Séparation : action de séparer, de se séparer, fait d’être séparé.
Le Petit Robert
Vivre est une torture puisque vivre sépare.
A. Camus, Les Justes (acte 4)
BRUXELLES
PARIS
C’était au cœur de Paris, dans le XVIIe, à deux pas du parc Monceau. Liliane et Guillaume, à première vue un couple parmi d’autres, avec ses hauts et ses bas, qui ne connaissait guère de remous importants ni de disputes véritables. Pas grand-chose en commun non plus, mais ce n’était pas l’avis de Liliane si quiconque hasardait cette constatation. Ne profitaient-ils pas ensemble de restaurants étoilés, de sorties et de spectacles divers, de voyages lointains plusieurs fois l’an ainsi que d’une flopée d’amis et connaissances qui, chaque semaine ou presque, s’invitaient les uns les autres ? Sans oublier leur appartement, vaste et lumineux, situé au dernier étage d’un immeuble haussmannien, au 6, rue Édouard Detaille. Enfin, son appartement devrait-on dire, car, tout banquier qu’il était, ce n’était pas grâce à lui que le couple vivait sur un grand pied et tout ce qu’ils possédaient, y compris la grosse berline allemande, venait de son côté à elle, de sa famille. Une fortune que la crise n’avait pas encore entamée ou si peu, grignotage indolore, dernier domino de la chaîne qui se mettrait à vaciller.
Tout cela créait des liens entre eux, à tout le moins vu de loin, comme un mirage que l’on aperçoit dans le désert au ras de l’horizon. Cette accumulation de biens matériels et toute cette agitation qui ressemblait à des mouvements de fuite n’avaient pas beaucoup de sens. Elles ne construisaient rien d’autre que les contours vagues d’un couple, un contenant sans véritable contenu.
Si leurs routes se rejoignaient par la force des choses dans la vie quotidienne, elles convergeaient plus sérieusement vers Anna, leur fille de seize ans. Celle-ci était toutefois d’accès difficile et semblait avoir décidé de vivre en marge du modèle parental. Solitaire et un peu hautaine, elle se livrait peu, sauf pour proclamer son horreur des vêtements de marque et, en général, de tout ce qui paraissait hors de prix. Elle faisait le désespoir de sa mère en trimbalant partout un vieux blouson déniché aux puces et une poignée de copines d’une banalité affligeante.
L’existence de cette jeune fille était en soi un miracle. Car si Liliane était belle et riche, elle n’avait aucune attirance pour les choses de l’amour. Six mois après leur mariage ils faisaient déjà chambre à part, une situation à laquelle le beau Guillaume s’était tant bien que mal adapté. Il allait chercher ailleurs ce qui lui manquait et, tant qu’il restait discret et physiquement présent la plupart du temps rue Édouard Detaille, Liliane n’y trouvait rien à redire.
Elle devinait comment son mari employait ses moments de liberté, durant ces quelques instants entre chien et loup coincés entre la sortie de la banque et son retour à l’appartement. Ce n’était même pas la peine de fouiller ses poches. Guillaume abandonnait derrière lui des vestiges dérisoires mais explicites de ses rencontres, autant de traces laissées à son intention et d’aveux inachevés ; une sorte de jeu de piste destiné à montrer le peu d’importance qu’il fallait accorder à ces femmes de passage. Un jour, c’était le ticket de caisse d’un bar privé ou la carte d’un hôtel (sordide par définition pour Liliane) qu’il avait déposés avec ses clés sur la commode de l’entrée, une autre fois, Liliane avait découvert dans la corbeille à papier la photo froissée d’une femme qui n’était même pas jolie. Liliane connaissait si bien Guillaume qu’elle aurait pu affirmer sans grand risque qu’après la brune aux longs cheveux, le mois prochain, ce serait sans doute un filament jaunasse enroulé sur lui-même qu’elle décollerait avec une mine dégoûtée du col de son veston. Liliane, compatissante, concédait avec un étrange détachement que les hommes devaient être poussés par des instincts un peu primaires et vitaux contre lesquels leur intelligence et leur volonté étaient impuissantes. L’essentiel était qu’elle ne se sentait pas supplantée dans le cœur de son mari. Pour se faire pardonner ses pas de côté, il multipliait d’ailleurs les attentions à son égard. Elles étaient en grande partie sincères, car Liliane, femme du monde élégante et raffinée, était attachante à sa manière. Elle n’était pas non plus dénuée de générosité : consciente des dépenses nombreuses et quelquefois peu honorables de Guillaume, elle le laissait pourtant gérer leurs avoirs en toute confiance.
