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Pour tous ceux qui ont eu une fois dix ans.

« Une île déserte,
ça peut servir à beaucoup de choses,
même si on n’y va jamais. »

Le Gouverneur

Attention ! Ceci est un roman. C’est même mon premier roman et je ne sais pas très bien comment on les fait. J’ai dix ans et l’on m’appelle Cachou. Parce qu’au Pays basque, « cachou », qui s’écrit « kasu », veut dire « attention ». Et que j’ai l’habitude de dire souvent « Attention ! ». C’est un surnom, quoi. Les filles croient que l’on m’a donné ce nom à cause de mes yeux noirs. Comme le cachou à la réglisse qu’elles sucent. Les filles, ça a toujours des idées bizarres.

J’ai dix ans, mais attention, je sais déjà beaucoup, beaucoup de choses. Par exemple ce qu’il y a sous la mer, comment on dépanne un vélo électrique, les histoires de satellites, comment on élève des vers à soie et comment on fabrique les cartouches de chasse. Il faut dire que j’ai appris à lire avant cinq ans. Oui, je sais, il ne faut jamais raconter ça aux gens. Ça n’attire que des ennuis. Si on rappelle qu’on a marché très tôt, tout le monde s’en fout. Mais lire le journal avant les autres, personne ne le pardonne. Depuis, je lis tout ce qui me tombe sous la main. Tout : les ordonnances de médicaments, les journaux, la Bible, les Jules Verne, les Fantômas d’un arrière-grand-père empilés au grenier, les BD, le dictionnaire, les cartes postales des oncles et des tantes qui se vantent de leurs voyages, les prospectus et les catalogues de femmes en petite culotte.

Je lis tout, et quand je ne comprends pas j’interroge le Gouverneur. C’est lui qui m’a expliqué pour les cartouches. Pour le calibre 20, il faut un gramme vingt de poudre et vingt-deux grammes de plomb. Pour le calibre 16, un gramme soixante-dix de poudre, vingt-huit grammes de plomb. Pour le calibre 12, deux grammes vingt de poudre et trente-deux grammes de plomb. On pèse, on mesure, on met les amorces, on emplit les douilles, on intercale les bourres, on sertit… C’est bien mieux que les leçons de physique de Mademoiselle Julienne.

Qui est ce Gouverneur braconnier vous vous demandez ? Un copain, très vieux, et un des héros de ce roman. C’est peut-être maintenant qu’il faut que je vous le présente.

Le Gouverneur n’est jamais coiffé. C’est une broussaille de barbe et de cheveux blancs. Il a des yeux qui continuent à rire même quand sa bouche est triste. Et que son dos lui fait mal. C’est des yeux malins et bleus qui ont l’air d’avoir mon âge. Alors je lui dis « tu ».

Le Gouverneur habite une petite maison vieille-rose, tout en haut d’une colline. De ses fenêtres, on voit toute la mer. Tellement de mer, d’une main à l’autre quand on écarte les bras, qu’on a envie de se jeter comme un goéland et de voler par-dessus des millions de vagues sans se retourner. Pour aller voir ce qu’il y a là-bas, plus loin que le plus loin.

Dans la chambre du Gouverneur, il y a plein de livres qu’il me prête. C’est comme ça que j’ai commencé à venir chez lui. Quelqu’un qui a autant de livres et autant de mer à voir doit être très riche. Pourtant, il s’habille tout troué. Et quand il m’envoie faire ses commissions, c’est toujours rien que du pain, du lait et des boîtes.

Dans la chambre du Gouverneur, il y a des cartes marines punaisées aux murs, des photos de voiliers, une goélette dans une bouteille de chianti. Attention, moi aussi je sais mettre des bateaux dans les bouteilles. Le Gouverneur m’a montré, il y faut beaucoup de dextérité. J’aime bien ce mot, « dextérité ». Et aussi les mots « belliqueux », « marmoréen », « faramineux ». C’est des mots difficiles que les autres enfants de mon âge ne comprennent pas. Même les adultes les utilisent peu. C’est pour ça qu’ils sont moins usés. J’aime bien les sortir, les faire briller dans ma bouche comme des trésors.

Et voilà. Je trouve que j’ai bien assez écrit pour aujourd’hui.

J’ai oublié de vous dire : on appelle le Gouverneur « Le Gouverneur », parce qu’il a une île à lui. Sur la carte, contre son mur, elle est entourée d’un cercle rouge. Enfin, elle n’est pas tout à fait à lui. Mais toute sa vie il a pensé si fort à elle, il en a parlé à tant de gens, disant que cette fois, ça y est, il allait enfin partir, il a tant expliqué comment il allait organiser la vie de ses habitants, tout ce qu’il allait leur apprendre et tout ce qu’il leur cacherait pour leur éviter des malheurs, comment seraient sa résidence, son drapeau, et comment il allait gouverner, que dans le pays on a pris l’habitude de l’appeler « Le Gouverneur ». Il n’est jamais parti, et je lui demanderai de vous raconter pourquoi.

