des mots, l’art de rire et l’impossible oubli.
À Pierre, mon premier lecteur (harcelé ?) que je remercie pour son aide et ses encouragements infinis…
À Maman qui croit en sa fille comme seule une mère sait le faire… (Ne change rien, Maman, c’est tout bénef pour mon ego.)
À ma fille, Tatiana, qui me fait cadeau de ses remarques avisées.
Aux commissaires de police de Lasne et Rixensart qui ont eu l’élégante courtoisie de répondre à mes points d’interrogation…
À l’aimable frère dominicain Philippe Cochinaux, rencontré au « Black Friars » de Louvain-la-Neuve, qui m’a éclairée de son savoir avec humour et intelligence.
À Claude, pour son aide.
À Bernard Delcord, pour sa présence et ses précieux conseils.
Enfin, à vous qui ouvrez ce roman. Puissiez-vous y puiser le moment de plaisir éphémère souhaité d’un écrit, quel qu’il soit.
Amen…
Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage,
Traversée çà et là par de brillants soleils ;
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage,
Qu’il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal
Elle claqua la porte. La violence de l’éclat répercuté sur les murs blancs de l’abbaye résonna comme un glas, saisissant les hommes d’Église habitués à plus de sérénité. L’infortuné dominicain reçut de plein fouet le regard chargé de détresse après qu’elle eut prononcé des paroles qui lui avaient glacé l’âme : « Ne me demande pas l’impossible. Je suis incapable de lui pardonner, tu entends ? Jamais ! Il a brisé ma vie ». Aurélie secouait ses cheveux raides et noirs, des larmes de rage brouillaient sa vue.
Après le départ de la jeune femme, le Frère prêcheur sombra dans un abîme de réflexions douloureuses, puis il se dirigea, meurtri, vers la chapelle. Dans sa hâte de quitter le parloir, il bouscula ce bon Frère Paul qui traversait le couloir les bras chargés de livres. En position précaire, quelques bouquins vacillèrent avant d’atterrir dans un bruit sourd sur le parquet en chêne ciré.
Ce jour-là, comme tous les autres jours que Dieu fait, l’église Saint-Étienne – érigée dans l’ancienne grange de la ferme de Froidmont – annonçait l’heure dans un son de cloches fracassant. Il était seize heures trente. En l’occurrence, peu de monde se préoccupait de l’heure. C’était l’été, on respirait le délicat parfum de l’herbe fraîchement tondue mélangée à de subtiles fragrances de fleurs estivales et la vie coulait tranquillement sous un ciel tellement bleu qu’il aurait rempli d’envie le plus précieux des lapis-lazulis. Dans la bibliothèque de l’abbaye de Froidmont, le gros Frère Paul bâillait d’ennui, il n’y avait pas âme qui vive dans son sanctuaire de bouquins et il le regrettait amèrement. Frère Paul avait passé toute sa jeunesse dans des villes trépidantes : Londres, Barcelone, Bruxelles. Cependant, il s’était très vite acclimaté au rythme du village de Rixensart, commune verdoyante du Brabant wallon, qui s’accordait beaucoup mieux à son tempérament rêveur et bon enfant. Le tempo de la localité s’harmonisait à celui de Frère Paul qui appréciait la douceur de vivre loin des tumultes d’une ville, aussi belle soit-elle. À Rixensart, chacun refaisait le monde autour d’un verre, papotait à la supérette, chez le boulanger ou le libraire, échangeait des considérations sur le temps qu’il fait, à grand renfort d’« il n’y a plus de saisons ! » C’était un village où les autochtones, tous sexes et âges confondus, se préoccupaient des faits et gestes de leurs concitoyens, avec encore plus de bonheur s’il s’agissait de ragots savoureux. « L’être humain est ainsi fait », pensait le dominicain en hochant la tête avec compassion. Mais pour l’instant, l’heure était à la sieste et Frère Paul sentait la somnolence le gagner.
C’était une fin d’après-midi de juin divinement ensoleillée, mais sans chaleur accablante, car une brise inespérée caressait la peau pâle du visage grave d’Aurélie, balayait d’un imperceptible souffle ses cheveux noirs coupés au carré, effleurait sans pudeur ses jambes fuselées et faisait frémir les fragiles pétales des coquelicots que la jeune femme tenait à la main. À quelques pas devant elle, un bambin tentait maladroitement de cueillir des fleurs de camomille. Dans un ultime effort, il retomba sur le derrière avant de se redresser tant bien que mal. Il délaissa alors les résistantes camomilles au profit d’un plus conciliant bouton d’or. Le spectacle était rafraîchissant et pourtant Aurélie se sentait à la fois triste et en colère. C’est néanmoins d’une voix douce qu’elle proposa à son fils d’emprunter le raccourci par le petit bois. L’enfant apprécia la suggestion avec toute l’ardeur dont il était capable. Il battait des mains, anticipant le moment de plaisir. Sans attendre, il se précipita dans la direction du sentier de terre bordé de noisetiers sauvages et de chênes robustes. Un sourire fugitif adoucit un bref instant les traits las de la jeune maman.
Malgré elle, ses pensées l’emmenaient immanquablement vers cet homme qui avait bouleversé sa vie, vers celui qui avait gonflé son cœur d’un amour si entier, si total, avant de le vider brutalement de toute substance, de le réduire à peau de chagrin. Elle s’en voulait de s’être emportée de la sorte. Mentalement, elle faisait le bilan de ses états d’âme et de ses réactions immatures : « Je n’ai pas su conserver mon sang-froid, se reprochait-elle amèrement. Je pensais avoir trouvé un solide bouclier en disparaissant durant quelques années. J’imaginais alors qu’avec le temps tout se volatiliserait : sentiments évaporés, colère étouffée. Quel leurre ! En réalité, j’étais incapable d’oublier, alors que la raison m’y poussait de toutes ses forces… Mais à présent, je vais tourner la page et avancer autrement. Sans lui. Je n’ai pas le choix. » Aurélie inspira profondément une goulée d’air tiède parfumé d’essences sucrées. Elle sentait ses muscles se détendre un peu. L’enfant stoppa sa course, distrait par un bouquet de trèfles, et s’empara d’une fine fleur rose entre le pouce et l’index.
