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Première partieLe Rêve
I

La Grande Place de Bruges, ordinairement déserte, traversée par de rares passants, des enfants pauvres à la dérive, un peu de prêtres ou de béguines, s’imagea soudain de groupes indécis, d’îlots noirs tachant l’étendue grise. Des rassemblements se formaient.

On avait fixé pour le premier lundi d’octobre, à quatre heures, le concours de carillonneurs. La fonction de carillonneur de la ville se trouvait vacante par le décès du vieux Bavon De Vos, qui l’occupa avec honneur durant vingt années. Il y avait lieu d’y pourvoir aujourd’hui, selon la coutume, par un concours public, où le peuple serait, pour ainsi dire, appelé à décider lui-même en acclamant par avance le vainqueur. C’est pourquoi, on avait choisi le lundi, tout travail cessant à midi, ce jour-là de la semaine, qui de la sorte participait encore de la vacance du dimanche. Ainsi, le choix pourrait être vraiment populaire et unanime. N’était-il pas juste que le carillonneur fût élu ainsi ? Le carillon, en effet, est la musique du peuple. Ailleurs, dans les capitales ardentes, c’est le feu d’artifice qui constitue la fête publique, le don féerique dont s’exaltent les âmes. En ces Flandres méditatives, parmi les brumes humides et rebelles aux prestiges du feu, le carillon en tient lieu. C’est un feu d’artifice qu’on écoute. Gerbes, fusées, lueurs, mille étincelles de sons, dont l’air aussi se colore, pour des yeux visionnaires que l’ouïe avertit.

Donc, une foule s’agglomérait. De toutes les rues avoisinantes, la rue aux Laines, la rue Flamande, étaient venues des bandes qui s’annexaient sans cesse aux groupes antérieurs. Le soleil déclinait déjà, par ces journées abrégées du commencement de l’automne. Il en descendit jusque sur la place une lumière ambrée, plus douce d’être finissante. En face, le sombre bâtiment des Halles, son quadrilatère sévère, ses murs mystérieux, comme faits avec des pans de nuit, s’illuminèrent d’une patine chaude.

Quant au beffroi, qui surplombe, plus haut et surgi au-dessus des toits, il pouvait ainsi recevoir encore la pleine clarté du couchant, face à face avec lui. Il en apparaissait, sur la base noire, tout rose et comme fardé. La lumière courait, jouait, coulait. Elle modelait les colonnettes, l’arc ogival des fenêtres, les tourelles ajourées, tous les accidents de la pierre ; puis, ailleurs, ruisselait en nappes agiles, en claires étoffes de drapeaux. Elle en faisait plus mouvementée, et comme fluide, la tour massive qui, d’ordinaire, étage ses blocs obscurs où il y a des ténèbres, du sang, de la lie et de la poussière de siècles… Maintenant le couchant s’y mirait comme dans une eau ; et le cadran, à mi-hauteur, rond et tout en or, avait l’air du soleil lui-même, reflété !

La foule entière tenait les yeux braqués sur ce cadran, attendant l’heure, mais avec calme et presque en silence. Une foule est la somme de la faculté qui prédomine dans chacun. Or, dans chacun d’ici, la part du silence est la plus grande. Et puis on se tait volontiers quand on est dans l’attente.

Pourtant ceux de la ville et des faubourgs étaient accourus, les pauvres comme les riches, pour assister au concours. Les fenêtres étaient garnies de curieux, et aussi les gradins qui flanquent de fins escaliers les pignons de la Grande Place. Celle-ci apparaissait bariolée, joliment frémissante. Le lion en or de l’hôtel de Bouchoute étincelait, tandis que la vieille façade où il s’accroche carrait ses quatre étages, ses briques enluminées. En face, le Palais du Gouverneur opposait ses lions de pierre, gardiens héraldiques du vieux style flamand, qui avait reconstruit là une belle harmonie de pierres grises, de vitraux glauques et de sveltes pinacles. Sur le palier de l’escalier gothique, se tenaient, couverts d’un dais cramoisi, le Gouverneur de la province, les échevins, en tenue officielle et chamarrures, afin d’honorer cette cérémonie liée aux plus antiques et chers souvenirs de la Flandre.

