« De nos différences, d’aucuns voient une sorte de distance.
J’y verrai toujours une opportunité d’échanges »
(Patrick Janaz, 2012).
Merci à Laurence Ancion, institutrice namuroise qui a collaboré de près à la correction finale de ce roman.
Merci à Jean Duchêne qui m’a précieusement conseillé sur le scénario de ce livre.
Enfin, je remercie les Éditions Dricot pour leur professionnalisme !
L’étau se resserre sur la très mystérieuse secte des Assassins, aussi nommée « ordre des Hachichiyyin ».
Même si les autorités françaises ont toujours démenti l’information, nous sommes en mesure de vous affirmer que l’affaire des récents attentats de Paris est l’œuvre de cette bande de mercenaires nizarites dirigée par le cruel et sanguinaire Vieil Homme de la Montagne.
Ainsi, après avoir fait basculer le cours des croisades durant le Moyen Âge, tantôt du côté des chrétiens, tantôt en faveur des sarrasins, la secte des Assassins a donc fait sa sinistre réapparition.
© Patrick Janaz
Cette histoire se déroule en l’an 2012
La guerre civile qui sévissait en Syrie avait contraint le vieil homme de la montagne à quitter sa forteresse de Masyaf. Il était en effet primordial que les réunions et les agissements de la secte des Hachichiyyin demeurent non seulement à l’abri de toute intrusion, mais aussi de tout regard.
Bien que de nombreux adeptes aient osé manifester leur désaccord, craignant d’être la cible de tireurs d’élite durant la traversée du pays, la décision du vieil homme avait été sans appel : ils quitteraient la forteresse dès le lendemain en ne laissant aucune trace derrière eux.
La déconvenue essuyée l’an dernier à Paris faisait craindre au Grand Maître des représailles de la part des services secrets du monde entier. En effet, ces derniers pourraient aisément s’infiltrer parmi les combattants impliqués dans la guerre civile syrienne.
Accompagné d’une centaine de fidèles armés jusqu’aux dents, le chef des Hachichiyyin traversa tout le territoire syrien, puis irakien, n’hésitant pas à éliminer tout qui se dressait devant lui. Son but ultime, qu’il n’avait révélé à personne, était de gagner la ville iranienne d’Alamut, un des sites majeurs de l’histoire de l’ordre des nizarites.
Toutefois, la règle générale de ne laisser aucun témoin sur leur chemin avait été transgressée à la suite d’un léger incident de parcours : tandis qu’ils arrivaient à proximité du village de Maaloula, ce village syrien où l’on parle encore l’araméen (la langue du Christ), un groupe armé intima au camion l’ordre de s’arrêter ! Les mercenaires fanatiques composant les Hachichiyyin furent tout d’abord tentés de sortir du véhicule pour abattre ces importuns, mais à la surprise générale, le vieil homme de la montagne se leva de manière à faire barrage de son corps. Il sortit lui-même de l’habitacle. Le militaire responsable de la garde tira une salve dans les airs afin d’intimider celui qui lui faisait face avec arrogance. Plus le vieil homme avançait et plus sa supériorité morale et spirituelle s’imposait au militaire qui, dans un instant de clairvoyance, reconnut, avec stupéfaction et incrédulité, le visage de celui dont ses parents lui avaient si souvent parlé ! Tétanisé par cette apparition, le soldat ne mit que quelques secondes à s’agenouiller devant le Maître des Assassins et se prosterna à ses pieds :
— Grand Maître ! C’est un honneur pour mes hommes et moi-même de croiser ta route. Je suis ton humble serviteur. Que ton voyage soit béni. Puisse être ta décision magnanime à l’égard de nos pauvres et humbles existences que je remets entre tes mains.
— Relève-toi soldat ! Je t’offre une chance de te rendre utile à mon ordre !
Le militaire jeta un regard hagard et furtif vers sa troupe. Il se trouvait pris en tenaille entre ses soldats et les disciples du demi-dieu qui lui faisait face. En même temps, le soldat en mauvaise posture savait que s’il voulait vivre, il n’avait pas le choix… Il devrait se soumettre à la volonté du chef des Assassins, quelle que puisse être la réaction de ses propres hommes. Il invita donc, en tendant religieusement ses mains vers le ciel, le vieil homme à exprimer sa volonté. Le mentor de cette troupe terroriste ne tarda pas à révéler ses projets :
— Nous devons traverser l’Irak pour rejoindre l’Iran. Toi et tes hommes, vous allez nous escorter jusque-là et assurer notre protection ainsi que le ravitaillement nécessaire !
Le pauvre soldat ne sut s‘il devait se réjouir ou éprouver des craintes pour cette mission inattendue. Les Hachichiyyin avaient la réputation de ne jamais laisser aucun témoin derrière eux. Qu’adviendrait-il de lui une fois la frontière atteinte ? Comment allait réagir son supérieur face à l’abandon forcé du poste dont il avait la garde ? Il ne voudrait certainement rien entendre… Dépité, il se dit qu’il fallait d’abord gagner du temps : il pourrait très bien réfléchir aux conséquences possibles de tout ceci en cours de route. Il formula donc ses consignes envers ses hommes, en évitant toutefois de leur révéler la véritable destination du voyage.
L’itinéraire le plus rapide pour se rendre de Syrie en Iran passait par Bagdad. Mais les règles établies par le Maître des nizarites furent on ne peut plus claires : compte tenu des nombreux postes de police qui entouraient la capitale irakienne, il fallait à tout prix éviter de passer par là. Ce fut donc par les chemins de traverse et les petites routes sinueuses des montagnes que le convoi poursuivit son parcours, au grand dam des adeptes de l’ordre qui souffrirent considérablement de cette difficile progression…
Le périple fut également très éprouvant pour « le vieil homme de la montagne » dont personne ne connaissait l’âge exact. Quoique selon la légende, la pureté du hachisch réservé aux chefs de la secte des Assassins renforcerait ceux-ci à la fois physiquement et mentalement, jusqu’à prolonger leur vie au-delà de cent ans !
