MASSENAY, 39 ans.
CHANAL, 40 ans.
HUBERTIN, 40 ans, gros boulot, rablé, vigoureux ; allure américaine.
COUSTOUILLU, type de tribun : des épaules, de la prestance ; barbe carrée, cheveux blonds ondulés et rejetés en arrière.
PLANTELOUP, commissaire de police prudhommesque, papelard et doucereux.
BELGENCE, personnage menu, l’ami de la maison qui n’a pas d’importance.
GERMAL, 2e commissaire de police.
ÉTIENNE, domestique, 45 ans.
AUGUSTE, valet de chambre, 28 ans, vif, alerte mais un peu gringalet.
LAPIGE, maçon ; rond et jovial.
FRANCINE CHANAL.
SOPHIE MASSENAY.
MARTHE, la femme de chambre de bonne maison, correcte dans sa tenue et ses façons, mais ayant conservé un fort accent picard.
MADELEINE, cuisinière, 50 ans.
DEUX SECRÉTAIRES DE COMMISSAIRES, UN SERRURIER.
La scène est à Paris de nos jours : Les trois premiers actes au mois de mars, le dernier un an après au mois de juin.
Un salon chez les Chanal. – À gauche deuxième plan, une porte à deux battants, menant aux appartements. Au fond, grande haie vitrée ouvrant sur un vaste hall comme il s’en trouve dans les appartements modernes. – À droite, parlant du deuxième plan pour se relier avec le fond, grande baie vitrée en pan coupé donnant sur le cabinet de travail de Chanal. – Ces deux baies sont chacune à quatre vantaux, les deux du milieu mobiles, les deux autres fixes. Aux vitrages des « brise-bise » en guipure. – À droite premier plan, une cheminée surmontée d’une glace à trumeau. – Sur la cheminée, sa garniture ; au pied, des chenets.
Mobilier riche et de bon goût. – À gauche premier plan, à un mètre environ du décor pour permettre la circulation autour, un piano « quart de queue » dit « crapaud », revêtu de sa housse en étoffe ancienne. – Le clavier est tourné vers le milieu de la scène, perpendiculairement au public ; le côté formant angle droit avec le clavier est donc parallèle à la rampe. – Adossé à ce côté du piano, face au public, un petit canapé à deux personnes ; (coussins). – Contre le mur de gauche, à hauteur du canapé et le regardant, un fauteuil. Contre le même mur, mais au-dessus de la porte, une chaise. – Devant le piano, son tabouret et une chaise volante. À droite de la scène, à quelque distance de la cheminée, une table de salon assez grande (1 m. 20 environ) de forme rectangulaire mais aux angles arrondis, est placée perpendiculairement à la scène, le côté étroit parallèle à la rampe ; sur la table un encrier, un buvard, etc. ; à droite de la table un tabouret pour s’asseoir ; à gauche, une chaise pareille au mobilier ; sous la table, un tabouret de pied. – Entre la cheminée et la baie du cabinet de travail, un fauteuil. – Entre les deux baies du fond, une petite table volante dite « Rognon. » – Au milieu de la scène, entre la table rognon et le piano, une chaise volante visiblement hors de sa place habituelle. – Boutons électriques : un, à droite de la cheminée, l’autre, près et au-dessus de la porte de gauche. – Sur le piano un phonographe, le pavillon tourné du côté du public ; deux boites de cylindres, l’une pleine, l’autre vide (le cylindre que cette dernière contenait étant déjà en place dans le phonographe au lever du rideau.) – Bibelots un peu partout, tableaux, plantes ad libit. – Lustre. – Dans le cabinet de travail, on aperçoit le bureau de Chanal et le fauteuil de bureau placés de telle sorte que, lorsque la porte est ouverte, la personne assise au bureau est vue de dos par le public. – Dans le hall, contre le mur de droite, une grande table profil au public et dont une partie seule est en évidence. – Devant la table ou à côté, suivant la place dont on dispose, un petit fauteuil. – Sur la table, un petit plateau d’argent, un buvard, encrier, etc. – Toutes les entrées par le hall se font de gauche.