L’heure du concours approcha.

À coups sonores, le bourdon du beffroi ne cessait pas de sonner. C’était la cloche du Triomphe, celle des deuils, des gloires et des dimanches qui, fondue en 1680, habita là-haut depuis lors et dont le battement, comme celui d’un grand cœur rouge, marqua toutes les pulsations du temps dans les rouages de la tour. Depuis une heure, le bourdon annonçait aux horizons, convoquait. Brusquement les coups se ralentirent, s’espacèrent. Un grand silence. Les aiguilles du cadran qui se cherchent, se fuient tout le jour, s’ouvraient maintenant en compas. Encore une ou deux minutes et l’heure de quatre heures s’accomplissait. Alors, dans le vide du bourdon tu, une aubade indécise, un gazouillis, un éveil de nid chanta, vagues arpèges de mélodie.

La foule écouta ; quelques-uns croyaient que s’ouvrait déjà le concours ; mais ce n’était que le jeu mécanique du carillon, produit par le cylindre de cuivre soulevant les marteaux et qui agit comme dans le système des boîtes à musique. De plus, le carillon obéit aussi à un clavier et c’est ce jeu-ci qu’on allait bientôt entendre, quand les musiciens entreraient en lutte.

En attendant, le carillon joua automatiquement le prélude qui est habituel avant la sonnerie de chaque heure, broderie aérienne, bouquets de sons jetés en adieu au temps qui part. Car n’est-ce pas la raison même du carillon : faire un peu de joie pour atténuer la mélancolie de l’heure qui meurt ensuite ?

Quatre coups venaient de marteler l’horizon, des coups larges, graves, distants l’un de l’autre, irrémédiables, et qui semblaient clouer une croix dans l’air. Quatre heures ! C’était l’heure fixée pour le concours. La foule eut des remous. Une petite impatience se propagea…

Soudain, à la fenêtre à balcon des Halles, non loin de la console sculptée de feuillages et têtes de bélier, où songe la statue de la Vierge, cette même fenêtre où se proclamèrent de tout temps les lois, ordonnances, traités de paix et règlements de la commune, apparut un héraut d’armes vêtu de pourpre qui, dans un porte-voix, clama, déclara ouvert le concours de carillonneurs en la ville de Bruges, eut l’air de vaticiner à l’avenir.

La foule se tut, cargua toutes ses rumeurs.

Quelques-uns seulement savaient des détails : que les carillonneurs de Malines, d’Audenarde, d’Herenthals, étaient inscrits ; d’autres encore, qui peut-être se récuseraient ; sans compter l’imprévu, car on avait le droit de se faire inscrire jusqu’à la dernière minute.

Après la publication, du haut de la fenêtre à balcon, le bourdon sonna précipitamment trois coups, comme trois coups d’angélus. C’était l’annonce de l’entrée en lice d’un concurrent.

Aussitôt, en effet, le carillon s’ébranla, un peu confusément. Ce n’était plus le jeu automatique de tantôt. On sentait maintenant un jeu libre et capricieux, l’intervention d’un homme qui réveille les cloches une à une, les bouscule, les gourmande, les caresse, les conduit devant lui en troupeau. Le départ n’était point maladroit, mais une débandade suivit, une cloche eut l’air de tomber, d’autres s’enfuirent ou se refusèrent.

Un second morceau fut mieux exécuté, mais le choix en était malheureux : c’était un pot-pourri, des airs quelconques cousus ensemble, habit d’arlequin, musique qui avait l’air de faire du trapèze au haut de la tour.

Le peuple n’y comprit rien et resta froid. De rares applaudissements éclatèrent, quand il cessa, firent une minute leur bruit de battoirs au bord de l’eau.

