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À l’intéressante portion du genre humain qui met des gants

L’AUTEUR.

I
Les origines

Rabelais chaussait ses lunettes pour trouver un homme de bien ; j’ai nettoyé les miennes, et prenant sous mon bras un parapluie des anciens jours, fidèle Achate qui m’a constamment soutenu dans les circonstances heureuses ou difficiles de ma vie, je me suis mis à parcourir les bibliothèques et les quais, fouillant à droite et à gauche, explorant, comparant les textes, demandant au passé les leçons sublimes de l’histoire, et renouant presque à chaque pas le fil d’Ariane rompu aux nombreux détours du labyrinthe des étymologies et des origines dans lequel le caprice m’a lancé à la recherche du gant.

Ce n’est que depuis hier que je rends justice à la patience de ces Bénédictins des vieux âges, qui faisaient de gros livres en entassant les uns sur les autres des hémistiches et des fragments de phrases rassemblés, avec une érudition laborieuse, pour ainsi dire divine, dans les poèmes et les annales de toutes les époques et de tous les peuples. Cependant, et c’est là une des grandes fautes des disciples de saint Benoît, ce qui prouve qu’ils étaient faits d’argile comme le reste du genre humain et que leur nature n’était pas moins périssable que la nôtre, ces intéressants religieux, qui se sont occupés de tant de choses, n’ont rien dit des gants.

Avant eux les trois premiers Ptolémées, Soter, Philadelphe et Evergète, qui surent si bien profiter des conquêtes d’Alexandre, qui bâtirent des bibliothèques, restaurèrent les lettres, firent traduire les livres de Moïse, et, en récompense de tant de génie et de travaux, eurent pour successeurs des imbéciles, ces Ptolémées, tout grands rois qu’ils étaient, ne se sont pas donné la peine de jeter quelque lumière sur le chaos historique des gants. Ils ne se doutaient pas, les glorieux fondateurs de l’école d’Alexandrie, que plus de deux mille ans après eux, en 1841, un inconnu, aussi peu membre du Jockey’s-Club que de la société des gens de lettres, composerait, pour le bonheur de ses semblables, une PHYSIOLOGIE DU GANT.

Que l’on juge donc de ce qu’il a fallu de talent et de persévérance pour mettre la main, au milieu de ruines ignorées, sur des choses qui n’existaient pas ; pour replanter et faire reverdir dans toutes ses branches l’arbre généalogique du gant ; en un mot, pour rendre évidente aux yeux de tous la filiation providentielle de cette partie de notre costume, depuis l’âge fabuleux d’Homère, jusqu’à la découverte de Long-champs.

La création du gant, comme celle de l’architecture de l’Inde, se perd dans la nuit des temps. Sans remonter jusqu’à la source du Cydnus ou du Nil, on se demande si bien réellement Athènes et Rome connurent l’usage des gants ; à coup sûr Lacédémone ne devait pas s’en douter : Dracon aurait condamné l’inventeur à mort, et Lycurgue, moins brutal, l’aurait réduit à la condition infamante d’ilote.

Mais est-il possible que l’Athènes d’Alcibiade et de Laïs, l’Athènes des poètes, des courtisanes et des chiens danois, la ville par excellence, cette Astu enfin où il y avait tant de parfumeurs pour les Héro et les Léandre, n’ait pas eu au moins un gantier ?

Est-il permis d’admettre que Rome, après les victoires de Marcellus, toute pleine des richesses de Corinthe et de Syracuse, n’ait pas porté des gants ?

Ce sont là, il en faut convenir, des questions qui touchent aux plus hautes sphères du socialisme.

Si, dans le congrès scientifique que ne manquera pas de susciter ce grave débat, on m’accorde voix délibérative, quoique je sois complètement étranger à l’institut, je dirai :

J’avais pensé jusqu’à ce jour, avec le tact de bachelier ès-lettres et de linguiste qui me caractérise, que la mode des gants n’avait jamais répandu ses bienfaits sur les peuples de l’antiquité ; j’en donnais pour preuve, indépendamment de la langue écrite de la poésie et de l’histoire, – pour le peu que j’en ai lu, – la langue sculptée des monuments, telle que Barthélemy, Choiseul-Gouffier, Chateaubriand et M. Raoul-Rochette qui s’en mêle, l’ont trouvée debout, telle que nous la traduisent en images Vitruve et Vignole.

J’ai bien appris par cœur dans Homère la description du bouclier d’Achille et celle de la ceinture de Vénus, mais je n’ai vu nulle part la description d’un gant, pas même d’une mitaine.

Phidias et Praxitèle ont sculpté des marbres admirables, ce qui n’empêche pas l’Apollon du Belvédère d’être aussi dénué de gants que la Junon Matuta.

Le Musée de Naples renferme une multitude de bronzes et de bas-reliefs qui représentent toutes sortes de choses, – toutes les choses humaines, – hormis les gants.

J’en étais là de mes croyances, lorsque l’autre soir j’ai ouvert un des énormes in-folios que Diderot et d’Alembert, ces Bénédictins du dix-huitième siècle, ont fait imprimer sous le titre d’Encyclopédie. Quelle n’a pas été ma surprise d’y trouver écrit en très bon français que les anciens ont eu des gants. Et non seulement ils en ont eu, mais encore, ce qui ne laisse pas le libre arbitre de douter de l’assertion des encyclopédistes, ces gants avaient un nom plus grec vraiment que celui du prince bavarois assis à l’heure qu’il est sur le trône des Hellènes. Les gants des anciens s’appelaient chirotèques, dénomination qui provient de χεἰρ, main, et θἠϰη, gaine, étui ; ils étaient faits avec et sans doigts. – Nous ne savons rien du pouce.

Néanmoins, de ce qu’il a existé des chirotèques, il ne faut pas rigoureusement conclure que l’usage en fût général ; il était au contraire fort restreint, et s’appliquait à une classe pour laquelle c’était, en quelque sorte, une marque de servitude ou de dépendance. Les paysans, les esclaves mettaient des chirotèques afin de se garantir des épines et d’accomplir avec moins de peine leurs fatigants travaux.

Ainsi portés, les chirotèques ne pouvaient, en aucun cas, devenir un objet de toilette pour les femmes de la Grèce ou de l’Italie.

À Rome, par exemple, quelle patricienne, depuis la nymphe Égérie jusqu’à Cléopâtre, eût osé se couvrir les mains, lorsqu’on n’avait à choisir qu’entre les chirotèques des laboureurs de l’Ionie et le ceste des athlètes du cirque ? le ceste, affreuse enveloppe contondante, réunion de lanières bardées de fer ou de plomb, qui servait aux luttes révoltantes du pugilat !

 

Je veux donc bien condescendre à ne point contredire Diderot. J’admets que l’Encyclopédie a raison et que j’ai tort ; je reste désormais convaincu que, sous une forme ou sous une autre, le gant s’est révélé aux nations du paganisme ; mais j’en profite pour tirer de la tradition un majestueux enseignement, à la manière de Bossuet, et je constate, une chirotèque dans la main droite et un ceste dans la gauche, un pied sur la paille des ilotes, l’autre dans le cirque des gladiateurs, que la noblesse du gant, comme celle des plus illustres familles du monde, lignées royales, maisons princières, a commencé dans les derniers rangs de la société.

 

Après une dissertation si lumineuse, je demande à mes futurs collègues de l’Académie des inscriptions et belles-lettres la liberté de prendre mon chapeau et d’aller fumer un cigare.