EAN : 9782335040227
©Ligaran 2015
À mademoiselle Gabrielle de la Boulaye
Ma chère Petite-Fille ;
Tu as deux ans, tu n’es plus un enfant. Il te faudra bientôt apprendre tes lettres, et commencer ce rude labeur de s’instruire qui dure autant que la vie. Permets à ton grand-père de t’offrir ce livre doré, tout rempli de belles images qui amuseront la curiosité de tes yeux. Tu voudras savoir ce qu’elles disent : il faudra lire ; c’est là que je t’attends. Puissent mes petits héros te charmer avec leurs histoires, et t’épargner des larmes qui ne servent à rien !
Un jour sans doute, quand tu seras une grande demoiselle de quinze ans, tu jetteras ce livre avec tes poupées. Peut-être même te demanderas-tu comment il se fait que ton grand-père avec sa barbe grise ait eu assez peu de raison pour perdre son temps après de pareilles folies. Ne sois pas trop sévère, ma chère Gabrielle, fais-moi crédit de cinq ou six ans d’indulgence. Si Dieu te prête vie, toi aussi tu auras des enfants, des petits-enfants peut-être ; toi aussi, l’expérience t’apprendra trop vite que ce qu’il y a de plus vrai et de plus doux dans la vie, ce n’est pas ce qu’on voit, mais ce qu’on rêve. Alors, en récitant mes contes à ces jeunes amis que je ne verrai pas, tu te rappelleras celui qui t’aimait toute petite, et peut-être auras-tu quelque plaisir à dire à mes petits-neveux quel était ce bonhomme qui mettait sa joie à amuser les enfants. Ils t’écouteront, les yeux brillants, et seront fiers de leur bisaïeul. Je ne veux pas d’autre gloire ; cette immortalité me suffit.
Sur ce, Mademoiselle, je dépose respectueusement à vos pieds l’hommage de mes Contes bleus, et je t’embrasse sur les deux joues.
TON VIEUX GRAND-PÈRE.
Voici le temps de Noël, c’est la semaine des enfants ; ils sont rois dans la famille, et comme tous les despotes, qui ne sont aussi que des enfants gâtés, ils abusent d’un pouvoir qui, heureusement, ne dure que huit jours.
À tout seigneur, tout honneur ! Salut à Leurs Sérénissimes Gravités de huit ans, à Leurs Hautes Sagesses de douze ans, à Leurs Majestueuses Sévérités de quinze ans ! Messeigneurs et Mesdames, salut ! Que Leurs Altesses daignent agréer ce bouquet que j’ai fait pour Elles : bruyères de Bretagne, anémones de Norvège, cyclamens de Bohême, jasmin de Naples, et même œillets de Paris. Horace, le poète latin, dit que le vrai sage est celui qui a vu beaucoup d’hommes et beaucoup de choses ; je suis un grand sage, car je n’ai que trop couru. Le fruit de mes voyages, le voici : ce sont des contes de fées que j’ai recueillis de toutes parts. Plus j’ai connu les hommes, et plus je me suis aperçu qu’il n’y a de vrai que leurs rêves, et de raisonnable que leurs folies.
Des contes de fées ! diront les gens graves et les utilitaires, qu’avons-nous besoin de ces niaiseries qui troublent l’imagination de nos enfants ? – Prêtez-leur donc Barème, charmez-les avec l’histoire du Trois pour cent et de ses variations. Si vous n’y réussissez pas, laissez-nous les amuser et leur donner à eux un instant de plaisir, à vous un instant de repos. Heureux qui réunit autour de soi ce petit peuple remuant, qui attire ces grands yeux pleins de douceur ou de malice, qui fait à volonté passer la peur et la joie dans ces âmes innocentes ! Quoi de plus aimable que ces enfants qui, dans quelques années, quand vous les aurez élevés, seront de si vilains hommes ! Quoi de plus gracieux que ces petites filles blanches et roses, têtes blondes et bouclées qui, un jour aussi, comme leurs mères… feront le charme et… Bon ! je n’ai plus d’encre au bout de ma plume !