De nouveau, après un intervalle, le bourdon sonna ses trois coups d’angélus. Le second concurrent s’entendit. Il semblait posséder davantage le maniement de l’instrument, mais il essouffla vite les cloches à vouloir leur faire rendre les rugissements de La Marseillaise ou les bibliques mélopées du God save the Queen… Ici encore l’effet fut médiocre ; et le peuple, déçu, commençait à croire qu’on ne remplacerait jamais le vieux Bavon De Vos qui, tant d’années, avait fait sonner le carillon comme il convient.

L’épreuve suivante fut plus pénible. Le concurrent eut la malencontreuse idée de jouer des refrains d’opérettes et de cafés-concerts, d’un mouvement saccadé et preste. Les cloches sautaient, criaient, riaient comme chatouillées, trébuchaient, avaient l’air un peu ivres et folles. On aurait dit qu’elles relevaient leurs jupes de bronze, se déhanchaient en un cancan cynique. Le peuple fut d’abord surpris, puis se fâcha de ce qu’on faisait faire et dire à ses bonnes cloches séculaires. Il eut l’impression d’un sacrilège. Des huées montèrent vers la tour, en belles rafales…

Deux concurrents encore inscrits furent pris de peur alors, et renoncèrent. Le concours décidément avortait. Faudrait-il ajourner la nomination du nouveau carillonneur ? Auparavant, le héraut d’armes fut chargé de comparaître à nouveau et de demander s’il n’y avait plus personne qui désirât concourir.

Dès l’annonce faite, on entendit un cri, tandis qu’un geste s’ébauchait aux premiers rangs de la foule massée devant les Halles… Un instant après, la vieille porte faisait grincer ses gonds : un homme entra.

La foule frémit, s’inquiéta, colporta le bruit d’on ne sait quoi. Personne ne savait quelque chose. Qu’allait-il se passer ? Est-ce que le concours était fini ? On n’allait pas, sans doute, nommer un seul des concurrents entendus. Est-ce qu’un nouveau, par hasard, surgirait ? Chacun s’informait, se haussait, bousculait des voisins, regardait vers la fenêtre à balcon et les plates-formes du beffroi où on ne savait si c’étaient des silhouettes humaines ou des corbeaux qui se déplaçaient.

Bientôt le bourdon sonna encore une fois ses trois coups d’angélus, signe prémonitoire, salve traditionnelle, qui annonçait un nouveau carillonneur.

D’avoir attendu et désespéré, la foule écouta mieux, surtout que les cloches, cette fois, tintant doux, demandaient plus de silence. Cela préluda en sourdine, quelque chose de fondu où on ne distinguait plus des cloches alternant ou se mêlant, mais un concert de bronze unifié, comme très lointain et très âgé. Musique en rêve ! Elle ne venait pas de la tour, mais de bien plus loin, du fond du ciel et du fond des temps. Ce carillonneur-ci avait eu l’idée de jouer des noëls anciens, noëls flamands nés dans la race et qui sont des miroirs où elle se reconnaît. C’était très grave et un peu triste, comme tout ce qui a traversé des siècles. C’était très vieux, et pourtant compris des enfants. C’était très reculé, très vague, comme se passant aux confins du silence, et pourtant recueilli par chacun, descendu dans chacun. Les yeux de beaucoup se brouillèrent, sans qu’on sût si c’était de leurs larmes ou de ces gouttes de son, fines et grises, qui y entraient…

Le peuple entier tressaillit. Taciturne et réfléchi, il avait senti se dérouler dans l’air la trame obscure de son songe et l’aima de rester informulé.

Quand la série des vieux noëls cessa, la foule resta un moment en silence, comme si elle avait reconduit en pensée, dans l’Éternité, les bonnes aïeules que furent les cloches cette fois, venues leur chanter des histoires du passé et des contes embrouillés que chacun peut achever à sa guise…

Puis il y eut un départ de cris, une détente d’émotion, des ramifications de joie qui s’élancèrent, gagnèrent les étages, grimpèrent à la tour comme un lierre noir, vinrent assaillir le nouveau carillonneur.