Cependant, cela ne l’avait pas empêché de se sentir faible lorsqu’il avait dû ordonner aux membres les plus dangereux de son élite d’abattre l’escorte des soldats syriens qui leur avait ouvert la route depuis Maaloula. Le secret de la destination des Hachichiyyin était à ce prix ! Il aurait pourtant évité de devoir éliminer ces hommes chez qui il avait pu, ces derniers jours, admirer la force et la sincérité religieuse. Peut-être même auraient-ils pu tous faire de bons disciples… Mais l’heure n’était pas à de nouveaux recrutements. Et puis, ils en savaient trop que pour prendre le risque de les laisser vivants…
Une fois arrivée à Alamut, toute la troupe déchanta : un tremblement de terre survenu en 2004 avait transformé en ruine ce site autrefois majestueux culminant à plus de deux mille mètres d’altitude et surnommé « le nid d’aigle »… Du bas de cette colline aride couverte de cailloux dispersés, on distinguait en haut les restes d’une forteresse dont on devinait l’importance historique. Le lieu était tout simplement majestueux et faisait penser à une montagne de ces dessins animés dont on pense l’existence plutôt improbable… On racontait que du haut de ce site figurant parmi les plus hauts de l’Iran, on pouvait voir jusqu’à soixante kilomètres à la ronde. Plus encore, une légende expliquait que par temps dégagé, il était possible de voir le cœur de Téhéran. Quoi qu’il en soit, la montée vers le sommet du « nid d’aigle » prenait environ trois heures, ce qui compte tenu de la déforestation du décor, permettait aux ancêtres Hachichiyyin de dominer le mont d’une main sanguinaire…
En résumé, il ne relevait d’aucun hasard si durant près de quatre siècles, la secte des Assassins avait pu régner en maître sur cette région du monde du haut de cette forteresse que d’aucuns qualifiaient d’imprenable.
Malgré toute la peine qui l’envahit, le Maître gravit la montagne pour y implorer les anciens seigneurs de son ordre. La montée fut terrible pour tous les Hachichiyyin qui eurent à emprunter des chemins escarpés d’une rare difficulté. Tout n’était ici que désolation…
Assis sur les pieds à même le sol rocailleux, le vieil homme de la montagne ferma les yeux pour prier. C’est alors qu’un mystérieux personnage, dont personne n’avait remarqué l’approche, fit son apparition. En fidèles soldats, les « Assassins » brandirent aussitôt leurs armes, craignant les représailles de leur chef pour ne pas avoir vu venir l’inconnu. Mais à leur grand étonnement, le vieux sage leur ordonna de baisser leur garde.
L’étranger, vêtu à la manière d’un ascète musulman, portait de simples sandales en cuir, une toge en lin brun, et était coiffé d’une qizilbash, ce chapeau rouge à douze plis que portaient, selon les chiites, leurs premiers imams. L’extrême minceur de cet homme qui devait avoisiner les soixante ans surprit les disciples Hachichiyyin. Ces derniers ne virent en lui aucune trace de méchanceté, peut-être même constatèrent-ils dans ce personnage étrange une forme de bonté suprême. Portant une mince moustache, le maître soufi dévoilait les allures d’une sainte personne tant l’expression qui émanait de son regard semblait emplie de recueillement.
Sans doute était-ce dû au poids des ans, mais les mains de ce vieillard ne cessaient de trembloter et ce n’était pourtant point la peur qui provoquait ce tremblement, mais sans doute une maladie proche de Parkinson qui devait empêcher ses membres de garder un quelconque équilibre…
L’homme s’approcha calmement du groupe et sans montrer le moindre geste de peur, les yeux rivés au sol, il se mit à parler au vieil homme :
— Ô grand Maître, poursuivit-il avec un étrange aplomb. Allah a guidé mes pas jusqu’à toi. Je me suis tout d’abord rendu à Masyaf dans l’espoir d’obtenir audience. En constatant que ta forteresse était déserte, j’ai directement su que c’est ici que je te trouverais.
— Qui es-tu pour oser suivre mes pas de la sorte ?
— Je m’appelle Abin al Kezer et suis maître soufi. Je suis originaire du Maghreb.
Sur ces derniers mots, le vieil homme de la montagne esquissa un sourire soulagé : après tout, le soufisme avait toujours eu un certain recul par rapport à la doctrine de l’Islam et n’était de ce fait pas très éloigné de la sienne… :
— Que me veux-tu, toi l’homme soufi ?
— Je viens implorer ta grâce, car j’ai besoin de tes services ! Te souviens-tu de notre frère Abd al-Rahman : le premier sultan installé à Cordoue, dans l’Andalousie espagnole ? Celui-là même qui a permis de recréer le grand califat omeyyade dont nous sommes tous les frères.
— Tous frères ? Un Hachichiyyin n’est le frère de personne ! Comment oses-tu ? Tu me traques, tu affirmes qu’Allah a guidé tes pas jusqu’à moi ! Ensuite, tu oses prétendre que ce serait le même sang qui coule dans tes veines que dans les miennes ! Depuis toujours, notre ordre a été libre et indépendant ! Si c’est mon aide que tu espères, sois humble et franc avec moi ou mes hommes t’abattront tel un chien enragé !