Cela faisait des années que leurs relations fonctionnaient sur ce modus vivendi et tout portait à croire qu’une paix équilibrée continuerait à régner longtemps au cœur de l’appartement des abords du parc Monceau.
Jusqu’au jour où Guillaume, la quarantaine bien sonnée, allait faire la connaissance de Luna. Ce qui avait alerté Liliane, c’était la disparition soudaine et définitive de tout indice.
***
Six mois plus tôt, le matin du 10 avril, il buta en sortant de chez lui contre un cartable déposé au bas des marches de leur immeuble.
À deux pas, lui tournant le dos, une femme en jeans, vêtue d’un anorak et d’un bonnet orange, expliquait quelque chose avec de grands gestes à un vieux du quartier. Visiblement un dialogue de sourds.
Il n’était pas difficile de deviner qu’elle cherchait son chemin et Guillaume vint aussitôt à son secours.
— Excusez-moi, puis-je vous aider, Mademoiselle ?
Elle tourna la tête vers lui. Des nuages s’amassaient au-dessus des toits et un rayon de soleil sans force tombait sur le trottoir et pourtant, Guillaume fut littéralement ébloui. Malgré son air légèrement irrité, il n’avait jamais vu de visage plus mignon. Elle avait les yeux si sombres qu’on ne voyait pas tout de suite qu’ils étaient bleus, une petite bouche très rouge et des boucles s’échappant en désordre de son bonnet. Blondes, les boucles – comme pour ne pas contredire Liliane.
— Ah, vous habitez le quartier, Monsieur. Je cherche le Lycée Carnot, d’après la carte il doit être tout près d’ici.
— Oui, bien sûr, il est situé boulevard Malesherbes. Au bout de la rue, vous tournez à gauche. C’est un grand bâtiment, vous ne pouvez pas le rater… Mais attendez, je vous accompagne jusque-là.
Il l’avait pour ainsi dire dévisagée tout en parlant. Même si elle paraissait fort jeune, elle avait passé l’âge de s’asseoir sur les bancs d’une école secondaire. Il ne tarda pas à apprendre en chemin qu’elle répondait au doux nom de Luna et venait de son Limoge natal pour remplacer un professeur de français du Lycée Carnot, une aubaine inespérée. Pour lui aussi : il proposa de lui faire découvrir Paris.
On dit que parfois la beauté s’use à force d’être regardée et ce fut ce qu’il advint pour la plupart des maîtresses de Guillaume. Luna, elle, embellissait de jour en jour. Il ne se lassait pas de la contempler. Il aimait particulièrement la regarder lorsqu’elle se rhabillait, l’air heureux, avec des gestes alanguis, et aussi lorsqu’elle venait à lui à la sortie de la banque, les joues roses, apportant sa jeunesse et sa gaîté. Ils s’aimaient sans retenue et discutaient aussi beaucoup. Une complicité inouïe. C’était son âme sœur qu’il tenait chaque jour entre ses bras.
Guillaume se rendit compte que s’il n’avait jamais été malheureux, il avait jusque-là manqué de bonheur. Il faisait provision de sensations, de joies, d’images, d’une myriade de petits instants, sans se dire qu’il fabriquait peut-être toutes sortes de souvenirs qui plus tard le feraient souffrir.
En attendant, c’était dans un autre genre d’enfer qu’il se précipitait. Le mot est peut-être un peu fort, mais on sait que chacun a le don inné de se créer son enfer personnel.
Il commença par prendre des libertés avec son horaire et les réunions tardives à la banque se firent de plus en plus nombreuses. Aussi bizarre que cela pouvait paraître, Liliane ne lui téléphonait jamais au bureau. Elle n’y connaissait d’ailleurs personne, ayant toujours voulu se tenir le plus éloignée possible du monde besogneux et terre-à-terre des affaires, une situation qui facilitait mensonges et petits arrangements.