Une nouvelle fois, la jeune femme inspira calmement et c’était comme si une drogue inoffensive se mettait à circuler dans tout son corps pour le détendre, l’apaiser. Elle frissonna tandis qu’un nuage sournois glissait tranquillement devant le soleil. À cet instant précis, tout son corps se mit en alerte, comme si mille petites voix psalmodiaient de concert : attention danger, attention danger, attention danger… Un souffle de vent balaya la poussière. Aurélie s’arrêta, avertie par un bruit de pas étouffés ; une fraction de seconde plus tard, à peine le temps de tourner la tête, un lien lui enserra violemment la gorge. Sa bouche ronde s’agrandit d’effroi en quête d’un soupçon d’oxygène. Ses doigts agrippaient le lien qui l’étouffait, puis ses bras s’agitèrent dans une saccade de mouvements désordonnés ; vaincue, elle s’effondra. Le bambin tiraillait la fleur pour l’obtenir, le pédoncule céda.
Dans la cour en vieux pavés de l’abbaye, des pleurs déchirèrent l’habituelle quiétude propice à la méditation. Le Frère Paul, qui sortait de la bibliothèque, se pressa tant bien que mal vers la cour déserte, hormis un petit enfant qui sanglotait en hoquetant. Le Frère Paul rajusta ses lunettes et s’approcha de lui. Il inspirait confiance, le Frère Paul, avec son visage bien rond, ses bonnes joues roses, son regard bleu délavé et son ventre rassurant qui le précédait toujours d’une distance assez remarquable. Il se penchait maintenant vers le petit qui pleurait tout son saoul.
— Que se passe-t-il, mon garçon ? Tu es perdu ?
L’enfant reniflait et observait le monsieur imposant à travers ses larmes. Le Frère Paul ne savait que faire, il n’avait pas l’habitude des bébés. Il savait comment s’y prendre avec les enfants plus grands venus chercher des livres à la bibliothèque. Ça oui ! Ceux-là parlaient haut et fort, gesticulaient, riaient en faisant le pitre, ou se taquinaient en mâchant des bonbons colorés et collants. Parfois même, ils osaient lui faire des blagues idiotes qui ne faisaient rire qu’eux, mais au moins il n’était pas déconcerté par ces gamins qui savaient répondre à ses questions, pas toujours comme il l’aurait souhaité certes, mais ils répondaient. Par contre, un bébé qui ne pipait mot le plongeait dans un désarroi presque palpable. Le bambin ne pleurait plus maintenant. Il examinait le Frère Paul de ses grands yeux étonnés et posait sa main poisseuse sur le ventre rebondi du dominicain qui, du coup, reprit confiance en lui.
— Dis-moi, mon petit, où est ta maman ? Tu n’as pas pu venir ici tout seul, n’est-ce pas ?
L’enfant semblait ne pas comprendre le Frère Paul, mais il l’observait d’un air amusé. Le pauvre homme ne savait plus à quel saint se vouer.
— Mon Dieu, aidez-moi, que dois-je faire ? Ce bébé n’est tout de même pas arrivé ici par l’opération du Saint-Esprit !
Le bonhomme lançait des regards éperdus aux alentours de l’abbaye dans l’espoir de découvrir quelqu’un qui pourrait voler à son secours, mais en vain. La cloche de l’église retentit lugubrement, annonçant dix-sept heures trente. L’enfant glissa sa menotte dans la main du religieux. Alors ce drôle de couple entreprit de traverser la cour ; l’un en se dandinant comme un gros canard fatigué et l’autre en reniflant. Le plus âgé des deux poussa la porte qui grinçait toujours : « Il faudrait songer à graisser cette mécanique », se dit-il pour la énième fois. La porte ouvrait directement sur le réfectoire de la communauté. Deux Frères dressaient la vaste table en chêne pour le repas du soir. En voyant arriver cet étrange duo, ils arrêtèrent leurs activités. On délaissa couverts, verres et serviettes pour s’occuper des arrivants.
— Mais où donc as-tu trouvé ce petit ange, Frère Paul ?
Le petit ange en question bâillait en s’enfonçant le petit poing dans la bouche. Il avait le visage barbouillé de terre et les traces de larmes avaient dessiné des traînées le long de ses joues pâles. Ses fins cheveux blonds étaient en pagaille, quelques brindilles collaient à ses genoux, à ses bras joufflus, à sa chemisette bleue. Il portait un minuscule sac à dos d’enfant. Le Frère Paul était soulagé de n’être plus seul avec ce fardeau. Il se dit que les autres allaient certainement trouver une solution à cette énigme. Frère Paul n’aimait pas du tout être bousculé dans ses habitudes. C’est qu’il n’était plus très jeune et pour tout dire, devoir réfléchir à des problèmes d’ordre pratique le plongeait dans un d’état léthargique d’une inefficacité sans pareille. Pour l’heure, il n’avait qu’une envie, c’était de retourner s’enfermer dans sa bibliothèque avec ses chers livres. Il soupira, ennuyé, en songeant au jeune Denis qui ne lui avait pas rapporté Le Petit Prince de Saint-Exupéry. Pourtant, c’est aujourd’hui qu’il aurait dû le rendre. Pourvu qu’il ne l’ait pas égaré. C’est une édition magnifique avec les dessins en couleur…
— Frère Paul, vous m’entendez ?
C’était la troisième fois que le Frère Antoine posait la question.
— Pardon ?
— Je vous demande ce que vous balancez au bout de votre bras.
Perplexe, Frère Paul examinait sa main gauche comme s’il s’agissait d’une main étrangère. Il ramena l’objet sous ses yeux. C’était une petite toile, un paysage de campagne réalisé dans le style impressionniste. L’homme triturait l’objet tout en battant le rappel de souvenirs confus.
— C’est… eh bien, c’est un tableau. Oui… un tableau que j’ai ramassé dans la cour… près du banc… C’est ça, près du banc. C’est une œuvre impressionniste de très jolie facture. Je me demande ce qu’elle faisait dans la cour de notre abbaye.
Les autres se le demandaient aussi. D’un geste de la main, Frère Antoine fit comprendre que le sujet essentiel, pour l’instant du moins, n’était pas celui-là, mais l’enfant perdu.
— Nous verrons cela plus tard. Dans l’immédiat, ce petit a la priorité. Ses parents doivent être morts d’inquiétude. Quel est ton prénom, mon enfant ?
