etc/frontcover.jpg
Préface

Voici un livre qui a conquis sa place, parmi les classiques de la récréation contemporaine, par des mérites tout à fait particuliers, et qui, à ce titre, manquait à notre collection. Jean-Paul Choppart a fait la joie, je devrais dire la jubilation de tout ce qui était enfant, il y a trente ans.

Il est peu de bambins, depuis 1830 jusqu’à nos jours, qui ne l’ait lu avec un entraînement voisin de la passion. Il est du petit nombre de livres destinés à l’enfance, dont le succès n’étonne pas quand on le relit dans l’âge mûr. Il est écrit avec une vivacité, une verve, une abondance, un entrain, une franchise d’allure à la fois sérieuse et bouffonne, qui ne sont pas d’ordinaire ce qui distingue la littérature enfantine. Jean-Paul Choppart, en effet, ne sort pas comme tant d’autres du laboratoire d’un confiseur. Ce n’est pas un de ces livres trop doux, un de ces livres d’une bénignité, d’un patelinage fade, qu’une école, qui n’est pas la bonne, a amoncelés autour du jeune âge. Il ne rappelle en rien cette tisane littéraire qu’on verse d’ordinaire par petites cuillerées dans l’esprit des enfants. C’est, tout au contraire, une sorte de petit torrent accommodé à leurs forces, où l’auteur les baigne hardiment, où il les plonge d’une main alerte et sûre, où il les retient palpitants entre l’inquiétude et le rire jusqu’à ce que le bain ait produit son bon effet. L’histoire de Jean-Paul Choppart, en un mot, n’est pas l’éternelle histoire de cet enfant bien sage qu’on propose depuis si longtemps pour modèle aux jeunes générations ; c’est l’histoire d’un petit drôle, paresseux, volontaire, étourdi, présomptueux et égoïste, que son goût pour les escapades défendues jette dans tant et de si mirobolants désagréments, qu’à la fin il est bien obligé de se dire avec le lecteur, que la sagesse vaut décidément mieux que la folie et qu’il est mille fois plus fatigant de ne rien faire ou de faire des sottises que de travailler et de se bien conduire.

L’enfant est pris là sur le vif par le côté le plus agité de sa nature. C’est le livre des turbulents écrit par un homme qui les connaît à fond, qui a compris que le remède aux défauts de l’enfance est le même que le remède aux défauts de la virilité, et qui sait, par conséquent, que l’expérience des faits, l’expérience personnelle est la plus efficace des leçons. M. Louis Desnoyer moralise moins qu’il n’agit. Il cache sa leçon dans l’action, mais c’est pour l’en faire sortir avec une telle vivacité qu’elle éclate aux yeux des plus aveugles et frappe les plus endurcis. Sa méthode est celle du bourru bienfaisant qui secoue celui dont il veut être entendu au lieu de l’endormir.

L’édition que nous donnons aujourd’hui, revue avec soin par l’auteur, rajeunie et débarrassée, en vue des générations actuelles, de ce qui avait pu vieillir dans le livre primitif, fournira une nouvelle et brillante carrière, nous n’en doutons pas.

J. HETZEL.

Chapitre I

Enfance de Jean-Paul. – Son portrait physique et moral. – Effroyable récit de ses premières méchancetés. – L’orage éclate sur le dos de Jean-Paul. – Sa fuite. – Première conséquence de cette coupable désertion.

Jean-Paul appartenait à une famille d’honnêtes bourgeois. Il avait des sœurs, ce qui était très malheureux pour elles ; mais il n’avait pas de frères, ce qui était très heureux pour eux.

Jean-Paul était fainéant, gourmand, insolent, taquin, hargneux, peureux, sournois. Je n’en finirais pas si je voulais donner la liste complète de tous les petits défauts qui distinguaient Jean-Paul, un des mauvais sujets les mieux conditionnés dont l’histoire des enfants célèbres puisse nous léguer le souvenir. Non pas qu’au fond du cœur il fût essentiellement méchant, ni que, après avoir fait le mal, il ne fût susceptible de comprendre qu’il avait mal fait, surtout quand on le fouettait pour lui mieux expliquer la chose ; mais, s’il était corrigible, ce ne pouvait être qu’avec le temps et par de grandes adversités.