Face au rictus sévère du vieil homme, le maître soufi se souvint qu’il s’adressait au chef d’une secte qui, depuis près de mille ans, se considérait comme le régisseur du monde. Il ne put que se confondre en excuses, tout en évitant de montrer une trop grande infériorité qui aurait pu lui être fatale :
— Mes propos ont dépassé ma pensée. Si je suis venu jusqu’ici, c’est pour crier haut et fort l’injustice dont mon peuple est victime face à la traîtrise de l’ogre espagnol ! Si les touristes du monde entier se déplacent pour venir découvrir les perles de l’Andalousie, ce n’est que pour y admirer les sites bâtis par les hommes de l’ancien califat de Cordoba. Aujourd’hui, au lieu de saluer la mémoire de nos ancêtres, ils nous refusent l’hospitalité sous le prétexte qu’ils doivent mettre une halte à l’immigration clandestine… De quelles richesses jouiraient-ils si les Maures n’avaient pas construit toutes ces merveilles que sont la Mezquita de Cordoue, l’Alhambra de Grenade et le Giralda de Séville ? Leur obstination à refuser d’accueillir de nouveaux Maghrébins dans leur péninsule représente, à mes yeux, une insulte intolérable à l’égard de ma communauté ! Ils doivent payer pour cette infamie.
Le vieil homme de la montagne, le visage creusé par les conditions difficiles du voyage, prit le temps de la réflexion. Comme lors de chaque nouvelle demande de mission, il finit par inviter son client à le rejoindre un peu plus tard. Non seulement pour pouvoir mieux négocier les termes du contrat, mais aussi afin de tester la crédibilité ainsi que l’engagement de son client :
— Rejoins-moi dans trente jours dans la ville irakienne de Karbala. C’est dans la mosquée de l’imam al Husayn que je te ferai part de ma décision.
Le maître soufi remercia le vieil homme. Puis, il se retira sur la pointe des pieds, passant devant la centaine de fidèles armés qui l’observaient avec une grande vigilance…
Le chef des Hachichiyyin fit quelques mètres en arrière pour se recueillir : cette nouvelle mission tombait à point, car depuis plusieurs mois, il préparait un projet personnel qui pouvait se juxtaposer parfaitement à la requête du maître soufi…
Mais dans l’immédiat, il lui fallait trouver un endroit sûr où s’installer avec ses hommes.
Namur représente une des plus belles villes francophones de Belgique. Ses ruelles médiévales, ses petites places à la française, son quartier piétonnier…
Tout fait de cette cité un lieu au plaisir simple bercé par une convivialité omniprésente.
Certes, aucun personnage célèbre n’est vraiment lié à l’histoire de la ville.
Tout au plus, durant les quelques siècles où celle-ci fut un comté, « Blanche de Namur » coiffa pour quelques années la couronne de reine en épousant le roi de Norvège, de Suède et de Scanie.
Comme chaque jour, c’était à pied que Patrick Janaz effectuait les trois petits kilomètres qui séparaient son domicile de son lieu de travail. Ce parcours illuminait chaque fois ses yeux : il ne pouvait s’empêcher de tomber sous le charme bucolique du halage qui longe la Meuse. Son regard s’émerveillait face à la plus grande citadelle d’Europe qui se reflétait, fière et dominante, dans les eaux à la couleur jade du fleuve. Le contraste avec le gris de ces vieilles pierres était saisissant.
En ce samedi matin, déjà baignées par de généreux rayons de soleil, les échoppes du marché donnaient à Namur des allures quasi provençales.
Sur le point de rejoindre la petite herboristerie qu’il avait ouverte quelques années plus tôt, Patrick tenta de se frayer un passage à travers la foule déjà dense qui déambulait parmi les marchands de fruits, de légumes, d’olives, de fleurs, et surtout d’habits estivaux.
En plus de ce rendez-vous incontournable du samedi, Namur accueillait à cette époque de l’année le « FIFF » : le Festival international du Film francophone.
Même s’il ne disposait que de très peu de temps, Patrick Janaz n’aurait pu, pour rien au monde, s’empêcher d’y faire une petite escale.
À hauteur de la « Place d’Armes », il entra donc dans le chapiteau, nourrissant le secret espoir d’y croiser une célébrité du 7e art.
Une fois sous l’immense tonnelle, il aperçut avec bonheur qu’une chroniqueuse réalisait justement une interview de Benoit Poelvoorde. Patrick adorait cet acteur : ses légendaires mimiques, alliées à son goût particulier pour l’ironie, avaient toujours titillé sa curiosité…
Bien évidemment, la salle était comble et ce ne fut qu’après avoir joué des coudes et des mains que Patrick eut l’énorme chance de voir trois personnes libérer une table. Il en profita pour s’asseoir…
Une fois installé à quelques mètres à peine du plus célèbre comédien de la capitale wallonne, Patrick appela une des barmaids et commanda un verre de sa trappiste belge préférée : celle du sud de la Gaume. Sympathiquement, il la surnommait le « thé gaumais » : une infusion « orvalienne » !
À peine la serveuse apporta-t-elle sa divine boisson que deux femmes demandèrent au commerçant namurois si elles pouvaient occuper les deux chaises encore libres à sa table. Patrick opina sans même prendre la peine d’observer le visage de ses nouvelles voisines.
Tandis qu’il savourait sa bière, Patrick reçut un appel de son frère Steve.
Tout en décrochant, il jeta un regard éclair en direction des deux demoiselles qui étaient assises à ses côtés. Son sang ne fit alors qu’un tour lorsqu’il s’aperçut qu’il s’agissait en fait de Cécile de France et d’Emmanuelle Béart.
Émoustillé par cette vision mondaine, il se résolut, dans un premier temps, à ne pas répondre à l’appel. Il en profita ensuite pour admirer discrètement les deux superbes créatures qui partageaient sa table. Bien que célèbres, tant Cécile qu’Emmanuelle étaient simplement vêtues d’un jeans et un T-shirt.