— Alessandr.
— Tu veux dire Alexandre, sans doute.
« Alléluia ! Il parle, se dit Frère Paul tout ragaillardi. Ça, c’est une excellente nouvelle, il va pouvoir tout nous raconter, ensuite on va retrouver ses parents, tout rentrera dans l’ordre et on pourra dîner. »
Frère Antoine, fier d’avoir obtenu une réaction de la part de l’enfant, poursuivit sur sa lancée :
— Où sont ton papa et ta maman ?
— Maman, elle dort.
Les trois Frères se regardaient sans comprendre. L’enfant aurait-il échappé à la vigilance de sa mère alors que celle-ci faisait la sieste ? Frère Paul réfléchissait comme il en avait l’habitude, c’est-à-dire tout haut :
— On ne met pas un sac à dos à un enfant qui joue à la maison. Non, le sac à dos, c’est pour sortir, aller se promener, aller à l’école. Mais certainement pas pour rester chez soi !
Frères Antoine et Étienne approuvèrent à grand renfort de « bien entendu, évidemment, ça va de soi ». Alexandre tapota la main de Frère Paul en gémissant :
— J’ai soif.
Distraitement, Frère Paul caressait les cheveux du garçonnet en murmurant :
— Moi aussi, j’ai rudement soif.
Stimulé par ce signal d’alarme, Frère Étienne se mit à s’affairer dans tous les sens, en quête d’une solution à ce nouveau problème.
— Il faut de l’eau ou du lait ou bien de la grenadine, les enfants boivent du jus d’orange…
Plus efficace, Frère Antoine prit la direction des opérations. Il ôta le mini sac des épaules du garçonnet et dénicha un biberon d’eau qu’il tendit à Alexandre avec quelques paroles de réconfort. Le petit se mit à téter goulûment, comme s’il n’avait rien avalé depuis de lustres. Frère Antoine poursuivait l’inventaire du sac : il y avait un paquet de biscuits en forme d’animaux, des mouchoirs jetables, un ourson en peluche et, emballés dans un papier blanc, les restes d’une pomme coupée en quartiers. Le Frère Étienne commentait l’inspection du sac : cet enfant devait être en balade avec ses parents ou quelqu’un qui en avait la responsabilité sinon il n’aurait pas emporté ce léger pique-nique. Pendant que les Frères discutaient, Alexandre s’était assoupi, allongé sur le long banc de bois, les petites jambes recroquevillées, le pouce en bouche. « Voilà qu’il dort », dit le Frère Paul ennuyé, comme si l’enfant avait commis un geste incongru.
La porte du fond laissa s’engouffrer une poignée de Frères dominicains qui amenaient dans leur sillage des échanges de considérations enthousiastes accompagnés d’éclats de rire. Tous restèrent en arrêt devant le banc occupé par le petit. Frère Antoine expliqua :
— Paul a trouvé l’enfant dans la cour. Il semble qu’il se soit perdu. Tout ce que l’on a découvert jusqu’à présent, c’est qu’il s’appelle Alexandre.
Luc, l’un des Frères, s’empara du tableau resté sur la table.
— Et ça ?
— Je l’ai ramassé dans la cour, dit le Frère Paul en s’approchant. C’est une jolie peinture de l’école impressionniste ou, en tout cas, y faisant référence.
Le Frère Luc dit :
— Je connais ce tableau.
Une dizaine de paires d’yeux le dévisageaient avec curiosité.
— Je l’ai offert, il y a bien longtemps, à une amie. C’était à l’université, nous étions étudiants, s’empressa-t-il d’ajouter.
Le prieur, Frère Jean, un pince-sans-rire sexagénaire, dit malicieusement :
— Une amie ou une petite amie, Frère Luc ?
Celui-ci haussa les épaules, sans répondre. Le prieur ne lâchait pas prise, il semblait beaucoup s’amuser :
— Alors comme cela, vous aviez une amourette avant de nous rejoindre ?
Frère Luc dit sèchement :
— Une amie, pas une amourette.
Le prieur, surpris par le ton cassant, changea de sujet.
— Bien. Procédons de manière concrète. Quelqu’un a une suggestion ?
Radouci, Frère Luc proposa :
— Si vous le permettez, je peux contacter un ami. Il est dans la police, il saura comment procéder.
— Excellente idée. On doit agir au plus vite. Imaginez l’état d’affolement des parents !
— Je me le demande, murmura Frère Luc.
Frère Paul, quant à lui, s’inquiétait du moment où on allait pouvoir s’attabler. Il avait une faim de loup.
— Il faudrait couvrir cet enfant, dit le Frère Luc avant de quitter le réfectoire.
Le prieur semblait songeur.
Sept heures quarante-cinq. Par une journée qui s’annonçait prometteuse, Sophia Vronsky, veuve Dessy, s’apprêtait à prendre un petit déjeuner substantiel comme elle le faisait chaque matin ; café fort et noir, jus d’orange frais, fruits de saison, toasts dorés et œufs en omelette ainsi qu’une délicate marmelade de framboises dont le seul parfum la transportait de joie. Sophia Vronsky, petite-fille d’un comte russe qui avait fui son pays lors de la révolution de mille neuf cent dix-sept, était née dans le Brabant Wallon quarante ans plus tôt, d’un père russe avocat au barreau et d’une mère belge professeure de français. Pour plaire à son père, elle avait mené à bien et, sans aucune passion, des études de droit.
Après avoir décroché sa licence, avec distinction, elle ne voulut plus en entendre parler. Elle se lança dans l’écriture de romans policiers au grand désespoir de ses parents d’abord, de leurs vigoureux applaudissements ensuite, lorsque ses romans rencontrèrent un franc succès. Son héros, le commissaire de police Alphonse Prudent, un Lasnois de pure souche un peu pédant, repoussait sa retraite avec la force du désespoir, poursuivant ses enquêtes avec la minutie d’un horloger méticuleux. Il avait trouvé des lecteurs assidus, des inconditionnels. Dès lors, elle s’était consacrée entièrement à l’écriture.
Entre-temps, elle avait épousé un pianiste renommé, rêveur et distrait, Jean Dessy qui, par une belle journée de printemps, avait traversé la chaussée sans voir le camion rouge qui fonçait sur lui à toute allure. Cette rencontre lui fut fatale. Il laissa une veuve accablée de chagrin et leur fillette, Alice, inconsolable.
