EAN : 9782335050219
©Ligaran 2015
(Extrait de la Voix du Peuple, 5 novembre 1849.)
Qu’est-ce que le Gouvernement ? Quel est son principe, son objet, son droit ? – Telle est incontestablement la première question que se pose l’homme politique.
Or, à cette question en apparence si simple, et dont la solution semble si facile, il se trouve que la foi seule peut répondre. La philosophie est aussi incapable de démontrer le Gouvernement que de prouver Dieu. L’Autorité, comme la Divinité, n’est point matière de savoir ; c’est, je le répète, matière de foi.
Cet aperçu, si paradoxal au premier coup d’œil, et pourtant si vrai, mérite quelques développements. Nous allons essayer, sans aucun appareil scientifique, de nous faire comprendre.
Le principal attribut, le trait signalétique de notre espèce, après la PENSÉE, est la croyance, et, avant toutes choses, la croyance en Dieu. Parmi les philosophes, les uns voient dans cette foi à un Être supérieur une prérogative de l’humanité, d’autres n’y découvrent que sa faiblesse. Quoi qu’il en soit du mérite ou du démérite de la croyance à l’idée de Dieu, il est certain que le début de toute spéculation métaphysique est un acte d’adoration du Créateur : c’est ce que l’histoire de l’esprit humain, chez tous les Peuples, constate d’une manière invariable.
Mais qu’est-ce que Dieu ? Voilà ce que demandent aussitôt, et d’un mouvement irrésistible, le croyant et le philosophe. Et, comme corollaire de cette première interrogation, ils se posent immédiatement celle-ci : Quelle est, de toutes les religions, la meilleure ? En effet, s’il existe un Être supérieur à l’Humanité, il doit exister aussi un système de rapports entre cet Être et l’Humanité : quel est donc ce système ? La recherche de la meilleure religion est le second pas que fait l’esprit humain dans la Raison et dans la Foi.
À cette double question, pas de réponse possible. La définition de la Divinité échappe à l’intelligence. L’Humanité a été tour à tour fétichiste, idolâtre, chrétienne et bouddhiste, juive et mahométane, déiste et panthéiste : elle a adoré tour à tour les plantes, les animaux, les astres, le ciel, l’âme du monde, et, finalement, elle-même : elle a erré de superstition en superstition, sans pouvoir saisir l’objet de sa croyance, sans parvenir à déterminer son Dieu. Le problème de l’essence et des attributs de Dieu et du culte qui lui convient, comme un piège tendu à son ignorance, tourmente l’Humanité dès son origine. Les Peuples se sont égorgés pour leurs idoles, la société s’est épuisée à l’élaboration de ses croyances, sans que la solution ait avancé d’un pas.
Le déiste, le panthéiste, comme le chrétien et l’idolâtre, est réduit à la foi pure. On dirait même, et c’est le seul progrès que nous ayons fait dans cette étude, qu’il répugne à la raison de connaître et de savoir Dieu : il ne nous est donné que d’y croire. Et c’est pour cela qu’à toutes les époques, et sous toutes les religions, il s’est rencontré un petit nombre d’hommes, plus hardis en apparence que les autres, qui, ne comprenant pas Dieu, ont pris le parti de le nier : on leur a donné le nom d’esprits forts ou d’athées.
Mais il est évident que l’athéisme est encore moins logique que la foi. Le fait primitif, irréfragable, de la croyance spontanée à l’Être suprême subsistant toujours, et le problème que ce fait implique se posant inévitablement, l’athéisme ne pouvait être accepté comme solution. Bien loin qu’il témoignât de la force de l’esprit, il ne prouvait que son désespoir. Aussi en est-il de l’athéisme comme du suicide : il n’a été embrassé que par le très petit nombre. Le Peuple l’a toujours eu en horreur.
Les choses étaient ainsi. L’Humanité semblait placée éternellement entre une question insoluble et une négation impossible, lorsque, sur la fin du dernier siècle, un philosophe, Kant, aussi remarquable par sa profonde piété, que par l’incomparable puissance de sa réflexion, s’avisa d’attaquer le problème théologique d’une façon toute nouvelle.
Il ne se demanda plus, comme tout le monde avait fait avant lui : Qu’est-ce que Dieu ? et quelle est la vraie religion ? D’une question de fait il fit une question de forme, et il se dit : D’où vient que je crois en Dieu ? Comment, en vertu de quoi se produit dans mon esprit cette idée ? Quel en est le point de départ et le développement ? Quelles sont ses transformations, et, au besoin, sa décroissance ? Comment, enfin, est-ce que, dans l’âme religieuse, les choses, les idées, se passent ?
Tel fut le plan d’études que se proposa, sur Dieu et la Religion, le philosophe de Kœnigsberg. Renonçant à poursuivre davantage le contenu, ou la réalité de l’idée de Dieu, il se mit à faire, si j’ose ainsi dire, la biographie de cette idée. Au lieu de prendre, comme un anachorète, pour objet de ses méditations, l’être de Dieu, il analysa la foi en Dieu, telle que la lui offrait une période religieuse de six mille ans. En un mot, il considéra dans la religion, non plus une révélation externe et surnaturelle de l’Être infini, mais un phénomène de notre entendement.
Dès ce moment le charme fut rompu : le mystère de la religion fut révélé à la philosophie. Ce que nous cherchons et que nous VOYONS en Dieu, comme parlait Malebranche, ce n’est point cet être, ou pour parler plus juste, cette entité chimérique, que notre imagination agrandit sans cesse, et qui ; par cela même qu’elle doit être tout d’après la notion que s’en fait notre esprit, ne peut dans la réalité être rien : c’est notre propre idéal, l’essence pure de l’Humanité.
