Est-ce bien le procès du passé que nous instruisons ? Ce n’est pas, à tout prendre, son apologie que nous poursuivons. Nous entendons seulement le rattacher au présent par une chaîne ininterrompue, au lieu d’en faire table rase, comme certaine école aussi dédaigneuse, aussi injuste qu’elle est ignorante.
Avant de parler de progrès, de civilisation, encore faut-il regarder en arrière et mesurer le chemin parcouru. Sans aller jusqu’à l’enthousiasme naïf de cet archéologue à qui échappait cette exclamation quelque peu présomptueuse : « Nos modernes ont beau dire, ils veulent, par un excès de vanité, tirer toute la couverture à eux plus je vais et plus je vois que les anciens ont tout connu », convenons que nombre de découvertes ne pouvaient naître que sous l’empire de la nécessité, le besoin, comme l’a dit RENAN, étant « la cause occasionnelle de l’exercice de toute faculté ».
Nos pères avaient-ils moins de besoins que nous ? La réponse ne saurait être douteuse. Étaient-ils moins heureux, parce qu’ils avaient moins de bien-être ? Le bonheur consiste, on l’a dit avec raison, dans un état psychologique, qui n’est du ressort ni de l’histoire, ni de la statistique. Il est certain que les commodités, les aises de la vie, à l’époque actuelle, comparées à ceux du temps passé, témoignent de nos exigences de plus en plus impérieuses, de plus en plus croissantes.
Voulez-vous avoir une idée de ce qu’était le confort dans les classes riches des principaux États de l’Europe au milieu du dix-huitième siècle ? Lisez ce passage d’un livre publié en 1764 :
Allez dans les palais des seigneurs italiens, vous verrez… qu’ils ont des maisons immenses où les marbres, ainsi que la peinture et la sculpture, brillent de toutes parts, et qu’ils n’ont ni un fauteuil commode pour s’asseoir, ni un lit garni comme il doit être, ni des armoires, ni des garde-robes. Vous verrez qu’au lieu de se servir de cheminées lorsque le froid se fait sentir, ce qui arrive souvent, ils font usage de réchauds… Vous verrez que leurs vastes escaliers ne sont jamais éclairés pendant la nuit, et qu’enfin les seigneurs, fastueux en apparence, ont des habits brodés, sans avoir une douzaine de chemises…
En Allemagne… on a des lits sans rideaux, chose aussi malpropre qu’indécente, des lits où l’on se perd dans le duvet, et où l’on a des pyramides de plumes pour couvertures. Si nous considérons maintenant la manière de manger, quel sujet de censure ! Ici, ce sont des fourchettes à deux pointes, plus propres à percer la langue qu’à porter des mets à la bouche ; là, c’est un rôti qu’on fait calciner et qu’on laisse tremper vingt-quatre heures dans l’eau fraîche avant de le présenter au feu.
Il n’y a pas plus d’ordre et de raison dans tout le reste. On ne connaît dans les cuisines que l’usage des potages, et dans les appartements que celui des poêles… il serait sans doute plus simple d’avoir au moins une cheminée.
Les pays du Nord étaient, si possible, encore plus mal partagés, sous le rapport de la propreté ; ce qui n’a pas trop lieu, du reste, de nous surprendre.
En Suède et en Russie,
Il y a des nobles qui ne paraissent vivre en grands seigneurs que parce qu’on ne lève pas la toile qui cache le désordre et la malpropreté de leurs maisons. Ils ont des attelages dont tous les harnais sont usés, des tables couvertes de mets que l’on ne peut manger, des multitudes de valets dont la crasse et l’air misérable font horreur… Quelques cheminées sans pelles, sans chenêts, sans écrans ; des cuisines qui semblent des cavernes, d’où des tourbillons de fumée s’exhalent continuellement… On y trouve des maisons qu’on appelle palais et où il n’y a pas de lieux secrets… des chaumières qui servent de cabanes et où l’on ne trouve souvent ni pain, ni eau. On dit l’Espagne encore pire, mais que sera-t-elle donc ?