Dédaigne qui voudra les contes de fées ; pour moi, c’est une des joies de mon enfance, c’est un de mes plus doux souvenirs. Il y a quarante ans, quand j’avais récité, sans y rien comprendre, Lhomond, livre excellent dont une seule phrase m’est restée dans la tête, celle qui condamne toutes les grammaires : La métaphysique ne convient pas aux enfants, on m’ouvrait en récompense la bibliothèque de mon grand-père. Je vois encore ce sanctuaire vénérable, où dans un demi jour trônaient sur deux socles de marbre Voltaire et Rousseau,
Nonotte lui-même n’avait pas imaginé de transformer en misérables l’auteur d’Émile, ni le défenseur de la Barre, de Sirven et de Calas. En passant, j’admirais de beaux volumes dont il m’était seulement permis de regarder le titre : la grande Encyclopédie, les in-quarto dorés de l’abbé Raynal, les œuvres du Philosophe sans Souci, Rousseau et un Voltaire, édition de Kehl, qui n’en finissait pas, et j’arrivais enfin au livre qui occupait mes rêves, au plus charmant de tous les recueils, le Cabinet des Fées. Une fois en possession d’un de ces précieux volumes, je fuyais au bout du jardin, et là, sous un berceau tout garni de troènes, en face de la Seine et de l’île bordée de grands peupliers qui murmuraient à tous les souffles du vent, j’entrais avec transport dans le royaume de la fantaisie.
Que de caravanes j’ai faites à la suite du prince Fortuné ! Avec quelle inquiétude je voyais, sans pouvoir l’avertir, l’oiseau bleu tomber dans le piège que lui tendait l’infâme Truitone ! Il y avait aussi une bonne petite grenouille qui mettait deux ou trois ans à grimper un escalier pour sauver une malheureuse princesse condamnée pendant ce temps-là à faire des pâtés de pattes de mouche ! elle m’a causé de cruelles émotions ! Et les Mille et une Nuits ! Ai-je assez suivi le calife et son grand vizir Giafar ; ai-je assez tremblé pour la sœur de Schéhérazade, et que volontiers j’aurais étranglé le sultan, sans songer que la mort de ce monstre eût fait envoler tous mes rêves !
… Quand la chienne du logis… venait troubler mon illusion en mettant sa patte ou son museau sur le livre.
À lire ces merveilleux récits, je m’enivrais ; il me semblait que les arbres, les eaux, les fleurs allaient me parler ou me répondre, et quand la chienne du logis, inquiète de ce que je ne l’agaçais plus, venait troubler mon illusion en mettant sa patte ou son museau sur le livre, je la regardais avec un intérêt mélancolique, n’étant pas bien sûr que la pauvre Dragonne, avec ses yeux si doux et si intelligents, ne fût pas une princesse victime de quelque abominable fée.
Heureusement ma princesse elle-même rompait le charme en aboyant.
Bien des années ont passé sur ces rêves, mais elles ne m’ont pas encore apporté cette sagesse dont on m’avait menacé. Entre autres faiblesses j’ai gardé l’amour des contes de fées. Et le soir, quand tout dort autour de moi, quand la tâche du jour est achevée, quand, las d’étudier ce long tissu d’horreurs et de folies qu’on nomme l’histoire, il m’est enfin permis d’être à moi, je retourne à mes amis d’enfance, qui sont là dans un coin connu de moi seul. Là, derrière la Fontaine, qui aimait tant Peau-d’Ane ; Voltaire, qui eût été le roi des conteurs, s’il avait eu moins d’esprit et un peu plus de retenue ; Goethe, cet autre monstre philosophique qui toute sa vie aima l’Orient, les contes, les enfants et les fleurs, j’ai caché Perrault, Mille et une Nuits et madame d’Aulnoy. Près de ces grands noms, voici des contes charmants du Nord et du Midi qui prouvent que, partout où il y a des hommes, il leur faut du merveilleux pour les consoler de la vie. Ici est le recueil des frères Grimm, là est le Pentamerone napolitain, livre introuvable pour qui ne l’a pas cherché, œuvre pleine de gaieté et de malice ; les Scandinaves y donnent la main aux Celtes ; l’Orient est représenté par le roman d’Antar, par les contes sanscrits de Somadéva, que le savant Brockhaus a traduits en allemand, par l’Hitopadésa, par le Trône enchanté, par le Pantcha-Tantra ; les Persans aussi y ont leur place, et ne sont ni les moins ingénieux ni les moins hardis ; mais, hélas ! le savant Julien ne nous a pas encore traduit du chinois le Liao-tchai-tchii, vingt-six volumes de contes de fées, qui sans lui manqueront toujours à nos collections.