NOTA : Toutes les indications sont prises de la gauche du spectateur placé censément au centre de la salle ; « un tel passe à droite ; un tel passe à gauche », signifiera donc qu’un tel sera à droite, qu’un tel sera à gauche du spectateur. Même l’expression « un tel est à gauche d’un tel » indiquera qu’un tel est à gauche de cet un tel par rapport à ce même spectateur, alors qu’en réalité et par rapport à lui il sera à sa droite. Cependant quand les indications, au lieu de « à droite de… à gauche de… », porteront à la droite de… à la gauche de… », il est évident qu’il s’agira alors de la gauche et de la droite réelles, du personnage désigné.
CHANAL, puis FRANCINE.
Au lever du rideau, Chanal debout à l’angle du piano (côté clavier) et du canapé, achève d’apprêter le phonographe ; il y a introduit un cylindre, applique à la place voulue le diaphragme enregistreur ; après quoi il remonte l’appareil, prend un papier sur la table, tousse comme quelqu’un qui s’apprête à parler, puis après avoir mis la machine en mouvement, déclamant dans l’orifice du pavillon avec de l’émotion dans la voix.
Ma chère sœur !… (Il tousse.) Hum !… Ainsi, c’est un fait accompli ! De ce jour, te voilà mariée ! Ce matin t’a faite femme devant la loi ; ce soir te fera femme devant la nature, (Parlé.) Pas mal, ça, (Reprenant.) Combien cette pensée me trouble, moi, qui sais de quoi il retourne !
Me voilà, moi !
Soubresaut de Chanal, qui se retourne vivement en fronçant les sourcils, lui fait de la main un geste impératif pour lui imposer silence, puis reprenant son aspect placide, se remet à discourir dans le pavillon du phonographe. – Francine devant ce jeu de scène, reste coi.
… Et je ne suis pas près de toi. lors d’une pareille épreuve ! Hélas ! un océan nous sépare ; je veux du moins que ma voix traverse les mers, pour t’en donner les conseils… de mère…
Ah ! ah !
Nouveau soubresaut de Chanal, même air furieux, même geste impératif.
Tu vas connaître le grand mystère à quoi rêvent les jeunes filles…
Mais qu’est-ce que tu fabriques ?…
Mais tais-toi donc !
Oh ! oh ! Monsieur est à la grinche !
Mais vas-tu te taire, nom d’un chien ? comment veux-tu que je parle au phonographe ?
Eh ! je m’en moque de ton phonographe !… A-t-on idée de cette invention idiote…
Oh !…
Il arrête le mouvement du phonographe d’un geste brusque, le cylindre s’arrête.
… de choisir le salon pour parler dans le phonographe ?
C’est extraordinaire, cette manie de parler ! Tu ne peux pas te taire ?… Voilà un cylindre gâché !
Oh ! bien, un de perdu… !
Non !… non !… pas « dix de retrouvés !… » Les proverbes, ça ne dit que des bêtises !… et toi aussi !
Quoi ?
Tu vois que je suis en train de parler dans mon instrument….
Oh ! pfutt… Qu’est-ce que tu lui disais, à ton instrument ?
Je lui disais… je lui disais… rien !… Seulement, tu arrives, là… je prononçais le discours que j’ai préparé pour Caroline à l’occasion de son mariage avec son Yankee… tu te mets à jacasser, naturellement le phonographe, ce pauvre appareil, il ne sait pas ! il ne distingue pas ; il enregistre ce qu’il entend…
Il est redescendu devant son phonographe dont il retire le diaphragme enregistreur pour le remplacer par le diaphragme répétiteur.
Elle est bien bonne !… Alors, tout ce que nous avons dit, ça y est ?…
En ce disant, elle a déposé son chapeau et son boa sur le piano dont elle fait le tour pour redescendre près de Chanal.
Mais dame !… Tiens, si tu en doutes !…
Il fait manœuvrer l’appareil.
Ma chère sœur… (Bruit de toux.) Hum !… Ainsi, c’est un fait accompli !… De ce jour te voilà mariée ! Ce matin t’a faite femme devant la loi, cette nuit te fera femme devant la nature… Pas mal, ça !…
Quoi ?
C’est toi qui le dis !
Toutes ces répliques et les suivantes sont dites, cela va de soi, sur la voix du phonographe ; celui-ci continuant à parler sans interruption.
Combien cette pensée me trouble, moi qui sais de quoi il retourne !… (Voix de Francine.) Me voilà, moi…
Là ! Te voilà, toi !
