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Nous, le peuple des corneilles, sommes fiers de notre noirceur.

Ce noir, origine de toutes les lumières, est la plus provocante des couleurs, celle que l’on brandit pour se révolter.

On ne lutte pas en agitant un drapeau blanc.

I
Enfance et adolescence chez les humains

Je monte, je monte, je ne redescendrai plus. J’ai eu une belle vie. Je monte pour rejoindre dans les nuages un papillon doré et noir. L’air chaud d’un courant ascendant me soulève. Plus haut, toujours plus haut. Je quitte la terre. Après quarante-deux couvées, j’aurais pu, comme les autres corneilles, m’endormir sous un buisson. Mais je ne suis pas une corneille ordinaire… J’ai appris à voler comme un aigle, je suis une exception. Une championne hors normes. Quand on est sur le point de mourir, on peut enfin oser l’orgueil. Ce n’est pas de la suffisance, mais un constat. Pourquoi ne pas être fier de soi quand on fait le bilan de son existence ?

Dans la mémoire des corneilles, je resterai comme un guide, un précurseur. J’ai tiré mon peuple vers plus de savoir. Plus de bravoure. Grâce à moi il aura progressé. D’autres corneilles remarquables viendront sans doute et continueront à faire évoluer notre race. Un jour, peut-être, nous dépasserons les humains. En sagesse, tout au moins. Un but qui paraît raisonnable.

Je monte, je monte. Je suis fatiguée. J’écarte mes ailes, je plane, je n’ai plus la force de brasser l’air. Il faut pourtant que je force encore, et encore, jusqu’à ce que mon cœur éclate. Je veux finir dans la haute lumière, je veux exploser au bout de cet ultime vol, je veux exploser au bout de…

Je suis née à onze mètres de hauteur, dans un peuplier d’Italie. C’est beau l’Italie. L’oncle Croina m’en a parlé. Il y a fait son voyage de couple, dans sa troisième année. Il m’a raconté les cyprès, le riz, les grasses grenouilles, les décharges d’ordures : un pays de cocagne.

Onze mètres… D’habitude, nous autres corneilles arrimons notre nid un peu plus bas, huit mètres étant la bonne moyenne. Mais mon père, Croidur, a toujours voulu s’élever au-dessus de sa condition. Les milans noirs nichent dans les grands arbres : pourquoi pas nous ? Nous en sommes capables ! affirmait-il fièrement. Il faut savoir viser haut et ne pas avoir peur de regarder vers le ciel !

Mais je croasse, je croasse et mon esprit vole en zigzag… Quand j’ai cassé ma coquille, il y avait deux braillards à mes côtés. Deux boules couvertes de duvet gris cachant mal une peau rouge et fripée. D’où jaillissaient à intervalles réguliers deux becs, ouverts jusqu’au croupion. Il suffisait que l’on entende l’arrivée d’un ravitaillement, un bruit d’ailes refermées, et on écarquillait le clapet au maximum, les yeux encore fermés. Je m’étais tout de suite appliquée à imiter mes frangins, mais j’étais la seule demoiselle de la couvée et ils ne me faisaient pas de cadeau. En fait, on ne me remplissait le bec qu’une fois sur douze, quand l’abondance de nourriture les laissait hébétés, au bord de l’étouffement. Il faut dire – chez nous on ne « dit » pas, on croasse. Je traduis donc : je sais que les humains ne sont pas assez intelligents pour apprendre notre langage – que nous étions alimentés par toute une parentèle. Par mon père tout d’abord, qui avait aidé à faire notre nid. Se contentant toutefois d’apporter les matériaux. Notre mère, Croinette, avait organisé à sa façon son intérieur. Les mères sont plus douées pour l’arrangement. Elle avait confectionné une couche moelleuse, faite d’herbes sèches, de brins de laine, de plumes, de crins… De papier aussi, et de feuilles de plastique : c’était une corneille moderne. Est-ce que je me souviens de sa chaleur quand elle couvait nos œufs vert-bleu tachés de gris ? Sur la fin peut-être, vers le dix-huitième jour, juste avant de prendre la décision de briser la coquille. Mais je ne jure de rien… Naître est plus flou que mourir.