Maintenant, il faut que je vous présente mon deuxième héros. Attention, vous allez être surpris : ce deuxième héros est un naufragé qui m’a envoyé des lettres dans des bouteilles ! Ça a duré tout un été, pendant les grandes vacances. C’est grâce à lui que j’ai eu l’idée de ce roman : je n’aurai qu’à mélanger ses lettres à l’histoire et la moitié du travail sera fait.

Tout a commencé un vendredi. Le Gouverneur m’avait dit : je mangerais bien une friture d’éperlans… Moi, j’aime pêcher les éperlans et j’aime faire plaisir au Gouverneur. J’étais sur mon rocher habituel, au-dessus de la petite crique, quand j’ai vu cette bouteille danser dans un remous. Bizarre-bizarre cette bouteille… Elle ne s’était pas brisée, n’avait pas coulé. Elle devait donc être bouchée.

La veille, justement, le Gouverneur avait affirmé que parmi toutes ces saletés qui venaient du large, certaines pouvaient bien arriver de l’autre côté de l’océan. À cause des courants, des vents, des tempêtes et tout ce genre de choses.

Moi, je croyais que ces trucs en plastique, ces sandales, ces ballons crevés, ces boîtes de Coca et ces flacons d’huile solaire qui s’échouaient sur la grève provenaient tout simplement de la plage située de l’autre côté de la baie.

– Pas sûr, avait marmonné le Gouverneur. Si tu pouvais nager droit devant toi, des jours et des jours, des mois et des mois…

– Pour aller voir ce qu’il y a plus loin que le plus loin, après des millions de vagues ?

– Sais-tu où tu aborderais ? En Amérique ! Et avant, tu rencontrerais les îles.

– Ton île à toi ?

– La mienne et des centaines d’autres. Qui ne sont même pas indiquées sur la carte, qui n’ont pas de nom. Il y a des poussières d’îlots, là-bas, dans les Antilles et la mer des Caraïbes. Qui attendent qu’on les trouve et qu’on les aime.

– Ça sert à quoi les îles désertes ?

– Ça dépend, Cachou. Parfois ce sont des refuges, coupés de la folie du monde, cadenassés de vent et de solitude. Parfois des monastères de sable et de silence, où l’ermite peut mieux entendre Dieu. Ou bien des prisons, avec des barrières d’écume et d’infini. Des écoles de survie aussi, pour naufragés qui refusent de devenir des bêtes.

Une île déserte, ça peut servir à beaucoup de choses, même si on n’y va jamais.

Ne vous étonnez pas : le Gouverneur me parle toujours comme si j’étais une grande personne. Il n’essaie pas de fabriquer un langage-pour-Cachou, et c’est pour ça que l’on peut vraiment discuter avec lui. Je comprends tout ce qu’il me dit, et ça me fait réfléchir.

Un copain comme le Gouverneur, c’est faramineux.

Une vague plus forte finit par déporter la bouteille sur le sable. C’était une bouteille au gros ventre, de celles que le Gouverneur préfère pour construire ses bateaux à l’intérieur. Attention, attention ! Il y avait un papier roulé dedans, et on voyait que c’était écrit petit-petit et de partout, à l’endroit et à l’envers.

J’ai tout de suite compris que c’était une lettre de naufragé. Le Gouverneur avait donc raison quand il disait que malgré tous les bidules électroniques, les balises automatiques branchées sur satellites et les recherches par avion, il y avait encore plein de Robinson qui allumaient des feux sur des îles désertes !

J’ai ramassé ma canne, mis la bouteille dans le seau d’éperlans et couru, couru. J’ai grimpé les escaliers, renversé les éperlans, dit « merde » avec l’accent anglais (c’est à cause du Gouverneur : je n’ai pas le temps de vous expliquer maintenant !), puis j’ai ouvert la porte et crié : « Une lettre à la mer ! Une bouteille de naufragé ! Vite, un tire-bouchon, il y a plein de choses à lire dedans… »

Première lettre

Une plage inconnue, quelque part dans les Caraïbes. Habitants aperçus jusqu’ici : des crabes, des mouettes, une tortue. Et des escadrilles de moustiques.

Tout va bien. Mon bateau est brisé, je n’ai plus de vivres, et la mer m’a jeté sur une île déserte. Les recherches entreprises pour me retrouver ont été abandonnées. J’ai vu des avions passer, au loin, mais mon appareillage radio, le système de repérage automatique, les fusées, tout est à l’eau. J’espérais cette issue. Tout est mort derrière moi. Il me fallait renaître.