Ce que le théologien poursuit, à son insu, dans le dogme qu’il enseigne, ce ne sont pas les mystères de l’infini : ce sont les lois de notre spontanéité collective et individuelle. L’âme humaine ne s’aperçoit point d’abord par la contemplation réfléchie de son moi, ainsi que l’entendent les psychologues ; elle s’aperçoit hors d’elle-même, comme si elle était un être différent placé vis-à-vis d’elle : c’est cette image renversée qu’elle appelle Dieu.
Ainsi, la morale, la justice, l’ordre, les lois, ne sont plus choses révélées d’en haut, imposées à notre libre arbitre par un soi-disant créateur, inconnu, inintelligible ; ce sont choses qui nous sont propres et essentielles comme nos facultés et nos organes, comme notre chair et notre sang. En deux mots : Religion et Société sont termes synonymes ; l’Homme est sacré pour lui-même comme s’il était Dieu. Le Catholicisme et le Socialisme, identiques pour le fond, ne diffèrent que par la forme : ainsi s’expliquent à la fois, et le fait primitif de la croyance en Dieu, et le progrès irrécusable des religions.
Or, ce que Kant a fait il y a près de soixante ans pour la Religion ; ce qu’il avait fait auparavant pour la Certitude ; ce que d’autres avant lui avaient essayé pour le Bonheur ou le Souverain Bien, la Voix du Peuple se propose de l’entreprendre pour le Gouvernement.
Après la croyance à Dieu, celle qui occupe le plus de place dans la pensée générale, est la croyance à l’Autorité. Partout où il existe des hommes groupés en société, on retrouve avec le rudiment d’une religion, le rudiment d’un pouvoir, l’embryon d’un gouvernement. Ce fait est aussi primitif, aussi universel, aussi irrécusable que celui des religions.
Mais qu’est-ce que le Pouvoir, et quelle est la meilleure forme de Gouvernement ? car il est clair que si nous parvenions à connaître l’essence et les attributs du pouvoir, nous saurions du même coup quelle est la meilleure forme à lui donner, quelle est, de toutes les constitutions, la plus parfaite. Nous aurions de la sorte résolu l’un des deux grands problèmes posés par la Révolution de Février : nous aurions résolu le problème politique, principe, moyen ou but, – nous ne préjugeons rien, – de la réforme économique.
Eh bien ! sur le Gouvernement comme sur la Religion, la controverse dure depuis l’origine des sociétés, et avec aussi peu de succès. Autant de gouvernements que de religions, autant de théories politiques que de systèmes de philosophie : c’est-à-dire, pas de solution. Plus de deux mille ans avant Montesquieu et Machiavel, Aristote, recueillant les définitions diverses du gouvernement, le distinguait suivant ses formes : patriarchies, démocraties, oligarchies, aristocraties, monarchies absolues, monarchies constitutionnelles, théocraties, républiques fédératives, etc. Il déclarait, en un mot, le problème insoluble. Aristote, en matière de gouvernement, comme en matière de religion, était sceptique. Il n’avait de foi ni en Dieu ni à l’État.
Et nous qui, en soixante années, avons usé sept ou huit espèces de gouvernements ; qui, à peine entrés en République, sommes déjà las de notre Constitution ; nous, pour qui l’exercice du pouvoir n’a été, depuis la conquête des Gaules par Jules-César jusqu’au ministère des frères Barrot, que la pratique de l’oppression et de l’arbitraire ; nous enfin qui assistons en ce moment aux saturnales des gouvernements de l’Europe, avons-nous donc plus de foi qu’Aristote ? N’est-il pas temps que nous sortions de cette malheureuse ornière, et qu’au lieu de nous épuiser davantage à la recherche du meilleur gouvernement, de la meilleure organisation à faire de l’idée politique, nous posions la question, non plus sur la réalité, mais sur la légitimité de cette idée ?
Pourquoi croyons-nous au Gouvernement ? D’où vient, dans la société humaine, cette idée d’Autorité, de Pouvoir ; cette fiction d’une Personne supérieure, appelée l’État ?
Comment se produit cette fiction : Comment est-ce qu’elle se développe ? Quelle est sa loi d’évolution, son économie ?
N’en serait-il point du Gouvernement comme de Dieu et de l’Absolu, qui ont si longtemps et si infructueusement occupé les philosophes ? Ne serait-ce pas encore une des conceptions primogènes de notre entendement, auxquelles nous donnons à tort le nom d’idées, et qui, sans réalité, sans réalisation possible, n’expriment qu’un indéfini, n’ont d’essence que l’arbitraire ?
Et puisque, relativement à Dieu et à la Religion, l’on a trouvé déjà, par l’analyse philosophique, que sous l’allégorie de ses mythes religieux, l’Humanité ne poursuit autre chose que son propre idéal, ne pourrions-nous chercher encore ce qu’elle veut sous l’allégorie de ses mythes politiques ? Car enfin, les institutions politiques, si différentes, si contradictoires, n’existent ni par elles-mêmes, ni pour elles-mêmes ; ainsi que les cultes, elles ne sont point essentielles à la société, ce sont des formules ou combinaisons hypothétiques, au moyen desquelles la civilisation se maintient dans une apparence d’ordre, ou pour mieux dire, cherche l’ordre. Quel est donc, encore une fois, le sens caché de ces institutions, le but réel où vient s’évanouir le concept politique, la notion du gouvernement ?