Sophia était quelqu’un d’énergique, de sage et de réfléchi. Elle pensa qu’un changement de cadre et d’habitudes leur serait salutaire à toutes deux. Le problème, c’est qu’elle chérissait cette propriété qui renfermait tant de souvenirs heureux. Elle n’avait pas envie de déménager, Alice non plus. C’est alors qu’elle se mit en tête d’aménager les dépendances en chambres d’hôtes. Elle espérait que ces gens de passage rempliraient un peu le vide laissé par ce mari et ce père qui leur manquait tant. Avec le temps, ces gens de passage étaient devenus des habitués, certains des amis. Petit à petit, Alice avait repris goût à la vie et elle-même se sentait moins seule, même si son regretté pianiste lui manquait cruellement.
Pour l’heure, installée à la table nappée de lin vanille, Sophia lisait tranquillement quelques feuillets de son dernier ouvrage avec la satisfaction grandissante du travail magnifiquement accompli. Sans être prétentieuse, elle ne faisait preuve d’aucune modestie superflue, sentiment qu’elle trouvait aussi inutile que ridicule. On valait ce qu’on valait, point barre. Et Sophia connaissait avec une extrême pertinence ses défauts et qualités. En l’occurrence, elle était convaincue qu’elle était une honnête romancière. Satisfaite, elle appela Louise afin de réclamer du café chaud. Louise arriva tout sourire transportant avec elle un délicieux arôme dans la salle à manger.
— La journée est magnifiquement ensoleillée, Madame Sophia. Nous avons de la chance d’avoir reçu en cadeau une aussi radieuse saison.
Louise était profondément croyante et sa foi lui insufflait une joie de vivre communicative et une gratitude sans faille à l’égard du Seigneur, ce qui ne cessait d’émerveiller la romancière.
— C’est vrai, acquiesça Sophia en balayant du regard le parc baigné de lumière qui affichait toute une gamme de verts, du plus tendre au sombre profond.
La propriétaire des lieux contemplait son jardin avec satisfaction. Elle se félicitait d’avoir opté pour cette allée d’oliviers alignés sur un tapis de lavandes qui conférait un caractère on ne peut plus provençal à sa propriété, bien ancrée cependant en territoire brabançon. Lasne, l’un des joyaux du Brabant Wallon, était un charmant village au paysage vallonné à souhait, un havre verdoyant où l’on croisait une quantité inimaginable de chevaux – souvent à la robe café au lait – trottinant tranquillement, naseaux au vent. Parfois, ils partageaient leur territoire avec quelques moutons, brebis et agneaux. Dans d’autres pâturages, quelques troupeaux de vaches impassibles regardaient passer les autochtones dans une placide indifférence.
Hormis la ribambelle de nouveaux villageois fraîchement émoulus, bien décidés à gagner eux aussi leur portion de paradis, parfois dans l’espoir inavoué de pouvoir s’en vanter : « Oui, mon cher, j’habite à Lasne. »
Entendez « Lènes » – à cause de la déformation volontaire d’une élocution supposée distinguée et prétendument devenue l’accent du coin, mais qu’étrangement aucun ancien ne reconnaissait.
Donc, hormis les nouveaux arrivés et pour le plus grand bonheur des moins superficiels, on croisait encore quelques personnages du cru : d’anciens agriculteurs, fermiers, hommes et femmes de la terre. Tous souriaient sous cape, en calculant le bénéfice engrangé par la vente de quelques lopins de terrain qu’ils avaient, après moult discussions, palabres, tergiversations et petits blancs, accepté de céder à prix exorbitant.
Bref, la Marache, hameau de Lasne, était le cœur verdoyant et protégé de cet Éden recherché. Parsemé de vergers, de prairies et de champs de blé ondulants, qu’égayaient joliment – du moins à la belle saison – coquelicots, boutons d’or, pâquerettes et autres rares bleuets.
La Marache avait en outre l’honneur d’abriter la somptueuse propriété de Sophia Vronsky. Mais pour l’heure, Louise, rayonnante d’une joyeuse humeur quasi permanente, versait le café avec une étonnante dextérité, avant de quitter la pièce en chantonnant un air connu d’elle seule. L’une ayant rejoint ses tâches domestiques, l’autre se beurrait un toast tout en planifiant mentalement sa journée. C’est alors que le carillon de la porte d’entrée retentit. Le clocher de l’église annonçait huit heures lorsque Jérôme Briggs pénétra dans la salle à manger à grandes enjambées, tandis que Louise l’annonçait sans circonlocutions.
— C’est le fiancé d’Alice. J’apporte une autre tasse ?
— Oui, et une théière d’Earl Grey, s’il vous plaît, Louise.
Jérôme Briggs ne trahissait pas ses origines anglaises et donc ne buvait que du thé au petit déjeuner. Il était grand, mince, le teint pâle, et la chevelure qu’il avait abondante était d’un roux flamboyant, comme il se doit.
— Que me vaut cette visite matinale, Jérôme ? Rien de fâcheux, j’espère ?
L’homme qui avait pris place en face de sa future belle mère la contemplait sans mot dire. Malgré son jeune âge, Jérôme était déjà inspecteur principal de police. Il réfléchissait toujours avant de s’exprimer. Et lorsqu’il se décidait à parler, c’était en termes clairs et précis, mais il ne livrait les informations qu’au compte-gouttes. Habituée à ses méthodes, Sophia patientait, il finirait bien par énoncer l’objet de sa venue. Jérôme, après avoir bu une gorgée de thé, posa sa tasse avec la délicatesse d’une jeune fille de bonne famille.
— J’ai besoin de vous.
Sophia haussa imperceptiblement les sourcils surplombant des yeux d’un rare bleu foncé qui lui avaient valu de nombreux soupirants.
— Je souhaiterais que vous puissiez garder un jeune enfant chez vous. Juste quelques jours…
Perplexe, Sophia considérait Jérôme avec l’air d’une institutrice convaincue de la déraison d’un élève farfelu. Pendant ce temps, Jérôme grignotait tranquillement un toast en attendant sa réaction.
— Sais-tu que je ne tiens pas une crèche, mais une maison d’hôtes ?
