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Personnages

MASSENAY, 39 ans.

CHANAL, 40 ans.

HUBERTIN, 40 ans, gros boulot, rablé, vigoureux ; allure américaine.

COUSTOUILLU, type de tribun : des épaules, de la prestance ; barbe carrée, cheveux blonds ondulés et rejetés en arrière.

PLANTELOUP, commissaire de police prudhommesque, papelard et doucereux.

BELGENCE, personnage menu, l’ami de la maison qui n’a pas d’importance.

GERMAL, 2e commissaire de police.

ÉTIENNE, domestique, 45 ans.

AUGUSTE, valet de chambre, 28 ans, vif, alerte mais un peu gringalet.

LAPIGE, maçon ; rond et jovial.

FRANCINE CHANAL.

SOPHIE MASSENAY.

MARTHE, la femme de chambre de bonne maison, correcte dans sa tenue et ses façons, mais ayant conservé un fort accent picard.

MADELEINE, cuisinière, 50 ans.

DEUX SECRÉTAIRES DE COMMISSAIRES, UN SERRURIER.

 

La scène est à Paris de nos jours : Les trois premiers actes au mois de mars, le dernier un an après au mois de juin.

Acte premier

Un salon chez les Chanal. – À gauche deuxième plan, une porte à deux battants, menant aux appartements. Au fond, grande haie vitrée ouvrant sur un vaste hall comme il s’en trouve dans les appartements modernes. – À droite, parlant du deuxième plan pour se relier avec le fond, grande baie vitrée en pan coupé donnant sur le cabinet de travail de Chanal. – Ces deux baies sont chacune à quatre vantaux, les deux du milieu mobiles, les deux autres fixes. Aux vitrages des « brise-bise » en guipure. – À droite premier plan, une cheminée surmontée d’une glace à trumeau. – Sur la cheminée, sa garniture ; au pied, des chenets.

Mobilier riche et de bon goût. – À gauche premier plan, à un mètre environ du décor pour permettre la circulation autour, un piano « quart de queue » dit « crapaud », revêtu de sa housse en étoffe ancienne. – Le clavier est tourné vers le milieu de la scène, perpendiculairement au public ; le côté formant angle droit avec le clavier est donc parallèle à la rampe. – Adossé à ce côté du piano, face au public, un petit canapé à deux personnes ; (coussins). – Contre le mur de gauche, à hauteur du canapé et le regardant, un fauteuil. Contre le même mur, mais au-dessus de la porte, une chaise. – Devant le piano, son tabouret et une chaise volante. À droite de la scène, à quelque distance de la cheminée, une table de salon assez grande (1 m. 20 environ) de forme rectangulaire mais aux angles arrondis, est placée perpendiculairement à la scène, le côté étroit parallèle à la rampe ; sur la table un encrier, un buvard, etc. ; à droite de la table un tabouret pour s’asseoir ; à gauche, une chaise pareille au mobilier ; sous la table, un tabouret de pied. – Entre la cheminée et la baie du cabinet de travail, un fauteuil. – Entre les deux baies du fond, une petite table volante dite « Rognon. » – Au milieu de la scène, entre la table rognon et le piano, une chaise volante visiblement hors de sa place habituelle. – Boutons électriques : un, à droite de la cheminée, l’autre, près et au-dessus de la porte de gauche. – Sur le piano un phonographe, le pavillon tourné du côté du public ; deux boites de cylindres, l’une pleine, l’autre vide (le cylindre que cette dernière contenait étant déjà en place dans le phonographe au lever du rideau.) – Bibelots un peu partout, tableaux, plantes ad libit. – Lustre. – Dans le cabinet de travail, on aperçoit le bureau de Chanal et le fauteuil de bureau placés de telle sorte que, lorsque la porte est ouverte, la personne assise au bureau est vue de dos par le public. – Dans le hall, contre le mur de droite, une grande table profil au public et dont une partie seule est en évidence. – Devant la table ou à côté, suivant la place dont on dispose, un petit fauteuil. – Sur la table, un petit plateau d’argent, un buvard, encrier, etc. – Toutes les entrées par le hall se font de gauche.

