C’est un des agréments de cet exquis XVIIIe siècle que la réalité y montre souvent autant de fantaisie qu’une fiction. La vie de Crébillon fils, conteur libertin, est elle-même amusante comme un conte, toute pleine de péripéties et d’imprévu.
Crébillon le tragique, son père, Crébillon le barbare ainsi que Voltaire l’appelait, était, quoique fort honnête homme, un caractère singulier. De bonne heure il avait conquis la gloire par son théâtre dont la langue n’est pas très pure, mais qui ne manque point de force dramatique. Il régnait sur la scène par la terreur. On connaît son mot, qui n’est peut-être pas authentique : Corneille avait pris le ciel, Racine la terre : il me restait l’enfer ; je m’y suis jeté à corps perdu. »
Ce dramaturge terrible avait d’ailleurs la moralité d’un bon bourgeois ; néanmoins il fit une folie de jeunesse : il devint l’amant de Charlotte Pêaget, fille d’apothicaire. Mais il se conduisit avec elle en galant homme, et malgré l’opposition de son père, il l’épousa.
Il était temps : quatorze jours après le mariage, elle le rendait père d’un garçon. C’était le futur auteur duSopha. Crébillon fils, qui dut ses succès à l’amour libertin, est donc un enfant de l’amour: il était prédestiné.
Son jeune front fut éclairé par un reflet de la gloire paternelle. Mais celle-ci se voilà bientôt. Une pièce du tragique étant tombée à plat, il ressentit si vivement cet échec qu’il garda plus de vingt-cinq ans le silence. Un veuvage précoce acheva de l’assombrir. Alors il devint sauvage, chagrin, misanthrope. Il s’enferma dans sa chambre, avec ses corbeaux et ses chats, et lui qui avait aimé les beaux habits de velours et de soie, il se vêtit sordidement.
Son fils lui tenait compagnie. C’est dans une mansarde empestée de tabac, auprès d’un bonhomme maussade malgré son excellent cœur et son honnêteté raffinée, que le deuxième Crébillon vécut ses années de jeunesse. Mais comme son père autrefois, il aimait secrètement le luxe et la vie élégante ; il rêvait aux marquises, à leurs boudoirs parfumés.
Il fit ses études à Louis-le-Grand, chez les jésuites, comme Voltaire ; il eut pour maître le fameux Père Tournemine. Les bons religieux, émerveillés de ses dispositions, firent tout au monde pour qu’il entrât dans la compagnie. Ils perdirent leurs peines.
Le jeune homme était attiré vers le théâtre. Il eut ses entrées à la Comédie-Française, les acteurs considérant que cette faveur était bien due au fils du grand tragique. Mais il fréquenta surtout le Théâtre Italien et s’y lia avec le célèbre Riccoboni ; il mit la main à des parodies d’opéras. Il fit partie d’une société littéraire composée de jeunes nobles, qui s’appelait l’Académie de ces Messieurs, et s’exerça dans la poésie légère. Puis il donna au public Tanzaï et les Égarements du Cœur et de l’Esprit.
Aussitôt il fut célèbre. Heureux temps où quelques grivoiseries, galamment présentées dans un livre coquet, suffisaient à illustrer un écrivain débutant.
Le succès de ces menus ouvrages retentit hors de France. Une Anglaise, riche, noble et belle, s’amouracha du romancier licencieux, au point qu’elle passa la Manche pour le lui dire. Elle fit mieux, elle lui offrit sa main avec sa fortune dedans. Voilà un romanesque qui paraîtrait un peu forcé dans un conte bleu ou rose de l’époque et c’est pourtant un épisode de la vie invraisemblable que vécut l’auteur duSopha. Et ceci complète le paradoxe : le romancier qui ménagea si peu dans ses écrits les réputations des marquises et des caillettes, crut à la vertu de sa femme bien que cette belle se fût proprement jetée à sa tête, et que son goût pour les Égarements du Cœur et de l’Esprit ne témoignât pas d’une grande austérité. Chose plus remarquable encore : il paraît qu’il n’eut pas tort d’y croire et que lady Stafford fit une excellente épouse.
Le bonhomme Crébillon bouda quelque temps sa bru, mais il finit par s’attendrir et lui ouvrit paternellement les bras. Le jeune homme connut alors une existence charmante, goûtant à la fois les joies du mariage, de la famille, de la fortune et de la célébrité.