En deux mots, au lieu de voir dans le gouvernement, avec les absolutistes, l’organe et l’expression de la société ; avec les doctrinaires, un instrument d’ordre, ou plutôt de police ; avec les radicaux, un moyen de Révolution : essayons d’y voir simplement un phénomène de la vie collective, la représentation externe de notre droit, l’éducation de quelqu’une de nos facultés. Qui sait si nous ne découvrirons point alors que toutes ces formules gouvernementales, pour lesquelles les Peuples et les citoyens s’entre-égorgent depuis soixante siècles, ne sont qu’une fantasmagorie de notre esprit, que le premier devoir d’une raison libre est de renvoyer aux musées et aux bibliothèques ?
Telle est la question posée et résolue dans les Confessions d’un Révolutionnaire, et dont la Voix du Peuple se propose, à l’aide des faits que lui fournissent et le pouvoir et les partis qui se le disputent, de donner jour par jour le commentaire.
De même que la Religion, le Gouvernement est une manifestation de la spontanéité sociale, une préparation de l’Humanité à un état supérieur.
Ce que l’Humanité cherche dans la Religion et qu’elle appelle DIEU, c’est elle-même.
Ce que le citoyen cherche dans le Gouvernement et qu’il nomme Roi, Empereur ou Président, c’est lui-même aussi, c’est la LIBERTÉ.
Hors de l’Humanité, point de Dieu ; le concept théologique n’a pas de sens : – Hors de la Liberté, point de Gouvernement ; le concept politique est sans valeur.
La meilleure forme de Gouvernement, comme la plus parfaite des religions, prise au sens littéral, est une idée contradictoire. Le problème n’est pas de savoir comment nous serons le mieux gouvernés, mais comment nous serons le plus libres. La liberté adéquate et identique à l’ordre, voilà tout ce que contiennent de réel le pouvoir et la politique. Comment se constitue cette liberté absolue, synonyme d’ordre ? voilà ce que nous enseignera l’analyse des différentes formules de l’autorité. Pour tout le reste, nous n’admettons pas plus le gouvernement de l’homme par l’homme, que l’exploitation de l’homme par l’homme…
Ainsi, la marche que nous nous proposons de suivre, en traitant la question politique et en préparant les matériaux d’une révision constitutionnelle, sera la même que nous avons suivie jusqu’à ce jour en traitant la question sociale. La Voix du Peuple, en complétant l’œuvre des deux journaux ses prédécesseurs, sera fidèle à leurs errements.
Que disions-nous, dans ces deux feuilles, tombées l’une après l’autre sous les coups de la réaction et de l’état de siège ?
Nous ne demandions point, comme l’avaient fait jusqu’alors nos devanciers et nos confrères :
Quel est le meilleur système de communauté ? la meilleure organisation de la propriété ? Ou bien encore : Lequel vaut mieux de la propriété ou de la communauté ? de la théorie de Saint-Simon ou de celle de Fourier ? du système de Louis Blanc ou de celui de Cabet ?
À l’exemple de Kant, nous posions ainsi la question :
Comment est-ce que l’homme possède ? Comment s’acquiert la propriété ? Comment se perd-elle ? Quelle est la loi de son évolution et de sa transformation ? Où va-t-elle ? Que veut-elle ? Que représente-t-elle, enfin ? Car il appert suffisamment, par le mélange indissoluble de biens et de maux qui l’accompagnent, par l’arbitraire qui fait son essence (jus utendi et abutendi) et qui est la condition sine quâ non de son intégralité, qu’elle n’est encore, de même que la Religion et le Gouvernement, qu’une hypothèse, ou mieux, une hypotypose de la Société, c’est-à-dire une représentation allégorique d’une conception de notre intelligence.
Comment, ensuite, est-ce que l’homme travaille ? Comment s’établit la comparaison des produits ? Comment s’opère la circulation dans la société ? À quelles conditions ? Suivant quelles lois ?
Et la conclusion de toute cette monographie de la propriété a été celle-ci :
La propriété indique fonction ou attribution ; la communauté, réciprocité d’action : l’usure, toujours décroissante, identité du travail et du capital.
Pour opérer le dégagement et la réalisation de tous ces termes, jusqu’à présent enveloppés sous les vieux symboles propriétaires, que faut-il ? Que les travailleurs se garantissent les uns aux autres le travail et le débouché ; à cette fin, qu’ils acceptent, comme monnaie, leurs obligations réciproques.
Eh bien ! nous disons aujourd’hui :
La liberté politique résultera pour nous, comme la liberté industrielle, de notre mutuelle garantie. C’est en nous garantissant les uns aux autres la liberté, que nous nous passerons de ce gouvernement, dont la destination est de symboliser la devise républicaine : Liberté, Égalité, Fraternité, laissant à notre intelligence le soin d’en trouver la réalisation. Or, quelle est la formule de cette garantie politique et libérale ? présentement, le suffrage universel ; plus tard, le libre contrat…
Réforme économique et sociale, par la garantie mutuelle du crédit ;
Réforme politique, par la transaction des libertés individuelles :
Tel est le programme de la Voix du peuple.
La Révolution marche, s’écriait hier, à propos du message de Louis Bonaparte, une feuille absolutiste. Ces gens-là ne voient la Révolution que dans les catastrophes et les coups d’État. Nous disons à notre tour : Oui, la Révolution marche, car elle a trouvé des interprètes. Nos forces peuvent faillir à la tâche : notre dévouement, jamais !
Que les rois se coalisent d’un bout de l’Europe à l’autre contre les nations ;
Que le vicaire de Jésus-Christ lance l’anathème à la liberté ;
Que les républicains tombent écrasés sous les murs de leurs villes :
La République reste l’idéal des sociétés, et la liberté outragée reparaît bientôt, comme le soleil après l’éclipse.
Oui, nous sommes vaincus et humiliés ; oui, grâce à notre indiscipline, à notre incapacité révolutionnaire, nous voilà tous dispersés, emprisonnés, désarmés, muets. Le sort de la démocratie européenne est tombé de nos mains civiques à celles des prétoriens.