Celui-ci s’était improvisé concurrent, par hasard, à la dernière minute. Navré de la médiocrité du concours, il monta tout à coup au beffroi, dans la chambre de verre, où il avait parfois visité son ami, le vieux Bavon De Vos. Est-ce lui maintenant qui allait le remplacer ?

Que faire ? Il s’agissait d’exécuter un second morceau. Les noëls, ç’avaient été les petites vieilles des chemins de l’histoire, les béguines à genoux au bord de l’air. Avec elles, le peuple qui attendait là-bas, tout en bas, s’en était retourné aux meilleurs temps de sa gloire, au cimetière de son passé… Il était prêt maintenant à l’héroïsme.

L’homme s’épongea le front, s’assit devant le clavier, troublant comme des orgues d’église, avec des pédales pour les grandes cloches, tandis que les petites sont actionnées par des tiges de fer montant des touches – sorte de métier à tisser de la musique !

Le carillon recommença à tinter. On entendit le chant du Lion de Flandre, un vieux chant populaire su par tous, anonyme comme la tour elle-même, comme tout ce qui résume une race. Les cloches séculaires rajeunirent, proclamèrent la vaillance et l’immortalité de la Flandre. C’était vraiment l’appel d’un lion dont la gueule, comme celui de l’Écriture, serait toute pleine d’abeilles. Jadis un lion de pierre héraldique surmontait le beffroi. Il sembla qu’il allait revenir avec ce chant aussi vieux que lui, et sortir du beffroi, comme d’un antre. Sur la Grande Place, dans le couchant qui enfiévrait ses derniers feux, le lion en or de l’hôtel de Bouchoute parut étinceler, vivre ; tandis qu’en face les lions de pierre de l’Hôtel provincial agrandirent leur ombre sur la foule. Flandre au lion ! C’était le cri de gloire des gildes et des corporations triomphantes. On le croyait décidément enfoui aux coffres bardés de fer où se conservaient les chartes et privilèges des anciens princes, dans une des salles de la tour… Et maintenant le chant ressuscitait : Flandre au lion ! un chant rythmique comme un peuple qui marche, scandé en mélopée, guerrier et humain à la fois, tel un visage dans une armure…

La foule écouta, haletante. On ne savait même plus si c’était le carillon qui tintait, et par quel miracle les quarante-neuf cloches du beffroi ne faisaient plus qu’un – chant d’un peuple unanime, où les clochettes argentines, les lourdes cloches oscillantes, les antiques bourdons, apparurent vraiment des enfants, des femmes en mantes, des soldats héroïques, s’en revenant vers la ville qu’on croyait morte. La foule ne s’y trompa point ; et, comme si elle voulait aller au-devant de ce cortège du passé, que le chant incarnait, elle entonna à son tour le noble hymne. Ce fut une contagion sur la Grande Place entière. Chaque bouche chanta. Le chant des hommes alla dans l’air à la rencontre du chant des cloches ; et l’âme de la Flandre plana, comme le soleil entre le ciel et la mer.

Une ivresse d’épopée avait soulevé un moment cette foule taciturne, habituée au silence, résignée à la désuétude de la ville, des canaux inertes, des rues grises, et qui dès longtemps goûtait la mélancolique douceur du renoncement. Pourtant un vieil héroïsme sommeillait dans la race, des étincelles habitaient l’inertie des pierres. Soudain le sang, dans toutes les veines, avait couru plus vite. L’enthousiasme éclata, instantané, universel, vibrant et fou, dès que la musique cessa. Cris, clameurs, mains levées, gestes chavirant au-dessus des têtes, appels, hourvari… Oh ! le merveilleux carillonneur ! Ç’avait été le héros providentiel des romans de chevalerie, arrivé le dernier sous une armure impénétrable, et qui est vainqueur du tournoi. Qui était-il, cet homme inattendu, qui avait surgi à la dernière minute, quand on croyait déjà le concours sans résultat, après la médiocre épreuve des premiers carillonneurs ? Quelques-uns seulement, les plus voisins de la tour, avaient pu l’apercevoir quand il s’engouffra sous la porte… Aucun ne le connaissait et n’avait transmis son identité.