Mais les hommes sont naïfs. Il ne comprit pas la sottise qu’il faisait en gardant si secrète l’existence de Luna, une liaison que rien ne trahissait, ni relevé de compte ou morceau de papier quelconque ni empreinte de rouge à lèvres ou phosphorescence parfumée ; enfin, pas un seul de ses cheveux blonds ne s’égarait sur ses vêtements. Ce fut sa première erreur.
Ensuite, quelle étourderie, quelle indécence, ce sourire béat constamment oublié sur son visage ! Sa deuxième maladresse.
Liliane, elle, ne s’y trompa pas et devina que quelque chose avait changé. Son mari arborait un air détendu, satisfait et heureux des plus suspects. Il arrivait aussi qu’une sorte de mélancolie intolérable prenait possession de Guillaume, qui était là devant elle sans vraiment y être, présence lointaine et distraite, inaccessible.
Une belle histoire avait démarré et déroulait sous le nez de Liliane ses paysages lumineux et ses méandres, et elle était en dehors. Dorénavant, elle allait se montrer moins complaisante. Ce n’était pas tant l’amour de Guillaume qu’elle voulait reconquérir (car au fond elle ne croyait pas l’avoir perdu) que son emprise sur lui.
Le dernier dimanche du mois d’août, elle décida de passer à l’offensive.
Une journée triste et pluvieuse s’achevait, la fin de l’été commençait.
Toutes les fenêtres s’allumèrent l’une après l’autre dans la rue Édouard Detaille. Les trottoirs étaient luisants de pluie. De rares voitures passaient, presque silencieuses.
Guillaume regardait plus qu’il ne lisait son journal, l’air pensif, mais peut-être était-il réellement pensif à ce moment. Liliane était allongée dans le canapé, les yeux clos. Elle ne dormait pas. Patiente et attentive à tout ce qui se tramait en elle, guettant le bon moment comme une chatte qui observe sa proie, prête à bondir. De menus tressaillements au coin de la bouche et des frémissements imperceptibles des cils, de même qu’une respiration plus rapide, presque saccadée, annonçaient les prémisses de l’attaque.
— Guillaume, ce jeudi, je passe chez Florence en début d’après-midi. Je n’en aurai pas pour longtemps, ce qui fait que je pourrai venir te chercher à la sortie de la banque.
Liliane avait pris malgré elle un ton dégagé qui sonna terriblement faux. Guillaume leva une tête somnolente et mit un certain temps à sortir des ornières de ses pensées. Après, il ne trouva rien à répliquer.
— Eh bien quoi, Guillaume ? Cela t’étonne parce que je ne l’ai jamais proposé, mais il faut pouvoir innover de temps en temps dans un couple, non ? Tu ne trouves pas ?
Liliane se redressa et tourna la tête vers lui, souriante, les yeux brillants, presque démoniaque. C’était vraiment une question, des mots qui encerclaient Guillaume, mine de rien, insidieux et menaçants comme un serpent qui s’approche avec une lenteur mesurée. Deux ou trois minutes s’étirèrent, rendues interminables par le silence.
Il tenta une dérobade.
— Mais… c’est que je ne sais vraiment pas quand je serai libre… J’ai une réunion qui risque de se prolonger très tard…
— Bon, je vais téléphoner à Florence et remettre ma visite à vendredi. Je viendrai donc vendredi, lui susurra Liliane, les yeux fixes et le sourire figé.
— Je te rappelle que tu étais censée me ramener de chez le dentiste pour me conduire au Thalys de 19 heures, Maman.
C’était une voix jeune avec des intonations un peu traînantes et vaguement irritées qui venait de la cuisine à travers l’entrebâillement.
— Ah, c’est juste, j’avais oublié. Eh bien, on remettra ma proposition à une autre fois, lança vivement Liliane.
Un accès de dépit puis de colère contre le monde entier monta à ses lèvres, qui se brisa, et un fragment de tristesse dégringola sans bruit au fond d’elle-même : elle avait croisé le regard de Guillaume et y avait lu un soulagement immense comme un grand bonheur.
Anna ouvrit toute grande la porte de la cuisine, passa devant eux sans les regarder et gagna sa chambre où elle s’enferma. Une minute plus tard, les récitations d’un chanteur de rap traversèrent les murs. Une diversion bruyante qui vint bien à propos.
— Ah, toujours cette musique de sauvages, laissa tomber Guillaume qui se mit à battre la mesure avec le pied.