Il était ami de Diderot, de d’Alembert, de Montcrif, de Mme Geoffrin, de la Clairon et du Chancelier Maurepas. Il se lia avec Colli et Piron, et fut parmi les premiers membres du fameux Caveau.
Un jour cependant, une disgrâce soudaine lui rappela la fragilité des jouissances humaines. Mme de Pompadour, qu’on ne s’attendrait pas à trouver si soucieuse de la morale chez autrui, s’émut des passages licencieux qui abondent dans l’œuvre du romancier et s’en plaignit au roi. Louis XV, gardien des bonnes mœurs littéraires, exila le coupable de Paris. Celui-ci se réfugia dans le pays de sa femme, en Angleterre.
Il y était fort goûté : Garrick et Fielding l’admiraient. Sterne disait volontiers : « Avant d’écrire, j’ai lu Rabelais et Crébillon. » Les enthousiastes, on le voit, n’y allaient pas de main morte, mais leurs hyperboles ne tournaient pas la tête au triomphateur, qui était sceptique envers lui-même comme envers les autres.
À son retour d’exil, Crébillon fils reçut, pour cette disgrâce bénigne et passagère, une compensation assez inattendue. Sous prétexte que le père avait exercé la charge et qu’il était convenable de la réserver au fils, on le nomma censeur des écrivains ses confrères. Crébillon censeur ! On voit que le XVIIIe siècle fut vraiment l’âge charmant de la fantaisie, comme nous le disions tout à l’heure. Mais après tout, il y avait aussi de la sagesse dans cette décision. Un homme qui est professionnellement immoral doit avoir des clartés particulières pour découvrir l’immoralité chez les autres.
Ce fut la dernière incarnation de l’auteur duSopha, ce roman où il est si souvent question des incarnations.
Quand on aura ajouté que le second Crébillon, comme le premier, aimait beaucoup les chats, sans qu’il fût comme lui misanthrope, qu’il était un homme de bon ton et d’agréable compagnie, qu’il mena une vie honnête et modeste, tout à fait opposée à celle de ses personnages, on aura fixé les principaux traits de cette figure toute composée de contrastes et d’oppositions, et dont le charme réside précisément dans sa diversité.
Le Sopha, avec ses défauts, qui sont surtout des longueurs, que nous avons supprimées, est un ouvrage aimable, qui n’est pas seulement libertin comme toute la menue littérature du XVIIIe siècle, mais spirituel aussi et tout à fait ingénieux. Les scènes galantes dont fut témoin ce Sopha qui a une âme, une âme de vieux philosophe, ne sont point indignes des jolies estampes de ce temps-là, où le libertinage s’accompagne de malice et dont la sensualité avec ses raffinements a très souvent quelque chose de cérébral. Il en est de même chez Crébillon : la grivoiserie se déguise, se voile, et la discrétion avec laquelle elle s’exprime ajoute à la perversité de l’intention. L’auteur a eu le souci de ne rien dire que ce qu’on pouvait se permettre dans la bonne compagnie de son temps, il y a mis tout son soin, et ses allusions les plus hardies se présentent d’abord comme des énigmes qu’il faut deviner. Mais le diable rose du libertinage n’y perd rien.
Le sultan Schah-Baham qui écoute les histoires scandaleuses du Sopha et y ajoute des interruptions pleines de saveur passe pour être Sa Majesté Louis XV en personne. Le roi eut le suprême bon goût de ne s’y point reconnaître et de ne point se fâcher de l’irrévérence. Faisons comme lui et ne traitons pas avec trop de rigueur un des jolis livres du XVIIIe siècle, un de ceux que l’on pourrait appeler les Bijoux indiscrets de cette littérature.
Le moins ennuyeux du livre.
Sire, Votre Majesté n’ignore pas que, quoique je sois son sujet, je ne suis pas la même loi qu’elle, et que je ne reconnais pour Dieu que Brahma.
– Quand je le saurais, dit le Sultan, qu’est-ce que cela ferait à votre conte ? Au reste, ce sont vos affaires. Tant pis pour vous si vous croyez Brahma ; il vaudrait mieux cent fois que vous fussiez Mahométan ! Je vous le dis en ami ; n’allez pas croire au moins que ce soit pour faire le docteur ; car, au fond, cela ne m’importe guère. Après?