Voici que le héraut d’armes, vêtu de pourpre, reparut à la fenêtre à balcon et, dans son porte-voix sonore, il cria : « Joris Borluut ! » C’était le nom du vainqueur.

Joris Borluut… Le nom tomba, dégringola de la tour sur les premiers rangs des assistants, puis ricocha, vola, s’envola, propagé de proche en proche, de vague en vague, comme une mouette sur la mer.

Quelques minutes après, la porte du bâtiment des Halles s’ouvrit large… C’était le héraut rouge, précédant l’homme dont le nom naissait à ce moment sur chaque bouche. Le héraut écarta la foule, fraya un passage pour conduire le carillonneur victorieux jusqu’à l’escalier du Palais où se tenaient les autorités de la ville qui lui donneraient l’investiture.

Tous reculèrent comme devant quelqu’un de plus grand qu’eux, comme devant l’évêque quand il porte, dans la procession, la relique du Saint-Sang.

Joris Borluut ! Et le nom continuait de voler sur la Grande Place, rebondissant, cogné aux façades, lancé aux fenêtres et jusque sur les pignons, répercuté à l’infini, déjà familier à tous comme s’il s’était écrit de lui-même dans l’air nu.

Cependant le vainqueur, arrivé sur le palier de l’escalier gothique, fut complimenté par le gouverneur, les échevins qui, ratifiant l’unanimité populaire, venaient de signer devant lui sa nomination à l’emploi de carillonneur de la ville. Puis ils lui remirent, comme prix de sa victoire et signe de sa charge, une clé ornementée de ferronnerie et de lourdes arabesques en cuivre, une clé solennelle comme une crosse. C’était la clé du beffroi où désormais il aurait le privilège d’entrer à sa guise comme s’il y habitait ou qu’il en fût le maître.

Or, le vainqueur, en recevant ce pittoresque don, pris soudain de la mélancolie qui suit toute fête, se sentit seul et inquiet d’on ne sait quoi. Ce fut comme s’il venait de prendre en main la clé de son tombeau.

II

Le soir du concours, Borluut alla, vers neuf heures, chez le vieil antiquaire Van Hulle, son ami, comme il en avait l’habitude chaque lundi. Celui-ci habitait, rue des Corroyeurs-Noirs, une antique demeure à double pignon dont la façade en briques s’historiait, au-dessus de la porte, d’un bas-relief représentant un navire, aux voiles gonflées comme des seins. Ç’avait été autrefois le siège de la corporation des bateliers à Bruges, et la date de 1578, authentique dans un cartouche, affirmait sa noble ancienneté. La porte, les serrures, les vitraux, tout avait été savamment reconstitué selon les vieux styles, tandis que les briques furent mises à nu, rejointoyées à neuf, avec, çà et là, la patine des années laissée intacte sur les pierres. Cette précieuse restauration, c’est Borluut qui l’avait exécutée pour son ami, à ses débuts pour ainsi dire, et sortant à peine de l’académie où il avait fait ses études d’architecte. Ce fut une leçon publique, une leçon de beauté, donnée à ceux qui, possédant de vieilles demeures, les laissaient s’effriter irréparablement ou les démolissaient pour rebâtir de banales maisons modernes.

Van Hulle, lui, s’enorgueillissait de son logis au visage de passé. C’est bien ce qu’il fallait pour ses vieux meubles, ses curiosités anciennes, étant moins antiquaire et marchand que collectionneur, vendant seulement si on lui offrait de gros prix et que cela lui convînt, fantasque et en droit de l’être, puisqu’il possédait du bien. Il vivait là avec ses deux filles, resté veuf depuis longtemps. C’est par hasard et peu à peu qu’il était devenu antiquaire. Au début, il se bornait à aimer, à recueillir les vieilles choses locales : les faïences d’un indigo profond qui servaient de cruches pour la bière ; les armoires de verre abritant quelque Madone de bois colorié, vêtue de soie et de point de Bruges ; les bijoux, colliers, oiseaux de tir à l’arc des gildes du XVe siècle ; les bahuts à panneaux bombés de la renaissance flamande – toutes les épaves, intactes ou cicatrisées, des récents siècles, tout ce qui venait témoigner dans le présent de la riche patrie ancienne. Mais il avait acheté moins pour revendre et faire le commerce que par amour de la Flandre et de la vieille vie flamande.

