Scheherazade, enchantée de voir que la curiosité du sultan ne se fatiguait point, commença cette nuit l’histoire qu’on va lire, et qu’elle continua, selon son usage, pendant les nuits suivantes.
NOUVELLES AVENTURES DU KALIFE HAROUN ALRASCHILD, OU HISTOIRE DE LA PETITE FILLE DE CHOSROÈS ANOUSCHIRVAN
On célébrait à Bagdad la fête de l’Arafa. Le kalife Haroun Alraschild, assis sur son trône, venait de recevoir les hommages des grands de son empire. Peu satisfait de ces démonstrations de respect et de soumission, il voulut voir par lui-même si ses ordres étaient fidèlement exécutés, et si les magistrats n’abusaient pas de leur autorité. Il aimait d’ailleurs à soulager les malheureux, à répandre des aumônes ; et la circonstance de la fête de l’Arafa l’engageait à remplir lui-même un devoir de religion si cher à son cœur.
Dans ce dessein, le kalife se tourna vers Giafar, le Barmecide, et lui dit : « Giafar, je voudrais me déguiser, me promener dans Bagdad, visiter les divers quartiers de la ville, voir ses habitants, entendre leurs discours, et distribuer des aumônes aux pauvres et aux malheureux ; tu m’accompagneras, et tu auras grand soin que nous ne soyons reconnus de personne. »
« Commandeur des croyants, répondit Giafar, je suis prêt à exécuter vos ordres. »
Le kalife se leva aussitôt : ils passèrent dans l’intérieur du palais, prirent des habits convenables à la circonstance, et n’oublièrent pas de garnir d’argent leurs poches et leurs manches. Ils sortirent ensuite secrètement, et commencèrent à parcourir les rues et les places publiques, faisant l’aumône à tous les pauvres qui se trouvaient sur leur chemin.
Tandis qu’ils marchaient ainsi au hasard, ils rencontrèrent une femme assise au milieu de la rue et couverte d’un voile épais, qui leur tendit la main en disant : « Donnez-moi quelque chose, pour l’amour de Dieu. » Le kalife, en la regardant, remarqua que son bras et sa main étaient, d’une blancheur qui égalait et surpassait même celle du cristal. Il en fut surpris, et tira de sa poche une pièce d’or qu’il remit à Giafar pour la lui donner. Le vizir s’approcha d’elle et lui remit la pièce d’or.
L’infortunée sentit, en fermant la main, que ce qu’elle tenait était plus gros et plus pesant qu’une obole ou qu’une drachme : elle regarda dans sa main, et vit que c’était une pièce d’or. Aussitôt elle appela Giafar, qui était déjà passé, en criant : « Bon jeune homme, bon jeune homme ! » Giafar revint sur ses pas : « Vouliez-vous, lui dit-elle, me faire l’aumône de cette pièce d’or, ou ne me l’avez-vous donnée que par erreur, ou dans une autre intention ? – Ce n’est pas moi qui vous l’ai donnée, lui répondit Giafar, c’est ce jeune homme qui me l’a remise pour vous. – Demandez-lui donc, reprit la femme, quelle a été son intention, et faites-la-moi connaître. »
« Le jeune homme n’a eu d’autre intention que celle de vous faire l’aumône, » lui dit Giafar, après avoir consulté le kalife.
« En ce cas, reprit-elle, que Dieu soit sa récompense ! »
Giafar rendit cette réponse au kalife, qui lui dit : « Demande-lui si elle est mariée ; et si elle ne l’est pas, propose-lui de m’épouser. » La femme ayant répondu qu’elle n’était pas mariée, Giafar lui dit : « Celui qui vous a donné la pièce d’or voudrait vous épouser. – Je l’épouserai, reprit-elle, s’il peut me donner la dot et le douaire que je lui demanderai. » Giafar sourit à ces mots, et dit en lui-même : « Le kalife n’est peut-être pas en état de fournir une dot et un douaire à cette infortunée, et je ne sais où nous pourrons emprunter pour cela de l’argent. »
« Quelle est donc, continua tout haut Giafar, la dot que vous désirez, et quel doit être votre douaire ? – Ma dot, répondit-elle, doit égaler le montant des tributs de la ville d’Ispahan pendant un an, et mon douaire le produit annuel de la province du Khorassan. »
Giafar secoua la tête, et porta ces paroles au kalife, qui, au grand étonnement de son vizir, parut fort satisfait, et lui dit d’annoncer à l’inconnue qu’on acceptait ses conditions.
Le grand vizir s’étant acquitté de sa commission, l’inconnue lui demanda quels étaient le rang et la fortune du jeune homme, et comment il pourrait remplir les conditions qu’il acceptait : « Le jeune homme, répondit Giafar, est le Commandeur des croyants, le kalife Haroun Alraschild. » Aussitôt l’inconnue arrangea un peu son modeste habillement, leva les mains au ciel, remercia la bonté divine, et dit à Giafar qu’elle acceptait pour époux le Commandeur des croyants. Le vizir porta cette réponse à son maître, qui prit alors le chemin du palais.
Lorsque le kalife fut rentré dans son palais, il envoya vers l’inconnue une dame d’un âge mûr, accompagnée de jeunes esclaves. Elles lui dirent qu’elles venaient la chercher de la part du kalife et la conduisirent d’abord aux bains qui étaient dans l’intérieur du sérail. Elles répandirent sur elle les parfums les plus exquis, la revêtirent d’habits magnifiques, l’ornèrent des bijoux et des joyaux les plus précieux, et n’oublièrent aucune des parures que les plus grandes reines ont coutume de porter. On la mena ensuite dans le palais qui lui était destiné ; il était orné de meubles de toute espèce et fourni de toutes sortes de provisions. Dès qu’elle y fut installée, on en rendit compte au kalife, qui envoya chercher le cadi et fit dresser le contrat de mariage.