Mais la guerre de Rome en est-elle plus juste et plus constitutionnelle ?
Mais l’Italie, la Hongrie, la Pologne, parce qu’elles protestent dans le silence, sont-elles rayées du catalogue des nations ?
Mais, démocrates-socialistes, avons-nous cessé d’être le parti de l’avenir, parti qui compte aujourd’hui la moitié de la France ?
Mais vous, bourgeois désolés, que l’on ne cesse d’irriter contre nous, et dont notre désastre consomme la ruine, en êtes-vous plus dynastiques, plus jésuites, plus cosaques ?…
Depuis quatre mois, je les regarde dans leur triomphe, ces charlatans de la famille et de la propriété ; je les suis de l’œil dans les titubations de leur ivresse ; et, à chaque geste, à chaque mot qui leur échappe, je me dis : Ils sont perdus !
N’en doutez pas, amis : si la Révolution a été depuis février sans cesse ajournée, c’est que l’éducation de notre jeune démocratie l’exigeait. Nous n’étions pas mûrs pour la liberté ; nous la cherchions là où elle n’est pas, où elle ne peut jamais se trouver. Sachons la comprendre maintenant, et, par le fait de notre intellection, elle existera.
Républicains, voulez-vous abréger votre épreuve, ressaisir le gouvernail, redevenir bientôt les arbitres du monde ? Je vous demande pour tout effort de ne plus toucher, jusqu’à nouvel ordre, à la Révolution. Vous ne la connaissez point : étudiez-là. Laissez faire seule la Providence : jamais, par le conseil des mortels, elle ne fut en meilleure voie. Restez immobiles, quoi qu’il advienne ; recueillez-vous dans votre foi, et regardez, avec le sourire du soldat assuré de la victoire, vos superbes triomphateurs.
Les insensés ! ils pleurent ce qu’ils ont fait depuis trente ans pour la liberté ! Ils demandent pardon à Dieu et aux hommes d’avoir combattu dix-huit ans la corruption ! Nous avons vu le chef de l’État s’écrier, en se frappant la poitrine : Peccavi ! Qu’il abdique donc, s’il a tant de regret des cinq millions et demi de suffrages que lui a valus la République !… Ne sait-il pas que la satisfaction, aussi bien que le ferme propos, fait partie essentielle de la PÉNITENCE ?
Puisque tout le monde se confesse, et qu’en brisant nos presses on n’a pas mis le sceau sur nos écritoires, je veux, moi aussi, parler à mes concitoyens dans l’amertume de mon âme. Écoutez la révélation d’un homme qui se trompa quelquefois, mais qui fut toujours fidèle. Que ma voix s’élève à vous, comme la confession du condamné, comme la conscience de la prison.
La France a été donnée en exemple aux nations. Dans son abaissement comme dans ses gloires, elle est toujours la reine du monde. Si elle s’élève, les peuples s’élèvent avec elle ; si elle descend, ils s’affaissent. Nulle liberté ne peut être conquise sans elle ; nulle conjuration du despotisme ne prévaudra contre elle. Étudions donc les causes de notre grandeur et de notre décadence, afin que nous soyons fermes, à l’avenir, dans nos résolutions, et que les peuples, sûrs de notre appui, forment avec nous, sans crainte, la sainte alliance de la Liberté et de l’Égalité.
Je chercherai les causes qui ont amené parmi nous les malheurs de la démocratie, et qui nous empêchent de réaliser les promesses que nous avions faites pour elle. Et, puisque le citoyen est toujours l’expression plus ou moins complète de la pensée des partis, puisque les circonstances ont fait de moi, chétif et inconnu, l’un des originaux de la Révolution démocratique et sociale, je dirai, sans rien dissimuler, quelles idées ont dirigé ma conduite, quelles espérances ont soutenu mon courage. En faisant ma confession, je ferai celle de toute la démocratie. Des intrigants, ennemis de toute société qui ne paie pas leurs vices, de toute morale qui condamne leur libertinage, nous ont accusés d’anarchie et d’athéisme ; d’autres, les mains pleines de rapines, ont dit que nous prêchions le vol. Je mettrai notre foi, la foi démocratique et sociale, en regard de celle de ces hommes de Dieu ; et l’on verra de quel côté est le véritable esprit d’ordre et de religion, de quel côté l’hypocrisie et la révolte. Je rappellerai ce que nous avons tenté de faire pour l’émancipation des travailleurs ; et l’on verra de quel côté sont les parasites et les pillards. Je dirai, pour ce qui me concerne, les raisons de la politique que j’eusse préférée, s’il m’avait été donné d’en faire prévaloir une ; j’exposerai les motifs de tous mes actes, je ferai l’aveu de mes fautes ; et si quelque vive parole, si quelque pensée hardie échappe à ma plume brûlante, pardonnez-la moi, ô mes frères, comme à un pêcheur humilié. Ici, je n’exhorte ni ne conseille, je fais devant vous mon examen de conscience. Puisse-t-il vous donner, comme à moi-même, le secret de vos misères et l’espoir d’un avenir meilleur !
Le croyant dit : Les jugements de Dieu sont impénétrables. Une philosophie sacrilège, appliquant aux évènements sa logique vacillante, peut seule entreprendre, dans son indomptable orgueil, de les rendre intelligibles. Pourquoi, dites-vous, ces révolutions, avec leurs déviations et leurs retours, leurs catastrophes et leurs crimes ? Pourquoi ces crises terribles, qui semblent annoncer aux sociétés leur dernière heure ; ces tremblements parmi les peuples, ces grandes désolations de l’histoire ? Écoutez Bossuet, écoutez tous ceux que la foi courbe sous son joug salutaire ; ils vous répondront que les vues de la Providence sont inaccessibles à la prudence de l’homme, et que tout arrive pour la plus grande gloire de Dieu, ad majorem Dei gloriam !