– Nous autres sectateurs de Brahma, nous croyons la métempsycose, continua Amanzéi (c’est le nom du conteur), c’est-à-dire, pour ne point embarrasser mal à propos Votre Majesté, que nous croyons qu’au sortir d’un corps notre âme passe dans un autre, et ainsi successivement, tant qu’il plaît à Brahma, ou que notre âme soit devenue assez pure pour être mise au nombre de celles qu’enfin il juge dignes d’être éternellement heureuses.
– Mon cher ami, dit alors le Sultan, Mahomet me pardonne si ce n’est pas de la morale ce que vous venez de me dire !
– Sire, répondit Amanzéi, ce sont des réflexions préliminaires, qui, je crois, ne sont pas inutiles.
– Fort inutiles, c’est moi qui le dis, répliqua Schah-Baham. C’est que, tel que vous me voyez, je n’aime pas la morale, et que vous m’obligerez beaucoup de la laisser là.
– J’exécuterai vos ordres, répondit Amanzéi ; il me reste cependant à dire à Votre Majesté que Brahma permet quelquefois que nous nous souvenions de ce que nous avons été, surtout quand il nous a infligé quelque peine singulière ; et ce qui le prouve, c’est que je me souviens parfaitement d’avoir été sopha.
– Un sopha ! s’écria le Sultan.
– Oui, Sire, répondit Amanzéi : le premier sopha dans lequel mon âme entra était couleur de rose, brodé d’argent.
– Tant mieux ! dit le Sultan ; vous deviez être un assez beau meuble. Enfin, pourquoi votre Brahma vous fit-il sopha plutôt qu’autre chose ? Quel était la fin de cette plaisanterie ? Sopha ! Cela me passe !
– C’était, répondit Amanzéi, pour punir mon âme de ses dérèglements. Dans quelque corps qu’il l’eût mise, il n’avait pas eu lieu d’en être content ; et sans doute il crut m’humilier plus en me faisant sopha qu’en me faisant reptile.
Je me souviens qu’au sortir du corps d’une femme, mon âme entra dans celui d’un jeune homme. Comme il était minaudier, coquet, tracassier, médisant, grand connaisseur en bagatelles, uniquement occupé de ses habits, de sa toilette, et de mille autres petits riens, à peine s’aperçut-elle qu’elle eût changé de demeure.
– Je voudrais bien, interrompit Schah-Baham, savoir un peu ce que vous faisiez pendant que vous étiez femme.
– Il ne m’est resté de ce que je faisais alors qu’une idée fort imparfaite, répondit Amanzéi. Ce dont je me souviens le plus, c’est que j’étais galante dans ma jeunesse, que je ne savais ni haïr ni aimer ; que, née sans caractère, j’étais tour à tour ce qu’on voulait que je fusse, ou ce que mes intérêts et mes plaisirs me forçaient d’être ; qu’après une vie fort dérangée, je finis par me faire hypocrite, et qu’enfin je mourus en m’occupant, malgré mon air prude, de ce qui, dans le cours de ma vie, m’avait amusé le plus.
Ce fut apparemment du goût que j’avais eu pour les sophas, que Brahma prit l’idée d’enfermer mon âme dans un meuble de cette espèce. Il voulut qu’elle conservât dans cette prison toutes ses facultés, moins sans doute pour adoucir l’horreur de mon sort que pour me la faire mieux sentir. Il ajouta que mon âme ne commencerait une nouvelle carrière que quand deux personnes se donneraient mutuellement et sur moi leurs prémices. Il me restait assez d’idées, et de ce que j’avais fait, et de ce que j’avais vu, pour sentir que la condition à laquelle Brahma voulait bien m’accorder une nouvelle vie, me retenait pour longtemps dans le meuble qu’il m’avait choisi pour prison ; mais la permission qu’il me donna de me transporter, quand je le voudrais, de sopha en sopha, calma un peu ma douleur. Cette liberté mettait dans ma vie une variété qui devait me la rendre moins ennuyeuse ; d’ailleurs, mon âme était aussi sensible aux ridicules d’autrui que lorsqu’elle animait une femme, et le plaisir d’être à portée d’entrer dans les lieux les plus secrets, et d’être en tiers dans les choses que l’on croirait les plus cachées, la dédommagea de son supplice.
Après que Brahma m’eut prononcé mon arrêt, il transporta lui-même mon âme dans un sopha que l’ouvrier allait livrer à une femme de qualité qui passait pour être extrêmement sage ; mais s’il est vrai qu’il y ait peu de héros pour les gens qui les voient de près, je puis dire aussi qu’il y a, pour leur sopha, bien peu de femmes vertueuses.