Le soir étant venu, le kalife entra dans l’appartement de sa nouvelle épouse, s’assit auprès d’elle et lui témoigna le désir qu’il avait d’apprendre quelle était sa naissance et pourquoi elle lui avait demandé une dot et un douaire aussi considérables.
« Commandeur des croyants, répondit-elle, vous voyez dans votre esclave une descendante de Chosroès Anouschirvan : les revers de la fortune, les rigueurs du destin m’ont réduite dans l’état où vous m’avez trouvée. »
« Princesse, répliqua le kalife, Chosroès Anouschirvan, s’il en faut croire quelques historiens, abusant d’abord de son autorité, vexa ses sujets et commit, au commencement de son règne, de grandes injustices. »
« C’est apparemment à cause de ces injustices, reprit-elle, que sa postérité a été contrainte de demander l’aumône au milieu de la rue. – Mais, ajouta le kalife, tous les historiens conviennent qu’il changea bientôt de conduite et se montra si humain et si équitable, que les animaux de la terre et les oiseaux du ciel ressentirent les effets de sa justice et de sa bonté. – C’est encore pour cela, répondit la nouvelle reine, que Dieu a eu pitié de ses descendants, et a retiré sa petite-fille du milieu de la rue, pour la rendre l’épouse du Commandeur des croyants. »
Le kalife Haroun Alraschild était d’un caractère fier et ombrageux, cette illustre origine, qu’il ne s’était pas attendu à rencontrer, le sang-froid avec lequel la nouvelle reine envisageait son élévation, peut-être la hauteur qu’il crut apercevoir dans ses réponses, tout cela le piqua tout à coup : il la quitta brusquement, et jura de ne pas la revoir avant un an.
L’année suivante, le jour de la fête de l’Arafa, le kalife se déguisa encore, et sortit de son palais accompagné de Giafar, son vizir, et de Mesrour, chef de ses eunuques. Comme il se promenait dans la ville de Bagdad, une boutique attira ses regards par la propreté et l’élégance qui y régnaient. Il y vit un jeune homme occupé à préparer avec beaucoup de soin et d’attention de petits gâteaux, qu’il remplissait ensuite d’amandes et de pistaches.
Le kalife s’arrêta et s’amusa un moment à voir travailler le jeune pâtissier. De retour dans son palais, il envoya un esclave demander au pâtissier, de sa part, cent gâteaux de la grosseur du poing. L’esclave ne tarda pas à les apporter. Le kalife alors s’assit, fit venir du sucre, des pistaches, tout ce qui était nécessaire, se mit à remplir lui-même les gâteaux, et glissa dans chacun une pièce d’or. Il envoya en même temps un esclave à la petite-fille de Chosroès pour la prévenir que l’année du serment étant révolue, il viendrait la voir le soir : il lui faisait demander en même temps ce qui pouvait flatter ses désirs et quel présent il devait lui offrir.
La princesse de Perse répondit à l’envoyé du kalife qu’elle avait tout ce qu’elle pouvait désirer et qu’il ne lui manquait absolument rien. Cette réponse ayant été rapportée au kalife, il ordonna à l’eunuque de retourner auprès de la princesse et de lui faire une seconde fois la même demande. La princesse, voyant que le kalife insistait, le pria de lui envoyer mille pièces d’or et une femme âgée en qui il eût toute confiance, afin qu’elle pût sortir avec elle et distribuer aux pauvres les mille pièces d’or. Le kalife, content de pouvoir faire quelque chose d’agréable à la princesse, donna sur-le-champ les ordres nécessaires pour la satisfaire. Elle sortit avec la femme qui l’accompagnait, et parcourut les rues de Bagdad jusqu’à ce qu’elle eût distribué les mille pièces d’or ; ensuite elle prit le chemin du palais.
Il faisait ce jour-là une chaleur excessive ; la princesse sentit une soif ardente, et le dit à la vieille. Celle-ci lui proposa d’abord d’appeler un porteur d’eau ; mais la princesse lui témoigna la répugnance qu’elle avait de boire dans la tasse qui servait à tout le monde, et la pria de frapper à la porte d’une maison, et d’y demander par grâce un verre d’eau.
La vieille, regardant alors autour d’elle, aperçut une belle maison dont la porte était de bois de sandal ; au-dessus pendait une lampe retenue par un cordon de soie ; au-devant était une portière en tapisserie, et de chaque côté un banc de marbre. La vieille, ayant dit à la princesse qu’elle allait demander de l’eau dans cette maison, s’avança et frappa doucement à la porte avec le marteau. La porte s’ouvrit, et il en sortit un beau jeune homme élégamment habillé :
« Mon enfant, lui dit la vieille, ma fille est très altérée ; elle ne veut pas boire de l’eau d’un porteur d’eau ; auriez-vous la bonté de lui en donner ? – Volontiers, » dit le jeune homme en rentrant. Bientôt après il apporta une tasse pleine d’eau, et la présenta à la vieille. Celle-ci la donna à la princesse, qui eut soin de se tourner en buvant du côté du mur, pour ne pas laisser apercevoir son visage, et remit la tasse à la vieille. Elle la rendit au jeune homme en le remerciant et lui souhaitant toutes sortes de bénédictions. Il y répondit par des vœux pour sa santé. La princesse et la vieille continuèrent leur chemin, et rentrèrent dans le palais.