Nous verrons quelles furent les épreuves qu’eut à subir Jean-Paul durant ses longues escapades. Tel est le but de cette histoire, que nous avons dû diviser par chapitres, parce qu’il nous a plu ainsi.

L’extérieur de Jean-Paul révélait son caractère désordonné. L’enseigne n’était pas menteuse, cette fois. Ses cheveux étaient toujours ébouriffés et parsemés de brins de paille ; ses mains, gantées de plusieurs couches de crasse, dont la plus ancienne remontait certainement fort loin dans le cours des temps ; ses traits, sillonnés de balafres d’encre ; ses yeux, habituellement pochés, et il était extrêmement rare qu’il se fut mouché. Quant à ses vêtements, à peine notre héros les avait-il endossés depuis un jour, qu’ils étaient sales, déchirés, mal portés ; sa redingote était veuve de boutons ; son pantalon tenait à peine, en l’absence des bretelles, dont il avait ôté les élastiques pour en faire des projectiles, et d’ordinaire il était terreux à l’endroit du genou. Enfin, ses bas lui retombaient sur les talons, et il ne portait jamais ses souliers qu’en pantoufles.

Mais ce qui, bien plus que le reste, faisait de Jean-Paul un enfant tout à fait maussade, c’était sa conduite malicieuse envers et contre tous. Jean-Paul semblait n’avoir d’autre plaisir que le déplaisir des autres. Aux tours inventés avant lui, il en ajoutait de sa façon, lesquels prouvaient un génie bien méchamment inventif. C’est ainsi qu’au collège il battait les plus petits, pour lever sur leur estomac, au profit du sien, des impôts de pommes, de poires, de cerises, et même de morceaux de pain, si sa part de goûter ne lui suffisait pas ; mais, pour le moins, règle générale, comme il aimait la croûte, il usurpait toujours la leur, et les réduisait, les malheureux, à ne manger que la mie !

Il les contraignait à lui composer ses thèmes et ses versions. Aussi était-il fort ignorant pour son âge.

Et puis il mettait de la poudre de bois dans la tabatière du professeur ; il attachait un chien à la corde de la cloche ; il tendait, la nuit, des ficelles qui allaient d’un lit à l’autre, dans toute la largeur du dortoir, de manière à faire trébucher les surveillants de ronde ; et, pour tant de hauts faits, il laissait froidement punir ses camarades ; ce qui arrivait toujours, car son air hypocrite le mettait à l’abri du soupçon.

Cela lui semblait un excellent tour ; comme aussi de souffler à faux quelqu’un de ses condisciples, de le faire rire quand il ne fallait pas, et de lui brouiller la mémoire par quelque poussée, quelque bruit, quelque grimace, au moment de la récitation.

Il excellait encore à prendre des mouches et à les atteler à un petit char en papier ; ou bien des hannetons, qu’il ornait d’une ribambelle et lâchait tout à coup au travers de la classe ; ou bien encore des jardinières, qu’il pressait entre le pouce et l’index pour les faire crier au milieu du silence.

Il ne mettait pas moins d’adresse à cingler les passants, au moyen d’une seringue qu’il avait emplie d’encre, et qu’il ajustait contre eux de derrière la grande porte d’entrée, par le trou de la serrure.

Il en mettait beaucoup aussi à retirer vivement la plume qu’un de ses condisciples pouvait tenir entre ses lèvres, ce qui les lui abreuvait d’encre.

Pour ce qui est des livres, on aurait pu former une bibliothèque des rudiments, des dictionnaires et des autres classiques qu’il dérobait, maculait, déchirait.

Et puis, les jours de sortie, quand il se promenait par la ville, à la tombée de la nuit, Jean-Paul se donnait beaucoup de joie à enfoncer, d’un coup de tête, des châssis de boutiques, pour crier à travers : « Eh ! quelle heure est-il ? » et se sauver ensuite ; ou bien encore à frapper rudement aux portes des maisons, à en salir les marteaux, à en casser les vitres, à en barbouiller les enseignes, et à poursuivre à coups de pierres les chiens et les chats du quartier.