Il n’y a que la France qui trouve grâce aux yeux de notre critique vraiment trop prévenu pour que nous fassions état de son jugement. La vérité nous oblige à dire que, même sous le règne de Louis XVI, l’hygiène urbaine, autant que l’hygiène individuelle, était un mythe. Ceux qui prendront la peine de lire notre volume seront suffisamment édifiés ; nous ne voulons qu’ajouter quelques détails susceptibles d’éclairer, sinon d’un jour nouveau au moins d’une lumière plus crue, les mœurs d’une société qui passait pour la plus policée de son temps.
Ouvrons celle correspondance de la Palatine à qui nous avons fait maints emprunts, notamment en ce qui concerne le czar Pierre le Grand et les mœurs moscovites. La princesse se montre, à plusieurs reprises, fort indignée que le czaar, comme elle l’appelle, se mouche dans ses doigts. « Cela économise des mouchoirs », dit-elle en manière de raillerie. Et elle y revient avec insistance. « Quand on se mouche avec les doigts, comme fait mon héros le czaar, répète-t-elle ailleurs, on ne doit pas porter des moustaches, car le résidu reste en suspension et cela n’est guère appétissant, surtout à table ». Elle trouve, en outre, « le czaar beaucoup trop familier avec les serviteurs : il tolère, quand il mange, que ceux qui se tiennent derrière lui prennent à même les plats, qu’ils en tirent des morceaux de viande avec les mains et qu’ils mordent après ».
La belle-sœur de Louis XIV était, que l’on nous passe cette expression familière, mal qualifiée pour faire la petite bouche. Il n’y avait pas déjà si longtemps qu’à la cour du Grand Roi, on avait substitué à la fourchette primitive du père Adam l’instrument qui avait eu tant de peine à s’acclimater chez nous ; mais, chose singulière, dès le jour où son usage fut devenu courant, on ne se crut plus tenu d’avoir les mains propres.
Nous imaginons malaisément que dans ces boudoirs, qui semblent des nids d’amour, sur ces meubles si délicatement ajourés, où l’art semble s’être joué de toutes les difficultés, se soient prélassés tous ces seigneurs et ces belles dames dont les riches parures et les vêtements somptueux dissimulaient une aussi répugnante malpropreté. Les salles de bains, les cabinets de toilette existaient, certes, mais c’étaient des temples où prêtres et prêtresses n’officiaient qu’exceptionnellement.
Dans l’atmosphère sereine où vivait, sous le régime de la plus sévère étiquette la cour la plus rigoriste qui fût, on n’oserait croire possible une dérogation aux règles du savoir-vivre et au code des belles manières. Les nouvelles lettres de la Palatine, mises au jour en ces dernières années, dissiperaient, si on n’en avait mille autres témoignages par ailleurs, les dernières illusions.
À l’exemple de sa tante, l’électrice Sophie de Hanovre, la mère du Regort, n’avait pas de plus plaisant divertissement que de se livrer à un sport que les scatologues seuls pourraient étiqueter et classer. C’était le règne, le triomphe de la chaise percée ; le trône où l’on siégeait à toute heure, où les plus qualifiés personnages donnaient leurs audiences aux courtisans toujours empressés à leur rendre hommage.
À voir ce qui se passait dans l’intérieur des résidences royales, on devine comment était assurée la propreté de la rue : il y eut presque une émeute, à la veille de la Révolution, parce que le directeur général des bâtiments du roi avait eu l’audace grande de faire abattre, aux Tuileries, une allée d’ifs qui servait de retraite discrète aux promeneurs tourmentés par de pressants besoins, et parce qu’il avait fait construire à la place des latrines payantes !