Pendant ce temps-là, le kalife, ayant achevé de garnir tous les petits gâteaux, les avait arrangés sur un grand plat de porcelaine de la Chine. Il appela un esclave et lui ordonna de porter ce plat à la princesse de Perse, en lui disant de sa part que c’était le gage de la paix qu’il devait faire ce soir avec elle. L’esclave prit le plat, le remit à la vieille, en lui rapportant les paroles du kalife, et s’en retourna fort affligé de n’avoir pu manger un seul des gâteaux. Il en avait été fort tenté ; mais comme ils étaient assez gros, il avait craint que, s’il en prenait un, on ne remarquât la place vide.
La princesse, ayant vu le plat de gâteaux, commanda à la vieille de le porter au jeune homme qui lui avait donné à boire, pour le remercier de sa politesse. La vieille sortit aussitôt pour exécuter cet ordre. Elle eut aussi, chemin faisant, grande envie de goûter des gâteaux, et déjà elle en avait pris un ; mais, voyant le vide qui paraissait, elle craignit qu’on ne s’aperçût de sa gourmandise et le remit à sa place. Elle trouva le jeune homme assis près de la porte de sa maison, le salua et lui dit : « Mon enfant, la jeune personne pour qui je vous ai demandé à boire vous envoie ces gâteaux pour vous remercier de la tasse d’eau que vous lui avez donnée. – Mettez-les sur le banc, » dit le jeune homme en la remerciant.
La vieille s’en étant retournée, le gardien du quartier vint trouver le jeune homme, et lui dit : « Seigneur hageb, c’est aujourd’hui la fête de l’Arafa, ne me donnerez-vous pas quelque chose pour célébrer ce grand jour et acheter à mes enfants quelques friandises ? – Prends ce plat de gâteaux, » lui dit le jeune homme. Le gardien du quartier, fort satisfait, baisa la main et emporta le plat.
La femme du gardien, le voyant entrer avec le plat, s’écria : « Ah ! malheureux, d’où te vient ce plat ? L’as-tu dérobé ou enlevé par violence ? – C’est, dit-il, le seigneur hageb (que Dieu conserve ce brave jeune homme !) qui me l’a donné. Venez tous manger de ces gâteaux : ils doivent être excellents. – Es-tu fou ? dit sa femme. Va plutôt les vendre. Cela vaut au moins trente à quarante drachmes, qui nous serviront à entretenir nos enfants. – Laisse-nous, dit le mari, nous régaler de ce que Dieu nous envoie. » La femme se mit alors à crier et à pleurer, en disant : « Nos enfants n’ont ni bonnets ni chausses. »
Les femmes ont presque toujours raison : celle-ci l’emporta enfin. Le mari prit le plat et le remit au crieur public pour le vendre avec les gâteaux. Quelqu’un en offrit d’abord quarante drachmes ; enfin il monta jusqu’à quatre-vingts. Un des marchands, considérant alors le plat attentivement, vit ces mots gravés sur le bord : FAIT PAR ORDRE DU COMMANDEUR DES CROYANTS. Il fut fort étonné, et demanda au crieur s’il voulait les faire pendre avec son plat. Le crieur ne comprenant rien à ce discours, le marchand lui dit que ce plat appartenait au Commandeur des croyants.
Le crieur pensa mourir de peur, reprit le plat, courut au palais, et demanda à parler au kalife. On le fit entrer ; et après qu’il se fut prosterné et qu’il eut fait des vœux pour le kalife, il lui présenta le plat. Le kalife, ayant reconnu le plat et les gâteaux, entra dans une grande colère, et dit en lui-même : « Quoi ! je me donne la peine d’arranger moi-même quelque chose pour le faire manger dans l’intérieur de mon sérail, et l’on aime mieux le vendre ! Qui t’a donné ce plat ? dit-il ensuite au crieur. – C’est, répondit celui-ci, le gardien de tel quartier. – Qu’on me l’amène, » dit le kalife.
On alla chercher le gardien, et on l’amena les mains liées avec une corde : « La méchante femme ! disait-il en lui-même, qui n’a pas voulu nous laisser manger ce qui était dans le plat : nous nous serions régalés, et il n’en serait rien arrivé de pis. Maintenant nous n’avons pas goûté un gâteau, et nous voilà dans une très mauvaise affaire. »
Le kalife fit au gardien la même question qu’au crieur, en le menaçant de lui faire couper la tête s’il ne disait la vérité. Il n’eut garde de rien déguiser, et nomma le seigneur hageb. Le kalife, irrité de plus en plus en entendant prononcer le nom d’un de ses officiers, ordonna qu’on l’amenât sur-le-champ, qu’on lui arrachât son turban, qu’on le traînât par terre sur le visage, et qu’on mît sa maison au pillage.
Les officiers chargés d’exécuter cet arrêt se rendirent à la maison du hageb, frappèrent à la porte, lui signifièrent les ordres du kalife, et l’emmenèrent au palais. Un des officiers prit son turban, en ôta la mousseline, la lui passa autour du cou, et la déchira, en lui disant : « Alaeddin, telle est la volonté du kalife : il nous avait commandé pareillement de piller ta maison ; notre amitié pour toi nous a empêchés d’exécuter nous-mêmes cet ordre ; nous en avons remis l’exécution à d’autres. Quelque pénible que soit pour nous cette commission, l’honneur nous fait un devoir d’obéir à notre souverain. »
Alaeddin, étant devant le kalife, se prosterna, fit des vœux pour la conservation de ses jours, et demanda humblement par quelle faute il avait mérité un pareil traitement : « Reconnais-tu, lui dit le kalife, en lui montrant le gardien, qui avait les mains liées derrière le dos, reconnais-tu cet homme ? – C’est, répondit Alaeddin, le gardien de notre quartier. – D’où venait le plat que tu lui as donné ? » reprit le kalife. Alaeddin raconte alors exactement de quelle manière et pourquoi ce plat lui avait été apporté par la vieille femme.