Enfin, durant les vacances, qu’il passait chez son père, il n’était sorte de combinaisons diaboliques dont il ne s’ingéniât. Valets, amis, parents, tout le monde avait à s’en plaindre. Il rossait ses camarades, et, pour le pouvoir faire sans nul danger, il avait toujours soin de les choisir plus faibles que lui et de bonne composition.

Il pleurait quelquefois sans sujet, pour faire gronder les domestiques.

Il pinçait ses jolies petites sœurs, faisait de faux rapports contre elles, déchirait leurs parures et cassait leurs poupées.

C’était une désolation générale.

Mais ce qui peut surtout vous donner une juste idée de la perversité de cette jeune âme, c’est que… je frémis de le dire !… c’est que Jean-Paul Choppart avait déjà des dettes !

Oui !

Il devait trois sous à la marchande de gâteaux, deux sous à l’épicier du coin, homme trop crédule ! et cinq sous au marchand de billes, espèce d’usurier qui ne rougissait pas de spéculer sur le jeune âge et l’inexpérience de Jean-Paul. Que sais-je encore ?

Et tout cela, tout cela, à neuf ans et demi !

Aussi la conduite de Jean-Paul Choppart était-elle citée comme une effrayante leçon aux enfants du voisinage, et malheureusement il s’était trop bien acquis cette réputation, qui le rendait la terreur du pays.

Les domestiques eux-mêmes en étaient déjà venus à dire ; « Ma foi ! notre petit monsieur n’est pas des plus aimables ! » Cette audace de l’antichambre prouve à quel degré d’exaltation était parvenu le mécontentement universel.

L’horizon de Jean-Paul se couvrait donc de nuages. Tout annonçait que la trombe de reproches, de remontrances et de corrections, qu’il accumulait sur sa tête depuis neuf ans et demi, éclaterait enfin.

Elle éclata.

Un jour, en effet, par une permission bien évidente de la Providence, qui voulait que Jean-Paul fût à la fin démasqué, il osa faire remonter jusqu’à son respectable père cette manie de détestables niches : il s’avisa de bourrer de sciure de bois le fusil paternel ; si bien que le fusil rata vingt fois de suite sur le plus beau lièvre qu’on puisse imaginer.

Ce même jour, ce qui peut-être est pis encore, il manqua d’étouffer l’aînée de ses petites sœurs, et de faire mourir la cadette de faim.

Ce n’était pas trop mal d’une seule fois.

« Pauline, dit-il à la première, viens donc voir comme on est bien dans cette armoire ! viens donc te mettre dedans ! »

Et Pauline, qui était une petite fille extrêmement curieuse, accourut sautillant, et se plaça bien vite au fond de la délicieuse armoire.

Aussitôt Jean-Paul en poussa la porte, et Pauline fut enfermée à clef dans cette boîte de sapin, sans lumière, sans espace et sans air !

Pauline eut peur, d’autant plus que Jean-Paul lui criait, de sa grosse voix, des histoires de voleurs, et qu’à la suite de longs silences, il frappait tout à coup contre le bois de l’armoire : pan ! pan ! pan ! et poussait des hou ! hou ! à faire dresser les cheveux sur le front même d’une grande personne.

Pauline pleura, sanglota, cria : « Mon frère ! mon petit frère, ouvre-moi donc ! j’étouffe ! je n’en puis plus ! » Et en disant cela d’une voix de plus en plus faible, elle heurtait et trépignait ; mais vainement : personne ne l’entendait. Les valets, que, par de faux rapports, Jean-Paul avait fait renvoyer l’instant d’auparavant, étaient en train de ficeler leurs paquets. Ils se souciaient peu d’ailleurs du tapage et des cris dans une maison ou, grâce à Jean-Paul, les cris et le tapage étaient choses d’habitude.

Quant à ce dernier, il avait, ma foi ! bien autre chose à faire que de rendre la liberté, la vie peut-être, à la pauvre petite : il était sérieusement occupé à dévorer les confitures de Laure, son autre petite sœur.