NOTA : Toutes les indications sont prises de la gauche du spectateur placé censément au centre de la salle ; « un tel passe à droite ; un tel passe à gauche », signifiera donc qu’un tel sera à droite, qu’un tel sera à gauche du spectateur. Même l’expression « un tel est à gauche d’un tel » indiquera qu’un tel est à gauche de cet un tel par rapport à ce même spectateur, alors qu’en réalité et par rapport à lui il sera à sa droite. Cependant quand les indications, au lieu de « à droite de… à gauche de… », porteront à la droite de… à la gauche de… », il est évident qu’il s’agira alors de la gauche et de la droite réelles, du personnage désigné.

Scène première

CHANAL, puis FRANCINE.

Au lever du rideau, Chanal debout à l’angle du piano (côté clavier) et du canapé, achève d’apprêter le phonographe ; il y a introduit un cylindre, applique à la place voulue le diaphragme enregistreur ; après quoi il remonte l’appareil, prend un papier sur la table, tousse comme quelqu’un qui s’apprête à parler, puis après avoir mis la machine en mouvement, déclamant dans l’orifice du pavillon avec de l’émotion dans la voix.

CHANAL

Ma chère sœur !… (Il tousse.) Hum !… Ainsi, c’est un fait accompli ! De ce jour, te voilà mariée ! Ce matin t’a faite femme devant la loi ; ce soir te fera femme devant la nature, (Parlé.) Pas mal, ça, (Reprenant.) Combien cette pensée me trouble, moi, qui sais de quoi il retourne !

FRANCINE, costume tailleur, son chapeau sur la tête, un boa de fourrure au cou, entrant en coup de vent

Me voilà, moi !

Soubresaut de Chanal, qui se retourne vivement en fronçant les sourcils, lui fait de la main un geste impératif pour lui imposer silence, puis reprenant son aspect placide, se remet à discourir dans le pavillon du phonographe. – Francine devant ce jeu de scène, reste coi.

CHANAL, poursuivant son discours

… Et je ne suis pas près de toi. lors d’une pareille épreuve ! Hélas ! un océan nous sépare ; je veux du moins que ma voix traverse les mers, pour t’en donner les conseils… de mère…

FRANCINE, qui pendant ce qui précède, tout en considérant son mari avec un étonnement amusé, est redescendue peu à peu de façon à se trouver au-dessus de l’épaule gauche de Chanal ; pouffant de rire

Ah ! ah !

Nouveau soubresaut de Chanal, même air furieux, même geste impératif.

CHANAL, reprenant brusquement sa physionomie calme et continuant

Tu vas connaître le grand mystère à quoi rêvent les jeunes filles…

FRANCINE, rieuse, lui parlant par-dessus l’épaule, juste en regard du pavillon

Mais qu’est-ce que tu fabriques ?…

CHANAL, brusque

Mais tais-toi donc !

FRANCINE, railleuse, tout en retirant son chapeau, puis piquant l’épingle à chapeau-dedans

Oh ! oh ! Monsieur est à la grinche !

CHANAL, bourru

Mais vas-tu te taire, nom d’un chien ? comment veux-tu que je parle au phonographe ?

FRANCINE, retirant son boa et le passant à son bras

Eh ! je m’en moque de ton phonographe !… A-t-on idée de cette invention idiote…

CHANAL, exaspéré

Oh !…

Il arrête le mouvement du phonographe d’un geste brusque, le cylindre s’arrête.

FRANCINE, qui est redescendue, passant devant le canapé

… de choisir le salon pour parler dans le phonographe ?

CHANAL

C’est extraordinaire, cette manie de parler ! Tu ne peux pas te taire ?… Voilà un cylindre gâché !