Or, les âmes pareilles se reconnaissent vite au milieu de la foule, et s’assemblent. Il n’existe jamais, dans un temps, si exceptionnel qu’on puisse être, une âme, seule de son espèce. Car il faut que tout idéal s’accomplisse, que toute pensée se formule ; c’est pourquoi la Destinée s’assure de plusieurs qui soient d’accord, afin que l’un, à défaut de l’autre, arrive jusqu’à la réalisation. Il y a toujours quelques âmes ensemencées à la fois, pour que fleurisse, en l’une du moins, le lis immanquable.

Le vieil antiquaire était un flamand passionné de sa Flandre ; Borluut aussi, que son art d’architecte avait mené à l’étude et à l’amour de cette Bruges unique, qui apparaissait tout entière un poème de pierre, une châsse enluminée. Borluut s’était voué à elle, à l’embellir, à lui restituer toute sa pureté de style ; dès le début, il comprit ainsi sa vocation et sa mission… Il était donc naturel qu’il eût rencontré Van Hulle et se fût lié avec lui. D’autres bientôt s’étaient joints : Farazyn, un avocat, qui serait le porte-parole de la Cause ; Bartholomeus, un peintre, fervent de l’art flamand ; ainsi le même idéal suscita leur réunion hebdomadaire qui avait lieu maintenant tous les lundis, le soir, chez le vieil antiquaire. Ils venaient là s’entretenir de la Flandre, comme s’il y avait quelque chose de changé ou d’imminent pour elle. C’étaient des souvenirs, des enthousiasmes, des projets. De penser la même chose, il leur semblait posséder ensemble un secret. Ils en avaient une joie et un émoi. C’était comme s’ils avaient conspiré. Exaltation vaine de désœuvrés et de solitaires qui, dans cette vie grise, se donnaient l’illusion de l’Action et de jouer des rôles. Ils se leurraient avec des paroles et des mirages. Pourtant leur patriotisme, d’être naïf, était chaleureux ; ils rêvaient pour la Flandre et pour Bruges, chacun à sa manière, une beauté nouvelle.

Ce soir-là, il y eut grande allégresse chez Van Hulle, à cause du triomphe de Borluut. Ç’avait été un après-midi d’art et de gloire, où la ville sembla renaître, fut celle d’autrefois avec son peuple massé sur la place publique, au pied du beffroi dont l’ombre était assez vaste pour le parquer tout entier. Quand Borluut arriva chez l’antiquaire, ses amis lui pressèrent les mains, l’étreignirent contre leur poitrine dans une effusion silencieuse. Il avait bien mérité de la Flandre ! Car tous avaient compris son intervention inopinée…

– Oui, fit Borluut, quand j’ai entendu, au carillon, leurs airs modernes et leurs flonflons, j’ai senti un grand chagrin. J’ai tremblé à l’idée qu’on nommât l’un d’eux, qui pourrait ainsi, officiellement, verser du haut du beffroi cette musique vile, en salir nos canaux, nos églises, nos visages. Alors j’eus la pensée instantanément de concourir pour évincer les autres. Je connaissais bien le carillon, ayant parfois joué, les jours où j’allais voir le vieux Bavon De Vos. Et puis, quand on sait toucher les orgues… D’ailleurs, j’ignore presque comment j’ai fait. J’étais fou, inspiré, transporté…

– Le plus admirable, fit Bartholomeus, ce fut d’avoir joué nos noëls anciens. J’ai eu des larmes aux yeux ; c’était si doux, si doux, si lointain, si lointain… Les hommes doivent réentendre ainsi parfois les chansons de leur nourrice.