Moins modeste que la foi, la philosophie essaye de donner un peu de sens aux choses de ce monde ; elle leur assigne des motifs et des causes ; et quand la théologie, sa souveraine, se tait, l’audacieuse suivante prend la parole. Où la révélation surnaturelle finit, la révélation rationnelle commence.
Qu’est-ce d’abord que la religion ? La religion est l’éternel amour qui ravit les âmes au-delà du sensible, et qui entretient dans les sociétés une inaltérable jeunesse. Ce n’est point à elle de nous donner la science : le dogme dans la religion ne sert qu’à éteindre la charité. Pourquoi de soi-disant théologiens voudraient-ils faire du plus pur de notre conscience une phantasmasie de mystères ?…
Dieu est la force universelle, pénétrée d’intelligence, qui produit, par une information sans fin d’elle-même, les êtres de tous les règnes, depuis le fluide impondérable jusqu’à l’homme, et qui, dans l’homme seul, parvient à se connaître et à dire Moi ! Loin d’être notre maître, Dieu est l’objet de notre étude : plus nous l’approfondissons, plus, selon le côté par lequel nous l’envisageons, la nature des attributs que nous lui prêtons, il semble s’approcher ou s’éloigner de nous, à tel point que l’essence de Dieu peut être considérée indifféremment comme l’essence de l’homme ou comme son antagoniste.
Comment les thaumaturges en ont-ils fait un être fixe et personnel, tantôt roi absolu, comme le dieu des Juifs et des chrétiens, tantôt souverain constitutionnel comme celui des déistes, et dont la Providence incompréhensible n’est occupée, par ses préceptes comme par ses actes, qu’à dérouter notre raison ?
Quel est cet ordre du salut, qui n’a rien de commun avec l’ordre du siècle ; ce spirituel qui annule tout autre intérêt, cette contemplation qui avilit tout idéal, cette prétendue science inspirée contre toute science ? Que nous veulent-ils, avec leurs dogmes sans base intelligible, avec leurs symboles sans objet positif, avec leurs rites dépourvus de signification humaine ? Ou le catholicisme est l’allégorie de la société, ou il n’est rien. Or, le temps est venu où l’allégorie doit faire place à la réalité, où la théologie est impiété et la foi sacrilège. Un Dieu qui gouverne et qui ne s’explique pas, est un Dieu que je nie, que je hais par-dessus toute chose…
Croyez-vous, quand je lui adresse cette question :
« D’où vient, ô mon Dieu, que la société est divisée en fractions ennemies, intolérantes, obstinées chacune dans son erreur, implacables dans leurs vengeances ? Où est la nécessité pour la marche du monde et le progrès de la civilisation, que les hommes se détestent et se déchirent ? Quelle Destinée, quel Satan a voulu, pour l’ordre des cités et le perfectionnement des individus, qu’ils ne pussent penser, agir librement les uns à côté des autres, s’aimer au besoin, et, en tous cas, se laisser tranquilles ? »
Et que ce Dieu, par la bouche de ses ministres, me fait entendre cette parole impie :
« Homme ! ne vois-tu pas que ta race est déchue, et ton âme livrée depuis la création aux puissances infernales ? La justice et la paix ne sont pas du lieu que tu habites. Le Souverain Arbitre, en expiation de l’originelle souillure, a livré les humains à leurs propres querelles. Le vase a-t-il le droit de dire au potier : pourquoi m’as-tu fait ainsi ? » Croyez-vous, dis-je, que mon cœur se résigne et que ma raison se tienne pour satisfaite ?
Respectons, si vous voulez, le secret de Dieu ; inclinons notre volonté devant ses indiscutables arrêts. Mais puisqu’il a livré le monde et nous-mêmes à notre curiosité entreprenante, il permet sans doute que nous disputions même de l’origine et de la cause de nos disputes, dût cette controverse nous rendre un jour aussi savants que lui. Disputons donc ; et plût à l’Être sans fond et sans fin que nous n’eussions jamais fait autre chose ! L’homme serait depuis longtemps le maître de la terre, et nous, démocrates-socialistes, nous n’eussions pas, du 24 février 1848 au 13 juin 1849, abandonné sans cesse la proie pour l’ombre.
Pour moi, je ne recule devant aucune investigation. Et si le Révélateur suprême se refuse à m’instruire, je m’instruirai moi-même ; je descendrai au plus profond de mon âme ; je mangerai, comme mon père, le fruit sacré de la science ; et quand d’infortune je me tromperais, j’aurais du moins le mérite de mon audace, tandis que Lui n’aurait pas l’excuse de son silence.
Abandonné à mes propres lumières, je cherche à me reconnaître sur ce terrain hérissé de la politique et de l’histoire ; et voici ce qu’à première vue je crois d’abord comprendre.
La Société, comme le Temps, se présente à l’esprit sous deux dimensions, le passé et l’avenir. – Le présent est la ligne imaginaire qui les sépare l’un de l’autre, comme l’équateur divise le globe en deux hémisphères.
Le passé et l’avenir, voilà les deux pôles du courant humanitaire : le premier, générateur du second ; le second, complément logique et nécessaire du premier.
Embrassons par la pensée, dans une même contemplation, les deux dimensions de l’histoire ; le tout ensemble formera le Système social, complet, sans solution de continuité, identique à lui-même dans toutes ses parties, et dans lequel les anomalies et les accidents serviront à faire mieux ressortir la pensée historique, l’ordre.