FRANCINE, remontant derrière le piano dans la direction de sa chambre afin d’y porter les effets qu’elle vient de retirer

Oh ! bien, un de perdu… !

CHANAL, remontant légèrement et parallèlement à Francine, de façon à se trouver à l’autre bout du clavier

Non !… non !… pas « dix de retrouvés !… » Les proverbes, ça ne dit que des bêtises !… et toi aussi !

FRANCINE, qui avait déjà entrouvert la porte pour sortir, piquée par cette appréciation, laissant retomber le battant de la porte et faisant un pas vers son mari

Quoi ?

CHANAL

Tu vois que je suis en train de parler dans mon instrument….

FRANCINE, haussant les épaules

Oh ! pfutt… Qu’est-ce que tu lui disais, à ton instrument ?

CHANAL, maussade et maronnant

Je lui disais… je lui disais… rien !… Seulement, tu arrives, là… je prononçais le discours que j’ai préparé pour Caroline à l’occasion de son mariage avec son Yankee… tu te mets à jacasser, naturellement le phonographe, ce pauvre appareil, il ne sait pas ! il ne distingue pas ; il enregistre ce qu’il entend…

Il est redescendu devant son phonographe dont il retire le diaphragme enregistreur pour le remplacer par le diaphragme répétiteur.

FRANCINE, avec un rire joyeux

Elle est bien bonne !… Alors, tout ce que nous avons dit, ça y est ?…

En ce disant, elle a déposé son chapeau et son boa sur le piano dont elle fait le tour pour redescendre près de Chanal.

CHANAL, qui a achevé son changement de diaphragme

Mais dame !… Tiens, si tu en doutes !…

Il fait manœuvrer l’appareil.

LE PHONOGRAPHE, répétant, voix de Chanal

Ma chère sœur… (Bruit de toux.) Hum !… Ainsi, c’est un fait accompli !… De ce jour te voilà mariée ! Ce matin t’a faite femme devant la loi, cette nuit te fera femme devant la nature… Pas mal, ça !…

CHANAL, étonné de cette interruption

Quoi ?

FRANCINE, moqueuse

C’est toi qui le dis !

Toutes ces répliques et les suivantes sont dites, cela va de soi, sur la voix du phonographe ; celui-ci continuant à parler sans interruption.

LE PHONOGRAPHE, qui a continué sur les paroles précédentes

Combien cette pensée me trouble, moi qui sais de quoi il retourne !… (Voix de Francine.) Me voilà, moi…

CHANAL, à Francine, railleur à son tour

Là ! Te voilà, toi !

LE PHONOGRAPHE, voix de Chanal

Et je ne suis pas près de toi lors d’une pareille épreuve ! hélas ! Un océan nous sépare ! Je veux du moins que ma voix traverse les mers, pour t’en donner les conseils… de mère… (Rire.) Ah ! ah !… (Voix de Chanal.) Tu vas connaître le grand mystère à quoi rêvent les jeunes filles… (Voix de Francine) Mais qu’est-ce que tu fabriques ? (Voix de chanal.) Mais tais-toi donc !… (Voix de Francine.) Oh ! oh ! monsieur est à la grinche… (Voix de chanal.) Mais vas-tu te taire, nom d’un chien ! comment veux-tu que je parle au phonographe !… (Voix de Francine.) Eh ! je m’en moque de ton phonographe !… A-t-on idée de cette invention idiote… (Voix de chanal.) Oh !…

CHANAL, arrêtant le mouvement du phonographe

Voilà ! Voilà ton œuvre !

FRANCINE, allant s’asseoir à gauche de la table avec le plus grand sang-froid

J’ai jamais dit un mot de tout ça.

CHANAL, abasourdi

Oh !

FRANCINE

Non !

CHANAL, indiquant le phonographe

Non, mais dis tout de suite qu’il ment.