Farazyn dit :

– Le peuple tout entier fut ému, parce que c’était en effet la voix de son passé. Ah ! ce bon peuple de Flandre, quelles énergies sont encore en lui, qui éclateront, sitôt qu’il aura repris conscience de lui-même. La patrie renaîtra, quand de plus en plus elle aura restauré sa langue.

Alors Farazyn s’exalta, développa tout un vaste plan de renaissance et d’autonomie :

– Il faut qu’en Flandre on parle flamand, non seulement parmi le peuple, mais dans les assemblées, en justice ; que tous les actes, pièces officielles, jugements, noms de rue, monnaies, timbres, que tout soit flamand, puisque nous sommes en Flandre, puisque le français est le parler de France, et que la domination a cessé.

Van Hulle écoutait, sans rien dire, taciturne comme à l’ordinaire ; mais une flamme courte, intermittente, soufrait ses yeux stagnants… Ces projets de branle-bas l’inquiétaient ; il eût préféré un patriotisme plus intime et plus silencieux, un culte pour Bruges comme pour une morte dont un peu d’amis parent le tombeau.

Bartholomeus objecta :

– Oui, mais comment effacer tous les vainqueurs ?…

– Aucun ne fut le vainqueur, riposta Farazyn… Qu’on rétablisse ici le flamand, et la race est neuve, intacte, telle qu’au Moyen Âge. L’Espagne elle-même n’a rien pu sur l’esprit. Elle a laissé quelque chose uniquement dans le sang. Sa conquête fut un viol. Il n’en est résulté que des enfants qui, en Flandre, eurent ses cheveux noirs, sa chair ambrée… On en retrouve encore jusqu’aujourd’hui.

Farazyn s’était tourné, en disant cela, vers une des filles de l’antiquaire… Tous sourirent. Barbe, en effet, offrait un de ces types étrangers, violemment brune, avec la bouche rouge comme un piment dans le visage mat, cependant que les yeux étaient demeurés de la race originelle, couleur de l’eau des canaux.

Elle écoutait la discussion, intéressée, un peu fiévreuse, remplissant de bière blonde les pintes de grès ; tandis que, à côté d’elle, sa sœur Godelieve, indifférente, eût-on dit, et l’esprit ailleurs, accompagnait la causerie bruyante du ronronnement de son carreau de dentellière.

Le peintre les avait regardées :

– Certes, fit-il ; l’une, c’est la Flandre ; l’autre, c’est l’Espagne.

– Mais elles ont la même âme, riposta Farazyn. Tout le monde en Flandre est pareil. L’Espagne n’a pu atteindre l’âme… Qu’est-ce qu’elle nous a laissé : quelques noms de rues, comme, à Bruges, la rue des Espagnols ; des enseignes de cabaret ; et, çà et là, une Maison Espagnole avec une façade à pignons, des vitres glauques, un perron d’où la mort souvent descendait. Et c’est tout. Bruges est intacte, vous dis-je. Ce n’est pas comme Anvers qui, elle, ne fut pas violée par son vainqueur, mais l’a aimé. Bruges est l’âme flamande intégrale ; Anvers est l’âme flamande occupée par les Espagnols ; Bruges est l’âme flamande restée à l’ombre ; Anvers est l’âme flamande mise au soleil étranger. Anvers dès lors, et maintenant encore, fut plus espagnole que flamande. Son emphase, sa morgue, sa couleur, sa pompe, sont de l’Espagne ; et même ses corbillards, termina-t-il, couverts d’or et comme des châsses.

Tous acquiescèrent, tandis que Farazyn parlait ; il était vraiment la voix de leurs pensées, et il avait, en discourant, un lyrisme contagieux, un grand geste qui semblait chaque fois cueillir quelque chose tout à coup mûr en eux…

– Il n’y a, du reste, ajouta Bartholomeus, qu’à comparer le génie de leurs peintres : Bruges eut Memling, qui est un ange ; Anvers eut Rubens, qui est un ambassadeur.