— Qu’est-ce que tu veux, à force de côtoyer ces filles qui viennent d’on ne sait où, ce n’est pas comme ça qu’elle apprendra à aimer Mozart, répondit Liliane. Heureusement que dans tout ce lot, il y a Cécile, tout le contraire des autres, poursuivit-elle. Je suis contente qu’Anna aille passer le week-end chez elle. Il paraît que son frère Simon va commencer des études de médecine l’année prochaine. Des gens très bien.
Anna et Cécile s’étaient rencontrées deux ans auparavant durant leur séjour à Hammamet. Du même âge, elles étaient très différentes, mais, comme le font le jour et la nuit, elles se complétaient et étaient devenues quasi indispensables l’une à l’autre. La brune Cécile, calme et studieuse, s’intéressait à mille choses et apportait en même temps la lumière et la gaîté qui manquaient le plus souvent à la blonde Anna. En échange, celle-ci secouait la nature enfantine et naïve de son amie en lui entrouvrant des portes mystérieuses sur des mondes un peu troubles. Il faut ajouter que Cécile était belge et habitait les environs de Bruxelles, la banlieue comme disait Liliane. Celle-ci avait été heureusement surprise en découvrant cette petite belge fine et cultivée, un peu comme elle s’étonnait qu’il existât de vrais pauvres en Suisse.
— J’y pense, continua Liliane avec un ton enjoué, ravie de l’idée qui lui venait subitement à l’esprit, nous avons donc un week-end libre tout à nous ! J’irais bien samedi soir dans ce nouveau restaurant qui s’est ouvert à Verneuil-sur-Seine, Florence m’a dit qu’il était extraordinaire. Et nous pourrions même y loger une nuit, il fait partie des « hôtels de charme ».
Elle aurait proféré une énormité scandaleuse que Guillaume n’aurait pas paru plus indigné. Liliane a cette fois manqué de discernement, elle a voulu y aller trop fort et trop vite. Cet emballement soudain et intempestif était pour tout dire vraiment déplacé, sortant de sa bouche. Guillaume y puisa à la fois la justification d’un refus et la force de répliquer sèchement.
— Mais oui, vas-y avec Florence, pour moi c’est exclu, je serai justement de corvée tout le samedi avec le big boss pour plancher sur son fameux projet, tu sais bien, je t’en ai parlé… Tu ne t’en souviens pas ?
Non, bien sûr que non, elle ne s’en souvenait pas pour la bonne raison qu’il venait de l’inventer. Il mentait, et avec tant d’aplomb et d’aisance qu’elle ne put s’empêcher de penser qu’il devait aussi lui mentir à elle de temps à autre. Un homme qui mène une double vie ment toujours, il ne peut pas faire autrement.
Liliane n’allait pas en rester là. Le jour suivant, après le dîner, elle l’interrogea sur le fameux projet qui devait l’occuper durant toute la journée du samedi. Des questions pointues qui attendaient des réponses précises : quels en étaient les tenants et aboutissants, en quoi était-il lui-même impliqué et pouvait-il en espérer de l’avancement, est-ce que ce n’était pas trop stressant pour lui, etc. Tant d’intérêt et de sollicitude éveillèrent la méfiance de Guillaume, c’était bien la première fois qu’elle se souciait autant de son travail. Conscient que des réponses vagues lancées au hasard n’allaient pas satisfaire sa femme, Guillaume se mit à improviser, inventant mille détails et compliquant à l’excès, entremêlant quelques vérités dans les mensonges. Bref, il finit par échafauder une sorte d’usine à gaz et en rajouta tant et si bien que dans ce continu va-et-vient entre élucubrations et faits réels, il se perdit un peu en chemin.
La nuit était tombée lorsqu’il arriva à la fin de ses explications. Il était épuisé, mais content de lui.
Sans doute Liliane avait-elle encore espéré s’être trompée. Elle l’avait écouté, attentive à chaque mot, suspendue à ses lèvres. Mais les incohérences de son discours, qui déjà faisaient injure à l’intelligence de sa femme, étaient surtout éclairantes. Jamais auparavant il ne s’était mis en frais à ce point ; on aurait dit qu’il jouait sa vie et avait jeté toutes ses forces dans la bataille.
Que de fois dans le passé n’avait-elle pas réussi à lui faire renoncer, sans grand sacrifice apparent de sa part, à une escapade quelconque avec l’une de ses conquêtes ?