FRANCINE, têtue

Je n’ai jamais dit du phonographe : « A-t-on idée de cette invention idiote ! » ce qui serait idiot ! j’ai dit : « a-t-on idée de cette invention idiote… (Appuyant.) de choisir le salon pour parler dans le phonographe ! » Il ne faudrait pas me faire dire ce que je n’ai pas dit !

CHANAL

Oui, oh ! ça, c’est un détail, (Indiquant le phonographe.) C’est pas de sa faute à lui, j’avais coupé.

FRANCINE, bougonne

Eh bien, quand on ne sait pas, on se tait !… C’est comme ça qu’on fait les potins.

CHANAL, jovialement

Je te fais ses excuses, là !

FRANCINE

Quant à ton cylindre, eh ! bien, tu le recommenceras ! d’autant que ce ne sera pas un mal, si ça te permet de supprimer ta phrase sur les mers.

CHANAL

Sur les mers ?

FRANCINE

Oui : « Je veux que ma voix traverse les mers pour t’en donner les conseils… de mère. » Tu trouves ça spirituel ?

CHANAL, avec satisfaction de soi-même

Quoi ? C’est drôle ! C’est une saillie.

FRANCINE

Justement ! On n’envoie pas une saillie pour le mariage de sa sœur ! C’est pas le frère que ça regarde !

Elle se lève.

CHANAL

Oh ! charmant !

FRANCINE, allant à lui

C’est comme ce qui suit :

CHANAL

Quoi ?

FRANCINE

« Ce matin t’a faite femme devant la loi, cette nuit te fera femme devant la nature. » Tu trouves ça convenable à dire à une jeune fille ?

CHANAL

Je lui dis ce qui doit lui arriver.

FRANCINE

Eh bien ! elle s’en apercevra bien ! elle n’a pas besoin de toi pour ça ! Vraiment, faire un discours à une jeune mariée pour lui dire des cochonneries…

CHANAL, se rebiffant

Cochonneries !

FRANCINE

Ah ! non, mais si tu crois que ça fera plaisir au mari ton initiation ! Tu es bien comme ces spectateurs qui, au théâtre, ont la manie de vous raconter la pièce au fur et à mesure qu’on la joue : « Vous allez voir, il va faire ceci, elle dira cela ! C’est extraordinaire ! » Alors, on s’attend à des choses… ! Et rien du tout ! Naturellement, quand les scènes arrivent, rien ne porte ! On a une déception… parce que l’imagination dépasse toujours la réalité… Alors on dit : « Quoi v’là tout ! » et l’effet est fichu ! Eh bien ! qu’est-ce qui te dit que ce n’est pas cette déception que tu ménages à ta sœur ? et qu’elle aussi ne dira pas : « Quoi, v’là tout ! » ? Voilà un service à rendre au mari !… Laisse-les donc se débrouiller, ces enfants ! Caroline aura peut-être un moment d’estomaquement ! Elle dira peut-être : « Eh ben !… Eh ben ! quoi donc ? » Mais elle aura du moins l’attrait de la surprise et l’effet n’aura pas été raté.

Elle remonte.

CHANAL, gouailleur avec une pointe de dépit

Ah ! là, de quoi je me mêle ? Tu es étonnante, tu tranches là… ! D’abord, qu’est-ce qui te dit qu’il ratera ?

FRANCINE, se retournant

Qui ça ?

CHANAL

L’effet !

FRANCINE, qui n’y était pas

Ah ! le… l’effet ! oui, oui… Mais… la loi des probabilités !

Elle redescend vers la droite.

CHANAL, haussant les épaules

Ah ! laisse-moi donc tranquille, tu n’entends rien à l’art des préparations ! (En ce disant, il est allé à son phonographe ; pendant ce qui suit, il en retire le cylindre abîmé qu’il remet dans sa boîte, et le remplace par l’autre qu’il retire également de sa boîte.) Tiens ! va donc plutôt te mettre à table ! Sonne qu’on te serve ! (Elle va à la cheminée et sonne.) J’ai fini de déjeuner depuis un bon moment et tu n’as pas commencé ! Il n’y a pas de maison possible, si monsieur déjeune à une heure et madame à une autre.