Notre mère ne nous quittait pas, afin de veiller en permanence et faire front aux brigands des arbres et du ciel : écureuils, pies, geais, rapaces du jour ou de la nuit. Elle était donc, elle aussi, ravitaillée par toute une bande de cornouillards, soit les jeunes de l’année d’avant qui ne quitteraient le cercle familial qu’à leur majorité sexuelle. Chez nous, la famille est sacrée : nous connaissons nos grands-parents, nos oncles et nos tantes. Et nous les respectons ! En cas de rébellion, la sanction de la communauté est prompte : le coupable est jugé dans l’arbre à procès. De façon impitoyable et expéditive. J’aurai l’occasion d’en croasser plus tard.

Mal nourrie, j’étais chétive. Mes deux frères, gros et gras, prenaient toute la place. Je piaillais plaintivement et les longues journées passées dans le vent et le froid (notre « onze mètres » faisait des envieux, mais question chauffage ce n’était pas l’idéal) m’affaiblissaient toujours plus. Qui alors aurait pu prédire le destin exceptionnel qui m’était promis par Dieu – fait à notre image – dans son infinie cornitude ? Ce fut un événement apocalyptique qui précipita les choses. De haut.

La tempête était annoncée. J’entendais les adultes qui en parlaient, inquiets. Ils ressentaient dans leurs corps des vibrations annonciatrices, des ondes messagères. Le ciel devint noir. Tous les bruits de la forêt s’arrêtèrent. Le silence était si angoissant que je me mis à crier à tue-tête. Mes piaillements, peu perceptibles à l’ordinaire, se répercutaient de bosquet en bosquet avec une force incroyable. Il fallut me faire taire : je reçus un coup de bec réprobateur. À cet instant, un formidable coup de tonnerre nous fit nous recroqueviller de terreur. C’était bien la peine de me reprocher mes cris, alors que tout le boucan du ciel nous tombait sur la tête ! Ce vacarme, puis des gouttes de pluie énormes, d’abord éparses, puis drues. Le vent se leva d’un coup. Notre peuplier commença à osciller, des feuilles tournoyèrent, un rideau d’orage nous cacha le sol. Maintenant, nous étions au cœur de la tourmente. Mon père et tous les cornouillards s’étaient posés dans le champ : onze mètres plus bas, les planqués ! Ma mère résista longtemps, puis ouvrit ses ailes et le vent l’emporta… Notre nid se disloqua. Accrochées à ses débris, nos six paires de pattes luttaient contre l’arrachement. Un de mes frères lâcha prise et tomba en écartant vainement ses ailes sans plumes. Puis ce fut au tour du second, catapulté par une bourrasque. Seule, j’ai lutté. Je pensais à mon père : Tu dois être capable, tu dois être capable, m’aurait-il encouragée. Ne renonce pas ! Tiens encore un instant, puis un instant encore, et encore un instant. Ne laisse pas entrer dans ta cervelle la résignation. N’accepte pas l’abandon. Tes forces peuvent te trahir, ta volonté jamais.

Je me suis ainsi maintenue dans mon arbre fou toute la nuit. Jusqu’au petit matin. La tempête s’éloignait et je me pensais sauvée. J’ai fermé les yeux, la fatigue me submergeait. Quand une ultime rafale me déséquilibra et me projeta vers ce sol inconnu.