Complètement tétanisé autant qu’intimidé par cette rencontre soudaine, Patrick pensa un instant à leur demander des autographes. Le destin en décida finalement autrement, car, au même instant, une journaliste de la première chaîne nationale accompagnée de deux cameramen vint filmer la présence au « FIFF » des deux actrices. Profondément fier et heureux, il se dit que le soir venu, toute la Belgique allait le voir sur le grand écran. Qu’allait d’ailleurs en penser Loryane, son épouse ?
Au même instant, Steve insista dans ses appels. À cause du reportage en cours, la sonnerie dérangea visiblement la reportrice, et c’est tout dépité que Patrick se résolut à se retirer pour répondre aux coups de fil répétés de son frère.
Dans un premier temps, le vacarme rendit difficile toute bonne compréhension de la conversation. Patrick se dirigea donc, la mort dans l’âme, vers la sortie du chapiteau. De là, il put enfin entendre ce que Steve lui voulait. Ce dernier s’en alla alors d’un discours qui le déstabilisa :
— Il faut que l’on parle de certaines choses, on peut se voir cinq minutes après ton boulot ?
— OK, rendez-vous à dix-sept heures à hauteur de la Place de l’Ange. Tu es bien sûr que tu ne veux pas me rejoindre au FIFF ?
Il remarqua alors que quelqu’un occupait désormais la chaise qu’il venait de délaisser. Irrité, il abrégea la communication.
— Bon, je te laisse : maintenant, il faut absolument que je me rende à mon job !
Même s’il avait l’impression étrange de figurer parmi les invités VIP d’une sorte de mini-festival de Cannes, Patrick fut assez inquiet quant au côté énigmatique de l’appel de son frère : « Il faut que l’on parle de certaines choses », venait-il de lui dire. Ceci n’était absolument pas dans ses habitudes d’ordinaire plutôt franches et directes…
Pressé, il s’en alla finalement rejoindre son commerce.
Cela faisait près de cinq ans que Patrick avait ouvert une herboristerie. Avant cela, il avait plutôt galéré en alignant des petits boulots dans le monde de l’immobilier.
C’est sa femme Loryane qui l’avait poussé à se lancer dans le « monde des herbes ». Si son magasin avait mis du temps à démarrer, il jouissait désormais d’une clientèle très fidèle qui rendait ses affaires « florissantes » !
Toujours à la recherche de nouveaux produits, il s’était lancé récemment dans la vente de poudres et de parfums à caractère érotique. L’article phare de cette nouvelle panoplie était une bougie de massage dont la cire comestible permettait d’enduire miraculeusement le corps du partenaire sans le brûler. Bref, une aubaine pour les couples en quête de nouvelles sensations coquines…
Tout l’après-midi, Patrick se sentit envahi par un profond sentiment d’inquiétude : Steve était resté si énigmatique… Il s’inventa des scénarios inquiétants : un malheur était-il survenu à un membre de la famille ? Son frangin était-il atteint d’une maladie grave qu’il ne pouvait lui révéler lors d’un simple appel téléphonique ?
Enfin, l’heure de fermer sa boutique arriva. Il activa le système d’alarme de sa boutique et se rendit au lieu de ralliement.
Après quelques enjambées, car Namur est une ville à dimension humaine, il aperçut la silhouette de Steve :
— Salut ! J’ai deux mots à te dire : depuis ton mystérieux appel, je n’ai pas cessé de me faire du mouron. Alors, vas-y, balance le morceau !
Tandis que Patrick rageait encore contre son frère pour lui avoir fait perdre sa place auprès de Cécile de France et Emmanuelle Béart, Steve usa de son flegme légendaire pour enfin dévoiler l’objet de son appel :
— Désolé de t’avoir inquiété… Comme tu le sais, Audrey vient de vivre une lourde opération. En plus, elle a cinquante ans mercredi prochain. J’ai eu l’idée d’aller fêter cela durant deux ou trois jours. Cela lui ferait tellement de bien à notre sœur si nous étions présents tous les deux pour lui remonter le moral ! Tu es partant ?
Cette proposition aurait pu susciter l’enthousiasme de Patrick : en effet, cela faisait un bail qu’il n’avait plus vu sa sœur. Mais il était tellement énervé par les cachotteries de Steve qu’il lui répondit du tac au tac :
— C’est juste pour cela que tu m’as filé la trouille durant tout l’après-midi ? Audrey vit dans le sud de l’Espagne ! Comment veux-tu que je ferme mon commerce pendant deux ou trois jours ?
— Tu ne penses pas que ton vendeur pourrait tenir le coup tout seul pour une période aussi brève ?
— Non, désolé. C’est hors de question ! Ne le prends pas mal, mais je n’ai pas un salaire fixe qui tombe à la fin de chaque mois comme toi, Monsieur l’Ingénieur fonctionnaire ! Je dois me battre tous les jours pour gagner ma croûte, moi !
— Je dois te prévenir que j’ai pris l’initiative de contacter l’étudiant qui a travaillé pour toi en juillet. Il serait « OK » pour rempiler durant notre petite excursion andalouse… Tu n’as donc plus la moindre excuse pour te débiner !
Patrick avait environ dix ans de moins que son frère. Son activité de commerçant contrastait avec le statut de Steve qui était administrateur du port autonome de Liège, un boulot sûr et bien rémunéré…
Mais au-delà de ces différences, une amitié sincère les unissait. Il ne fallut donc pas discuter bien davantage pour que Patrick finisse par accepter cette idée d’excursion familiale, même si celle-ci n’avait pas été planifiée et que Loryane n’en avait pas été informée :
— Bon, c’est d’accord, mais maximum deux nuits ! Et tu te charges de trouver les billets !