Qui ne plaira pas à tout le monde.
Un sopha ne fut jamais un meuble d’antichambre, et l’on me plaça, chez la dame à qui j’allais appartenir, dans un cabinet séparé du reste de son palais, et où, disait-elle, elle n’allait souvent que pour méditer sur ses devoirs, et se livrer à Brahma avec moins de distraction. Quand j’entrai dans ce cabinet, j’eus peine à croire, à la façon dont il était orné, qu’il ne servît jamais qu’à d’aussi sérieux exercices. Ce n’était pas qu’il fût somptueux, ni que rien y parût trop recherché ; tout y semblait, au premier coup d’œil, plus noble que galant : mais, à le considérer avec réflexion, on y trouvait un luxe hypocrite, des meubles d’une certaine commodité, de ces choses enfin que l’austérité n’invente pas, et dont elle n’est pas accoutumée à se servir. Il me sembla que j’étais moi-même d’une couleur bien gaie pour une femme qui affichait tant d’éloignement pour la coquetterie.
Peu de temps après que je fus dans le cabinet, ma maîtresse entra ; elle me regarda avec indifférence, parut contente, mais sans me louer trop, et, d’un air froid et distrait, elle renvoya l’ouvrier. Aussitôt qu’elle se vit seule, cette physionomie sombre et sévère s’ouvrit ; je vis un autre maintien et d’autres yeux ; elle m’essaya avec un soin qui m’annonçait qu’elle ne comptait pas faire de moi un meuble de simple parade. Cet essai voluptueux, et l’air tendre et gai qu’elle avait pris d’abord, qu’elle s’était vue sans témoins, ne m’ôtaient rien de la haute idée qu’on avait d’elle dans Agra.
Je savais que ces âmes que l’on croit si parfaites, ont toujours un vice favori, souvent combattu, mais presque toujours triomphant ; qu’elles paraissent sacrifier des plaisirs, qu’elles n’en goûtent quelquefois qu’avec plus de sensualité, et qu’enfin elles font souvent consister la vertu moins dans la privation que dans le repentir. Je conclus de cela que Fatmé était paresseuse, et je me serais alors reproché de porter mes idées plus loin.
La première chose qu’elle fit après celle dont je viens de parler, fut d’ouvrir une armoire fort secrètement pratiquée dans le mur, et cachée avec art à tous les yeux ; elle en tira un livre. De cette armoire elle passa à une autre, où beaucoup de volumes étaient fastueusement étalés ; elle y prit aussi un livre qu’elle jeta sur moi avec un air de dédain et d’ennui, et revint, avec celui qu’elle avait choisi d’abord, se plonger dans toute la mollesse des coussins dont j’étais couvert.
– Dites-nous un peu, Amanzéi, interrompit le Sultan, était-elle jolie, votre femme raisonnable ?
– Oui, Sire, répondit Amanzéi, elle était belle, plus qu’elle ne le paraissait. On sentait même qu’avec moins de modestie, ces airs évaporés qui inspirent le mépris, à la vérité, mais qui excitent les désirs, elle aurait pu ne le céder à personne. Ses traits étaient beaux, mais sans jeu, sans vivacité, et n’exprimant que cet air vain et dédaigneux sans lequel les femmes de ce genre croiraient n’avoir pas une physionomie vertueuse.
Le livre qu’elle avait pris le dernier ne me parut pas être celui qui l’intéressait le plus. C’était pourtant un gros recueil de réflexions composées par un Brahmine. Soit qu’elle crût avoir assez de celles qu’elle faisait elle-même, ou que celles-là ne portassent pas sur des objets qui lui plussent, elle ne daigna pas en lire deux, et quitta bientôt ce livre, pour prendre celui qu’elle avait tiré de l’armoire secrète, et qui était un roman dont les situations étaient tendres et les images vives.
Il me parut que ce livre l’animait ; ses yeux devinrent plus vifs ; elle le quitta, moins pour perdre les idées qu’il lui donnait que pour s’y abandonner avec plus de volupté. Revenue enfin de la rêverie dans laquelle il l’avait plongée, elle allait le reprendre, lorsqu’elle entendit un bruit qui le lui fit cacher. Elle s’arma, à tout évènement, de l’ouvrage du Brahmine ; sans doute elle le croyait meilleur à montrer qu’à lire.