Ce récit simple et naturel parut apaiser un peu la colère du kalife : « Lorsque la jeune personne, dit-il à Alaeddin, but l’eau que tu apportas pour elle, vis-tu son visage ? – Commandeur des croyants, répondit Alaeddin troublé, et ne faisant pas attention à ce qu’il disait, je le vis. » À ces mots, le kalife, transporté de fureur, ordonna qu’on amenât la princesse de Perse, et qu’on leur tranchât la tête à tous deux. La princesse, se tournant vers Alaeddin, lui dit : « Quelle raison vous engage à avancer faussement que vous avez vu mon visage, et à me faire périr avec vous ? – C’est le destin qui nous perd, répondit Alaeddin ; je voulais dire que je n’ai rien vu de votre visage : l’erreur de ma langue cause notre mort. »
On fit mettre, selon l’usage observé dans les exécutions, Alaeddin et la princesse sur le tapis de cuir appelé le tapis de sang : on déchira le bord de leurs habits, et on leur banda les yeux ; l’exécuteur tourna autour d’eux, en disant : « Le Commandeur des croyants ordonne-t-il que je frappe ? – Frappe, » dit le kalife. L’exécuteur tourna une seconde fois, en prononçant la même formule, à laquelle le kalife répondit par le même mot. Enfin l’exécuteur, en tournant pour la troisième et dernière fois, dit à Alaeddin : « Avez-vous quelque chose à me recommander avant que le kalife ait prononcé pour la troisième fois votre arrêt ? car dès qu’il l’aura prononcé, votre tête tombera aussitôt par terre. »
« Je voudrais, dit Alaeddin, que vous ôtassiez ce bandeau de dessus mes yeux, afin de voir encore une fois mes amis : vous ferez ensuite ce que vous voudrez. » Lorsque le bandeau fut ôté, Alaeddin regarda autour de lui, et ne vit que des visages consternés. Tous les yeux étaient baissés par respect pour le kalife, et personne n’eût osé dire un mot. Au milieu de ce silence, le malheureux Alaeddin éleva la voix, et dit au kalife :
« Commandeur des croyants, j’ai quelque chose d’important à vous révéler. – Qu’est-ce que c’est ? dit le kalife. – Différez, dit Alaeddin, notre supplice de trois jours ; vous verrez les choses du monde les plus extraordinaires. – J’y consens, dit le kalife ; mais si dans trois jours je ne vois pas ces choses extraordinaires, rien ne pourra vous soustraire à la mort. » En même temps il ordonna qu’on les conduisit en prison.
Le troisième jour, le kalife, impatient, résolut d’aller lui-même au-devant des aventures qu’il attendait : il choisit un déguisement bizarre, s’affubla d’un habit grossier, entoura sa tête d’un mouchoir épais, prit en main une arquebuse, mit une giberne sur son dos, et remplit ses poches d’or et d’argent. Dans cet équipage, il sort du palais, et commence à parcourir les rues de Bagdad, espérant voir bientôt les merveilles que lui avait annoncées le hageb.
Sur les dix heures du matin, il vit à l’entrée d’un bazar un homme qui disait tout haut : « Jamais je n’ai rien vu de si étonnant ! » Le kalife lui demanda ce qu’il avait vu de si étonnant. « Il y a, dit cet homme, dans ce bazar, une femme qui, depuis le point du jour, récite l’Alcoran avec tant de justesse et de clarté, qu’il semble entendre l’ange Gabriel révélant lui-même à Mahomet ses divins préceptes. Malgré cela, personne n’a encore donné la moindre chose à cette pauvre femme : vous conviendrez que rien n’est plus étonnant. » Le kalife, ayant entendu cela, entra dans le bazar, et vit une vieille femme qui récitait l’Alcoran, et en était déjà aux derniers chapitres. Il fut ravi de la manière dont elle le récitait, et s’arrêta pour l’écouter jusqu’à ce qu’elle eût fini.
Le kalife, voyant alors que personne ne lui donnait rien, mit la main dans sa bourse avec le dessein de lui donner tout ce qu’elle renfermait encore. Mais la vieille, s’étant levée tout à coup, entra dans la boutique d’un marchand, et s’assit à côté de lui. Le kalife s’approcha, prêta l’oreille, et entendit ces mots : « Voulez-vous une jolie personne ? – Volontiers. – Eh bien ! venez avec moi, vous verrez une beauté telle que vous n’en avez jamais vu ! »
« Quoi donc ! dit le kalife en lui-même, cette vieille femme, que je prenais pour une femme de bien, ferait-elle le plus infâme des métiers ? Je ne veux lui rien donner que je ne sache ce que ceci va devenir. » Dans ce dessein, il les suivit de très près. La vieille entra dans sa maison avec le jeune homme. Le kalife se glissa derrière eux et se cacha dans un endroit d’où il pouvait tout voir sans être aperçu. La vieille appela sa fille, qui sortit aussitôt d’un cabinet.