— Aucun problème ! J’ai déjà trouvé un vol bon marché au départ de l’aéroport de Bruxelles Sud !
— Dernier petit détail, mais il s’agit du plus sensible : c’est toi qui préviens Loryane ! Si je lui annonce la nouvelle, je pense que ma femme va m’étrangler… Explique-lui bien que l’idée vient de toi et que tu m’as forcé la main… Je ne tiens pas à ce que mon épouse me tire la tronche pendant des mois…
Les trois dernières années de la vie de Zayane avaient été particulièrement riches en émotions et en rebondissements.
Tout d’abord chassée de son village d’Alep, elle était parvenue à quitter sa Syrie pour rejoindre Paris.
Une fois sur le territoire français, elle s’était souvenue d’une prophétie à laquelle elle avait assisté à Damas, ce qui lui provoqua de terribles cauchemars. Comme remède, il n’y avait qu’une solution : celle de partager son secret.
C’est alors qu’un certain professeur de copte répondant au nom de Pierret était entré dans sa vie.
Qui mieux qu’un professeur de copte, langue que lui avait un peu apprise son frère, pouvait devenir son confident ? La langue ancienne enseignée par Pierret était-elle le fruit du hasard ou une simple coïncidence ? Et pour cause, quelques semaines plus tard, un mariage copte organisé au sein même de l’établissement où il enseignait, « l’École des Langues et Civilisations de l’Orient ancien », consacra leur union de manière symbolique. Bon nombre d’élèves présents durant cette cérémonie toute droite ressortie des couloirs du temps n’oublieraient sans doute jamais ces fastes grandioses et anachroniques. En plus des centaines de bougies, le professeur avait pu se procurer d’anciennes tapisseries coptes que son ami, le directeur du Louvre, avait gracieusement accepté de lui prêter.
Les costumes que portèrent Zayane et Pierret étaient constitués de lin et de laine. Ils représentaient des corps d’animaux évoquant les hiéroglyphes caractéristiques de l’écriture copte.
Le moment le plus émouvant fut sans conteste ce dialogue en copte que s’échangèrent les deux époux et dont aucune personne dans la salle ne put comprendre la signification, tant la pureté de cette langue disparue fut truffée d’expressions anciennes.
Enfin, il émana de ce mariage la force évidente et incroyable de vouloir réunir les communautés : une ouverture au monde en quelque sorte, un véritable appel à la paix. C’est tout du moins en ces termes que la majorité des journaux titrèrent leurs articles dans les jours qui suivirent cette cérémonie pour le moins insolite !
Pour l’heure, avec une assiduité déconcertante, Zayane était en train de préparer une présentation multimédia destinée au prochain cours que son mari et professeur entendait donner à ses élèves. Le sujet évoquait l’histoire du temple de Bel et de la reine Zénobie, la plus grande reine de l’antiquité après Cléopâtre. Zénobie, cette femme quasi déesse que la majorité des jeunes filles syriennes rêvaient d’incarner…
Était-ce dû aux images qui défilaient sous ses yeux ? Aux souvenirs des balades délicieuses qu’elle avait partagées jadis avec sa famille dans le site antique de Palmyre ? Toujours fut-il que Zayane se replongea dans son passé.
Parmi tous ces souvenirs, elle se remémora chaque mot d’une conversation qu’elle avait eue avec son frère Rafik, juste avant de fuir sa Syrie :
« Un bon ami de l’université de Damas s’est installé récemment à Paris. Il enseigne l’arabe et l’araméen dans une très grande école.
Récemment, il m’a contacté pour me dire que son institut était à la recherche d’un assistant pour les cours de copte. Je suppose qu’il pensait à moi.
Mais moi, c’est à toi que j’ai pensé : « Princesse Zayane dans la Ville Lumière ! ».
Je ferai croire à la famille et à nos proches que tu avais déjà quitté Alep lorsque je suis venu te chercher. Tout le monde pensera que tu as disparu… Ce sera notre secret. »1
Depuis qu’elle vivait avec Pierret, Zayane comprenait enfin les règles compliquées qui faisaient s’opposer certaines communautés religieuses de la planète.
Sa Syrie, dont elle ne pouvait accepter les divisions, lui manquait encore souvent. Il en était de même lorsqu’elle pensait à ses proches dont elle était sans nouvelles.
Que dire aussi des images atroces retransmises par les télévisions du monde entier qui diffusaient sans cesse des reportages sur les conflits armés qui embrasaient son pays d’origine ? En ces moments, peut-être était-ce pour tenter de se rassurer, elle fermait les yeux et sentait, comme par miracle, ces parfums voluptueux de fleurs d’orangers et des pistachiers, le tout sous l’aile protectrice de son frère Rafik.
Depuis son récent mariage en France, Zayane avait découvert les facettes de la « vie à l’occidentale », quoique son éducation musulmane fasse encore souvent rejaillir en elle un sens acéré de la réserve et de la pudeur.
À sa grande stupeur, il arrivait également qu’elle fasse quelques progrès dans son statut de femme indépendante… Un mois plus tôt, tandis que son regard s’intéressait au style vestimentaire de son nouveau mari, elle se mit à en disséquer les moindres détails : l’homme qui avoisinait les quatre-vingt-quinze kilos était vêtu d’une chemise brune qu’il devait porter depuis des lustres, chaussait des souliers sans la moindre élégance et portait des lunettes d’un classicisme obsolète… Bref, elle se résolut, au risque de le choquer, d’endosser au plus vite le rôle de styliste de son mentor :
— Allez hop là ! Direction : les galeries Lafayette ! Tu as eu l’audace de vivre avec une femme beaucoup plus jeune que toi. Mal vous en a pris, monsieur l’éminence grise ! Il va falloir que tu passes par un relookage complet si tu veux que je sois fière de toi.