Un homme entra, mais d’un air si respectueux, que, malgré la noblesse de sa physionomie et la richesse de ses vêtements, je le pris d’abord pour un des esclaves de Fatmé. Elle le reçut avec tant d’aigreur, lui parla si durement, parut si choquée de sa présence, si ennuyée de ses discours, que je commençais à croire que cet homme si maltraité ne pouvait être que son mari. Je ne me trompais pas. Elle rejeta longtemps, et avec aigreur, les instantes prières qu’il lui fit de le laisser auprès d’elle, et n’y consentit enfin que pour l’accabler de l’importun détail des fautes qu’elle prétendait qu’il commettait sans cesse. Ce mari, le plus malheureux de tous les époux d’Agra, reçut cette impatiente correction avec une douceur dont je m’indignais pour lui. L’opinion qu’il avait de la vertu de Fatmé n’était pas la seule chose qui le rendît si docile ; Fatmé était belle, et quoiqu’elle parût se soucier peu d’inspirer des désirs, elle en inspirait pourtant. Quelque peu aimable qu’elle voulût paraître aux yeux de son mari, elle éveilla sa tendresse. L’amant le plus timide, et qui parlerait d’amour pour la première fois à la femme du monde qu’il craindrait le plus, serait mille fois moins embarrassé que ce mari ne le fut pour dire à sa femme l’impression qu’elle faisait sur lui. Il la pressa tendrement et respectueusement de répondre à son ardeur ; elle s’en défendit longtemps de mauvaise grâce, et céda enfin comme elle s’était défendue.
Avec quelque opiniâtreté qu’elle lui refusât tout ce qui aurait pu lui faire penser qu’elle n’avait pas, pour ce qu’il exigeait d’elle, la plus forte répugnance, je crus m’apercevoir qu’elle était moins insensible qu’elle ne voulait le paraître. Ses yeux s’animèrent, elle prit un air plus attentif, elle soupira, et quoique avec nonchalance, elle devint moins oisive. Ce n’était cependant pas son mari qu’elle aimait. Je ne sais qu’elles étaient alors les idées de Fatmé, mais soit que la reconnaissance la rendît plus douce, soit qu’elle voulût engager son mari à de nouvelles attentions, des propos assez tendres, quoique graves et mesurés, succédèrent à ce ton dur et grondeur dont elle s’était armée en le voyant. Il est apparent qu’il n’en découvrit pas le motif, ou qu’il n’en était pas touché, et il ne l’est pas moins que sa froideur ou sa distraction déplurent à Fatmé. Insensiblement elle engagea une querelle ; elle vit dans un instant à son mari les vices les plus odieux. Quelles horribles mœurs n’avait-il pas ! Quelle débauche ! Quelle dissipation ! Quelle vie ! Elle l’accabla enfin de tant d’injures, que, malgré toute sa patience, il fut obligé de la quitter. Fatmé se fâcha de son départ ; le trouble de ses yeux, moins obscur pour moi qu’il n’avait été pour ce mari, m’apprit que ce n’était point par son absence qu’elle aurait voulu être calmée, avant même que quelques mots assez singuliers qu’elle prononça, quand elle se vit seule, m’eussent absolument mis au fait de ce qu’elle pensait là-dessus.
Fatmé, en apparence, fuyait les plaisirs, et ce n’était que pour s’y livrer avec plus de sûreté. Dévouée à l’imposture dès sa plus tendre jeunesse, elle avait moins songé à corriger les penchants vicieux de son cœur, qu’à les voiler sous l’apparence de la plus austère vertu. Son âme, naturellement… dirai-je voluptueuse ? Non : ce n’était pas le caractère de Fatmé ; son âme était portée aux plaisirs. Peu délicate, mais sensuelle, elle se livrait au vice, et ne connaissait point l’amour. Elle n’avait pas encore vingt ans ; il y en avait cinq qu’elle était mariée, et plus de huit qu’elle avait prévenu le mariage. Ce qui séduit ordinairement les femmes ne prenait rien sur elle ; une figure aimable, beaucoup d’esprit, lui inspiraient peut-être des désirs ; mais elle n’y cédait pas. Les objets de ses passions étaient choisis parmi des gens non suspects, engagés par leur genre de vie à taire leurs plaisirs, ou entre ceux que la bassesse de leur état dérobe aux soupçons du public, que la libéralité séduit, que la crainte retient dans le silence, et qui, dévoués en apparence aux plus vils emplois, quelquefois n’en paraissent pas moins propres aux plus doux mystères de l’amour.