Depuis que le peuple a conquis sa souveraineté, avons-nous le droit de nous larguer de plus de propreté ? Le spectacle que nous avons sous les yeux à Paris même, le Paris du vingtième siècle, n’est pas pour nous enorgueillir. Le tableau que nous fait un de nos confrères, au retour d’un voyage à l’étranger retrouvant ses lares parisiens, est rien moins qu’enchanteur : reconnaissons, en toute humiliation, qu’il n’est que trop conforme à la désolante réalité.
Lorsque, revenant de Belgique, d’Allemagne ou des pays du Nord, on rentre à Paris, écrit le docteur MILIAN, on est désagréablement impressionné par l’aspect des rues et des maisons. Tout est sale et poussiéreux. Sur la chaussée, du crottin vieux de plusieurs jours se dessèche, se réduit en poussière et, soulevé par l’auto qui passe, voltige vers nos narines et se pose sur nos lèvres. Sur les trottoirs, des papiers partout chiffonnés, en feuilles, en boulettes, blancs, noirs, rouges, pour tous les goûts.
Il est curieux qu’une question de latitude transforme d’une manière si opposée les résultats d’une opération : à Berlin, l’arrosage municipal nettoie les rues ; à Paris, il contribue à l’entretien de la malpropreté.
À Berlin, quoi qu’on dise de la Sprée, et dans toutes les villes propres, il y a de l’eau en abondance, de quoi transformer les rues en torrents : l’arroseur municipal dispose ainsi d’une force contre laquelle aucun crottin ne résiste : il les pousse à l’égout comme des fétus de paille.
À Paris, l’eau manque au point que nos concierges surveillent nos goulettes avec avarice et montent à la cuisine fermer notre robinet d’eau douce, quand ils trouvent qu’il en coule depuis trop longtemps vers la rue. Ce petit fait domestique n’est qu’un point particulier de la question sociale du régime des eaux. Les tonneaux d’arrosage de nos rues arrosent le crottin ; ils n’inondent que le passant. Le passant récrimine, mais le crottin s’en trouve bien.
Nos maisons sont sales, et bien qu’Édouard VII leur ait récemment délivré un certificat public de blancheur, peut-être valable par comparaison avec celles de Londres, leurs façades sont noires. On les nettoie rarement. Les portes, surtout celles des bâtiments officiels (voyez celles de la Faculté de médecine, sur le boulevard Saint-Germain, ou mieux celles de la Sorbonne sur la rue des Écoles), sont couvertes d’une couche de poussière qu’on croirait accumulée depuis des siècles, si l’on ne savait que ces bâtiments sont de construction récente. Les persiennes, les garde-manger, les volets des maisons privées, tout cela est d’un noir d’encre. Cela n’a pas besoin d’être nettoyé, cela donne sur le grand égout collecteur, sur la rue !
Ce qu’il y a de plus triste, c’est que nous ne nous doutons pas de cette malpropreté. Nous y vivons sans la voir.
Tout le réquisitoire est dans ce ton, et si nous le trouvons sévère, ne nous en prenons qu’à nous-même, ou plutôt à ceux qui ont la charge de nous administrer.
Dans un rapport, tout récent, relatif au matériel de l’administration centrale, on faisait cette remarque, au moins piquante, qu’au ministère de l’Intérieur, « dans cette maison où l’on commande l’hygiène au pays tout entier, d’où l’on prescrit sans relâche la désinfection d’où partent enfin de si belles circulaires contre les contagions fâcheuses, on ignore encore les water-closets avec chasse d’eau et on emploie encore les tinettes mobiles ».
Quand, à côté de celle constatation, nous rappellerons que les deux conditions de la salubrité des villes, reconnues essentielles par la science moderne : l’une, de fournir aux habitants de l’eau potable ; l’autre, d’éloigner rapidement des agglomérations les matières résiduaires, le peuple romain les avait réalisées depuis 2000 ans, peut-être sera-t-on moins autorisé à jeter l’anathème au passé et plus disposé à nous justifier de plaider en sa faveur les circonstances atténuantes.
A.C.
Paris, 13 novembre 1908.