L’utilisation tantôt du « vous », tantôt du « tu », agaçait légèrement Pierret, quoiqu’il tentât de ne point montrer son irritation. Bien sûr, ces variations de style étaient juste imputables au fait que Zayane ne parlait le français que depuis deux ou trois ans… Elle cherchait encore parfois ses mots… Rien à faire pourtant dans la tête du professeur qui, lorsque sa femme utilisait la forme polie pour s’adresser à lui, avait l’impression assez désagréable d’être un vieil homme aux côtés d’une jeune princesse…
Le lendemain matin, lorsque les étudiants de l’ELCOA découvrirent sur la scène de l’auditoire la tenue de leur professeur, ils ne purent s’empêcher d’esquisser quelques sourires discrets : leur enseignant était coiffé d’un chapeau en velours brun, d’un costume élégant de grande marque, de souliers en cuir italien ainsi que d’une nouvelle monture de lunettes très « classe » ! Ils n’eurent aucune peine à établir le lien entre cette métamorphose soudaine et son mariage récent avec Zayane…
Quinze jours après avoir complètement relooké le chouchou des élèves de l’ELCOA, Zayane décida de s’attaquer à une autre facette de son protecteur : son poids. Un midi, elle feignit de tomber par hasard sur un livre traitant d’un régime plutôt original :
— Tu as lu cette brochure qui propose de perdre quinze kilos en trois mois sans se priver vraiment ! La méthode consiste à ne manger que des fruits le matin et à midi. Je pense que je vais m’y mettre, car, avec tous les restos que l’on s’offre, j’ai l’impression d’avoir perdu ma taille de guêpe ! Tu ne m’encouragerais pas en adoptant le même régime ?
Pierret était tellement sous le charme de sa muse qu’il ne pouvait plus rien lui refuser… Il accéda donc à cette nouvelle requête, ce qu’il regretta amèrement dans les jours qui suivirent. Car l’homme, dont l’art de la bonne bouffe était un des piliers de sa vie, connut tout à coup un sentiment étrange : celui de la fringale !
Bien sûr, sitôt la jeune femme s’absentait-elle un moment qu’il en profitait pour ouvrir un des tiroirs de son bureau. Il en ressortait une barre chocolatée qu’il savourait précipitamment, crime commis dans l’ombre coupable du secret, du mensonge et de la trahison…
Décidément, tout souriait à Zayane. Elle adorait également l’univers multiculturel de l’école de l’ELCOA où le fait de côtoyer des élèves de son âge lui donnait l’impression d’être une « Shéhérazade » vivant au beau milieu d’un royaume où tout était voué à l’histoire passionnante des civilisations.
Les soirées de Zayane et Pierret étaient souvent bercées sous le signe de ce que l’on pourrait qualifier d’épicurisme, tant ils partageaient tous deux le goût des plaisirs de la table. En quelques mois, ils avaient fréquenté une cinquantaine des restaurants de la capitale. Certes, pas des établissements étoilés, car ils préféraient toujours se rendre dans de petits restos à l’ambiance cosy…
Ce soir-là, à peine sorti de l’école, Pierret invita Zayane à prendre place dans leur Bentley noire. Tous deux se dirigèrent ensuite vers les quartiers chics du dixseptième arrondissement. Après une vingtaine de minutes de route, la belle Syrienne put découvrir l’inscription aguichante d’un superbe restaurant : « Saïdoune, spécialités libanaises » !
Le fait de pouvoir goûter à nouveau à des mets orientaux la remplit d’une telle joie qu’elle ne put s’empêcher d’embrasser tendrement son compagnon :
Pierret, d’abord surpris par ce geste, jusque-là rare dans leur vie de couple, fut légèrement décontenancé. Ce fut en bégayant qu’il feignit une réponse :
— Ce n’est qu’un restaurant… Certes libanais… Je me suis dit que cela pouvait peut-être te rappeler quelques souvenirs de Syrie, car, si je ne m’abuse, les spécialités culinaires du Liban ont pas mal de points communs avec celles de ton pays.
— Je l’ignore, mais je l’espère très fort : il y a si longtemps que je n’ai plus savouré les bons petits plats que nous préparait notre maman lorsque je vivais encore à Palmyre.
Après avoir été accueillis d’une manière chaleureuse par le patron de l’établissement, ils furent invités à traverser plusieurs larges pièces. Ils accédèrent enfin à une petite salle voûtée. L’endroit rappela à Zayane une de ces nombreuses grottes que l’on trouve dans les montagnes qui séparent la Syrie du Liban…
À peine furent-ils assis que le garçon de salle apporta un large bougeoir oriental en cuivre qu’il déposa au centre de la table. Cet objet soutenu par quatre arcades en structure métallique devait coûter une fortune ! S’agissait-il d’une pièce de collection ? Le serveur craqua une allumette avec laquelle il embrasa les mèches des bougies. Ce décor les plongea dans une intimité si profonde qu’ils faillirent oublier, quelques instants durant, qu’ils se trouvaient toujours en France…
Ensuite, le jeune homme leur remit deux cartes reprenant les plats proposés, mais tandis qu’il se retirait discrètement, Pierret le rappela :
— Apportez-nous donc un assortiment de tout ce que l’on fait de meilleur au Liban ! Il faut à tout prix que je comble mes lacunes en ce domaine… J’espère ne point vous choquer, mais si je connais parfaitement la nourriture égyptienne, j’ignore presque tout de la vôtre.