Et je ne suis pas près de toi lors d’une pareille épreuve ! hélas ! Un océan nous sépare ! Je veux du moins que ma voix traverse les mers, pour t’en donner les conseils… de mère… (Rire.) Ah ! ah !… (Voix de Chanal.) Tu vas connaître le grand mystère à quoi rêvent les jeunes filles… (Voix de Francine) Mais qu’est-ce que tu fabriques ? (Voix de chanal.) Mais tais-toi donc !… (Voix de Francine.) Oh ! oh ! monsieur est à la grinche… (Voix de chanal.) Mais vas-tu te taire, nom d’un chien ! comment veux-tu que je parle au phonographe !… (Voix de Francine.) Eh ! je m’en moque de ton phonographe !… A-t-on idée de cette invention idiote… (Voix de chanal.) Oh !…
Voilà ! Voilà ton œuvre !
J’ai jamais dit un mot de tout ça.
Oh !
Non !
Non, mais dis tout de suite qu’il ment.
Je n’ai jamais dit du phonographe : « A-t-on idée de cette invention idiote ! » ce qui serait idiot ! j’ai dit : « a-t-on idée de cette invention idiote… (Appuyant.) de choisir le salon pour parler dans le phonographe ! » Il ne faudrait pas me faire dire ce que je n’ai pas dit !
Oui, oh ! ça, c’est un détail, (Indiquant le phonographe.) C’est pas de sa faute à lui, j’avais coupé.
Eh bien, quand on ne sait pas, on se tait !… C’est comme ça qu’on fait les potins.
Je te fais ses excuses, là !
Quant à ton cylindre, eh ! bien, tu le recommenceras ! d’autant que ce ne sera pas un mal, si ça te permet de supprimer ta phrase sur les mers.
Sur les mers ?
Oui : « Je veux que ma voix traverse les mers pour t’en donner les conseils… de mère. » Tu trouves ça spirituel ?
Quoi ? C’est drôle ! C’est une saillie.
Justement ! On n’envoie pas une saillie pour le mariage de sa sœur ! C’est pas le frère que ça regarde !
Elle se lève.
Oh ! charmant !
C’est comme ce qui suit :
Quoi ?
« Ce matin t’a faite femme devant la loi, cette nuit te fera femme devant la nature. » Tu trouves ça convenable à dire à une jeune fille ?
Je lui dis ce qui doit lui arriver.
Eh bien ! elle s’en apercevra bien ! elle n’a pas besoin de toi pour ça ! Vraiment, faire un discours à une jeune mariée pour lui dire des cochonneries…
Cochonneries !
Ah ! non, mais si tu crois que ça fera plaisir au mari ton initiation ! Tu es bien comme ces spectateurs qui, au théâtre, ont la manie de vous raconter la pièce au fur et à mesure qu’on la joue : « Vous allez voir, il va faire ceci, elle dira cela ! C’est extraordinaire ! » Alors, on s’attend à des choses… ! Et rien du tout ! Naturellement, quand les scènes arrivent, rien ne porte ! On a une déception… parce que l’imagination dépasse toujours la réalité… Alors on dit : « Quoi v’là tout ! » et l’effet est fichu ! Eh bien ! qu’est-ce qui te dit que ce n’est pas cette déception que tu ménages à ta sœur ? et qu’elle aussi ne dira pas : « Quoi, v’là tout ! » ? Voilà un service à rendre au mari !… Laisse-les donc se débrouiller, ces enfants ! Caroline aura peut-être un moment d’estomaquement ! Elle dira peut-être : « Eh ben !… Eh ben ! quoi donc ? » Mais elle aura du moins l’attrait de la surprise et l’effet n’aura pas été raté.
Elle remonte.
Ah ! là, de quoi je me mêle ? Tu es étonnante, tu tranches là… ! D’abord, qu’est-ce qui te dit qu’il ratera ?
Qui ça ?
L’effet !
Ah ! le… l’effet ! oui, oui… Mais… la loi des probabilités !
Elle redescend vers la droite.
Ah ! laisse-moi donc tranquille, tu n’entends rien à l’art des préparations ! (En ce disant, il est allé à son phonographe ; pendant ce qui suit, il en retire le cylindre abîmé qu’il remet dans sa boîte, et le remplace par l’autre qu’il retire également de sa boîte.) Tiens ! va donc plutôt te mettre à table ! Sonne qu’on te serve ! (Elle va à la cheminée et sonne.) J’ai fini de déjeuner depuis un bon moment et tu n’as pas commencé ! Il n’y a pas de maison possible, si monsieur déjeune à une heure et madame à une autre.