Qui contient des faits peu vraisemblables.
Après le départ de son mari, Fatmé se mit à rêver profondément, mais sans tristesse : ses yeux s’attendrirent, ils errèrent languissamment dans le cabinet ; il semblait qu’elle désirât vivement quelque chose qu’elle n’avait pas, ou dont elle craignait de jouir. Enfin, elle appela.
À sa voix, un jeune esclave, d’une figure plus fraîche qu’agréable, se présenta. Fatmé, le fixant avec des yeux où régnaient l’amour et le désir, parut cependant irrésolue et craintive.
– Ferme la porte, Dahis ! lui dit-elle enfin. Viens, nous sommes seuls ; tu peux sans danger te souvenir que je t’aime, et me prouver ta tendresse !
Dahis, à cet ordre, quittant l’air respectueux d’un esclave, prit celui d’un homme que l’on rend heureux. Il me parut peu délicat, peu tendre, mais vif et ardent, dévoré de désirs, ne connaissant point l’art de les satisfaire par degrés, ignorant la galanterie, ne sentant point de certaines choses, ne détaillant rien, mais s’occupant essentiellement de tout. Ce n’était pas un amant, et pour Fatmé qui ne cherchait pas l’amusement, c’était quelque chose de plus nécessaire. Dahis louait grossièrement ; mais le peu de finesse de ses éloges ne déplaisait pas à Fatmé, qui, pourvu qu’on lui prouvât fortement qu’elle inspirait des désirs, croyait toujours être louée assez bien.
Fatmé se dédommagea avec Dahis de la réserve avec laquelle elle s’était forcée avec son mari. Moins fidèle aux sévères lois de la décence, ses yeux brillèrent du feu le plus vif ; elle prodigua à Dahis les noms les plus tendres et les plus ardentes caresses ; loin de lui rien dérober de tout ce qu’elle sentait, elle se livrait à tout son trouble. Plus tranquille, elle faisait remarquer à Dahis toutes les beautés qu’elle lui abandonnait, et le forçait même à lui demander de nouvelles preuves de sa complaisance, et que lui-même il n’aurait pas désirées.
Dahis, cependant, paraissait peu touché. Ses yeux s’arrêtaient stupidement sur les objets que la facile Fatmé leur présentait ; c’était machinalement qu’ils faisaient impression sur lui. Son âme grossière ne sentait rien ; le plaisir ne pénétrait même pas jusqu’à elle. Pourtant Fatmé était contente. Le silence de Dahis et sa stupidité ne choquaient point son amour-propre, et elle avait de trop bonnes raisons pour croire qu’il était sensible à ses charmes, pour ne pas préférer son air indifférent aux éloges les plus outrés et aux plus fougueux transports d’un petit-maître.
Fatmé, en s’abandonnant aux désirs de Dahis, annonçait assez qu’elle avait aussi peu de délicatesse que de vertu, et n’exigeait pas de lui cette vivacité dans les transports, ces tendres riens que la finesse de l’âme et la politesse des manières rendent supérieurs aux plaisirs, ou qui, pour mieux dire, les font eux-mêmes.
Dahis sortit enfin, après avoir bâillé plus d’une fois. Il était du nombre de ces personnes malheureuses, qui, ne pensant jamais rien, n’ont jamais aussi rien à dire, et qui sont meilleures à occuper qu’à entendre.
Quelque idée que les amusements de Fatmé m’eussent donnée d’elle, j’avouerai qu’après la retraite de Dahis, je crus que, ne lui restant plus rien sur quoi elle pût méditer dans ce cabinet, elle en sortirait bientôt ; je me trompais : c’était sur ce genre de méditation une femme infatigable. Il n’y avait pas longtemps qu’elle était toute aux réflexions dont Dahis lui avait fourni si ample matière, lorsqu’il lui arriva de quoi en faire de nouvelles.