D’où vient ce goût singulier que les hommes ont pour le merveilleux ? Est-ce donc que le mensonge est plus doux que la vérité ? Non, les contes de fées ne sont pas un mensonge, et l’enfant, qu’il s’en amuse ou qu’il s’en effraye, ne s’y trompe pas d’un instant. Les contes sont l’idéal, quelque chose de plus vrai que la vérité du monde, le triomphe du bon, du beau, du juste. L’innocence l’emporte toujours. Souvent, il est vrai, la victime passe trente ans dans un cachot avec des serpents, quelquefois même on la coupe en morceaux, mais tout s’arrange à la fin ; le méchant est toujours puni ; il n’est pas besoin d’attendre un monde meilleur pour châtier le crime et couronner la vertu.
C’est là qu’est le secret de ces récits merveilleux ! Ce qui fait le charme des fées, ce n’est point l’or et l’argent qu’elles sèment partout, c’est la baguette magique qui remet l’ordre sur la terre et qui du même coup anéantit ces deux ennemis de toute vie humaine, l’espace et le temps. Qu’importe que Grisélidis souffre quinze ans de l’exil et de l’abandon ! l’épreuve finie, elle sera jeune et aimable comme au premier jour.
Dans cet heureux pays de fées, on ne se quitte que pour se retrouver, on ne souffre que pour être heureux, tandis que pour nous la douleur est une énigme et la vie une bataille sans fin où les meilleurs tombent les premiers. Là-bas, on ne vieillit pas et l’on aime toujours ; ici, à peine notre cœur, revenu des folles ardeurs de la jeunesse, commence-t-il à aimer sérieusement un objet digne de lui, que notre front se ride et que nos cheveux blanchis ne nous laissent du sentiment que le ridicule. Là-bas, en un jour, en une heure, on sait tout ; ici, c’est au prix de la vie que nous poursuivons la vérité qui recule ; elle fuit comme l’oiseau merveilleux, et quand enfin, après trente ans de peine, nous la sentons près de nous, quand notre main s’abaisse pour la saisir, une main plus puissante nous glace et nous porte au pays d’où nul n’est revenu.
Hommes sérieux, laissez-nous donc oublier quelquefois cette vie que vous nous rendez si triste. Vous ne pouvez donner à tous la santé, la fortune ni la puissance. Il vous faut donc des rêveurs pour aimer et faire aimer aux autres ces biens dont l’espérance seule vaut tous les trésors de la terre, mais que vous n’estimez d’aucun prix : la beauté, la justice, la liberté. Les rêveurs ont cela de bon qu’ils ne prennent la part de personne ; l’idéal leur tient lieu de tout. Quand on
peut être le calife de Bagdad à ses heures, on voit de haut les ambitions du jour. Quel orateur vaudra jamais l’oiseau qui dit tout ? En fait de dévouement et de ressources, quel ministre approchera du Chat botté ? Quant à moi, une seule profession m’aurait souri peut-être, c’est la diplomatie. J’aurais voulu rechercher par toute l’Europe cette robe couleur du temps que Peau-d’Ane a laissée à la cour, mais dont les hommes politiques, à ce qu’on assure, ont gardé les morceaux. Tout le reste m’est indifférent. L’expérience m’apprend tous les jours que le monde ne vaut pas l’empire de la fantaisie.