Décidément, cette histoire-ci n’était pas une bagatelle et il fallait y mettre un terme.
Liliane ne dit pas un mot. Un silence tendu s’installa et seul le léger cliquetis de ses bracelets d’argent s’éloigna en direction de sa chambre.
À partir de ce jour-là, elle ne cessa plus de lui mettre des bâtons dans les roues. Répugnant à aborder d’elle-même le sujet, elle cherchait à l’acculer pour provoquer une réaction, forcer des aveux et des excuses. S’il hasardait les premiers mots d’un dîner pour le soir même avec un soi-disant client (ou un client véritable, peu importait), elle lui rappelait en dernière minute une invitation ou un rendez-vous d’importance capitale qu’elle avait fixé à son insu, tout à fait impossible à déplacer (« c’est incroyable, depuis le temps que j’ai pris rendez-vous pour toi, ce n’est pas ma faute si tu ne l’as pas inscrit dans ton agenda, etc. »). Elle alla jusqu’à l’appeler en fin de journée à la banque pour lui crier d’une voix hystérique qu’Anna avait été victime d’un accident de vélomoteur. Lorsqu’il arriva dare-dare chez lui dans un état d’énervement et d’angoisse indescriptible, il s’avéra qu’il ne s’agissait que d’une toute petite chute sans aucune gravité.
Elle fit pire encore. Un samedi, elle tenta de le retenir : Guillaume n’en crut pas ses yeux lorsqu’elle lui apparut, à deux heures de l’après-midi, excessivement fardée et vêtue d’un peignoir soyeux entrouvert sur un soutien-gorge grenat et le porte-jarretelles assorti. Des airs de courtisane dévergondée s’accordant si peu avec sa nature et qui, au fond, en disaient long sur sa détresse. Pauvre Liliane, pathétique Liliane. Volontaire Liliane. Les hommes n’ont aucune idée des tréfonds que certaines femmes peuvent atteindre pour les reconquérir.
Cette fois-là, il avait dû laisser Luna l’attendre en vain…
Sinon, il tenait bon. Non seulement il devint expert en dérobades en tous genres, mais il mentait aussi de plus en plus souvent sans y penser, à tort et à travers, chacun de ses mensonges en couvrait un autre.
Un soir glacial de novembre où il était censé travailler tard, Liliane le coinça alors qu’il s’éloignait de son bureau en sifflotant, un bouquet de roses rouges à la main. Il fut aussitôt poussé au fond du premier bar venu et soumis à la question.
— C’est elle ou moi, choisis. Nous pouvons très bien divorcer.
Un ultimatum qu’il coûtait à Liliane d’infliger parce qu’elle redoutait la solitude et qu’il ne lui déplaisait pas, de surcroît, d’avoir un banquier pour mari.
Des images de trois-pièces pauvrets, de cuisine grasse et de soirées devant la télévision dansèrent un instant dans la tête de Guillaume, flash-back en noir et blanc sur ses années d’enfance.
Après un long silence, il répondit, les yeux baissés :
— Mais c’est toi… ma Liliane.
***
Le temps avait passé. Avec une précision indifférente, les vacances de noël approchaient et, avec elles, leur départ à tous trois vers les cimes enneigées.
Liliane avait repris le contrôle. Désormais, elle l’avait à l’œil et vérifiait les relevés de compte et l’emploi du temps de Guillaume, épiait son visage et ses changements d’humeur.
Elle s’était mise à l’appeler régulièrement au bureau et, lorsqu’elle tombait sur sa secrétaire, s’efforçait à s’en faire une alliée par un bavardage fastidieux. Rien ne vaut d’avoir un espion dans la place.
Guillaume, de son côté, se montrait particulièrement agréable et attentionné à l’égard de Liliane. Elle n’était pas dupe, sachant combien son mari appréciait le confort et les plaisirs à portée de main que lui procurait son argent. Bon, d’accord, elle le retenait par ce moyen, et alors ? Liliane ne voyait là rien d’immoral ni de méprisable. Elle avait des idées précises sur le mariage, dénuées de toutes illusions et encore moins de romantisme. Elle ne croyait pas qu’un amour pouvait durer toute la vie et considérait que si les liens du mariage perduraient, c’était pour d’autres raisons aussi variées que légitimes. Les enfants ou la belle grande maison, quelquefois le sexe (concédait-elle), ou encore la paresse ou l’habitude. Une existence à deux, plane et mondaine, où l’affection n’était pas entièrement absente, c’était une raison comme une autre.