– Et leurs tours donc ! renforça Borluut. Rien ne renseigne plus exactement sur un peuple que ses tours. Il les fait à son image et à sa ressemblance. Or, le clocher de Saint-Sauveur à Bruges est sévère. On dirait une citadelle de Dieu. Il n’a voulu être que de la foi, superposant ses blocs comme des actes de foi. Au contraire, la tour d’Anvers est légère, ajourée, coquette, un peu espagnole aussi, avec sa mantille de pierre dont elle se coiffe sur l’horizon…

Bartholomeus intervint pour faire une réflexion juste :

– Quoi qu’il en soit de l’Espagne, même à Anvers, qu’elle a viciée en partie, partout en Flandre, de la mer à l’Escaut, il est heureux que l’Espagne soit venue, fût-ce au prix de l’Inquisition, des autodafés, des tenailles, du sang et des larmes qui coulèrent. L’Espagne a gardé la Flandre au catholicisme. Elle l’a sauvée de la Réforme, car, sans elle, la Flandre serait devenue protestante comme la Zélande, la province d’Utrecht, tous les Pays-Bas ; et alors la Flandre n’eût plus été la Flandre !…

– Soit, dit Farazyn, mais tous les couvents d’aujourd’hui sont un autre péril. Nous avons ici des ordres religieux comme nulle part : des Capucins, des Carmes déchaussés, des Dominicains, des séminaristes, sans compter le clergé séculier ; et tant d’ordres pour les femmes : Béguines, Pauvres Claires, Carmélites, Rédemptoristines, Dames de Saint-André, Sœurs de charité, Petites Sœurs des pauvres, Dames anglaises, Sœurs noires de Béthel… C’est ce qui explique en partie qu’il y ait dans la population dix mille femmes de plus, ce qui n’existe dans aucune ville du monde. Chasteté signifie stérilité ; et ces dix mille religieuses ont pour corollaire nos dix mille indigents que le bureau de bienfaisance entretient. Ce n’est pas ainsi que Bruges surmontera sa déchéance et redeviendra grande.

Borluut intervint. Sa voix était grave. On sentait qu’il croyait d’une façon très chère et très jalouse à ce qu’il commençait de dire :

– N’est-ce pas ainsi qu’elle est grande ? répliqua-t-il à son ami. Sa beauté est dans le silence ; et sa gloire, de ne plus appartenir qu’à un peu de prêtres et de pauvres, c’est-à-dire à ceux qui sont les plus purs, puisqu’ils ont renoncé. Sa meilleure destinée consiste à être quelque chose qui se survit.

– Non, riposta Farazyn, il vaudrait mieux lui rendre la vie ; il n’y a que la vie qui vaille ; il faut toujours vouloir la vie et aimer la vie !

Borluut reprit, d’une voix d’apôtre :

– Ne peut-on pas aimer aussi la mort, aimer la douleur ? La beauté de la douleur est supérieure à la beauté de la vie. C’est la beauté de Bruges. Grande gloire finie ! Dernier sourire immobile ! Tout s’est recueilli alentour : les eaux sont inertes, les maisons sont closes, les cloches chuchotent dans la brume. Voilà le secret de son charme. Pourquoi vouloir qu’elle redevienne comme les autres ? Elle est unique. On marche dans elle comme dans un souvenir…

Tous se turent. Il se faisait tard ; l’évocation émue de Borluut avait touché les âmes. Sa voix venait d’être la cloche qui sonne un accomplissement irréparable. Et, maintenant, dans la chambre, il en survivait comme un sillage, l’écho d’un son qui chemine et ne veut pas cesser. Il semblait que la ville, pour avoir été évoquée, avait fait entrer tout son silence en eux. Même Barbe et Godelieve, se levant pour remplir une dernière fois, de bière blonde, les pintes vides, n’osaient plus faire de bruit, embrumaient leurs pas.

Chacun regagna pensif sa demeure, heureux de la soirée où ils communièrent ensemble, en un même amour de Bruges. Ils avaient parlé de la ville comme d’une religion.