— Oui. Ça, je sais. Je ne suis pas crazy. Je vous fais le topo : on a trouvé un enfant. On dirait qu’il a été abandonné. Je n’ai pas envie qu’on le place dans une institution quelconque avant d’en savoir plus sur son cas. Je vous demande de me faire confiance et de le garder à l’abri, le temps d’élucider la situation.
La romancière répliqua d’un ton légèrement soupçonneux :
— Il est de toi ?
— Mais non, qu’allez-vous chercher là ? C’est une histoire complexe et délicate que je dois démêler sans qu’il n’arrive rien de fâcheux à cet enfant. Je comprendrais que vous refusiez, cependant j’ai vraiment besoin de vous.
Le ton avait quelque chose d’implorant. C’était la seconde fois qu’il employait les mêmes termes. Sophia était ébranlée.
— Bon ! Où est-il, ce poupon ?
La réponse se concrétisa aussitôt, Louise faisant irruption dans la pièce en traînant un enfant par la main. Sans préambule, elle annonça :
— Il vous réclame et je dois m’occuper du petit déjeuner de nos hôtes, je suis en retard.
Louise poussa le gamin vers Jérôme et tourna les talons en chantonnant. Sophia observait le garçonnet. Il devait avoir à peine deux ans. Celui-ci la dévisageait aussi. Le regard franc paraissait jauger la dame qui se tenait devant lui. « Elle n’était pas aussi jeune que sa maman, mais elle était belle et semblait gentille. » Il sourit. Elle se dit qu’il avait un visage intéressant et un regard de chat qui l’hypnotisait.
— Quel est ton prénom ? Tu as faim ?
Il ignora la première question, mais répondit plein d’entrain à la seconde :
— Oui, j’ai très faim !
— Alors, viens t’attabler, il reste des toasts et du lait.
Retrouvant des gestes maternels depuis quelque temps oubliés, Sophia tartinait déjà les toasts de marmelade, vidait du lait tiède dans un verre et plaçait deux gros coussins sur la chaise pour que l’enfant soit à bonne hauteur. Le bambin s’impatientait, il était affamé. Attirant Sophia à l’écart, Jérôme l’entretint en aparté tandis que le petit entamait son festin avec entrain en s’essuyant les mains sur la nappe. Sa future belle-mère semblant accepter la charge de l’enfant, Jérôme était prêt à lui livrer de plus amples informations sur la situation.
— Il s’appelle Alexandre. Un Frère dominicain l’a trouvé hier après-midi dans la cour de l’abbaye de Froidmont, on ne sait pas qui il est et personne jusqu’à présent ne l’a réclamé. Aucune plainte de disparition n’a été enregistrée. Étonnant, non ? Que feriez-vous en priorité si votre fille de plus ou moins deux ans disparaissait ?
— Je préviendrais les autorités immédiatement.
— Et voilà ! Avouez qu’il y a de quoi se poser des questions. Personne n’a l’air inquiet de sa disparition.
Jérôme ajouta, une pointe de colère dans la voix :
— Ce n’est encore qu’un bébé ! Comment peut-on abandonner froidement un tout petit enfant dans la nature ?
Sophia trouvait que Jérôme Briggs prenait cette affaire fort à cœur. Elle constatait aussi qu’on était loin de la pratique employée généralement par la police dans le cadre de la découverte d’un enfant abandonné. Cependant, sa conscience lui soufflait d’accepter de jouer le rôle qu’il lui proposait.
— C’est entendu, Alexandre sera en sécurité ici. Néanmoins, j’aimerais que tu me tiennes au courant de l’évolution de l’enquête. Après tout, il n’a peut-être pas été abandonné. Il y a un tas d’autres alternatives à envisager. Par exemple…
Mais Jérôme connaissait l’imagination débordante de Sophia et n’avait pas du tout envie d’embrouiller son esprit avec ses hypothèses boiteuses.
— Excusez-moi, mais le travail m’appelle.
Jérôme allait prendre congé lorsque l’objet de son amour fit irruption dans la salle à manger. C’est en baby-doll de soie rose et pieds nus qu’Alice déboula. Elle avait relevé ses cheveux blond bébé et agitait le journal Le Soir d’une main, tout en camouflant un bâillement de l’autre. En apercevant son fiancé à une heure aussi matinale en conversation avec sa mère, Alice resta d’abord sans voix, mais très vite son humour sarcastique reprit le dessus :
— Que complotez-vous dans mon dos tous les deux ? Vous mijotez un mauvais coup ? Le casse d’une banque, peut-être ? Si c’est cela, je veux être de la partie sinon je vous dénonce à la police, et pas de celle qui conte fleurette à de jeunes filles sans défense et beaucoup trop jeunes pour elle. Non, j’évoque la vraie police !
Profitant du moment gratifiant durant lequel Jérôme la couvait des yeux avec une admiration quasi dévote, elle lui lança un « Salut, mon chou » saugrenu, qui n’avait rien à faire dans la bouche de la jeune fille supposée sans défense. Le visage habituellement pâle de Jérôme Briggs avait viré au rouge presque aussi flamboyant que sa chevelure. L’émotion du jeune homme était due bien plus à la tenue légère d’Alice qu’à ses propos fantaisistes. Sophia tenta une intervention dans le pur style de mère offusquée, priant sa fille d’aller s’habiller plus décemment. Cependant, Alice n’en avait cure. Ébahie, elle venait de découvrir une autre incongruité dans le cadre inhabituel de cette matinée. Son regard venait d’intercepter un bambin dont le visage maculé de marmelade ne laissait place à aucun doute concernant sa dernière activité. Sur un ton hautement théâtral, elle apostropha l’enfant :
— Ô ! Qui es-tu, toi qui oses te régaler de ma marmelade préférée ?
Et, à l’étonnement de Sophia et Jérôme, l’enfant s’empressa de répondre en riant :
— Alessandr. Et toi, t’es qui ?
Alice s’installa en face du petit en saisissant une tasse et se servant du café. Elle but une gorgée en faisant :
— Beurk, ce breuvage est froid !
Après quoi elle s’empara du toast à moitié entamé qu’Alexandre avait abandonné dans son assiette et le dévora en deux bouchées. Enfin, elle daigna répondre à sa question :
— Moi, je suis une pauvre Cendrillon que ma marâtre que voici veut vendre à ce prince que voilà !