Que si par hasard on osait accuser de paradoxe une opinion aussi sérieuse, ma réponse est toute prête. Je maintiens que la vérité vraie, celle que ne disait pas Figaro et que ne disent pas davantage ses héritiers politiques, est dans ces petits livres, et non dans de gros volumes qu’on prend au sérieux. Si le but de toute éducation est de faire des honnêtes gens, en apprenant aux enfants que la justice gouverne le monde, le conte de Barbe-Bleue vaut mieux que l’Histoire de Henri VIII ; Perrault est un politique plus sûr que Machiavel. Quelque jour je ferai là-dessus un gros livre, qui immortalisera mon nom ; je le commencerai dès que, devenu un véritable érudit, j’aurai vu tomber sans regrets les feuilles d’automne et ma dernière illusion.
En attendant, et de crainte que mes hauts et puissants Seigneurs, les Enfants, ne s’impatientent, je finis cette Préface, aussi amusante qu’un discours de distribution des prix, et je dis en forme de péroraison :
Seigneurs, à tout conte, dit-on, il faut une morale. Les sages ont établi ce principe, et comme en général les conteurs ont oublié qu’il fallait prouver quelque chose, on coud à leurs amusants récits quelque belle maxime qui n’y tient pas du tout. Je suivrai l’exemple de mes savants maîtres, et je vous dirai :
« Messieurs, ne croyez pas que tous vous deviendrez princes en devinant des énigmes ; ni vous, Mesdemoiselles, n’imaginez pas que les fils de rois se disputeront votre pantoufle et votre main. La vie ne ressemble guère aux contes de Perrault ; les fées qu’on y rencontre sont plutôt un danger qu’un appui. Aujourd’hui, comme au temps de Virgile, la fortune n’aime que les audacieux. Et même pour les moins ambitieux, à qui suffit encore la paix de l’âme et l’étude, il n’est qu’un talisman pour conquérir ces biens si doux : c’est un labeur opiniâtre. L’enchanteur qui nous protège, c’est le travail ; lui seul nous modère dans la prospérité, lui seul nous aide à oublier nos misères. Travaillez donc avec courage, faites fortune même, si vous trouvez la fortune sur le chemin de l’honneur ; mais ne méprisez pas le merveilleux qui amusa votre enfance ; gardez toujours un coin pour l’illusion. Vous en aurez besoin contre les ennuis qui assiègent la vie ; cette chimère que dédaignent les habiles vous empêchera du moins de prendre trop au sérieux ce que le monde nomme sagesse, et qui n’est trop souvent que sécheresse, égoïsme et brutalité. »
20 décembre 1863.
Conte breton
Il y avait une fois, en Bretagne, un noble seigneur, qu’on appelait le baron de Kerver. Son manoir était le plus beau de la province. C’était un grand château gothique,
tout en ogives ; les murs en étaient brodés à jour comme une guipure ; de loin on eût dit d’une vigne courant sur un berceau. Au premier étage, les fenêtres peintes et historiées s’avançaient en balcon ; il y en avait six au levant et six au couchant. Le matin, quand le baron, monté sur sa jument isabelle, s’en allait en forêt, suivi de ses grands lévriers, il saluait à chaque fenêtre une de ses filles qui, un livre d’heures à la main, priait Dieu pour la maison de Kerver. Avoir leurs cheveux blonds, leurs yeux bleus, leurs mains jointes, on eût dit de six madones dans leur niche d’azur. Le soir, quand tombait le soleil, et que le baron rentrait au logis, après avoir fait le tour de ses domaines, il apercevait de loin, aux fenêtres du couchant, six fils aux cheveux bruns, au regard assuré, l’espérance et la gloire de la famille. On eût dit de six chevaliers sculptés au portail d’une église. Aussi, à dix lieues à la ronde, quand on voulait citer un heureux père et un puissant baron, amis et ennemis nommaient-ils le sire de Kerver.
Le château n’avait que douze fenêtres, et le baron avait treize enfants. Le dernier, celui qui n’avait point de place, était un beau garçon de seize ans, qu’on appelait Yvon. Suivant l’usage, c’était le bien-aimé. Le matin au départ, le soir au retour, le baron trouvait toujours sur le seuil de la porte Yvon qui l’attendait pour l’embrasser. Avec ses cheveux blonds, qui lui tombaient au milieu du dos, sa taille cambrée, son air mutin, son geste hardi, Yvon était l’amour de tous les Bretons.