Je suis sur le sable, presque nu, devant l’océan vide. Mais je me dis que tout va bien. Mon père serait du même avis. Malgré ses efforts pour ne pas avoir l’air de me donner des leçons de morale, il ne pouvait s’empêcher de glisser parfois : « La seule chose importante dans la vie, c’est la santé des personnes que l’on aime. Si ta maison brûle, si ta voiture se fracasse contre un mur, si ton employeur te flanque à la porte… N’en fais pas un drame. La vie n’est qu’un jeu. Seuls les imbéciles courent se pendre quand ils sont ruinés. Tu ne dois t’inquiéter que pour la maladie, les blessures, les souffrances, la mort des tiens. »

Ce genre de philosophie simplifie drôlement la vie. Je n’ai pas une égratignure. Je me sens même en pleine forme, avec une envie de café au lait et de croissants chauds. Donc, tout va extrêmement bien. Il est vrai que le paternel se hâtait d’ajouter : ce n’est pas une raison pour se laisser aller quand les événements tournent mal. Tu dois toujours te battre jusqu’à la limite de tes forces et de ton intelligence. Pourquoi ? Mais sacrebleu, pour ne pas offenser le Créateur qui a pris la peine de te fabriquer, et mériter ton nom d’Homme !

Pour mon père, le mot Homme avec une majuscule signifiait beaucoup de choses. Cet Homme-là était un type qui ne devait jamais rougir de lui-même. Qui, en toutes circonstances, agissait au maximum de ses possibilités. Mon père n’envisageait l’échec que comme leçon salutaire et tremplin pour la réussite finale. Bref, il avait horreur des lâches, des paresseux, des parasites, des tire-au-flanc, et admirait les gens qui avaient du « caractère ».

Ce modèle me parut longtemps inaccessible, et je me serais bien contenté de l’homme avec un petit « h ». Mais chaque fois que je n’étais pas très fier de moi, j’imaginais sa peine de voir son fils traîner dans la cohorte des pleutres et des mous, et je tâchais de m’améliorer.

Voilà pourquoi je vais glisser tout à l’heure ce message dans une bouteille, même si je sais qu’il n’a aucune chance d’être jamais lu. C’est pour faire plaisir à mon père qui me regarde du paradis et lui prouver que je ne néglige rien.

Évidemment, ma situation pourrait être meilleure. Parti en solitaire pour rallier Antigua, mon voilier a été attaqué par un orque susceptible. Deux coups de tête du monstre, le gouvernail arraché, une voie d’eau. Deux heures plus tard, le courant jetait mon bateau désemparé sur les brisants de cette île.

Où suis-je ? Dans les Caraïbes assurément. À marée basse, j’ai pu retourner à l’épave et sauver un peu de matériel. Dont un rasoir, un sèche-cheveux électrique, une grande bouteille d’eau de Cologne, une caisse de chianti, un pot de moutarde, un gros cahier et un crayon.

Joseph Escobar, naufragé.
Voilier
Nouvelle Sophie. Port d’attache : Nantes.

La lettre de Joseph Escobar m’a fait beaucoup réfléchir. Bizarre-bizarre ce marin qui raconte son naufrage en deux lignes, ne donne pas sa position exacte et nous embrouille avec une histoire d’homme avec grand et petit « h ». Le Gouverneur, qui a relu trois ou quatre fois le message, n’est pas d’accord : « Il nous a dit l’essentiel. Il est sur un de ces îlots qui pullulent dans les Caraïbes. Pourquoi serait-il plus précis ? Il est persuadé que son message ne parviendra jamais à personne. Ce n’est donc pas pour d’hypothétiques sauveteurs qu’il note ses impressions, mais pour lui. Il a besoin de puiser du courage dans ce geste : jeter un peu d’espoir à la mer.

Ce Joseph de Nantes me plaît. Même s’il n’y croit pas, il tente tout ce qui lui est possible de faire. Aide-toi, le ciel, le hasard, le calcul des probabilités t’aidera… Tu vois, le miracle a eu lieu, son message nous est parvenu. Je vais me renseigner sur cette Nouvelle Sophie et consulter la liste de tous les voiliers qui ont disparu en mer ces dernières années. Je ne serais pas étonné si tu trouvais d’autres messages. Puisqu’un courant a amené cette bouteille jusque dans ta crique, il n’y a aucune raison pour que d’autres ne suivent le même chemin… »

Il voyait drôlement juste le Gouverneur. Tous les trois ou quatre jours, jusqu’à la fin août, j’ai repêché des bouteilles envoyées par Joseph Escobar. J’avais peur que quelqu’un ne les trouve avant moi et j’ai passé des heures sur mon rocher. Mais non. Les bouteilles de chianti (une fois, ce fut une bouteille d’eau de Cologne) contenaient de longues lettres qui se suivaient logiquement. Personne n’avait intercepté un « courrier ».

Le Gouverneur n’a pas appris grand-chose sur le naufrage de la Nouvelle Sophie. Joseph Escobar, bon plaisancier, avait pris un congé sabbatique d’une année (j’aime bien ce mot « sabbatique », un de plus dans ma collection) pour aller naviguer dans les Caraïbes. Un vieux rêve. Il était célibataire. L’affaire avait été classée « Perdu corps et biens ».

Je me suis écrié :

–