Le kalife fut étonné de voir une beauté à laquelle aucune de ses femmes ne pouvait être comparée. Sa taille était noble et bien proportionnée ; ses yeux noirs, languissants, étaient empreints d’un collyre magique plus puissant que tout l’art des Babyloniens ; ses sourcils ressemblaient à des arcs d’où partaient des flèches mortelles ; son nez, à la pointe d’une épée ; sa bouche, au sceau de Salomon ; ses lèvres, à deux cornalines rouges ; ses dents, à un double rang de perles ; sa salive était plus douce que le miel, plus fraîche que l’eau la plus pure ; son sein s’élevait sur sa poitrine comme deux grenades, et sa peau paraissait douce comme la soie : enfin, elle ressemblait à cette belle qu’un poète met au-dessus du soleil et de la lune.
Cette jeune personne n’eut pas plutôt vu le jeune homme qui était auprès de sa mère, qu’elle rentra précipitamment dans le cabinet, en reprochant à sa mère de l’avoir exposée à la vue d’un inconnu. Celle-ci s’excusa, en lui disant que son intention était de la marier ; qu’un jeune homme pouvait voir une fois celle qu’il voulait épouser ; que si le mariage n’avait pas lieu on ne se revoyait plus, et qu’il n’y avait aucun mal à cela.
Le kalife fut satisfait de voir que la vieille femme n’avait que des intentions honnêtes. « Vous avez vu ma fille, dit-elle ensuite au marchand : vous plaît-elle ? – Beaucoup, répondit-il. Quelle est la dot et le douaire que vous demandez ? – Quatre mille pièces d’or pour la dot, et autant pour le douaire. – Cela est beaucoup, dit le marchand. Tout mon avoir ne se monte qu’à quatre mille pièces d’or : si je donne tout, il ne me restera rien. Acceptez mille pièces d’or ; j’en dépenserai mille autres pour meubler la maison et faire le trousseau de ma femme, et je ferai valoir le reste dans le commerce. »
La vieille femme jura que sans les quatre mille pièces d’or on n’aurait pas un cheveu de sa fille. Le marchand témoigna alors son chagrin de la modicité de sa fortune, prit congé de la vieille et se disposa à la quitter. Le kalife le prévint, sortit avant lui, et se mit à l’écart dans la rue jusqu’à ce qu’il se fût éloigné. Le kalife rentra ensuite dans la maison, et salua humblement la vieille, qui lui demanda, en lui rendant légèrement le salut, ce qu’il voulait.
« Le jeune homme qui sort de chez vous, dit le kalife, m’a dit qu’il n’épousait pas votre fille ; je viens vous la demander, et vous offrir la somme que vous désirez avoir. » La vieille regarda le kalife depuis les pieds jusqu’à la tête, et lui répondit : « Voleur, car tu en as bien la mine, tout ce qui est sur toi ne vaut pas deux cents drachmes : où prendrais-tu quatre mille sequins ? »
« Ces propos sont inutiles, dit le kalife, et l’apparence est souvent trompeuse. Voulez-vous réellement marier votre fille ? je suis prêt à vous conter la somme. – Eh bien ! dit la vieille, nous t’épouserons en nous comptant les quatre mille sequins. »
« J’accepte les conditions, dit le kalife en entrant dans l’intérieur de la maison et s’asseyant. Allez chez le cadi un tel, et dites-lui que le bondocani le demande. – Voleur, reprit la vieille, puis-je croire que le cadi voudra bien venir pour toi ? – Ne vous embarrassez pas, dit le kalife : allez, et dites au cadi qu’il apporte des plumes, de l’encre et du papier. »
La vieille partit, disant en elle-même : « Si le cadi venait avec moi, je pourrais regarder mon prétendu gendre, non comme un voleur ordinaire, mais comme un chef de voleurs. » Arrivée chez le cadi, elle le trouva assis au milieu de plusieurs autres juges et entouré de beaucoup de monde. Elle s’avança d’abord, mais n’osant aller plus loin elle retourna sur ses pas : « Comment, dit-elle ensuite, je m’en irai sans avoir osé rien dire au cadi ! » Elle s’enhardit, revint à la porte, avança la tête, la retira, et recommença plusieurs fois la même chose.
Le cadi remarqua ce manège, appela un huissier, et lui ordonna de faire entrer cette femme. L’huissier vint la chercher : elle le suivit fort contente, et s’approcha du cadi, qui lui dit : « Que voulez-vous, bonne femme ? – Seigneur, répondit-elle, j’ai chez moi un jeune homme qui voudrait que vous vinssiez le trouver. – Qui est ce jeune homme qui veut que j’aille le trouver, et quel est son nom ? – Il dit, reprit la vieille, qu’il s’appelle le Bondocani.
À ce nom, qui était le nom secret du kalife, et qui n’était connu que des gens en place, le cadi se leva sur-le-champ, et dit à la vieille : « Marchez devant moi et me montrez le chemin. » Tous ceux qui étaient là eurent beau lui demander où il allait, il ne leur dit autre chose, sinon qu’il lui était survenu une affaire, et il partit avec la vieille. Celle-ci réfléchissait, chemin faisant, et disait en elle-même : « Ce pauvre cadi est un bon homme ; mon futur gendre l’a sûrement régalé cette nuit de quelques coups de bâton ; il craint que pareil accident ne lui arrive encore, et voilà pourquoi il s’empresse si fort de venir le trouver. »
Le cadi, suivant toujours la vieille, entra dans sa maison, et, reconnaissant le kalife, allait se prosterner devant lui ; mais le kalife lui fit signe qu’il ne voulait pas être connu. Le cadi le salua donc à la manière ordinaire, s’assit sans façon près de lui, et lui demanda quel sujet lui faisait désirer sa présence : « Je voudrais, dit le kalife, épouser la fille de cette femme, et nous avons besoin de vous pour dresser le contrat. » Le cadi, se tournant alors du côté des dames, leur fit une profonde révérence et demanda quelle était la dot et le douaire : « Quatre mille sequins de dot et autant de douaire, » lui dit la vieille.