Cependant madame Choppart venait de rentrer avec son mari. Ils entendirent enfin les sanglots de Laure, qui avait la faimvalle, et les cris de Pauline, qui cessa bientôt de crier.

On accourut. Mais la clef ! où est la clef ! la clef de l’armoire ?

Jean-Paul l’avait ôtée et mise en poche, ce dont il n’osait convenir.

Force fut donc d’enfoncer la porte, et l’on retira de son cachot la pauvre enfant, qui ne disait plus rien.

Elle était évanouie, asphyxiée, presque morte.

Ce fut alors qu’éclata la tempête qui grondait depuis si longtemps.

M. Choppart prit d’une main son fils, et de l’autre sa baguette de fusil, souple et cinglante baleine.

Je vous laisse à penser l’heureux usage qu’il fit des deux.

Il fit bien.

Quand il eut fini, comme Jean-Paul refusait un seul mot de repentir, et ne répondait à chaque remontrance que par des : Non ! non ! seule réponse qu’en pareil cas on pût jamais obtenir de lui, M. Choppart voulut recommencer, mais Jean-Paul parvint à l’éviter et s’enfuit à toutes jambes.

Quand il fut seul dehors, il s’assit sur un tas de pierres, en face de la maison paternelle, qu’il osa, le malheureux, dans un mouvement de colère, menacer de son poing !

En ce moment, il en vit sortir son père, et, croyant reconnaître en sa main la cinglante baleine, au lieu de courir au-devant de lui, de tomber à ses genoux et de lui demander pardon, ce qu’un enfant mieux doué n’eût pas manqué de faire, Jean-Paul reprît sa course en sens contraire, et ne s’arrêta plus qu’au milieu de la campagne.

C’est ici, à justement parler, que commencent les mésaventures de notre héros. Mais il fallait d’abord vous initier à ses premières fautes, à celles qui le précipitèrent dans les nombreux accidents par lesquels il devait expier sa coupable conduite.

« Ah ! bah ! se disait d’abord Jean-Paul en courant à travers champs (car c’était toujours ainsi que procédait sa mauvaise humeur) ; ah bah ! je ne retournerai certes point dans cette baraque-là ! » (La maison de son père !) « Une baraque où l’on ne peut seulement pas rire sans que tout de suite on vous fasse la moue ! où il faudrait ne pas remuer le bout du doigt, et travailler toute la journée ! Ah bah ! je veux m’amuser, moi ! Je veux être libre, moi ! Je veux rire si j’en ai envie, moi ! Je n’ai besoin de personne pour vivre, moi ! J’ai de l’argent, moi ! J’ai huit sous dans ma poche, moi ! Je veux me donner du plaisir pour les vexer, moi ! et surtout je ne veux pas travailler, moi ! »

Tels étaient les projets que Jean-Paul roulait dans sa tête. Il sautait, courait, chantait, sifflait, faisait la roue, pour s’étourdir sur les inconvénients réels de son escapade ; car, à défaut du remords, contre lequel son cœur était encore trop endurci, la faim commençait à le tourmenter cruellement : les confitures de Laure étaient passées depuis longtemps, et l’exercice et le grand air n’avaient fait qu’en hâter la digestion.

Quand cette digestion fut complète, Jean-Paul, qui, en toute circonstance, était fort docile aux conseils de son estomac, songea naturellement à revenir au logis, comme l’Enfant prodigue. Il reprit, avec hésitation, le chemin de la maison paternelle ; puis il s’arrêta, rétrograda, revint, pointa ses yeux sur le lointain, espérant y découvrir quelque ambassadeur de sa famille, chargé de venir négocier avec lui ; puis, ne voyant personne, il se prit à verser de grosses larmes ; non point de ces douces larmes que fait couler le repentir, mais de ces larmes brûlantes que le dépit arrache, enfin, il poussa tout à coup un grand éclat de rire, un de ces rires effrayants comme en poussent les démons, s’il faut en croire ceux des écrivains de nos jours qui ont eu l’occasion de les entendre.

Quelle était la cause de cette joie subite ?

