EAN : 9782335008876
©Ligaran 2015
Comédie en un acte et en prose représentée pour la première fois par les Comédiens-Italiens le 5 mars 1725
IPHICRATE
ARLEQUIN
EUPHROSINE
CLÉANTIS
TRIVELIN
Des habitants de l’île.
La scène est dans l’île des Esclaves. Le théâtre représente une mer et des rochers d’un côté, et de l’autre quelques arbres et des maisons.
Iphicrate s’avance tristement sur le théâtre avec Arlequin.
Arlequin !
Mon patron !
Que deviendrons-nous dans cette île ?
Nous deviendrons maigres, étiques, et puis morts de faim ; voilà mon sentiment et notre histoire.
Nous sommes seuls échappés du naufrage ; tous nos camarades ont péri, et j’envie maintenant leur sort.
Hélas ! ils sont noyés dans la mer, et nous avons la même commodité.
Dis-moi : quand notre vaisseau s’est brisé contre le rocher, quelques-uns des nôtres ont eu le temps de se jeter dans la chaloupe ; il est vrai que les vagues l’ont enveloppée : je ne sais ce qu’elle est devenue ; mais peut-être auront-ils eu le bonheur d’aborder en quelque endroit de l’île, et je suis d’avis que nous les cherchions.
Cherchons, il n’y a pas de mal à cela ; mais reposons-nous auparavant pour boire un petit coup d’eau-de-vie : j’ai sauvé ma pauvre bouteille, la voilà ; j’en boirai les deux tiers, comme de raison, et puis je vous donnerai le reste.
Eh ! ne perdons point de temps ; suis-moi : ne négligeons rien pour nous tirer d’ici. Si je ne me sauve, je suis perdu ; je ne reverrai jamais Athènes, car nous sommes dans l’île des Esclaves.
Oh ! oh ! qu’est-ce que c’est que cette race-là ?
Ce sont des esclaves de la Grèce révoltés contre leurs maîtres, et qui depuis cent ans sont venus s’établir dans une île, et je crois que c’est ici : tiens, voici sans doute quelques-unes de leurs cases ; et leur coutume, mon cher Arlequin, est de tuer tous les maîtres qu’ils rencontrent, ou de les jeter dans l’esclavage.
Eh ! chaque pays a sa coutume ; ils tuent les maîtres, à la bonne heure ; je l’ai entendu dire aussi, mais on dit qu’ils ne font rien aux esclaves comme moi.
Cela est vrai.
Eh ! encore vit-on.
Mais je suis en danger de perdre la liberté, et peut-être la vie : Arlequin, cela ne te suffit-il pas pour me plaindre ?
Ah ! je vous plains de tout mon cœur, cela est juste.
Suis-moi donc.
Hu, hu, hu.
Comment donc ! que veux-tu dire ?
Tala ta lara.
Parle donc, as-tu perdu l’esprit ? à quoi penses-tu ?
Ah, ah, ah, Monsieur Iphicrate, la drôle d’aventure ! je vous plains, par ma foi, mais je ne saurais m’empêcher d’en rire.
(Le coquin abuse de ma situation ; j’ai mal fait de lui dire où nous sommes.) Arlequin, ta gaieté ne vient pas à propos ; marchons de ce côté.
J’ai les jambes si engourdies.
Avançons, je t’en prie.
Je t’en prie, je t’en prie ; comme vous êtes civil et poli ; c’est l’air du pays qui fait cela.
Allons, hâtons-nous, faisons seulement une demi-lieue sur la côte pour chercher notre chaloupe, que nous trouverons peut-être avec une partie de nos gens ; et en ce cas-là, nous nous rembarquerons avec eux.
Badin, comme vous tournez cela !
Il chante :
Mais je ne te comprends point, mon cher Arlequin.
Mon cher patron, vos compliments me charment ; vous avez coutume de m’en faire à coups de gourdin qui ne valent pas ceux-là ; et le gourdin est dans la chaloupe.
Eh ! ne sais-tu pas que je t’aime ?
Esclave insolent !
Méconnais-tu ton maître, et n’es-tu plus mon esclave ?
Il s’éloigne.
Doucement, tes forces sont bien diminuées, car je ne t’obéis plus, prends-y garde.