À douze ans, il avait bravement attaqué et tué un loup à coups de hache ; aussi l’avait-on surnommé Sans-Peur. C’est un titre qu’il méritait, car il n’y eut jamais de cœur plus hardi.
Un jour que le baron était resté au logis, et que, pour se délasser, il s’amusait à rompre une lance avec son écuyer, Yvon, en habit de voyage, entra dans la salle d’armes, et, mettant un genou en terre :
– Mon seigneur et père, dit-il au baron, je vous demande votre bénédiction, car je prends congé de vous. La maison de Kerver est riche en chevaliers, et n’a besoin d’un enfant ; il est temps que je cherche fortune. Je veux aller au loin, essayer mon bras et me faire un nom.
– Tu as raison, Sans-Peur, répondit le baron, plus ému qu’il ne voulait le paraître ; je ne te retiens pas ; je n’ai pas le droit de te retenir ; mais tu es bien jeune, mon enfant, peut-être eût-il mieux valu rester encore une saison près de nous.
– J’ai seize ans, mon père ; à cet âge, vous vous étiez déjà battu contre un Rohan ; je n’ai pas oublié que nos armes sont une licorne éventrant un lion, et notre devise : En avant. Je ne veux pas que les Kerver aient à rougir de leur dernier enfant.
Yvon reçut la bénédiction de son père, serra la main de ses frères, embrassa ses sœurs, dit adieu à tous les vassaux qui pleuraient, et partit le cœur léger.
Sur sa route, rien ne l’arrêta ; une rivière, il la passait à la nage ; une montagne, il la franchissait ; un bois, il le traversait en suivant le soleil. En avant les Kerver, criait-il, dès qu’il rencontrait un obstacle, et bon gré, mal gré, il allait toujours droit devant lui.
Il y avait trois ans qu’il courait le monde, en cherchant aventure ; tantôt battant, tantôt battu, toujours gai et hardi, lorsqu’on lui offrit d’aller en croisade contre les païens de Norvège. Tuer des mécréants, et conquérir un royaume, c’était double plaisir ; Yvon enrôla douze braves compagnons, fréta un petit navire, et arbora au grand mât un gonfanon bleu, avec la licorne et la devise des Kerver.
La mer était belle, le vent favorable, la nuit sereine ; Yvon, couché sur le tillac, regardait les étoiles, et
cherchait celle qui jetait sa tremblante lumière sur le manoir paternel. Tout à coup le vaisseau toucha sur un rocher ; on entendit un craquement terrible ; les mâts tombèrent comme du bois mort, une lame énorme fondit sur le pont, et emporta tout ce qui s’y trouvait.
– En avant les Kerver, cria Yvon, dès qu’il reparut au-dessus de l’eau ; et il se mit à nager aussi tranquillement que s’il se baignait dans les fossés du vieux château.
Par bonheur la lune se leva ; Yvon aperçut à quelque distance une tache noire au milieu des flots argentés, c’était la terre. Il s’en approcha, non sans peine, et finit par y aborder. Mouillé jusqu’aux os, épuisé, hors d’haleine, il se traîna sur le sable, et, sans plus s’inquiéter, il fit sa prière et s’endormit.
Le matin, à son réveil, Yvon essaya de reconnaître le pays où le hasard l’avait jeté. Il aperçut dans le lointain une maison grande comme une cathédrale, avec des fenêtres qui avaient cinquante pieds de haut. Il marcha tout un jour, avant d’y arriver, et enfin se trouva en face d’une porte immense, avec un marteau si lourd que la main d’un homme ne pouvait le soulever.
Yvon prit une grosse pierre, et se mit à frapper.
Entrez, dit une voix qui retentit comme le mugissement d’un bœuf ; au même instant la porte s’ouvrit, et le petit Breton se trouva face à face avec un géant qui n’avait pas moins de quarante pieds.