Tu n’avais qu’à m’attendre ! Je n’ai pas pu rentrer plus tôt.
C’est ça ! C’est moi qui suis dans mon tort.
Étienne paraît.
Les mêmes, Étienne.
Madame voudrait déjeuner.
Bien, monsieur.
Il sort.
Mais enfin, qu’est-ce que tu peux faire dehors ? C’est tous les jours la même chose. Tu es sortie depuis neuf heures.
C’est heureux ! Ça m’a permis de rentrer moins tard…
Vraiment, c’est à se demander… !
Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce que tu vas encore imaginer ?… Non. mais dis tout de suite que j’ai un amant.
Ma foi… !
Oh !… As-tu l’esprit assez perverti pour voir toujours le mal dans tout !… (Redescendant.) Un amant, j’ai un amant maintenant ! (Chanal hausse les épaules.) Quoi ? (Elle fait le geste de Chanal.) Qu’est-ce que ça veut dire, ce geste ?
Mais non, ma pauvre enfant ! Je sais très bien que tu n’as pas d’amant.
Ah ?
Un amant, toi ? Ah ! je suis bien tranquille.
Et pourquoi ça, je n’aurais pas d’amant ?
Parce que !… Parce que tout en toi démontre le contraire. Parce qu’il y a des femmes qui sont faites pour avoir des amants et d’autres qui ne le sont pas.
Oh !
Parce que je n’ai pas vécu cinq ans avec toi sans te connaître à fond. Toi, un amant ? allons donc ! Tu as l’étoffe d’une brave petite femme, d’une bonne mère de famille… (Badin.) à qui il ne manque que des enfants pour l’être tout à fait ; mais ça, ça n’est pas de notre faute. (En ce disant, il l’embrasse joyeusement ; maussade, Francine dégage sa tête.) Enfin… enfin, tu n’as pas de tempérament… Que diable !… je le sais bien !
Il remonte vers le piano.
Ah ! c’est comme ça ! Eh bien ! je ne voulais pas te le dire, mais puisque tu m’y forces, (Frappant du poing sur le piano.) eh bien ! j’ai un amant, là !
Oui dà ?
Parfaitement !… et que j’aime !… et qui m’aime.
Mais… c’est bien, ça !
J’ai un amant, j’ai un amant, j’ai un amant !
Eh bien ! tu lui diras bien des choses de ma part !
Oh !
Ah ! ma pauvre enfant, comme tu t’y prends mal pour me faire pour. Un amant, toi ! laisse-moi donc tranquille !… Tiens ! veux-tu que je te dise ? tu te vantes.
Moi !
Oui, madame ! C’est très humiliant, mais vous n’êtes qu’une honnête femme !
Ce qu’il faut s’entendre dire !
Avoue que j’ai raison.
Non.
Si.
Non.
Allons donc ! (Brusquement.) Tiens ! Ose donc me le dire en face que tu as un amant !
Entre le « allons donc » et le « tiens ! ose donc… » sonnerie à la porte d’entrée.
Oh ! tu m’agaces !
Eh ! tu vois bien ! (Lui donnant une tape amicale sur la joue.) Tiens ! t’es une grosse bête !
Francine a un geste d’humeur et gagne la droite, Chanal remonte un peu.
Les mêmes, Étienne, puis Hubertin.
Monsieur, c’est un monsieur qui demande monsieur.
Hubertin ! Qu’est-ce qu’il me veut ?… Faites entrer.
Étienne sort pour reparaître presque aussitôt suivi d’Hubertin.
Qui est ça ?
Un collègue du cercle.
M. Hubertin !
Il introduit, puis sort.
Bonjour, mon cher.
Bonjour, cher ami. (À Francine qu’Hubertin salue.) M. Hubertin, un camarade du Sporting… (À Hubertin.) Madame Chanal.
Madame, enchanté…
C’est moi, croyez bien…
Si je ne me trompe, madame, il me semble que ce n’est pas la première fois…
Vraiment monsieur ?
Oui, plus je vous regarde et plus je… Est-ce que vous ne connaissez pas quelqu’un dans ma maison ?
Mon Dieu, monsieur, c’est que j’ignore où vous demeurez.
21, rue du Colisée.
Non !… non, non !… Vous faites erreur, monsieur.
Ah ?