FRANCINE, redescendant un peu vers lui en passant au-dessus de la table

Tu n’avais qu’à m’attendre ! Je n’ai pas pu rentrer plus tôt.

CHANAL

C’est ça ! C’est moi qui suis dans mon tort.

Étienne paraît.

Scène II

Les mêmes, Étienne.

CHANAL, à Étienne, tout en continuant d’arranger son phonographe

Madame voudrait déjeuner.

ÉTIENNE

Bien, monsieur.

Il sort.

CHANAL, même jeu

Mais enfin, qu’est-ce que tu peux faire dehors ? C’est tous les jours la même chose. Tu es sortie depuis neuf heures.

FRANCINE, pincée

C’est heureux ! Ça m’a permis de rentrer moins tard…

CHANAL

Vraiment, c’est à se demander… !

FRANCINE, allant à lui et, le prenant par le bras gauche, le faisant pivoter

Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce que tu vas encore imaginer ?… Non. mais dis tout de suite que j’ai un amant.

CHANAL, calme et ironique

Ma foi… !

FRANCINE

Oh !… As-tu l’esprit assez perverti pour voir toujours le mal dans tout !… (Redescendant.) Un amant, j’ai un amant maintenant ! (Chanal hausse les épaules.) Quoi ? (Elle fait le geste de Chanal.) Qu’est-ce que ça veut dire, ce geste ?

CHANAL, redescendant vers elle et avec bonhomie

Mais non, ma pauvre enfant ! Je sais très bien que tu n’as pas d’amant.

FRANCINE, étonnée et légèrement vexée

Ah ?

CHANAL

Un amant, toi ? Ah ! je suis bien tranquille.

FRANCINE, vexée

Et pourquoi ça, je n’aurais pas d’amant ?

CHANAL

Parce que !… Parce que tout en toi démontre le contraire. Parce qu’il y a des femmes qui sont faites pour avoir des amants et d’autres qui ne le sont pas.

FRANCINE, révoltée

Oh !

CHANAL

Parce que je n’ai pas vécu cinq ans avec toi sans te connaître à fond. Toi, un amant ? allons donc ! Tu as l’étoffe d’une brave petite femme, d’une bonne mère de famille… (Badin.) à qui il ne manque que des enfants pour l’être tout à fait ; mais ça, ça n’est pas de notre faute. (En ce disant, il l’embrasse joyeusement ; maussade, Francine dégage sa tête.) Enfin… enfin, tu n’as pas de tempérament… Que diable !… je le sais bien !

Il remonte vers le piano.

FRANCINE, piquée, s’attachant à ses pas

Ah ! c’est comme ça ! Eh bien ! je ne voulais pas te le dire, mais puisque tu m’y forces, (Frappant du poing sur le piano.) eh bien ! j’ai un amant, là !

CHANAL, qui a fait le tour du piano de façon à être dans la partie cintrée. – Calme et moqueur

Oui dà ?

FRANCINE, en face de lui, devant le clavier

Parfaitement !… et que j’aime !… et qui m’aime.

CHANAL, la félicitant ironiquement

Mais… c’est bien, ça !

FRANCINE, furieuse de voir qu’elle n’atteint pas son but

J’ai un amant, j’ai un amant, j’ai un amant !

CHANAL, la regarde une seconde en souriant, puis

Eh bien ! tu lui diras bien des choses de ma part !

FRANCINE, indignée, redescendant

Oh !

CHANAL, suivant son mouvement et allant à elle

Ah ! ma pauvre enfant, comme tu t’y prends mal pour me faire pour. Un amant, toi ! laisse-moi donc tranquille !… Tiens ! veux-tu que je te dise ? tu te vantes.

FRANCINE

Moi !

CHANAL

Oui, madame ! C’est très humiliant, mais vous n’êtes qu’une honnête femme !

FRANCINE, crispant les mains

Ce qu’il faut s’entendre dire !