Sans percevoir le sens réel du message, Alexandre savait d’instinct qu’Alice faisait le clown. Il éclata d’un rire sonore en lançant la tête en arrière et frappa dans les mains comme s’il était au cirque. C’était aussi l’impression qu’avaient Sophia et Jérôme. Mais eux en avaient l’habitude. Lorsqu’Alice était présente, ils étaient constamment aux premières loges d’une représentation. Alice poursuivit :
— Et la tienne de maman, que fait-elle ?
Le gamin haussa les épaules et dit sur un ton devenu subitement moins joyeux :
— Ma maman, elle dort.
L’inspecteur en chef Briggs s’entretenait avec sa collègue, l’inspectrice Juliette Van Molle. Ils étaient assis côte à côte dans la voiture de Jérôme, une Mini Cooper marine décapotable qu’il conduisait prudemment. Juliette portait très mal son prénom et Jérôme avait beaucoup de mal à lui imaginer un Roméo. Elle était baroque, singulière et unique ! Elle accusait des kilos superflus, ses cheveux semblaient taillés au hachoir et retombaient sans cesse sur son visage comme pour le masquer. Elle avait une démarche de camionneur et on aurait dit qu’elle s’habillait à l’Armée du Salut. Sa seule coquetterie concernait ses chaussures. Elle vouait une véritable dévotion aux talons aiguilles qu’elle chaussait invariablement avec n’importe quelle tenue. Elle en possédait de toutes les couleurs. Jérôme était fasciné par l’antagonisme de ces hauts talons mariés à ses jeans informes. Juliette écoutait Jérôme lui faire un résumé de la situation. Une fois de plus, il constatait que cette fille avait étonnamment un très beau regard gris brillant d’intelligence. Et il ne fallait pas s’y tromper, Juliette était effectivement extrêmement intelligente. Elle apprenait vite, analysait juste et n’avait pas peur de se mouiller. De plus, Jérôme appréciait ses déductions logiques et son intuition féminine. Eh oui, Juliette avait quelque chose de féminin… Par contre lorsqu’elle entrait dans l’une de ses célèbres colères, mieux valait s’effacer et attendre que l’orage passe. Pour l’instant, Juliette se rongeait consciencieusement les ongles, le regard rivé sur ses talons aiguilles rouges.
— Ce n’est pas parce qu’on n’a pas encore réclamé Alexandre qu’il a été abandonné. D’ailleurs, votre ami dominicain dit qu’il connaît la mère, il suffirait de la retrouver. Elle s’appelle comment, sa maman ?
— Aurélie Resnais. Elle a quitté le pays depuis plusieurs années, on ne sait pas où elle vit. On fait des recherches. La seule famille d’Aurélie serait sa mère, on va aller lui rendre visite. Bertrand m’a confié qu’elle ne s’entendait pas très bien avec elle, du moins à l’époque où il l’a connue.
Il gara la voiture dans une petite rue pavée.
— C’est un peu plus loin, au numéro trente-deux.
Juliette s’extirpa maladroitement de la voiture et claqua la porte vigoureusement.
— Doucement, vous allez la démolir.
Elle enfonça les mains dans les poches de sa parka kaki en traînant les pieds comme une enfant boudeuse. Jérôme la devançait, il appuyait déjà sur le bouton de sonnette lorsqu’elle arriva à sa hauteur. Ils se trouvaient devant une petite maison modeste, une deux façades en briques apparentes. La porte peinte en vert olive venait de s’ouvrir sur une femme vêtue d’un tablier grisâtre. Il était impossible de lui donner un âge précis tant elle négligeait son apparence physique. Ses cheveux raides déjà parsemés de fils blancs étaient maintenus haut sur le front par une barrette qu’elle semblait avoir chipée à une enfant sans le sou. Ses vêtements provenaient sans aucun doute des malles d’un chiffonnier et elle semblait méconnaître les bienfaits d’un sourire capable de maquiller un visage ingrat. L’image de Sophia, qui devait approximativement être de la même génération que la dame patronnesse, traversa majestueusement les pensées de l’inspecteur principal Briggs. À tout hasard, il adressa un sourire engageant à madame Resnais puis s’empressa de le remiser aux oubliettes : Madame Grincheuse n’était sensible à aucune risette. Elle les apostropha sans ménagement :
— Si c’est pour me vendre des savons ou des assurances, vous tombez mal. Je n’ai besoin de rien.
Jérôme exhiba sa carte de police.
— Nous n’avons rien à vendre, Madame Resnais. Nous aimerions vous parler.
Elle grogna :
— Entrez, mais essuyez-vous les pieds, je viens de nettoyer.
Ils s’exécutèrent sans rechigner. Le salon bien astiqué sentait la Javel. Les tentures d’une couleur indéfinie étaient aux trois quarts fermées ; la pièce était plongée dans une pénombre que l’on soupçonnait permanente. Ici, la lumière était interdite de séjour. Contre le mur, un canapé sans style était recouvert d’une couverture marron et des marguerites artificielles, flanquées dans un vase en étain, semblaient condamnées à s’ennuyer à perpétuité. Absence de vie. Juliette remonta la fermeture Éclair de sa parka et croisa les bras sur son torse, à la recherche de sa propre chaleur humaine. La femme restait debout sans les inviter à s’asseoir. Elle tenait un chiffon dans l’une de ses mains gercées. Nerveusement, elle demanda :
— Alors, qu’est-ce que vous me voulez ?
Jérôme répondit aimablement tandis que Juliette évaluait les lieux d’un œil critique.
— On est venu vous parler de votre fille, Aurélie. Savez-vous où l’on pourrait la trouver ?
La femme se renfrogna davantage.
— Je n’ai plus de fille depuis longtemps.
Le ton employé signifiait clairement que le débat à peine entamé était clos.
— En réalité, c’est moins votre fille qui nous intéresse que son petit garçon.
La femme passait le chiffon sur le dressoir en chêne, Juliette se dit qu’elle allait finir par l’user. Madame Resnais suspendit son geste, un éclair mauvais traversa ses yeux de souris.
— Un enfant ? Elle a un enfant par-dessus le marché ! Cette moins que rien aura eu ce qu’elle voulait finalement.