— Très bien ! Je demande de suite à notre cuisinier de vous concocter un festin digne d’un émir ! Vous n’allez pas être déçus : la cuisine libanaise est l’une des plus raffinées au monde.
— Sur la lancée, servez-nous donc votre meilleur vin !
— Je vous apporte immédiatement le nectar le plus fin que l’on produit sur les coteaux des hautes montagnes de mon pays.
Le garçon de salle n’avait pas menti, car moins de soixante secondes plus tard, il déposa deux calices en cristal rouge sur la table. Ensuite, il se mit à déboucher la bouteille, tout en commentant :
— « Cuvée réserve du couvent Ksara » : un assemblage fin et élégant issu des cépages cabernet-sauvignon, syrah et cabernet franc. Ce vin vanillé et boisé a obtenu de nombreuses récompenses lors de concours internationaux.
— Bonne dégustation, Madame et Monsieur, je vous souhaite de passer un agréable moment dans notre maison !
Tous deux trinquèrent en souvenir du passé de Zayane. Cette dernière se délecta du vin qu’elle huma telle une œnologue affirmée. Ceci n’avait d’ailleurs rien d’étonnant, car, peu après leur rencontre, Pierret lui avait rapidement transmis sa passion pour le lait de la vigne…
Le jeune homme libanais apporta ensuite un chariot sur lequel reposait un buffet magnifiquement garni et coloré :
— Ce soir, le chef vous a préparé un hommos à la viande, des kelaje à la tomate et au fromage servi dans un pain au four, du filet de poisson pimenté samke harah, des falafels de pois chiches et pour dessert le fameux mouhalabié : un flan délicieux à base de lait aromatisé à la fleur d’oranger. Bonne dégustation !
Tous deux échangèrent leurs impressions quant aux parfums étonnants qui dormaient sous l’extrême délicatesse des différents mets. Pierret conclut un peu laconiquement :
— Il s’agit là d’une des cuisines des plus intéressantes ! Comment diable as-tu pu t’en priver depuis que nous nous connaissons ?
— Bien, c’est vrai qu’au vu de ce qui reste dans mon assiette, je ne peux te cacher que j’ai particulièrement apprécié ce festin…
À ce moment précis, le professeur ôta mystérieusement une petite enveloppe qu’il avait dissimulée dans la poche de sa veste :
— Zayane, dans quelques jours, cela fera six mois que nous sommes ensemble. Je t’ai fait une petite surprise. Si tu es d’accord : mercredi, on s’envole pour l’Andalousie !
— L’Espagne, c’est génial ! Je ne suis jamais allée dans ce pays ! Euh… Il est vrai que je n’ai jamais connu que deux nations : la Syrie et la France… Quelle chance de pouvoir visiter une nouvelle partie du monde !
— Attends, tu n’es pas au bout de tes surprises : tu t’apercevras bientôt que c’est sur la terre de tes ancêtres que je t’emmène ! Mais tu n’en sauras pas davantage pour l’instant… As-tu oublié ce que je répète souvent : je suis une tombe ! Même sous la torture, je ne te fournirai pas plus d’indices !
— Et si j’avais l’audace de manger ton dessert à la fleur d’oranger ?
— Cela, il n’en est pas question ! Commandes-en un autre si tu veux, mais je garde celui qui me revient de droit ! Toute cette cuisine est fichtrement trop bonne !
Juste avant de goûter à ce fameux gâteau libanais, Zayane s’éclipsa un instant pour s’en aller fumer une cigarette, mauvaise habitude qu’elle avait adoptée récemment en fréquentant les élèves de l’ELCOA.
Durant ce bref moment, Pierret ferma les yeux et il se perdit dans des réflexions presque existentielles : quelle chance il avait eue de rencontrer cette perle de femme aux yeux et aux cheveux noirs si spécifiques de l’Orient ! Bien plus que derrière son extrême beauté, que son intelligence rare à vouloir toujours un peu plus découvrir le monde, lui, l’historien n’en revenait toujours pas d’avoir trouvé l’être inespéré qui manquait depuis toujours à son ancienne vie solitaire.
Devrait-il changer certaines choses chez lui ? Adopter un comportement plus docile vis-à-vis des autres ? Qu’importait tout cela à présent ! Seule comptait l’existence de cette douce demoiselle qui lui avait fait démentir tous ses projets anciens qui écartaient toute possibilité de vivre à deux.
Cupidon pointa droit sa flèche dans l’incrédulité du professeur à s’engager dans une vie à deux. Le tir fut parfait et Pierret constitua une cible idéale !
Patrick Janaz mit pas mal de temps à regagner ses pénates. Il se demandait comment son épouse aurait réagi après que Steve lui ait annoncé la petite escapade espagnole des deux frangins.
Lorsqu’ils s’étaient mariés quelque vingt ans plus tôt, Loryane et Patrick s’étaient promis de ne jamais partir l’un sans l’autre… Ce voyage imprévu signait donc la violation de la règle sacro-sainte qu’ils s’étaient fixée.
En regagnant son domicile, le mari en plein désarroi s’attendait inévitablement à subir un procès qu’il pressentait redoutable. Et ce n’était pas les quatre ou cinq verres de bière qu’il avait consommés sur le chemin du retour qui allaient l’aider à plaider sa cause perdue d’avance…
Après avoir ouvert la porte de sa maison, il fut étonné de ne trouver aucune lumière à l’intérieur. Il activa l’interrupteur du couloir et avança jusqu’au salon feutré qui berçait leurs soirées. Étonné, il trouva un petit mot posé sur la table :
« Je suis sortie pour me changer les idées avec ma copine Caro.