– Comment t’appelles-tu, et que viens-tu faire ici ? dit le géant, en prenant notre aventurier au collet, et en l’élevant de terre pour le voir plus à son aise.
– Je m’appelle Sans-Peur, et je cherche fortune, répondit Yvon, en regardant le monstre d’un air de défi.
– Eh bien, brave Sans-Peur, ta fortune est faite, dit le géant d’un ton de moquerie ; j’ai besoin d’un valet, je te prends à mon service. Tu vas entrer de suite en fonction. Voici l’heure où je mène paître mon troupeau ; tu nettoieras l’étable. Je ne te donne pas autre chose à faire, ajouta-t-il en riant du bout des lèvres, tu vois que je suis un bon maître. Fais ta besogne, et surtout ne rôde pas dans la maison, il y va de ta vie.
– Certes, j’ai un bon maître, l’ouvrage n’est pas rude, pensa Yvon, quand le géant fut parti. J’ai, Dieu merci, le temps de balayer l’étable. Que faire en attendant, pour me désennuyer ? Si je visitais la maison ? Puisqu’on me défend d’y regarder, c’est qu’il y a quelque chose à voir.
Il entra dans la première pièce ; il y avait une grande cheminée, avec une marmite accrochée à une crémaillère. Le pot bouillait, cependant il n’y avait pas de feu dans l’âtre.
– Qu’est cela, dit le Breton ; il y a du mystère là-dessous. Il coupa une mèche de ses cheveux, la trempa dans la marmite, et la retira toute cuivrée.
– Oh ! oh ! s’écria-t-il ; voilà un bouillon d’une nouvelle espèce ; à l’avaler, on se mettrait une cuirasse dans l’estomac.
Il passa dans la seconde chambre ; là encore était un pot suspendu à une crémaillère, et qui cuisait sans feu. Yvon y trempa une mèche de cheveux, il la retira tout argentée.
– Dans la maison des Kerver, pensa-t-il, le bouillon n’est pas si riche, mais peut-être a-t-il meilleur, goût.
Sur quoi, il entra dans la troisième pièce. Là aussi était un pot suspendu à une crémaillère, et qui cuisait sans feu. Yvon y trempa une mèche de cheveux, et la retira toute dorée. L’éclat en était si vif qu’on eût dit d’un rayon de soleil.
– Bon ! s’écria-t-il ; dans notre Bretagne, les vieilles gens ont un proverbe qui dit : Tout va de pis en pis ; ici, c’est le contraire ; tout va de mieux en mieux. Qu’est-ce que je vais donc trouver dans la quatrième chambre, une soupe aux diamants ?
Il poussa la porte et vit quelque chose de plus rare que les pierreries. C’était une jeune femme d’une si merveilleuse beauté, qu’à son aspect, Yvon, ébloui, se mit à genoux.
– Malheureux ! s’écria-t-elle d’une voix tremblante, que faites-vous ici ?
– Je suis de la maison, répondit le Breton ; ce matin le géant m’a pris à son service.
– À son service ! reprit la jeune femme. Que le Ciel vous en retire ! – Pourquoi cela ? dit Yvon. J’ai un bon maître, l’ouvrage n’est pas rude. Une fois l’étable balayée, ma besogne est finie.
– Oui, et comment vous y prendrez-vous ? dit l’étrangère. Si vous faites comme tout le monde, pour chaque fourche de fumier que vous sortirez par la porte, il en rentrera dix par la fenêtre. Mais je vous dirai ce qu’il faut faire. Tournez la fourche, balayez avec le manche, le fumier s’enfuira de lui-même et d’un seul coup.
– J’obéirai, dit Yvon ; sur quoi il s’assit auprès de la jeune femme et se mit à causer avec elle. C’était une fille de fée, dont le misérable géant avait fait son esclave. Entre compagnons d’infortune, l’amitié n’est pas longue à venir ; avant la fin du jour, Finette (c’était le nom de l’étrangère) et Yvon s’étaient déjà promis d’être l’un à l’autre, s’ils pouvaient échapper à leur abominable maître. Le difficile était d’en trouver le moyen.