— Que voulez-vous dire ?
Les lèvres minces se tordaient dans un rictus qui se voulait un sourire narquois.
— Tu n’auras pas de désir impur, commandement de Dieu !
Monique Resnais tremblait de colère.
— Cette fille convoitait un homme qui n’était pas libre. Je ne pouvais pardonner cela. Elle savait qu’elle commettait un péché mortel ! Et maintenant, vous me dites qu’un enfant est né de cette union impure ?
Monique Resnais s’était mise à cligner des yeux dans un tic nerveux infatigable, son teint cireux avait viré au rouge. Sa bouche tremblait de l’indignation du juste provoqué par l’impie. Jérôme commençait à perdre son légendaire flegme britannique.
— Ma question est simple, Madame. Savez-vous où se trouve Aurélie ?
— Non. Et je ne veux pas le savoir… jamais.
Juliette fulminait. Tous ceux qui se croyaient plus saints que le Bon Dieu la mettaient en rogne. Mais pour qui se prenait cette bigote ?
— En tout cas, chère Madame, vous avez rendu un fier service à votre fille en la flanquant à la porte. Au moins doit-elle respirer plus librement maintenant. J’espère de tout mon cœur qu’elle vit en plein soleil après avoir été confinée dans cette maison sans âme et sans amour. Il reste à souhaiter que Dieu soit plus indulgent que moi à votre égard.
La femme s’était transformée en furie, tremblante d’indignation. Sous l’Inquisition, il ne fait aucun doute qu’elle eût volontiers traîné Juliette au bûcher.
— Dehors ! Fichez-moi le camp d’ici.
Et c’est exactement ce que firent Juliette et Jérôme. Sans un mot ils regagnèrent la mini. Juliette arborait un visage livide, Jérôme était frappé de mutisme. Ils roulèrent quelques minutes sans énoncer une parole. Finalement, Jérôme rompit ce silence étouffant.
— Je crois que nous avons besoin d’un remontant et d’une atmosphère chaleureuse.
Juliette grommela :
— C’est pas de refus !
Tous deux arrivèrent comme des éclopés Au piano de l’Ange chez Sophia. La propriété avait été construite dans un cadre de verdure idyllique dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle. Lorsque Sophia Vronsky et son mari l’avaient découverte, celle-ci était laissée à l’abandon depuis plusieurs années. Ils avaient été séduits par la majestueuse allée bordée de platanes conduisant à la maison principale, le charme de la conciergerie et des écuries. Enfin, le parc de plus d’un hectare et les vergers avoisinants les avaient définitivement convaincus. Ils avaient mis près d’un an à rénover l’ensemble de la propriété : elle avait conservé tous ses atouts en bénéficiant d’un lifting des plus heureux. Dans le jardin, quelques tables rondes s’abritaient sous une tonnelle couverte de glycines et de clématites blanches. Louise arrivait du potager, elle portait au bras un panier débordant de laitue, ciboulette et autre persil parfumé. Un fier chartreux se faufilait entre ses pas. Il s’essayait à des bonds invraisemblables dans le but d’attraper une branche de céleri qui retombait du panier. Louise lança d’une voix mélodieuse :
— Bonjour vous deux ! Vous avez vu ce soleil ? On se croirait en Provence. Nous allons avoir un été sublime.
Le chat marqua son approbation en émettant un ferme miaou. Il se tenait assis dignement à côté de Louise, dardant les nouveaux venus d’un profond regard ambre. Juliette laissa tomber sa parka, son pull taupe subit un sort identique. Elle absorbait les doux rayons du soleil qui réchauffaient doucement son corps. Elle s’imprégnait des paroles lumineuses, les laissait bercer son âme. Jérôme s’installa à l’une des tables et invita sa collègue à faire de même. Juliette enfonça ses talons dans le gazon.
— La récolte a été bonne, Louise ?
— Divine, Monsieur Jérôme. Je vais aller préparer le dîner de ce soir et ce sera un festin, vous pouvez me croire.
— Je ne me permettrais pas de mettre votre parole en doute, Louise, d’autant plus que vos talents de chef coq ne sont plus à démontrer.
— Enfin, un connaisseur ! Ça fait plaisir.
— Vous avez de nouveaux hôtes, dirait-on ?
— Oui, ils sont arrivés ce matin. Monsieur et Madame Delvaux viennent chaque année.
Elle chuchota avec fierté :
— Monsieur est sénateur, c’est quelqu’un de bien.
Pour Louise, la valeur d’une personne découlait essentiellement de son statut social. Elle fit une moue désapprobatrice en ajoutant :
— Madame était top-modèle dans le passé, mais elle ne travaille plus, bien entendu, elle est trop vieille maintenant.
Elle soupira avant de poursuivre :
— Dans ce métier, on est retraité à peine passé l’âge de la puberté. Une vraie misère !
Juliette se dit qu’elle avait déjà rencontré des situations plus misérables en lorgnant la table occupée par le couple en question. Monsieur et madame Delvaux sirotaient une flûte de champagne en jouant aux échecs. Michèle Delvaux, la quarantaine, se concentrait sur les pièces noires tandis que son compagnon patientait en observant une mésange ménagère posée sur un étonnant figuier au tronc argenté. Un peu plus loin, à l’ombre d’un bouleau parasol, Sophia et Pierre Orsini, un ami et habitué, échangeaient des confidences. Louise interrompit ses réflexions :
— Vous voulez boire quelque chose ?
Jérôme n’attendait que ça :
— Avec plaisir, Louise, nous mourons de soif et nous avons besoin d’un traitement efficace pour le moral.
— Je vous apporte le remède dans quelques secondes.
Louise emboîta le pas de l’autoritaire chartreux qui, à n’en pas douter, était le maître des lieux. Visiblement, il connaissait mieux que personne la cachette du remède promis et s’en allait le débusquer. Juliette eut la fugitive vision du chat l’apportant lui-même. En réalité, en aristocratique chat de race qu’il était, il se contentait de diriger et non pas d’accomplir des tâches subalternes. Il poussa un miaulement impérieux ; Louise pressa le pas, mais rouspéta :
— Arrête de jouer les despotes, Marius, mon mari, a essayé avant toi et je l’ai flanqué à la porte. Te voilà prévenu, macho, va !