Oui oui, vous faites erreur, nous ne connaissons personne.
Ah ? ah ?… Pardon ! Erreur n’est pas compte.
… n’est pas compte ; oui, oui.
Elle remonte, puis, traversant la scène par le fond, va par la suite s’asseoir sur le petit canapé contre le piano.
Et qu’est-ce qui me vaut votre visite ?
Il lui fait signe de s’asseoir.
Mille grâces, je ne veux pas abuser de vos instants, (Changeant de ton.) Vous ne devinez pas ? Les dettes de jeu se payent dans les vingt-quatre heures, et je suis votre débiteur.
Oh ! il ne fallait pas vous déranger pour ça ! Ce sont là des règles qui sont faites pour les professionnels, mais elles ne sauraient avoir force de loi, entre gens qui se connaissent.
Du tout, du tout ! les bons comptes font les bons amis.
Et puis, vous l’avouerai-je ? j’ai quelques scrupules à considérer la partie que nous avons faite ensemble comme bien régulière, (Confidentiellement et presque à l’oreille.) Il me paraît que nous n’avons pas joué tout à fait à chances égales…
Pourquoi donc ça ?
Chut chut ! (Avec beaucoup de gêne.) Je ne sais pas, mais il me semble que…
Ah ! je vous comprends !… parce que j’étais pochard, hein ?
Oh ! je n’ai pas dit…
Laissez donc ! J’ai le courage de mes actes… (À Francine, de la place où il est, et très satisfait.) Oui, madame, j’ai pris l’habitude, tous les jours, à partir de cinq heures… d’avoir ma petite bombe.
Ah ?…
Ce n’est pas du vice chez moi : c’est de l’américanisme !
Ah ! alors !
Oui, j’ai longtemps fait des affaires en Amérique. Or, là-bas, qui dit « affaires », dit « bars » ; tout se traite au whisky ! Qu’est-ce que vous voulez ?… il a bien fallu que je me mette au diapason !… pour mes affaires !… Seulement, voilà où nous sommes en état d’infériorité, nous autres Français : L’américain, lui : dix whisky… douze whisky… ça ne lui fait rien !… il jouit d’un privilège ! Moi, malheureusement, j’ai la tête française, – c’est de naissance ! – J’ai pu, peu à peu, naturaliser mon estomac ; mais (Se donnant une tape sur le front.) ma sacrée caboche qui était patriote, n’a jamais rien voulu savoir !… de sorte qu’aujourd’hui, il y a antagonisme entre ces deux parties de mon individu. Mon estomac, qui est devenu américain, une fois cinq heures, réclame ses whisky ; ma tête, elle, se rebiffe : d’où conflit ! Et finalement, comme c’est ma tête qui est la plus faible, c’est toujours elle…
… qui faiblit.
Voilà… Mais comme vous voyez, madame, mon cas est tout à fait spécial : on ne peut pas dire que je me pocharde, non, je… je m’américanise !
Oui, oui.
Oh ! c’est tout à fait autre chose.
Tout de même, ça ennuie bien ma femme !
Mon Dieu, monsieur, je n’aurais pas osé… mais du moment que vous le dites : je vous avouerai que… je la comprends un peu.
Bien oui, n’est-ce pas ? Voilà une femme qui vous avale dix, douze whisky à la queue leu leu, ça ne lui fait rien ! c’est une américaine, pas vrai ?… elle jouit du privilège… De quoi ai-je l’air à côté d’elle ?… alors n’est-ce pas ? Ça la vexe de voir que moi, ça me fiche par terre… Ah ! c’est toujours embêtant de se trouver dans un état d’infériorité vis-à-vis de sa femme.
Évidemment, évidemment.
Alors, nous disons que je vous dois trente-cinq louis ? voici mille francs. Et, pour en revenir à la question de jeu, que votre délicatesse ne se mette pas en émoi ! Je vous assure que quand je suis dans l’état… que vous savez, je suis tout aussi lucide qu’à l’état normal. Je le suis même davantage : je vois double !
Diable ! c’est quelquefois mauvais pour compter les points.
Du tout ! Je le sais, pas vrai ? Alors, rien de plus simple : je divise par deux.
Ah ! En effet ! en effet !…
Mais dame !
Sonnerie extérieure.
Nous disons mille francs. Je vais vous chercher votre monnaie.
Il remonte dans la direction de son cabinet de travail.