Le cadi, après s’être assuré du consentement du kalife, voulut dresser son acte ; mais, s’apercevant qu’il avait oublié du papier, il prit le bas de sa robe et écrivit d’abord les noms du kalife, de son père et de son grand-père qui lui étaient bien connus ; ensuite il demanda à la vieille le nom de sa fille, de son père et de son grand-père.
La vieille se mit alors à gémir et à se lamenter : « Malheureuse que nous sommes, dit-elle, si son père vivait, ce voleur n’aurait pas osé mettre le pied dans cette maison, à plus forte raison prétendre à la main de ma fille ; mais la mort de mon mari me réduit à cette extrémité. – Dieu prend pitié des infortunés et des orphelins, » dit le cadi en écrivant. À chaque nouvelle question, la vieille recommençait à se lamenter de plus belle. Le cadi secouait la tête, avait peine à se contenir, et le kalife riait de tout son cœur.
Le contrat achevé, le cadi coupa le bas de sa robe où il était écrit, et se leva pour s’en aller ; mais ne voulant pas paraître dans les rues avec une robe coupée, il l’ôta, et pria la vieille de la donner à quelqu’un à qui elle pût encore servir. Comme il sortait, la vieille dit au kalife : « Est-ce que vous ne donnez rien au cadi, qui est venu lui-même vous trouver, qui a écrit sur le bord de sa robe, et a été obligé de l’abandonner ? »
« Laissez-le partir, dit le kalife, je ne lui donnerai pas une obole. – Que les voleurs sont avides ! s’écria-t-elle : cet homme vient chez nous pour gagner quelque argent, et nous le dépouillons ! » Le kalife se mit encore à rire, et dit à la vieille en s’en allant qu’il allait lui apporter les quatre mille sequins et des étoffes pour habiller la nouvelle mariée. « Ô voleur ! reprit encore la vieille, tu vas donc piller le magasin de quelque pauvre marchand, lui enlever tout son bien et le réduire à la mendicité ! »
Le kalife, de retour dans son palais, se revêtit de ses habits de cérémonie, s’assit sur son trône, et commanda qu’on fit venir des marbriers, des menuisiers, des badigeonneurs et des peintres en bâtiment. Quand ils furent arrivés, qu’ils eurent baisé la terre devant lui, et fait des vœux pour la durée de son règne, il ordonna qu’on les étendît par terre, et qu’on leur donnât à chacun deux cents coups de bâton. Comme ils criaient grâce, et demandaient humblement quelle faute ils avaient commise, il les fit relever, et dit au principal d’entre les marbriers :
« Dans telle rue, à tel endroit, vous trouverez une maison faite de telle manière ; allez-y sur-le-champ, et pavez-la tout entière en marbre. Si ce soir il se trouve seulement un endroit grand comme la main qui ne soit pas pavé, ta main droite sera mise à la place. – Commandeur des croyants, dit-il, nous n’avons pas de marbre. – Qu’on en prenne dans mes magasins, dit le kalife, et assemblez tous les marbriers de Bagdad. Lorsque la maîtresse de la maison vous demandera qui vous a envoyés, vous répondrez : C’est votre gendre. Si elle vous demande : Quelle est la profession de mon gendre ? Comment s’appelle-t-il ? Vous répondrez à la première question : Nous n’en savons rien ; et à la seconde : Il se nomme le Bondocani. Si quelqu’un de vous répond autre chose, il sera mis en croix sur-le-champ. »
Le marbrier assembla tous les ouvriers de sa profession, fit charger le marbre et tout ce qui était nécessaire pour leur travail, se rendit à la maison que le kalife avait indiquée, et y entra avec tous ceux qui l’accompagnaient. La vieille aussitôt se présenta : « Que voulez-vous ? – Nous venons pour paver cette maison. – Qui vous a envoyés ? – Votre gendre. – Quelle est la profession de mon gendre ? – Nous n’en savons rien. – Mais comment s’appelle-t-il ? – Le Bondocani. – Mon gendre, dit en elle-même la vieille, n’est qu’un voleur ; mais c’est assurément le premier, le chef, le plus distingué de tous les voleurs. » Les marbriers s’étant partagé la besogne, chacun d’eux n’eut à faire qu’une coudée d’ouvrage, ou même moins.
Le kalife avait donné des ordres pareils au chef des menuisiers. Celui-ci rassembla tous les autres menuisiers, prit des planches, des clous, et tout ce qui était nécessaire pour faire des portes et autres ouvrages de son état. Ils entrèrent tous dans la maison, dressèrent leurs établis, se partagèrent l’ouvrage, et commencèrent à travailler à l’envi l’un de l’autre.
La vieille, étonnée, se présenta pareillement à eux : « Que voulez-vous ? – Nous venons pour arranger cette maison. – Qui vous y a envoyés ? – Votre gendre. – Quelle est la profession de mon gendre ? – Nous n’en savons rien. – Mais comment s’appelle-t-il ? – Le Bondocani. » La vieille, ne sachant où elle en était, et devenue presque folle, disait en elle-même : « Mon gendre, le voleur, est un homme bien redouté, car tout ceci ne se fait que par la crainte qu’il inspire ; et tous ces ouvriers en ont si peur, qu’aucun d’eux n’oserait dire quelle est sa profession. »
Bientôt après arrivent les badigeonneurs et les peintres, avec la chaux, l’huile de chanvre, et tout ce qui leur était nécessaire. Les badigeonneurs font éteindre la chaux, dressent leurs échelles, et se mettent quatre ou cinq après un mur ; derrière eux travaillent les peintres.