CHANAL

Avoue que j’ai raison.

FRANCINE, avec énergie

Non.

CHANAL

Si.

FRANCINE, plus énergiquement encore

Non.

CHANAL, avec un haussement d’épaule

Allons donc ! (Brusquement.) Tiens ! Ose donc me le dire en face que tu as un amant !

Entre le « allons donc » et le « tiens ! ose donc… » sonnerie à la porte d’entrée.

FRANCINE, hésite un instant puis exaspérée de son impuissance, comme prête à griffer

Oh ! tu m’agaces !

CHANAL, triomphant

Eh ! tu vois bien ! (Lui donnant une tape amicale sur la joue.) Tiens ! t’es une grosse bête !

Francine a un geste d’humeur et gagne la droite, Chanal remonte un peu.

Scène III

Les mêmes, Étienne, puis Hubertin.

ÉTIENNE, il entre tenant un petit plateau, sur lequel est une carte de visite

Monsieur, c’est un monsieur qui demande monsieur.

CHANAL, prenant la carte

Hubertin ! Qu’est-ce qu’il me veut ?… Faites entrer.

Étienne sort pour reparaître presque aussitôt suivi d’Hubertin.

FRANCINE

Qui est ça ?

CHANAL

Un collègue du cercle.

ÉTIENNE, annonçant

M. Hubertin !

Il introduit, puis sort.

HUBERTIN

Bonjour, mon cher.

CHANAL

Bonjour, cher ami. (À Francine qu’Hubertin salue.) M. Hubertin, un camarade du Sporting… (À Hubertin.) Madame Chanal.

HUBERTIN,

Madame, enchanté…

FRANCINE, entre la cheminée et la table

C’est moi, croyez bien…

HUBERTIN

Si je ne me trompe, madame, il me semble que ce n’est pas la première fois…

FRANCINE

Vraiment monsieur ?

HUBERTIN

Oui, plus je vous regarde et plus je… Est-ce que vous ne connaissez pas quelqu’un dans ma maison ?

FRANCINE, souriante

Mon Dieu, monsieur, c’est que j’ignore où vous demeurez.

HUBERTIN

21, rue du Colisée.

FRANCINE, vivement

Non !… non, non !… Vous faites erreur, monsieur.

HUBERTIN

Ah ?

CHANAL, bien naïvement

Oui oui, vous faites erreur, nous ne connaissons personne.

HUBERTIN

Ah ? ah ?… Pardon ! Erreur n’est pas compte.

FRANCINE

… n’est pas compte ; oui, oui.

Elle remonte, puis, traversant la scène par le fond, va par la suite s’asseoir sur le petit canapé contre le piano.

CHANAL

Et qu’est-ce qui me vaut votre visite ?

Il lui fait signe de s’asseoir.

HUBERTIN, sans s’asseoir

Mille grâces, je ne veux pas abuser de vos instants, (Changeant de ton.) Vous ne devinez pas ? Les dettes de jeu se payent dans les vingt-quatre heures, et je suis votre débiteur.

CHANAL

Oh ! il ne fallait pas vous déranger pour ça ! Ce sont là des règles qui sont faites pour les professionnels, mais elles ne sauraient avoir force de loi, entre gens qui se connaissent.

HUBERTIN, se fouillant pour prendre son portefeuille

Du tout, du tout ! les bons comptes font les bons amis.

CHANAL, avec un peu de gêne qu’il s’efforce de dissimuler avec un sourire de bonhomie

Et puis, vous l’avouerai-je ? j’ai quelques scrupules à considérer la partie que nous avons faite ensemble comme bien régulière, (Confidentiellement et presque à l’oreille.) Il me paraît que nous n’avons pas joué tout à fait à chances égales…

HUBERTIN, à pleine voix

Pourquoi donc ça ?