La vue d’un cerisier dont le vent balançait près de là les branches toutes rouges de fruits.

« Non ! s’écria Jean-Paul, dont cette vue ranimait l’entêtement, non, je n’ai besoin de personne, moi ! Ah bah ! décidément, je veux m’en aller pour toujours, moi ! Je veux faire le tour du monde, moi ! »

Et en parlant ainsi, il franchissait la haie qui le séparait de l’arbre.

Qu’allait-il commettre encore ? une méchante action, un crime, un vol ! Il eût pu acheter des cerises, car la maisonnette du propriétaire était voisine ; mais les cerises lui parurent devoir être bien meilleures s’il les prenait : c’était sa morale habituelle en matière de comestibles.

Il grimpa donc sans hésiter ; mais la punition de cette nouvelle faute ne se fit pas longtemps attendre. À peine avait-il goûté de ce fruit défendu, que la branche sur laquelle il s’était posé, au plus haut du cerisier, se rompit bruyamment. Jean-Paul dégringola de branche en branche jusqu’à la plus basse, au bout de laquelle il resta suspendu par la basque de son habit, tête en bas, pieds en l’air, meurtri, déchiré, et, pour comble de punition, affamé comme auparavant.

C’était mal débuter dans un voyage autour du monde.

Chapitre II

Comment Jean-Paul fut remis dans une attitude plus normale. – Portrait du père Roquille. – Son chien Pataud. – Arrestation de Jean-Paul. – Son différend avec Pataud. – Il est conduit à la mairie du village voisin. – Comparution de Jean-Paul par-devant l’autorité municipale. – Sa condamnation solennelle.

On peut dire, sans être trop exigeant, qu’il est dans la vie des situations plus agréables que celle où nous avons laissé notre maraudeur.

Une circonstance augmenta bientôt ses angoisses. Comme il faisait quelques vains efforts pour s’accrocher des mains à la branche voisine, et reprendre, au moyen de cet appui, une position moins dangereuse, il entendit craquer l’étoffe de son habit. Un mouvement de plus, et Jean-Paul fût tombé de cinq pieds de haut, la tête la première, sur un tas de petites pierres pointues qui se trouvaient amoncelées au bord de la grande route. Sa vie, c’est bien le cas de le dire, ne tenait plus qu’à un fil.

C’est dans ce triste état qu’il fut aperçu par le garde champêtre. Ce fonctionnaire public, en faisant sa tournée habituelle, remarqua quelque chose d’informe qui pendait à une branche de cerisier. Cela lui parut fort extraordinaire, car un garde champêtre est assez versé en horticulture pour savoir que les cerisiers ne portent pas des fruits de cette espèce. Il s’approcha donc et s’assura que c’était un enfant.

« Ah ! ah ! cria-t-il à Jean-Paul, je te tiens donc, petit escamoteur ! Tu aimes les cerises, à ce qu’il paraît !… Ce n’est pas défendu, mon garçon ; au contraire : c’est très rafraîchissant ; mais de les voler, c’est autre chose ! Allons, dépêche-toi de descendre ; nous ayons à compter ensemble ! »

L’invitation pouvait paraître d’autant moins engageante, que le garde champêtre était armé de son sabre et suivi d’un gros chien, lequel tournait, sautait, hurlait au-dessous du malheureux Jean-Paul.

« Mon brave monsieur, cria piteusement ce dernier, ne me faites pas de mal, je vous en prie !

– Nous verrons, répondit le garde champêtre, Commence par descendre. Nous nous expliquerons ensuite. Je n’aime pas causer avec les gens qui ont les pieds à la place de la tête.

– Mais je ne peux pas descendre, » répliqua Jean-Paul, qui se trouvait en effet dans l’impossibilité de faire aucun mouvement, sans risquer de déchirer tout à fait la basque de son habit, et de faire une terrible chute.

« Ah ! tu ne peux pas ? reprit le garde ; attends, attends ; je vas bien te faire pouvoir, moi ! »

En disant cela, il monta sur le gros tas de pierres et leva le bras vers Jean-Paul.