Après tout, ni toi ni moi n’avons plus besoin de la permission de l’autre… »
Ces deux petites phrases tétanisèrent le commerçant namurois à un point tel qu’il en chancela. Heureusement, il tomba sur le tapis et évita la table basse de quelques centimètres ! Il aurait tellement préféré avoir une discussion franche avec sa femme : crever directement l’abcès…
Une fois revenu un peu à lui, il se releva péniblement. Après quelques secondes à se demander ce qu’il lui arrivait, il prit place dans le fauteuil et tenta de prendre un maximum de recul par rapport à la situation. Bien sûr, le mot laissé par Loryane ne traduisait qu’une simple fugue vengeresse, rien de plus. Mais aux yeux de Patrick, la fuite de son épouse lui fit comprendre toute la rage qu’elle devait éprouver envers lui en ce moment…
Comment avait-il pu être aussi débile et lâche pour faire autant de mal à sa femme qui, récemment, l’avait si bien soutenu pour l’aider à surmonter la mort de son père ?
Désabusé, il appela son frère pour lui expliquer dans quel pétrin son idée folle l’avait plongé :
— Allô, Steve ?
— Ah, ah, ah ! Je pense que je suis grillé auprès de ta femme. Lorsque je lui ai appris que nous partions de mardi à samedi prochain, elle m’a tout d’abord demandé s’il s’agissait d’une farce. Je lui ai répondu que non. Rassure-toi, j’ai joué le jeu comme tu me l’avais demandé : je lui ai précisé que tout ceci était mon idée et que je t’avais vachement forcé la main… Sur ce, elle m’a raccroché au nez !
— Comment ? De mardi à samedi ? Je t’avais dit « deux nuits maximum » ! Tu te moques de moi ?
— Bah ! Je sais… Mais il n’y avait plus que cette possibilité si l’on voulait être à Malaga pour le jour « J ». J’ai donc dû me décider rapidement, car il ne restait plus que deux places disponibles ! Crois-moi, j’ai essayé de t’appeler plusieurs fois, mais tu n’as jamais répondu !
— Bon sang, tu n’as pas idée de ce que tu me fais endurer ! Je viens de rentrer chez moi et Loryane est partie faire la java avec Caro : une des plus grandes dévoreuses de mecs que je connaisse... Je pense que dans dix ans, ma femme me reprochera encore tout l’égoïsme de ton initiative. D’ailleurs, lorsqu’elle reviendra tout à l’heure, si elle est toujours contre ce voyage, tu partiras sans moi !
— Ah, ah ! Ne te tracasse pas ! Ton épouse n’est pas une idiote ! Elle comprendra vite que tu ne pars pas au Club Med avec tes copains. Tu vas juste remonter le moral de ta sœur malade ! Ah, j’oubliais un truc : j’ai prévenu Audrey ! Elle est folle de joie à l’idée de nous accueillir chez elle durant ces quelques jours.
En plus, c’est la Féria ; la fête qui se passe chaque année dans son village et dont elle nous a si souvent parlé…
Complètement KO, Patrick raccrocha. Il tituba jusqu’au sofa et y patienta jusqu’au retour de Loryane. Cette attente fut la plus longue qu’il avait jusque-là connue dans sa vie. Si son épouse avait été présente, elle aurait pu observer les rides profondes du remords et de la culpabilité qui creusaient subitement son front. Les plus graves scrupules l’envahirent : comment n’avait-il pas osé tenir tête à son frère ? Pourquoi n’avait-il pas demandé l’avis préalable de sa femme avant de prendre sa décision ? De quelle manière, lui, aurait-il réagi si la situation avait été inversée ? Mais au-delà de tous ses doutes, une question revenait sans cesse à son esprit : comment pouvait-il faire autant de mal à son petit bout de femme qu’il aimait par-dessus tout ? À ses yeux, Loryane représentait la femme idéale : sa petite frimousse de femme fragile, mais qui, derrière une coupe au carré et des cheveux acajou et une frêle silhouette, avait le regard franc de celles qui ont toujours la tête sur les épaules.
Combien de fois Patrick avait-il dérapé ? Un mauvais choix au boulot, des sorties entre amis qui avaient mal tourné : sa femme avait toujours été là pour lui. Bien sûr, elle avait les mots pour le remettre sur le droit chemin, mais au fond d’elle-même, elle ignorait sans doute, plus humblement que naïvement, que seuls son sourire et son regard pouvaient canaliser les erreurs de son mari.
Patrick se souvint aussi qu’au début de leur relation, une de ses sorties nocturnes avait provoqué la foudre chez Loryane qui, au beau matin, avait décidé de partir. Lui qui, dès le début, savait qu’il ne vivrait qu’avec elle et que pour elle était alors sorti de leur petit appartement, en plein hiver, simplement vêtu d’une sortie de bain. Il avait couru vers elle pour lui demander de revenir. Cette attitude avait ému Loryane qui, voyant son amoureux si simplement habillé sous les flocons de neige qui tombaient, se rendit compte qu’elle ne pourrait jamais quitter son Patrick.
Cette scène hollywoodienne résumait parfaitement le petit amour gentil qui entourait, depuis longtemps, les vies de Loryane et Patrick.
Mais bon, c’était avant ce choix de partir quelques jours sans elle…
Même durant les congés scolaires, Pierret n’arrêtait jamais de bosser. Compte tenu de son statut de conférencier très prisé, il était invité en permanence par des organismes à vocation culturelle. La presse et la télévision sollicitaient aussi régulièrement ses connaissances inouïes dans le domaine de l’Orient.
La veille, il avait été convié à prendre part au journal télévisé de la seconde chaîne publique nationale. Il put y présenter son point de vue éclairé sur la guerre civile qui secouait la Syrie.