Ils quittèrent Paris peu avant minuit. Guillaume aimait rouler la nuit sur des routes que l’obscurité prolongeait à l’infini, il aimait aussi le bruit des pneus sur le bitume, bourdonnement régulier proche du silence. Un moment de grâce où les pensées s’éparpillaient à la vitesse du vent et presque un moment de solitude, puisque Liliane et Anna dormaient tout au long du trajet.
Comme chaque fois, une joie le submergea lorsqu’il aperçut dans le lointain la ligne des sommets nimbés de rose par la lueur de l’aube.
C’était en général à cette heure-là que Liliane et Anna s’éveillaient. Elles regardaient s’approcher les montagnes et une même joie les gagnait malgré elles.
Quelque temps après, la voiture quitta la grand-route et amorça la montée. La journée s’annonçait radieuse. Après seulement quelques virages, on avait la sensation de décoller tant on prenait rapidement de l’altitude. Anna baillait en se frottant les yeux mais ne perdait rien du paysage. Elle cherchait à apercevoir des fragments de vallée floutée de brume entre les hauts sapins bordant la route.
Ils avaient beau avoir effectué ce trajet de nombreuses fois, il semblait toujours que quelque chose avait changé dans ce petit coin du monde. La montagne se montrait, année après année, sous un aspect différent. Ce jour-là, comme il avait abondement neigé la veille, les rochers, les sapins et les maisons étaient tout recouverts de blancheur irisée comme de sucre glace, presque effacés du paysage.
Le chalet (de Liliane) fut bientôt en vue, situé à l’entrée du village, sur le versant le plus ensoleillé : une vaste construction en bois avec un soubassement de pierres et des balcons sculptés.
Les trois premières journées furent lumineuses. Tandis qu’Anna suivait des cours avec son moniteur particulier, Liliane et Guillaume montaient jusqu’au sommet le plus élevé, tôt le matin afin de profiter de pistes quasi désertes. De là-haut, le paysage était à couper le souffle. Les montagnes formaient un grand cercle hérissé de pointes blanches ombrées de violet et l’on devinait, dans l’un ou l’autre repli du massif, le scintillement vert d’un petit lac. Beaucoup plus loin, le regard se perdait dans le voile qui recouvrait la vallée.
Ils dévalèrent toutes les pistes « rouges » de la station, Guillaume devant et Liliane dans ses traces, jamais très loin en arrière. Il faut reconnaître qu’elle avait du cran, ce qui compensait leur différence de niveau. Guillaume était un skieur hors pair, Liliane croyait l’être. Si elle avait du style, elle manquait pas mal de technique, mais haussait les épaules lorsqu’on lui suggérait des cours de perfectionnement.
Quiconque les rencontrait au pied d’un télésiège, à contempler le paysage ou dans des transats sur une terrasse ensoleillée, les voyaient comme un couple parfaitement assorti. En réalité, ils se parlaient peu, chacun pensant de son côté.
Comme chaque année, il vint à Guillaume l’envie de descendre la « Pierre noire », une piste redoutable ; le plus averti des skieurs pouvait s’y briser les os tant elle était difficile et dangereuse à bien des égards.
Ce matin-là, il laissa Liliane au chalet qui, disait-elle, avait mieux à faire puisque le temps était couvert.
La piste débutait comme la plus ordinaire de toutes celles qui sillonnaient le domaine. Mais, très vite, la déclivité s’accentuait. On se sentait soudain entraîné à toute vitesse dans la pente, comme aspiré par le vide. Et surtout, juste après un virage contournant un rocher en forme d’éléphant, la piste se faisait encore plus raide et le passage plus étroit, resserré entre un petit bois d’un côté et, sur la gauche, une profonde crevasse signalée par un filet orange et une série de plaques marquées « DANGER ». Le plus raisonnable était de glisser doucement en chasse-neige ou en dérapages contrôlés. Mais Guillaume connaissait bien cette passe pour l’avoir franchie plusieurs fois. Bien en aplomb sur ses skis, il concentra toutes ses forces sur ses genoux, maîtrisa sa vitesse et, après une série de petits virages serrés, il était passé. Son cœur battait la chamade et il avait le souffle court. Après ça, il n’eut qu’à se laisser descendre jusqu’à la station à travers un bois de pins, une ballade tranquille. Il s’arrêta un instant pour reposer ses muscles. Il aimait la montagne et se sentait en accord avec le paysage immaculé et le silence tout autour, un grand silence blanchâtre. Était-ce à cause d’un corbeau perché tout en haut d’un mélèze qui croassa et prit son envol devant lui, une aile sombre venait de balayer l’esprit de Guillaume. Il pensa que se trouver dans un endroit magique avec quelqu’un qu’on n’aime pas était doublement poignant. Il repartit, serrant les mâchoires.