Ainsi le système social, dans sa vérité et son intégralité, ne peut exister à tel jour et dans telle partie du globe : il ne peut nous être révélé qu’à la fin des temps, il ne sera connu que du dernier mortel. Pour nous, qui tenons le milieu des générations, nous ne pouvons nous le représenter que sur des conjectures de plus en plus approximatives ; la seule chose qui nous ait été dévolue, dans cette philosophie de l’humanité progressive, c’est, d’après la saine intelligence de notre passé, de préparer sans cesse notre avenir. Nos pères nous ont transmis de la Société une forme particulière ; nous en transmettrons une autre à nos neveux : là se borne notre science, si c’en est une ; là se réduit l’exercice de notre liberté. C’est donc sur nous-mêmes que nous devons agir, si nous voulons influer sur la destinée du monde ; c’est le passé de nos aïeux que nous avons à exploiter, en réservant l’avenir de nos descendants.
Or, puisque l’humanité est progressive, et qu’elle n’agit que sur des souvenirs et des prévisions, elle se divise naturellement en deux grandes classes : l’une qui, plus touchée de l’expérience des anciens, répugne à marcher en avant dans les incertitudes de l’inconnu ; l’autre qui, impatiente du mal présent, incline davantage aux réformes. Tenir un compte égal, soit des traditions, soit des hypothèses, et s’avancer d’un pas certain dans la route du progrès, est chose impossible à la raison des premiers âges, naturellement exclusive. Nous ne serions pas hommes, si dès l’abord nous jugions les choses avec cette simultanéité d’aperception qui est le propre de la science. La condition première de notre éducation, c’est donc la discorde. Or, puisque déjà nous apercevons la cause de nos discussions, nous pouvons légitimement espérer, sans exorcisme et sans magie, de bannir la discorde d’au milieu de nous : la Foi, quand elle se mêle de raisonner, nous offre-t-elle un principe aussi simple que celui-là ?
Entrons dans les faits.
Le parti du passé, suivant que nous le considérons dans l’ordre des faits religieux, politiques ou économiques, s’appelle Catholicisme, Légitimité, Propriété. La généralisation de ces trois termes est l’Absolutisme.
Tout ce que nous pouvons, tout ce que nous voulons, tout ce que nous sommes, à quelque point de vue que nous nous placions, découle, soit à titre de filiation, soit à titre d’opposition, de ce passé, c’est-à-dire de la propriété féodale ou patrimoniale, de la royauté, du catholicisme.
Nous ne sommes plus aujourd’hui ce que nous étions hier, précisément parce que nous l’avons été ; nous cesserons un jour d’être ce que nous sommes, précisément parce que nous le sommes.
Mais comment s’accomplit cette évolution ?
Le catholicisme, pour sortir de l’état chaotique et s’élever à l’unité, tend à se rationaliser toujours davantage. Par ce rationalisme, il se corrompt lui-même, il perd son caractère mystique, et devient une philosophie de la nature et de l’humanité. – Les privilèges de l’Église gallicane au Moyen Âge, l’influence de la réforme au XVIe siècle ; les travaux apologétiques des Fénelon, des Bossuet, des Fleury, etc., etc., au XVIIe ; le mouvement encyclopédiste du XVIIIe ; la tolérance, ou pour mieux dire, l’indifférence légale et constitutionnelle du XIXe, expriment autant de phases diverses du catholicisme.
D’autre part la royauté, absolue à son origine comme la puissance paternelle dont elle est l’incrément, a besoin, à mesure qu’elle étend son domaine, de l’organiser, et cette organisation, qui n’est autre chose qu’une application à la politique du principe de la division du travail, conduit fatalement la royauté à la démocratie. – L’émancipation des communes ; les empiètements successifs de la royauté sous Louis XI, Richelieu et Louis XIV ; les constitutions de 1790, de l’an II, de l’an III, de l’an VIII, de 1814 et de 1830 ; la constitution nouvelle de 1848, sont les manifestations, dans l’ordre politique, de l’œuvre révolutionnaire.
Enfin la propriété, par l’hérédité, par l’égalité de partage, par les mutations, par l’hypothèque, par la division du travail, par la circulation et par une foule d’autres causes, tend également à changer de nature et de forme : les économistes le savent tous. – L’abolition des maîtrises, mainmortes, droits féodaux, etc. ; la vente, au nom de l’État, des biens du clergé ; l’égalité devant l’impôt, ont fait subir à la propriété, depuis soixante ans, des modifications qui, pour être moins sensibles, n’en sont pas moins profondes et réelles.
Du reste, ces trois mouvements parallèles, le mouvement catholique, le mouvement monarchique, et le mouvement économique, n’expriment, ainsi qu’il a été dit, qu’une seule et même chose, la conversion de l’idée absolutiste en sa contraire, savoir, l’idée démocratique et sociale. – Considérées philosophiquement, la royauté de droit divin est une émanation du catholicisme, formée par la distinction du spirituel et du temporel ; la propriété est une émanation de la royauté, par l’institution féodale. Le socialisme, ou la démocratie sociale, dernier terme du catholicisme, est donc aussi la dernière forme de la royauté et de la propriété. Le socialisme est le produit du catholicisme et en même temps son adversaire, tout à la fois fils du Christ et Anti-Christ. La foi n’en conviendra pas, sans doute : il nous suffit que la philosophie, que l’histoire en déposent.
Le catholicisme, la royauté, la propriété, en un mot l’absolutisme, expriment donc pour nous le passé historique et social ; la démocratie-socialiste exprime l’avenir.
Comme l’absolutisme fut, à une autre époque, l’état légal et normal de la société, le socialisme aspire à devenir aussi l’état légal et normal de cette société.