CHANAL, lui faisant signe de parler plus bas à cause de sa femme

Chut chut ! (Avec beaucoup de gêne.) Je ne sais pas, mais il me semble que…

HUBERTIN, bien jovialement et à pleine voix

Ah ! je vous comprends !… parce que j’étais pochard, hein ?

CHANAL, confus

Oh ! je n’ai pas dit…

HUBERTIN, très calme

Laissez donc ! J’ai le courage de mes actes… (À Francine, de la place où il est, et très satisfait.) Oui, madame, j’ai pris l’habitude, tous les jours, à partir de cinq heures… d’avoir ma petite bombe.

FRANCINE, souriant mais avec un ton discret de reproche

Ah ?…

HUBERTIN, en manière de justification

Ce n’est pas du vice chez moi : c’est de l’américanisme !

FRANCINE, s’inclinant devant cette justification

Ah ! alors !

HUBERTIN

Oui, j’ai longtemps fait des affaires en Amérique. Or, là-bas, qui dit « affaires », dit « bars » ; tout se traite au whisky ! Qu’est-ce que vous voulez ?… il a bien fallu que je me mette au diapason !… pour mes affaires !… Seulement, voilà où nous sommes en état d’infériorité, nous autres Français : L’américain, lui : dix whisky… douze whisky… ça ne lui fait rien !… il jouit d’un privilège ! Moi, malheureusement, j’ai la tête française, – c’est de naissance ! – J’ai pu, peu à peu, naturaliser mon estomac ; mais (Se donnant une tape sur le front.) ma sacrée caboche qui était patriote, n’a jamais rien voulu savoir !… de sorte qu’aujourd’hui, il y a antagonisme entre ces deux parties de mon individu. Mon estomac, qui est devenu américain, une fois cinq heures, réclame ses whisky ; ma tête, elle, se rebiffe : d’où conflit ! Et finalement, comme c’est ma tête qui est la plus faible, c’est toujours elle…

CHANAL, achevant pour lui

… qui faiblit.

HUBERTIN, approuvant

Voilà… Mais comme vous voyez, madame, mon cas est tout à fait spécial : on ne peut pas dire que je me pocharde, non, je… je m’américanise !

FRANCINE

Oui, oui.

CHANAL, avec une conviction où perce l’ironie

Oh ! c’est tout à fait autre chose.

HUBERTIN, avec un soupir

Tout de même, ça ennuie bien ma femme !

FRANCINE, souriant

Mon Dieu, monsieur, je n’aurais pas osé… mais du moment que vous le dites : je vous avouerai que… je la comprends un peu.

HUBERTIN, se méprenant au sens de ces paroles

Bien oui, n’est-ce pas ? Voilà une femme qui vous avale dix, douze whisky à la queue leu leu, ça ne lui fait rien ! c’est une américaine, pas vrai ?… elle jouit du privilège… De quoi ai-je l’air à côté d’elle ?… alors n’est-ce pas ? Ça la vexe de voir que moi, ça me fiche par terre… Ah ! c’est toujours embêtant de se trouver dans un état d’infériorité vis-à-vis de sa femme.

FRANCINE, CHANAL

Évidemment, évidemment.

HUBERTIN, brusquement changeant de ton et tendant un billet de mille francs à Chanal

Alors, nous disons que je vous dois trente-cinq louis ? voici mille francs. Et, pour en revenir à la question de jeu, que votre délicatesse ne se mette pas en émoi ! Je vous assure que quand je suis dans l’état… que vous savez, je suis tout aussi lucide qu’à l’état normal. Je le suis même davantage : je vois double !

CHANAL

Diable ! c’est quelquefois mauvais pour compter les points.

HUBERTIN

Du tout ! Je le sais, pas vrai ? Alors, rien de plus simple : je divise par deux.

CHANAL

Ah ! En effet ! en effet !…

HUBERTIN, gagnant la droite

Mais dame !

Sonnerie extérieure.

CHANAL

Nous disons mille francs. Je vais vous chercher votre monnaie.

Il remonte dans la direction de son cabinet de travail.