— Alors… bien skié…, lui lança négligemment Liliane à son retour, sans lever les yeux de sa revue.
— Super piste, faut s’accrocher un peu, suffit de vouloir, mais ce n’est pas pour les débutants ! Tiens, en revenant j’ai croisé dans la station les deux filles de la libraire, tu sais bien, Emma et Caroline. Elles m’ont dit qu’elles avaient déjà descendu la « Pierre noire » quelquefois, cette saison. Elles n’ont pas froid aux yeux, ces jeunettes-là, lâcha-t-il en retirant ses bottines.
Liliane leva un sourcil et garda ses pensées pour elle.
Le lendemain matin, un vent frais soufflait sur le balcon encore empli d’ombres nocturnes. La vallée, large creux sombre et humide, était invisible. Le temps paraissait incertain, mais une tranchée bleue s’était creusée au ras de la ligne brisée des sommets. À l’est, le soleil avait largement écarté les nuages et Liliane pouvait suivre son avancée lente et perceptible, calculant par jeu le temps que les rayons mettraient pour noyer de jaune la forêt de sapins puis, un peu plus bas, un petit groupe de maisons, juste avant d’atteindre leur chalet. Elle souriait comme si elle contemplait une image d’elle-même.
— Ah !, Guillaume, ce matin j’ai l’intention de prendre la piste de la « Pierre noire ». C’est vraiment bête de ma part de ne l’avoir jamais faite… Si tu as envie de la descendre avec moi… Eh quoi, tu ne m’en crois pas capable sans doute ? Tu sais que je n’ai jamais eu froid aux yeux, je l’ai assez prouvé, il me semble.
Elle s’était retournée vers l’intérieur sombre du chalet. On la sentait tendue, prête pour une réplique cinglante.
— Bien sûr, tu verras, le paysage est sublime. Et puis, au fond, une piste noire, c’est comme une rouge, avec juste un petit passage ou l’autre plus délicat. Tu n’auras qu’à faire du chasse-neige à ces endroits-là, ma chérie, répondit Guillaume avec un large sourire.
— C’est ça, du chasse-neige, et encore quoi, s’exclama-t-elle en riant un peu fort.
Lorsque le télésiège les déposa à 2.200 mètres d’altitude, le ciel avait pris une teinte blanche uniforme. Des écharpes de brume qui montaient de la vallée effaçaient par instants la piste au-dessous d’eux, colmatant les creux, aplanissant les reliefs. On avait l’impression de skier à l’aveuglette sinon de se précipiter dans le vide. À l’intersection où s’amorçait la « Pierre noire », le temps s’était à nouveau éclairci ; mais Guillaume eut l’air d’hésiter. Ils pouvaient encore emprunter sur la gauche la piste déjà descendue maintes fois, où zigzaguaient des dizaines de silhouettes bigarrées.
— Et alors, tu dors ? On se les gèle ici, lança Liliane d’une voix peu amène.
— Mais bien sûr, ma chérie. On y va, passe devant, je n’attends que ça, dit-il.
Il avait l’air crispé et décidé à la fois.
Guillaume la suivit dans sa trace, veillant à maintenir entre eux exactement trois mètres de distance, ni plus ni moins, comme une remorque solidement accrochée à un véhicule. Liliane se débrouillait bien, mais skiait trop vite. À deux reprises, elle évita la chute de justesse.
Le rocher en forme d’éléphant était en vue. Ne les séparaient plus à ce moment que deux mètres à peine. Dans le virage, Guillaume accéléra encore, dépassa Liliane et lui coupa la route, une sorte de queue de poisson, si l’on veut.
Tout se passa en un éclair. Surprise, elle releva brusquement le buste, se déséquilibra et accrut sa vitesse. Elle fonça droit sur le filet orange.