Piaillant de terreur, j’ai rebondi de branche en branche. Des buissons bas m’évitèrent le pire et je glissai finalement sur un lit de feuilles humides. Meurtrie, mais entière. À moitié emplumée, j’avais froid. J’avais faim. Je me traînai sous une touffe d’herbes. Mes parents allaient-ils me retrouver ? Me sauver ? Mes frères avaient-ils survécu ? Ces pensées n’étaient pas exactement des pensées, plutôt des sensations confuses. Je n’étais pas encore structurée, ma cervelle était quasi vide. Mais chaque seconde, chaque moment vécu, chaque événement l’éveillait. Des connexions s’établissaient, se multipliaient. Les informations s’entassaient, se classaient, trouvaient leur place. Informations et expériences qui m’étaient propres : aucune autre corneille ne pouvait avoir les mêmes. Chaque instant de notre vie modifie et singularise notre « moi », nous sépare de nos congénères, nous construit pour faire de chacun d’entre nous des êtres uniques. Depuis le commencement des mondes, il y a eu des milliards de corneilles sur terre. Aucune n’a été la copie d’une autre. Chaque individu est un exemplaire sans égal. Quand nous sommes assemblées par centaines dans les champs, les étrangers à notre monde (les humains sont les plus ignorants) nous croient toutes semblables. Quelle erreur insultante ! Nous sommes toutes différentes. Dans notre physique, notre intelligence, notre « cornalité ». Ma chute de l’arbre, ses circonstances, les impressions et les angoisses imprimées alors au plus profond de ma mémoire, ce traumatisme originel, me différenciaient déjà à jamais.

J’étais là, dans l’herbe mouillée, tremblante, ébouriffée, quand une ombre tomba sur moi. Un réflexe de terreur me fit basculer sur le côté et ce danger subit me rata. D’une plume ! Mais cet animal à fourrure, cet ennemi, ce tueur, ce « chat », comme vous l’appelez, se retourna d’un coup de reins et essaya à nouveau de me saisir. La peur, la peur atroce, la mort si près, la mort qui vous poursuit, vous frôle, va vous atteindre… Avez-vous jamais connu cette panique extrême ? Ce sursaut de tout votre être, de tous vos muscles, de toutes vos forces pour échapper à la souffrance, à l’horreur ? Avez-vous jamais fui devant un prédateur qui va vous déchiqueter vivant, vous laissez agoniser sous ses griffes, vous faire souffrir l’impensable avec indifférence ? Car un chat n’est même pas cruel. Il ignore ce sentiment, comme toutes les bêtes. Il n’y a que les hommes et les corneilles qui connaissent la souffrance d’autrui. Et s’en délectent parfois, hélas…

Je voletais en croassant de terreur, zigzaguant dans le sous-bois, esquivant désespérément mon poursuivant. Je savais que la fin approchait. Mes plumes volaient. Dans cette fuite inutile, à quelques secondes de l’inéluctable, je pensais à mon père : Tiens encore un instant, disait-il, puis un instant encore, et encore un instant. Ne laisse pas entrer dans ta cervelle la résignation. N’accepte pas l’abandon…

Et c’est à ce moment qu’un claquement sec se fit entendre. Un humain tapait dans ses mains. Criait. Chassait le chat. J’étais sauvée.

Mon sauveteur n’eut pas de peine à me saisir, j’étais épuisée. Et je sentis tout de suite que ce n’était pas un ennemi. Ses mains chaudes me réchauffaient. Il me caressait, me parlait avec une grande douceur. Le son de sa voix me calmait, m’enveloppait. Que disait-il ? Les intonations de cette langue étrangère abaissaient le rythme de mon cœur qui avait été si près d’éclater. Je cessais de trembler. Ce qui me frappa alors, c’est la forte odeur que cet humain dégageait. Je ne savais pas encore que tous les humains ont cette puissante odeur, pas très agréable pour nous les corneilles. Il est vrai que, comme tous les oiseaux, nous n’avons pas un odorat très développé. Quoique… Mon père Croidur savait reconnaître le fumet d’une charogne à bonne distance ou être alerté par la senteur d’une poudre à fusil. Le parfum corporel de cet humain s’imprégnait ainsi dans ma cervelle et jamais plus je ne pourrais l’oublier.