Les heures passent vite quand on cause de cette façon, le soir approchait ; Finette renvoya son nouvel ami en lui recommandant de balayer l’étable avant l’arrivée du géant.
Yvon décrocha la fourche, et, sans être trop défiant, il voulut s’en servir comme il avait vu faire dans son vieux château ; mal lui en prit, et il en eut bientôt assez ; car en moins d’un instant il y eut tant de fumier dans l’écurie que le pauvre garçon ne savait plus où se mettre. Il fit alors comme Finette lui avait dit, il tourna la fourche et balaya avec le manche. En un clin d’œil l’étable fut aussi propre que si jamais bétail n’y était entré.
La besogne finie, Yvon s’assit sur un banc à la porte de la maison. Aussitôt qu’il aperçut le géant, il leva la tête au ciel, et fit danser ses jambes en chantant une chanson de son pays.
– As-tu nettoyé l’étable ? demanda le géant en fronçant le sourcil.
– Tout est prêt, notre maître, répondit Yvon sans se déranger.
– C’est ce que nous allons voir, hurla le géant ; il entra dans l’écurie en grondant, trouva tout en ordre, et sortit furieux.
– Tu as vu ma Finette, cria-t-il, ce n’est pas de ta cervelle que tu aurais tiré cette malice.
– Qu’est-ce que c’est que Ma finette, dit Yvon, en ouvrant la bouche et en fermant les yeux. C’est-y une bête de ce pays-ci ? notre maître, faites-la-moi voir.
– Tais-toi, imbécile, répondit le géant ; tu ne la verras que trop tôt.
Le lendemain, le géant rassembla ses brebis pour les mener aux champs, mais, avant de partir, il ordonna à Yvon d’aller, dans la journée, lui chercher son cheval, qui était au vert sur la montagne.
– Après cela, lui dit-il, en riant du bout des lèvres, tu pourras te reposer tout le long du jour. Tu vois que je suis un bon maître. Fais ta besogne, et surtout ne rôde pas dans la maison, sinon, je te coupe la tête.
Yvon laissa passer le Cyclope, en clignant des yeux.
– Certes, disait-il entre ses dents, tu es un bon maître ; la malice ne t’étouffe pas ; mais, malgré tes menaces, je vais entrer dans la maison, et causer avec ta Finette ; reste à savoir si ta Finette ne sera pas à moi plutôt qu’à toi.
Il courut à la chambre de la jeune fille :
– Victoire, cria-t-il en entrant, je n’ai rien à faire de la journée que d’aller à la montagne pour en ramener le cheval.
– Très bien, lui dit Finette ; comment vous y prendrez-vous ?
– Voilà une belle question, reprit Yvon. Est-ce chose malaisée que de conduire un cheval ? j’imagine que j’en ai monté de plus méchants que celui-là.
– Ce n’est pas aussi facile que vous pensez, répondit Finette ; mais je vous dirai ce qu’il faut faire. Quand vous approcherez de l’animal, flamme et feu sortiront de ses naseaux comme d’une fournaise ; mais prenez le mors qui est caché derrière la porte de l’écurie, jetez-le droit entre les dents du cheval, aussitôt il deviendra doux comme un mouton, et vous en ferez ce que vous voudrez.
– J’obéirai, dit Yvon.
Sur quoi il s’assit auprès de Finette, et se mit à causer avec elle. De quoi parlèrent-ils ? De toutes choses et d’autres encore ; mais, si loin qu’ils allassent dans leurs fantaisies, ils en revenaient toujours là, qu’ils s’étaient promis d’être l’un à l’autre ; et qu’il fallait échapper au géant. Les heures passent vite quand on cause de cette façon. Le soir approchait ; Yvon avait oublié le cheval et la montagne ; Finette fut obligée de le renvoyer, en lui recommandant de ramener l’animal avant l’arrivée du maître.
Yvon prit le mors qui était caché derrière la porte de l’écurie, et courut à la montagne. Et voilà un cheval presque aussi gros qu’un éléphant qui approche au galop, en jetant feu et flammes par ses naseaux.