Tant que les deux termes opposés du mouvement, ou les partis qui les représentent, ne se seront pas compris, ils se feront la guerre ; ils se diront, comme Ajax à Ulysse ; Enlève-moi ou je t’enlève ! Le jour où se fera leur mutuelle reconnaissance, ils ne tarderont pas à s’identifier et se fondre.
Le catholicisme a posé le problème : le socialisme prétend le résoudre. Le premier a fourni la symbolique de l’humanité ; au second d’en donner l’exégèse. Cette évolution est inévitable, fatale.
Mais, nous l’avons dit : les révolutions de l’humanité ne s’accomplissent point avec cette placidité philosophique ; les peuples ne reçoivent la science qu’à contrecœur ; et puis, l’humanité n’est-elle pas libre ? Il s’élève donc, à chaque tentative de progrès, une tempête de contradictions, des oppositions et des luttes qui, sous l’impulsion d’une fureur divine, au lieu de se résoudre amiablement par des transactions, aboutissent à des catastrophes.
Il résulte de ces agitations et tiraillements que la société ne parcourt point la série de ses destinées sur un plan régulier et par un droit chemin ; elle s’écarte tantôt à droite, tantôt à gauche, comme attirée et repoussée par des forces contraires : et ce sont ces oscillations, combinées avec les attaques du socialisme et les résistances de l’absolutisme qui produisent les péripéties du drame social.
Ainsi, tandis que le mouvement direct de la société donne lieu à deux partis contraires, l’absolutisme et le socialisme, le mouvement oscillatoire produit à son tour deux autres partis, hostiles entre eux et aux deux autres, que j’appellerai, de leurs noms historiques, le premier, juste-milieu ou doctrine, le second, démagogie, jacobinisme ou radicalisme.
Le juste-milieu, connu des philosophes sous le nom d’éclectisme, vient de cette disposition d’esprit égoïste et paresseuse, qui préfère aux solutions franches des accommodements impossibles ; qui accepte la religion, mais faite à sa convenance ; qui veut de la philosophie, mais sous réserve ; qui supporte la monarchie, mais complaisante, la démocratie, mais soumise ; qui proclame la liberté du commerce, mais en se couvrant de protections ; qui s’arrangerait de la gratuité de la circulation et du crédit, mais en stipulant un intérêt pour ses capitaux ; qui, enfin, fait consister la sagesse à tenir la balance égale, autant que possible, entre l’autorité et la liberté, le statu quo et le progrès, l’intérêt privé et l’intérêt général ; sans jamais comprendre que l’autorité engendre fatalement la liberté, que la philosophie est le produit inévitable de la religion, que la monarchie se transforme continuellement en démocratie, et, conséquemment, que le dernier terme du progrès est celui où, par la succession des réformes, l’intérêt individuel est identique à l’intérêt général, et la liberté synonyme d’ordre.
La démagogie, si connue en France depuis 60 ans sous le nom de jacobinisme, est le juste-milieu déguisé sous un masque de violence et d’affectations révolutionnaires. Le jacobinisme en veut aux places non aux institutions ; il accuse les hommes, non les principes, s’attachant à changer les noms sans toucher aux idées et aux choses. Ainsi, tandis qu’il présente les rois et les prêtres comme des tyrans et des imposteurs, les modérés comme des mystificateurs et des ambitieux, il a soin de faire toute réserve pour le maintien de l’autorité qu’il convoite, et du préjugé dont il espère se servir. Les anarchistes et les libre-penseurs sont ses plus grands ennemis. Robespierre envoyant à la fois à l’échafaud les partisans de l’ancien régime, les défenseurs de la Constitution, Hébert, Leclerc, Jacques Roux, Anacharsis Clootz, Danton et ses amis, est l’incarnation du jacobinisme.
Le juste-milieu est l’hypocrisie de la conservation ;
La démagogie est l’hypocrisie du progrès.
Le juste-milieu s’adresse de préférence à la bourgeoisie, hostile à la noblesse et au clergé, à qui elle reproche leur immobilisme et dont elle jalouse les prérogatives, mais qui répugne aux tendances radicales et qui se raidit contre les conclusions égalitaires du progrès.
Le jacobinisme va mieux à la multitude, plus irritable qu’éclairée, et pour qui les révolutions ne sont guère autre chose que des destitutions.
Ainsi la démagogie et le juste-milieu sont opposés l’un à l’autre, comme l’absolutisme et le socialisme le sont entre eux : ces quatre partis forment, si j’ose ainsi dire, les quatre points cardinaux de l’histoire. Résultat nécessaire de notre perfectibilité, ils sont contemporains dans la société comme dans la raison, et indestructibles. Sous mille noms divers, grec et barbare, citoyen et esclave, Spartiate et Ilote, patricien et prolétaire, guelfe et gibelin, clerc et laïc, noble et serf, bourgeois et compagnon, capitaliste et ouvrier, vous les trouverez dans tous les siècles et chez tous les peuples. Tous ont eu leurs crimes et leurs folies, comme ils ont leur part de vérité et leur utilité dans l’évolution humanitaire. Instigateurs de l’opinion, agents et modérateurs du progrès, ils personnifient en eux les facultés de l’être collectif, les conditions de la vie sociale.
L’absolutisme se distingue surtout par sa force d’inertie : ce qu’il a de vrai est son esprit de conservation, sans lequel le progrès lui-même, manquant de base, ne serait qu’un vain mot. C’est pour cela que le parti absolutiste est appelé aussi parti conservateur.
Ce qui distingue le juste-milieu, ou doctrinarisme, est un caractère de sophistique et d’arbitraire : son idée vraie est qu’à la société il appartient de se régir elle-même, d’être sa providence et son Dieu. La loi, pour le doctrinaire, est le produit pur de la pensée gouvernementale, par conséquent éminemment subjective.