***
On retrouva son corps, complètement disloqué, vingt mètres plus bas, au pied d’un sapin. Le choc avait dû être terrible.
Dans la station, on parla longtemps de ce dramatique accident. Le tracé de la « Pierre noire » a d’ailleurs été modifié depuis lors, il ne contourne plus le rocher en forme d’éléphant.
On plaignit beaucoup ce pauvre veuf qui avait, quelques jours plus tard, regagné Paris, avec une adolescente complètement hébétée.
Forcément, personne n’y prêta attention. Pendant que les secouristes s’affairaient autour du corps de la malheureuse, Guillaume s’était isolé pour téléphoner. Seul un lièvre des neiges avait pu entendre ces quelques mots chuchotés : « Luna ? Voilà. Je rentre mardi, ma chérie ».
— Quand arrive-t-elle ?
Simon était affalé dans le large fauteuil d’osier et fixait sa sœur d’un air mi-goguenard mi-irrité.
— Demain.
— Quand, demain ?
— Je vais la chercher à la gare avec Maman à 11 heures, répondit Cécile.
Elle entretenait machinalement le lent va-et-vient de la balancelle sous le cerisier, un mouvement léger du bout de son pied nu et ça repartait, paresseusement, sans à-coups. Des restes de lumière obliques sur le faîte des arbres. Une odeur de soir et d’ombre, quelque part un parfum ténu de chèvrefeuille. Elle sentait que son frère n’allait pas en rester là. Que d’autres questions suivraient, c’était mécanique, couru d’avance. Jusqu’à ce qu’elle se lève en faisant semblant d’être fâchée. Mais elle ne parvenait jamais à lui en vouloir vraiment.
Un sourire imperceptible se dessina sur les lèvres pâles de Simon, mais son regard était dur comme la pierre.
— Elle va rester tout le week-end, alors ? poursuivit-il.
Il se leva sans attendre sa réponse. D’ailleurs, Cécile restait silencieuse.
Cette situation la torturait. Oui, sans doute, son amitié avec cette fille était-elle trop vive, trop passionnée dans un certain sens. Elle avait parfois la sensation de trahir Simon, leur complicité de tous les instants, leur bulle commune. Ils avaient toujours été extrêmement proches, s’arrogeant d’une certaine façon une condition qui n’était pas la leur, mais celle de frère et sœur jumeaux.
Malgré leurs trois ans d’écart, ils étaient d’accord à peu près sur tout. Il avait toujours été son seul ami, son seul confident. Son conseiller et son juge, son protecteur et son bourreau, exclusif et intransigeant, faisant parfois preuve avec elle d’une désinvolture cruelle. En d’autres mots, il était tendre et sans états d’âme.
Prisonnière consentante, elle avait pourtant des velléités de rébellion. Était-ce donc si grave de s’être liée d’amitié avec Anna, cette Parisienne étrange et taciturne ? Depuis, elle se sentait sans cesse épiée et Simon était devenu plus distant, suspicieux ; constamment sur la défensive pour un combat qu’elle n’oserait pas lui livrer. Déjà que de tous les garçons qui tournaient autour d’elle, aucun ne trouvait grâce aux yeux de son frère, pourtant de jeunes hommes parfois drôles, souvent intelligents. Il lui suffisait de quelques mots pour les démolir dans le cœur de sa sœur et les malheureux dégringolaient d’un piédestal où elle n’avait pas eu le temps de les hisser. N’était-ce pas lui qui avait commencé, n’endurait-elle pas sans rien dire ses insupportables petites amies, ces filles qu’il s’amusait à exhiber et tripoter devant elle, ces filles qui lui volaient son frère ? Elle haussait les épaules, prétendait qu’elle s’en fichait. Cécile les haïssait toutes, même les gentilles, celles qui semblaient se soucier de sa présence, même lorsqu’il revenait vers elle en lui disant qu’elle était sa préférée.
Lui ne tolérait que les banales amies sans piège de sa sœur et il les regardait du haut de ses vingt ans avec une condescendance ironique. Avec Anna, il l’avait tout de suite pressenti. L’attachement qui les liait toutes deux lui faisait de l’ombre ; Anna usurpait dans le cœur de sa sœur une place qui lui était exclusivement réservée. Une intruse.