Mais le chartreux voulait avoir le dernier mot :
— Yawool !
Dans un gloussement de plaisir, l’inspectrice Van Molle constata :
— Les chats sont des tyrans et je sais de quoi je parle, le mien fait la loi à la maison.
Juliette se détendait sans perdre de vue leur enquête :
— Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette mégère ne nous a pas éclairés.
— Bertrand m’avait prévenu que cette femme était à prendre avec des pincettes… Vous n’avez pas fait dans la dentelle, Inspecteur !
Juliette allait répliquer qu’elle n’en avait rien à foutre de cette illuminée, mais Jérôme Briggs évita la réplique cinglante en ajoutant sur un ton goguenard :
— Remarquez, j’avais bien envie, moi aussi, de lui clouer le bec. Cette femme est une vraie harpie. Bref, on n’est guère plus avancé. Sauf peut-être…
Louise revenait déjà, apportant un plateau bien garni. Elle posa sur la table une bouteille de rosé dans un seau à glace, quelques verres et un large plat de petites choses à grignoter : jambon de Parme, melon coupé en tranches, cubes de gruyère, tomates cerises, olives vertes et des quartiers de tarte tiède aux brocolis. Déjà, le vin frais coulait dans les verres, les assiettes étaient disposées et les serviettes distribuées.
— Mangez, vous allez reprendre des couleurs. La vie est trop belle pour se laisser abattre.
Jérôme et Juliette trinquèrent à leur enquête en espérant qu’elle aboutirait au plus vite à quelque chose de positif.
— C’est ce que Louise appelle grignoter. Je vous laisse imaginer ce qu’est un vrai repas. Servez-vous, sinon c’est elle qui va nous étriper. Pour en revenir à notre affaire, ce que l’on sait déjà c’est que la mère et la fille ne se fréquentaient plus et qu’Alexandre est né d’une union avec un homme marié.
— Pour autant que les délires de la mère s’avèrent exacts. Elle ignore jusqu’à l’existence de son petit-fils. Alors, comment voulez-vous qu’elle sache qui en est le père ? Aurélie a quitté le pays il y a plus de quatre ans, m’avez-vous dit. N’empêche, si on pouvait apprendre le nom du géniteur d’Alexandre, ça nous aiderait. Et votre ami Bertrand, il ne sait rien de plus ?
— Il n’a plus revu Aurélie depuis cette époque. Je me demande pourquoi on a abandonné ce tableau avec l’enfant. Ça n’a pas de sens, sauf si on voulait que Bertrand l’identifie.
— Et c’est exactement ce qu’il a fait. Vous avez des nouvelles du commissariat ? Ils ont peut-être retrouvé les traces d’Aurélie, auquel cas l’affaire serait bouclée.
— J’ai oublié mon portable dans la Mini, je vais le chercher. Gardez-moi un morceau de tarte aux brocolis.
Juliette haussa les épaules et piqua une tomate cerise dans le plat. Elle n’avait pas entendu Sophia s’approcher : la pelouse amortissait le moindre bruit de pas.
— Bonjour !, Juliette. Jérôme vous a abandonnée ?
Juliette se sentait toujours mal à l’aise en présence de cette femme élégante et fine. Elle avait immanquablement l’impression de ressembler à un gros chien bâtard face à un lévrier afghan. Elle perdait tout contrôle d’elle-même, bredouillait comme lorsqu’elle devait rendre des comptes à la directrice de l’orphelinat Sainte-Marie où elle avait passé toute sa jeunesse.
— Ça ne va pas Juliette ?
— Si, Madame. Tout va bien. Jérôme est allé chercher son portable dans la voiture, il va revenir.
— Ah, mais voici Alexandre !
L’enfant courait après le chat qui s’enfuyait à toute allure.
— Viens ici, Maius, viens, Maius.
Sophia corrigea :
— Non, Alexandre, il ne s’appelle pas Maius, mais Marius.
Le garçonnet continua sa course, sourd aux remarques de Sophia.
— Maius, attends-moi !
Mais Marius n’avait pas envie qu’on lui tire les oreilles et encore moins qu’on le triture ni même qu’on le caresse : il voulait la paix et s’était réfugié en feulant sous un monumental rhododendron. Michèle Delvaux déclarait triomphalement : échec et mat ! Désolée, chéri. Elle délaissa son adversaire penaud avant d’avancer avec grâce sur la pelouse, la main en visière.
— Mais qui est ce petit bonhomme ?
Sophia répondit avec un naturel déconcertant :
— Un petit neveu, il a quelques problèmes familiaux ; alors je l’accueille le temps que les choses rentrent dans l’ordre.
— Un petit neveu ?
— Oui, du côté de ma mère. Votre séjour vous convient, Michèle ?
— Un bonheur ! Le jardin est magnifique et mon mari passe le plus clair de son temps en extase devant l’étang. À croire qu’il n’a jamais vu un poisson de sa vie ; les hommes sont de grands enfants.
— Ce n’est pas faux. Au fait, avez-vous remarqué ? Nous avons ajouté un bar à proximité de la piscine. J’ai aussi fait aménager un jeu de pétanque près de l’allée d’oliviers. Pour ce soir, Louise prévoit des côtes d’agneau, un assortiment de légumes et un succulent gratin de fruits rouges pour le dessert.
Sophia ajouta sur le ton de la confidence :
— Il s’agira de la complimenter haut et fort sinon, demain, nous aurons des nouilles au dîner.
— Je ne manquerais cela pour rien au monde. Je ne parlais pas des nouilles bien entendu, dit-elle, pince-sans-rire. Tu entends, chéri ? Ce soir, il y a des côtes d’agneau.
Alexandre cherchait toujours Marius. Pierre Orsini était plongé dans un bouquin tandis que monsieur et madame Delvaux entamaient une nouvelle partie d’échecs.
Sophia s’attabla près de l’inspectrice, Juliette Van Molle. Elle se versa un verre de rosé. Juliette priait pour que l’inspecteur Briggs revienne avant que la maîtresse des lieux ne la bombarde de questions. Elle sentait que le rosé commençait à lui monter à la tête. Elle n’avait pas l’habitude de boire de l’alcool, encore moins pendant le service. Jérôme traversa la terrasse à grandes enjambées.
— Vous avez du nouveau, Chef ?