L’étonnement de la vieille était si grand, qu’elle en perdait la raison : « Mon gendre, dit-elle à sa fille, est obéi bien ponctuellement, et on a une grande frayeur de lui ; sans cela, comment pourrait-il faire faire tant de choses en un jour ? Un autre ne les ferait pas exécuter en un an. Quel dommage qu’avec tout cela ce ne soit qu’un voleur ! »
Résolue d’interroger ces nouveaux ouvriers, la vieille s’approche des badigeonneurs, leur fait ses questions ordinaires, et obtient toujours les mêmes réponses. Elle s’adresse aux peintres, qui ne lui apprennent rien de plus. Enfin, s’attachant à l’un d’eux, plus jeune que les autres, et le tirant à l’écart : « Mon enfant, lui dit-elle, au nom de Dieu, apprenez-moi le vrai nom et la profession de mon gendre. – On ne peut parler, lui répondit-il, quand il y va de la vie. – Allons, dit alors la vieille, je vois clairement que ce n’est qu’un voleur : tout le monde a peur du mal qu’il peut faire. »
Sur la fin du jour, les ouvriers, ayant fini d’arranger la maison, remirent leurs habits, allèrent au palais, et rendirent compte au kalife de l’exécution de ses ordres. Le kalife, les ayant bien récompensés, fit venir des porteurs : on remplit des paniers de linge, de tapis, de coussins ; on met dans d’autres des habits, des étoffes brodées, des bijoux. Le kalife ordonne aux porteurs de faire aux questions de la vieille les mêmes réponses qu’il avait prescrites aux ouvriers.
La vieille, voyant arriver les porteurs, leur dit : « Vous vous trompez, toutes ces choses ne sont pas pour nous ; portez-les à ceux à qui elles appartiennent. – C’est ici, répondent les porteurs, la maison qu’on a arrangée aujourd’hui, et c’est bien ici que nous envoie votre gendre. » En même temps ils entrent et déposent leurs paquets, en disant à la vieille, qui soutenait toujours qu’ils se trompaient : « Ayez soin toujours de parer votre maison, mettez ces habits, et faites habiller tous ceux que vous voudrez, car votre gendre a de tout en abondance, et il viendra vous voir cette nuit à l’heure où tout le monde est endormi. – Les voleurs, dit en elle-même la vieille, sortent toujours la nuit. »
Cependant la vieille va trouver ses voisines, et les prie de venir avec elle pour lui aider à arranger la maison, et à placer les meubles et les effets qu’elle vient de recevoir. Celles-ci la suivent, autant par curiosité que par envie de lui rendre service. Arrivées devant la maison, elles sont étonnées de la voir blanchie, réparée ; bientôt leurs yeux sont éblouis de la quantité de meubles, d’effets précieux, d’habits, de bijoux qui brillent de tous côtés :
« D’où vous viennent toutes ces choses, lui dirent-elles, et comment cette maison est-elle tout à coup si changée ? Hier ce n’était qu’une masure, rien n’était blanchi, point de peinture nulle part, encore moins de marbre. Dormons-nous, et tout ceci n’est-il qu’un songe, ou bien est-ce l’effet d’un enchantement ? »
« Il n’y a point d’illusion, dit la vieille, tout s’est fait naturellement ; c’est mon gendre qui a opéré ces merveilles et qui m’a envoyé tout ce que vous voyez. – Votre gendre ! Et quel est-il ? Quand avez-vous donc marié votre fille ? Nous n’en avons rien su. – Tout cela s’est fait aujourd’hui. – Quel est l’état de votre gendre ? Il faut que ce soit un riche marchand ou un grand seigneur. – Mon gendre n’est ni marchand ni grand seigneur ; c’est un voleur, mais non pas un voleur ordinaire ; c’est le chef, le capitaine de tous les voleurs. » À ces mots, les voisines sont saisies de frayeur, et disent à la vieille :
« Au nom de Dieu ! faites-nous la grâce de nous recommander à votre gendre, afin qu’il n’enlève rien de nos maisons. Entre voisins on doit avoir des égards les uns pour les autres. – Ne craignez rien, mon gendre est généreux : je vous promets que non seulement il ne vous prendra rien, mais il ordonnera aux voleurs qu’il commande de respecter ce qui vous appartient. »
Les promesses de la vieille rassurèrent un peu ses voisines, qui lui aidèrent à placer les meubles et à arranger sa maison. Lorsqu’elles eurent fini, elles s’occupèrent de la parure de la mariée : on fit venir d’abord une coiffeuse, ensuite on la revêtit d’habits magnifiques et on l’orna de toutes sortes de bijoux. Comme on finissait la toilette de la mariée, on vit arriver des porteurs avec des corbeilles remplies des viandes les plus délicates et des mets les plus recherchés, tels que pigeons, poulets, perdreaux, cailles, gelinottes ; dans d’autres corbeilles était le dessert, composé de pâtes, de dragées, de sucreries, de confitures, et autres choses de cette espèce :
« Prenez ces mets et ces plats, dirent les porteurs à la vieille ; c’est votre gendre qui vous les envoie. Il vous recommande de bien manger, et de régaler vos voisins et tous ceux que vous voudrez. – De grâce, dit la vieille, quel est l’état de mon gendre, et comment s’appelle-t-il ? – Il s’appelle le Bondocani ; mais nous ne connaissons pas son état, » répondent les porteurs en s’en allant.