Yvon attendit de pied ferme l’énorme bête, et, quand elle ouvrit une mâchoire béante, il y jeta le mors. Aussitôt le cheval devint doux comme un mouton.
Yvon le fit mettre à genoux, lui grimpa sur le dos, et revint tranquillement au logis.
La besogne finie, notre Breton s’assit sur le banc, à la porte de la maison. Dès qu’il aperçut le géant, il leva la tête au ciel et fit danser ses jambes, en chantant une chanson de son pays.
– As-tu ramené le cheval ? demanda le géant en fronçant le sourcil.
– Oui, notre maître, répondit Yvon sans se déranger. C’est une jolie bête et qui vous fait honneur ; c’est doux, bien gentil et bien élevé. Il est là qui mange à l’écurie.
– C’est ce que nous allons voir, hurla le géant ; il entra en grondant, trouva tout en ordre et sortit furieux.
– Tu as vu ma Finette, cria-t-il ; ce n’est pas de ta cervelle que tu aurais tiré cette malice-là.
– Notre maître, dit Yvon, en ouvrant la bouche et en fermant les yeux, c’est donc toujours la même histoire. Qu’est ce que c’est que Ma finette ? Une bonne fois pour toutes, faites-moi voir ce monstre-là.
– Tais-toi, imbécile, répondit le géant ; tu ne la verras que trop tôt.
Le troisième jour, dès l’aurore, le géant rassembla ses brebis pour les mener aux champs ; mais, avant de partir, il dit à Yvon :
– Aujourd’hui, tu iras en Enfer toucher ma rente. Après cela, continua-t-il en riant du bout des lèvres, tu pourras te reposer tout le long du jour. Tu vois que je suis un bon maître.
– Un bon maître, soit, murmura Yvon ; mais la tâche n’en est pas moins dure. Allons voir ma Finette, comme dit le géant ; j’ai grand besoin qu’elle me tire d’affaire aujourd’hui.
Quand Finette eut demandé à son ami quelle était la besogne du jour.
– Eh bien ! lui dit-elle, comment vous y prendrez-vous cette fois ?
– Voyez-vous ce grand rocher là-bas, dit Finette, c’est une des portes de l’Enfer. Prenez ce bâton, vous frapperez trois fois sur la pierre, et alors sortira un démon tout ruisselant de feu. Vous lui direz l’objet de votre visite ; il vous demandera : Combien voulez-vous ? Ayez soin de lui répondre : Pas plus que je n’en peux porter.
Arrivé au lieu désigné, Yvon trouva un gros bloc de granit, qu’il frappa trois fois avec le bâton ; le roc s’ouvrit. Il en sortit un démon tout en flammes.
Qu’est-ce que tu veux ? cria-t-il d’une voix effroyable.
– Je viens chercher les rentes du géant, répondit Yvon, sans s’émouvoir.
– Je n’en veux jamais plus que je n’en peux porter, répondit le Breton.
Yvon entra, et ouvrit de grands yeux. Partout de l’or, de l’argent, des diamants, des escarboucles, des émeraudes ; il y en avait autant que de sable au bord de la mer. Le jeune Kerver emplit un sac, le jeta sur son épaule, et revint tranquillement au logis.
La besogne finie, notre Breton s’assit sur le banc à la porte de la maison. Aussitôt qu’il aperçut le géant, il leva la tête au ciel, et fit danser ses jambes en chantant une chanson du pays.
– C’est ce que nous allons voir, hurla le géant. Il défit les cordons du sac qui était si plein, que l’or et l’argent roulèrent de tous côtés.
– Notre maître, dit Yvon, en ouvrant la bouche et en fermant les yeux, vous ne savez donc qu’une chanson ? c’est toujours le même refrain : Mafinette ; Mafinette. Une bonne fois pour toutes, montrez-moi donc cette chose-là.
– Merci, notre maître, dit Yvon ; c’est gentil de votre part ; mais je vois bien à votre mine réjouie que vous vous gaussez de moi.