Un Brahmine sérieux, mais jeune, frais, et avec une de ces physionomies dont l’air composé ne détruit pas la vivacité, entra dans le cabinet. Malgré son habit de Brahmine, peu fait pour les grâces, il était aisé de remarquer qu’il était tourné de façon à donner des idées à plus d’une prude ; aussi était-il le Brahmine d’Agra le plus recherché, le plus consolant, et le plus employé. Il parlait si bien ! disait-on ; c’était avec tant de douceur qu’il insinuait dans les âmes le goût de la vertu ! Le moyen sans lui de ne pas s’égarer ! Voilà ce qu’en public on disait de lui ; on verra bientôt sur quoi en particulier on lui devait des éloges, et si ceux qu’on lui donnait le plus haut étaient ceux qu’il méritait le mieux.
Cet heureux Brahmine s’approcha de Fatmé d’un air doucereux et empesé, plus fade que galant. Ce n’était pas qu’il ne cherchât des airs légers, mais il copiait mal ceux qu’il prenait pour modèles, et le Brahmine perçait au travers du masque qu’il empruntait.
– Reine des cœurs, dit-il à Fatmé, en minaudant, vous êtes aujourd’hui plus belle que les Êtres heureux destinés au service de Brahma ! Vous élevez mon âme à une extase qui a quelque chose de céleste, et que je voudrais bien vous voir partager!
Fatmé, d’un air languissant, lui répondit sur le même ton ; et, le Brahmine n’en changeant point, il s’établit entre eux une conversation fort tendre, mais où l’amour parlait une langue bien étrangère, et en apparence bien peu faite pour lui. Sans leurs actions, je doute que je n’eusse jamais compris leurs discours.
Fatmé, qui naturellement faisait assez peu de cas de l’éloquence, et qui, quoi qu’elle en dît, n’estimait pas beaucoup celle du Brahmine même, fut la première à s’ennuyer du sentiment. Le Brahmine, à qui il ne plaisait pas plus qu’à elle, le quitta bientôt aussi, et cette conversation si fade, si doucereuse, finit comme celle de Dahis avait commencé.
Il est vrai cependant que Fatmé, en faisant les mêmes choses, était plus soigneuse des dehors. Elle voulait et paraître délicate, et que le Brahmine pût croire qu’elle ne cédait qu’à l’amour.
Le Brahmine, qui, pour le caractère et la figure, ressemblait assez à Dahis, ne lui fut inférieur en rien, et mérita tous les compliments que lui prodiguait sans cesse la complaisante Fatmé. Après qu’ils eurent donné à leur tendresse ce qu’elle avait exigé d’eux, ils tournèrent la vertu en ridicule, s’entretinrent ensemble du plaisir qu’il y a à tromper les autres, et se firent mutuellement des leçons d’hypocrisie. Ces deux odieuses personnes se séparèrent enfin, et Fatmé alla désespérer son mari, en faisant parade de ses mortifications.
Pendant que je fus chez elle je ne lui connus point d’autres façons d’amuser ses loisirs, que celles que j’ai racontées à Votre toujours auguste Majesté.
Fatmé, toute prudente qu’elle était, s’oubliait quelquefois. Un jour que, seule avec son Brahmine, elle se livrait à ses transports, son mari, que le hasard conduisit à la porte du cabinet, entendit des soupirs et de certains termes qui l’étonnèrent. Les occupations publiques de Fatmé laissaient si peu imaginer ses amusements particuliers, que je doute que son mari devinât d’abord de qui partaient les soupirs et les étranges paroles qui venaient de frapper ses oreilles.
Soit enfin qu’il crût reconnaître la voix de Fatmé, soit que la curiosité seule lui fît désirer de s’éclaircir de cette aventure, il voulut entrer dans le cabinet.
Malheureusement pour Fatmé, la porte n’était pas bien fermée, et il l’enfonça d’un seul coup.
Le spectacle qui frappa ses yeux le surprit au point que, sa fureur demeurant suspendue, il sembla pendant quelques instants douté de ce qu’il voyait, et ne savait à quoi se déterminer.
– Perfides ! s’écria-t-il enfin ; recevez le châtiment dû à vos vices et à votre hypocrisie!
À ces mots, sans écouter ni Fatmé ni le Brahmine, qui s’étaient précipités à ses pieds, il les fit expirer sous ses coups.
Quelque affreux que fût ce spectacle, il ne me toucha pas. Ils avaient tous deux trop mérité la mort pour qu’ils pussent être plaints, et je fus charmé qu’une aussi terrible catastrophe apprît à tout Agra ce qu’avaient été deux personnes qu’on y avait si longtemps regardées comme des modèles de vertu.