Je dis le bras, car c’était un vieux militaire qui avait laissé deux de ses membres, un bras et une jambe, à la bataille de Wagram ; mais, de la seule main qui lui restait, il décrocha Jean-Paul aussi facilement qu’il eût fait d’une plume. Il l’agita un moment en l’air, en lui adressant quelques rudes paroles ; après quoi il le déposa à terre, plus mort que vif, non sans avoir, par précaution, imposé silence à Pataud.

Jean-Paul s’était cru serré dans un étau ; il avait pensé que c’était fini de lui ; mais quand il se retrouva sur ses pieds, sain et sauf, et qu’il vit que le garde ne tirait pas son grand sabre pour lui couper la tête, ainsi qu’il l’avait craint d’abord, il reprit un peu de son impertinence, et répondit, d’un ton mutin, qu’il ignorait pourquoi on le traitait ainsi.

« Pour t’apprendre à voler des cerises !

– Je ne volais pas de cerises.

– Ah ! tu ne volais pas de cerises ?… Pourquoi donc étais-tu monté sur ce cerisier ?

– Je ne sais pas… pour me promener… Je suis bien libre de me promener, peut-être ! Cela ne vous regarde pas, vous ! Je ne vois pas pourquoi vous voulez m’empêcher de m’amuser, moi ! Vous n’avez pas le droit de me faire du mal, vous ?

– Je ne t’ai pas fait de mal, petit drôle !

– Si, vous m’en avez fait !

– Ah ! tu prétends ?… Eh bien ! pour t’empêcher de mentir, je vas te tirer les oreilles, Tiens ! diras-tu encore que je t’ai fait du mal ?

– Voulez-vous bien me laisser, ou je vas vous donner des coups de pied !

– Oui-da ! tu le prends sur ce ton, mauvais garnement !… Tant pis pour toi ! Je voulais te lâcher après t’avoir donné cette leçon ; mais, puisque tu mens, puisque tu fais l’insolent et le tapageur, tu vas me suivre chez M. le maire. Allons, pas accéléré, en avant, arche !

– Je n’y veux pas aller, moi ! voulez-vous bien me lâcher, vous ! Je le dirai à papa, moi ! »

Le malheureux osait invoquer la protection de son père, dont, quelques heures auparavant, il avait méprisé la sainte autorité !

« Allons ! allons ! continua le garde champêtre, pas tant de façons, ou je recommence la correction ! »

Cette menace, corroborée d’un geste peu équivoque, produisît un excellent effet sur les jambes de Jean-Paul.

Le père Roquille (c’était le nom du garde) était un excellent homme ; mais sa figure, noircie par le soleil, balafrée de deux grands coups de sabre, ornée de deux grosses moustaches grisonnantes, et surmontée d’un bonnet de coton blanc et d’un vaste chapeau à cornes posé un peu de travers ; sa figure, ainsi faite, avait quelque chose de très rébarbatif.

Au détour de la première maison du village, le garde champêtre s’étant arrêté pour offrir une prise de tabac au maréchal ferrant du pays, Jean-Paul jugea l’occasion favorable pour recouvrer sa liberté, et, preste ! le voilà qui s’élance.

Mais il n’avait pas fait vingt-cinq pas, que Pataud l’arrêtait brusquement par le fond de son pantalon ; Jean-Paul se sentît même légèrement pincé, et se garda dès lors de faire la moindre résistance, car il lut parut évident que Pataud ne demandait qu’un prétexte pour le pouvoir pincer plus fort.

« Tout beau, Pataud ! tout beau ! » cria le père Roquille, qui avait rejoint son prisonnier. Et, s’adressant à celui-ci, il lui dit de ce ton goguenard qui le déconcertait cruellement :

« Ah ! ah ! mon garçon, Pataud prétend que vous voulez nous quitter ? Mais c’est très mal, ça ! Est-ce qu’on s’en va ainsi sans saluer la société ? »

Jean-Paul était pâle de dépit.