« Assurément, disaient quelques voisines, c’est un voleur. »
« Qu’il soit ce qu’il voudra, disaient les autres, celui qui peut faire tout cela n’a pas son pareil dans Bagdad. »
Tout le monde se mit ensuite à table, et chacun mangea de bon appétit ; on apporta le dessert, auquel on ne fit pas moins d’honneur. On avait eu soin de mettre auparavant de côté, pour l’époux, quelques-uns des mets les plus délicats et quelques plats de dessert.
Cependant le bruit se répandit dans le quartier que la vieille avait marié sa fille à un voleur, qui l’avait enrichie tout d’un coup par les nombreux présents qu’il lui avait faits. Cette nouvelle, passant de bouche en bouche, parvint bientôt aux oreilles du marchand dont nous avons parlé : il apprend que la personne qu’il a demandée en mariage a été donnée par sa mère à un voleur, qui leur a fait présent d’une quantité innombrable de meubles, d’habits, de bijoux ; qui a fait réparer leur maison, l’a fait blanchir, peindre, paver en marbre, et l’a rendue d’une magnificence qui éblouit les regards.
Cet évènement piqua vivement le jeune marchand, qui conçut aussitôt le projet d’aller chez le lieutenant de police, et de lui promettre une récompense considérable pour l’engager à se saisir du voleur, espérant, par ce moyen, pouvoir s’emparer lui-même de la jeune personne. Il alla donc sur-le-champ trouver le lieutenant de police, lui raconta tout ce qui s’était passé, lui promit une bonne récompense, et lui dit que le voleur possédant des richesses immenses, il pourrait prendre encore tout ce qu’il voudrait.
Le lieutenant de police fut fort content, et dit au jeune marchand : « Attendez jusqu’à dix heures du soir, afin que nous trouvions le voleur dans la maison. Je m’y rendrai à cette heure-là ; je ferai saisir le voleur, et vous vous emparerez de la jeune personne. » Le jeune marchand remercia le lieutenant de police, se retira, et revint à l’heure indiquée.
Le lieutenant de police venait de monter à cheval avec quatre cents hommes. Il était accompagné de quatre officiers, et précédé de flambeaux et de lanternes ; toutes les voisines s’étaient retirées chez elles ; la maison était éclairée par beaucoup de bougies, et la mère et la fille bien enfermées attendaient tranquillement le nouveau marié. Le lieutenant de police frappe rudement à la porte ; la vieille se lève, aperçoit de la lumière par les fentes de la porte, regarde en dehors, et voit le lieutenant de police et son escouade qui occupaient toute la rue, et l’un de ses officiers qui se préparait déjà à enfoncer la porte.
Cet homme, nommé Schamama, était violent, brutal, ou plutôt c’était un vrai diable incarné, toujours prêt à faire le mal et à se porter aux plus grands excès. « Que faisons-nous là, disait-il au magistrat, et que gagnerons-nous à attendre qu’on nous ouvre la porte ? Il vaut mieux l’enfoncer, fondre sur eux, saisir celui que nous cherchons, et nous emparer des effets qui sont dans la maison. »
Un autre officier nommé Hassan, d’une figure douce et d’un caractère encore plus doux, aimant à faire le bien, et qui semblait placé près du lieutenant de police pour le bonheur de l’humanité, lui dit aussitôt : Ce conseil est mauvais et dangereux : personne n’a jamais fait aucune plainte contre ces gens-là, et nous ne savons si l’homme qu’on a dénoncé comme voleur est réellement un voleur ; le jeune marchand, mécontent de n’avoir pas épousé la jeune personne, peut avoir fait une dénonciation fausse pour se venger. Ne vous jetez point dans une affaire qui peut avoir pour vous-même les suites les plus fâcheuses, et tâchons de tirer doucement tout ceci au clair. Au reste, c’est au commandant à décider ce qu’on doit faire. »
La vieille entendait tous ces discours à travers la porte, et tremblait de peur. Elle revint auprès de sa fille, et lui apprit que le lieutenant de police frappait à la porte : « Barricadez-la, lui dit la jeune personne effrayée ; peut-être que Dieu nous délivrera de ce danger. » La vieille barricada la porte. On frappa de nouveau avec plus de violence ; elle demanda : « Qui est là ? – Infâme vieille, lui répondit Schamama, associée de voleurs ! ne vois-tu pas que c’est le lieutenant de police et ses gens ? Ouvre la porte à l’instant ! »
« Nous sommes des femmes, répondit la vieille, et nous n’avons aucun homme avec nous ; nous ne pouvons ouvrir à personne. – Ouvre la porte, reprit Schamama d’une voix terrible, ou bien nous allons la mettre en pièces. »
La vieille ne répondit rien, et vint rejoindre sa fille : « Vois, lui dit-elle, ce voleur, qui est cause que nous sommes investies, assiégées depuis le commencement de la nuit. S’il paraît, c’en est fait de lui. Fasse le ciel qu’il ne vienne pas ce soir ! Ah ! si votre père vivait encore, le lieutenant de police ou tout autre n’aurait jamais assiégé ainsi notre maison. – Comment faire ? disait la jeune personne ; il faut se soumettre au destin. »
Cependant le kalife, voyant qu’il n’y avait plus personne dans les rues, que la nuit s’avançait, et que chacun était retiré chez soi, se déguisa, prit son arquebuse, ceignit son épée et sortit secrètement pour aller trouver sa nouvelle épouse. Arrivé au commencement de la rue, il vit de loin les flambeaux, reconnut le lieutenant de police avec ses gens, et le jeune marchand qui était à côté de lui, et entendit la plupart des officiers qui criaient : « Brisez la porte, saisissez la vieille, tourmentez-la pour lui faire dire où est le voleur, son gendre. »