Le jacobinisme se reconnaît à sa nullité philosophique et au vide de sa parole. S’adressant moins à la raison du peuple qu’à ses passions, il l’agite, il ne sait point le faire agir. Mais cette agitation même est le côté utile du jacobinisme : là où le peuple tombe dans l’indifférence, la société est près de périr.
Le socialisme conçoit l’ordre social comme le résultat d’une science positive et objective ; mais, comme tout essor scientifique, il est sujet à prendre ses hypothèses pour des réalités, ses utopies pour des institutions.
L’absolutisme, fort de sa priorité, j’ai presque dit de son droit d’aînesse, mais dupe de son principe, dont toute l’efficacité est de s’abroger lui-même, toujours en œuvre de restauration, ne sert qu’à alimenter les révolutions ; – le juste-milieu s’efforce d’enrayer le char révolutionnaire, et réussit seulement à le précipiter ; – le jacobinisme prétend accélérer le mouvement et le fait réagir ; – le socialisme, faisant violence aux traditions, finit souvent par s’excommunier de la société.
Du reste, il en est des partis politiques comme des systèmes de philosophie. Ils s’engendrent et se contredisent réciproquement, comme tous les termes extrêmes, se suscitent l’un l’autre, s’excluent, parfois semblent s’éteindre pour reparaître à de longs intervalles. Tout homme qui raisonne et qui cherche à se rendre compte de ses opinions, soit en politique, soit en philosophie, se classe immédiatement lui-même, par le seul fait du jugement qu’il exprime, dans un parti ou système quelconque : celui-là seul qui ne pense pas n’est d’aucun parti, d’aucune philosophie, d’aucune religion. Et tel est précisément l’état habituel des masses, qui, hors les époques d’agitation, semblent complètement indifférentes aux spéculations politiques et religieuses. Mais ce calme, cette ataraxie superficielle du peuple n’est point stérile. C’est le peuple qui, à la longue, sans théories, par ses créations spontanées, modifie, réforme, absorbe les projets des politiques et les doctrines des philosophes, et qui, créant sans cesse une réalité nouvelle, change incessamment la base de la politique et de la philosophie.
L’absolutisme, dominant en France jusque vers la fin du dernier siècle, est depuis cette époque en décroissance continue ; – le doctrinarisme, manifesté avec un certain éclat à la suite de la révolution de juillet, a passé avec le règne de dix-huit ans. Quant au jacobinisme et au socialisme, le premier, réchauffé par les romanciers révolutionnaires, a reparu en février, pour refouler la révolution dans les journées des 17 mars, 16 avril, 15 mai, et s’abîmer dans celle du 13 juin ; – le second, après avoir traîné vingt ans sa mystique existence, est tout près de se dissoudre. Il n’y a plus, à l’heure où j’écris, de partis en France ; il ne reste, sous l’étendard de la République, qu’une coalition de bourgeois ruinés contre une coalition de prolétaires mourant de faim. La misère commune aura produit ce que n’avait pu faire la raison générale : en détruisant la richesse, elle aura détruit l’antagonisme.
Ce que je viens de dire des partis qui divisent primordialement toute société, n’est encore qu’une définition : eh bien ! c’est déjà toute l’histoire. C’est la philosophie même du progrès, la mort du mysticisme social, finis theologiœ ! Que le sceptique et l’inspiré disputent à perte de vue sur la valeur et la légitimité de la raison humaine, qu’importe leur doute, si la raison nous impose fatidiquement ses formules ? Que nous importe de savoir que nous pourrions n’être pas hommes ? C’est le privilège de la raison, c’est sa misère, si l’on veut, de ramener à des idées simples et lucides les phénomènes les plus gigantesques, les plus embrouillés de la civilisation et de la nature. De même que les plus grands fleuves ne sont que des ruisseaux à leur source, de même, pour la raison du philosophe, les révolutions les plus terribles dépendent de causes d’une simplicité naïve. La foi ne nous apprend point à juger les choses avec ce discernement vulgaire : c’est que la foi, ainsi que Dieu dont elle est un don, ne raisonne pas.
La détermination que je viens de faire des partis, de leurs principes et de leurs tendances, est vraie, parce qu’elle est nécessaire et universelle, commune à tous les siècles et à tous les peuples, quelle que soit la variété des partis, leurs origines, leurs intérêts, leur but : elle est vraie, parce qu’elle ne peut pas ne pas être vraie.
C’est l’expression des aspects les plus généraux de l’histoire et des attractions primitives de la société.
La société, être vivant et perfectible, qui se développe dans le temps, à l’opposite de Dieu, que nous supposons immobile dans l’éternité, a nécessairement deux pôles, l’un qui regarde le passé, l’autre tourné vers l’avenir. Dans la société, où les idées et les opinions se divisent et se classent comme les tempéraments et les intérêts, il y a donc aussi deux partis principaux : le parti absolutiste, qui s’efforce de conserver et de reconstruire le passé, et le parti socialiste, qui tend incessamment à dégager et à produire l’avenir.
Mais la société, en vertu de la raison analytique dont l’homme est doué, oscille et dévie continuellement à droite et à gauche de la ligne du progrès, suivant la diversité des passions qui lui servent de moteurs. Il y a donc aussi, entre les deux partis extrêmes, deux partis moyens, en termes parlementaires, un centre droit et un centre gauche, qui pousse ou retient incessamment la Révolution hors de sa voie.
Tout cela est d’une évidence presque mathématique, d’une certitude expérimentale. Telle est l’exactitude de cette topographie, qu’il suffit d’y jeter les yeux pour avoir aussitôt la clef de toutes les évolutions et rétrogradations de l’humanité.