Cependant, sa présence avait mis tout le monde en émoi. Une arrestation était un grave évènement dans un petit village. Les hommes se rangeaient pour le voir passer, et lui adressaient de gros quolibets ; les femmes se mettaient aux fenêtres ou accouraient sur le seuil de leurs maisons, et chacun se livrait tout haut à mille conjectures.

« C’est un voleur, disait l’un.

– C’est un incendiaire ! disait l’autre.

– C’est un faux-monnayeur, disait un troisième.

– C’est peut-être lui qui a arrêté la diligence cette nuit ! criait celle-ci.

– Oh ! le petit monstre ! ajoutait celle-là ; il en est bien capable. Être si jeune, et s’être déjà rendu assez criminel pour qu’on le mène en prison ! Quelle horreur !

– Au surplus, disait tout le monde, on voit bien, à sa figure seule, que ce doit être un scélérat ! »

C’est qu’en effet, quoique sa figure fût naturellement assez belle, à la physionomie près, laquelle était sournoise et malicieuse, Jean-Paul paraissait affreux en ce moment. Ses habits étaient en lambeaux, son col de chemise était froissé, et son gilet tout large ouvert, faute de boutons. Il était obligé, en outre, de retenir d’une main son pantalon, qui menaçait de le laisser en route, les bretelles s’étant rompues dans sa chute ; enfin, il traînait les pieds en marchant, car ses souliers sans cordons lui tenaient à peine, et il avait rabattu son chapeau sur ses yeux pour dérober le plus possible de sa figure à l’investigation des curieux. En vérité, il faisait peur à voir, et son extérieur justifiait suffisamment tout ce qu’on pouvait supposer de pis.

Pour augmenter l’éclat de cette entrée triomphale, tous les chiens du village se mirent à aboyer autour de lui, à l’unisson de Pataud, qui gambadait, tout fier du prisonnier qu’il avait fait.

Les petits enfants, de leur côté, suivirent Jean-Paul en riant.

Jean-Paul eût voulu être à cent pieds sous terre, tant il avait de honte, de colère, et surtout d’impuissance à se venger.

Ce fut à travers ces huées, ces hurlements, ces taquineries, et au milieu de ce brillant cortège, qu’il arriva à la mairie.

La foule resta en dehors, mais Jean-Paul put l’entendre longtemps encore qui ricanait de lui.

M. le maire fit bientôt son entrée dans la salle du conseil, où l’on avait conduit Jean-Paul.

Le vénérable magistrat s’assit gravement dans son grand fauteuil de cuir, le corps orné d’une large écharpe.

C’était un de ces hommes qui apportent, jusque dans leurs moindres actions, une parfaite solennité. Son aspect était fort imposant.

Ce digne représentant de l’autorité posa sur le prisonnier un œil fixe et sévère, tandis que le garde champêtre lui rendait compte des circonstances de l’importante capture.

Le secrétaire était là, écrivant tout sur son livre.

Voyez, mes jeunes lecteurs, quelles terribles conséquences peut avoir, pour l’avenir, la faute même la plus légère ! Voilà que, sur un gros registre, – un registre de papier timbré, qui se conservera pendant des siècles, jusqu’à ce qu’il tombe aux mains d’un futur épicier, – il est écrit que Jean-Paul a commis un vol ! C’est en vain que Jean-Paul aura pu expier, au moyen d’une conduite régulière, les égarements de sa première enfance : les personnes indulgentes pourront oublier cela, mais ses ennemis s’en souviendront ; et qui sait si, pour l’affliger, ceux-ci ne lui diront pas, même dans cinquante ans : « Va donc ! on sait bien ce que tu as fait autrefois ! Il est écrit là-bas, dans les archives de la mairie, que tu as volé des cerises ! »

Que cet exemple vous engage à éviter jusqu’à l’apparence du moindre tort, afin que votre avenir n’ait point à rougir du passé.

Quand le procès-verbal fut rédigé, M. le maire demanda à Jean-Paul s’il reconnaissait la vérité des faits qui s’y trouvaient consignés. Jean-Paul répondit effrontément, en se grattant la tête à tour de bras, en faisant la moue, et en se dandinant de droite à gauche : « Ce n’est pas vrai ! » ce qui était ajouter un mensonge à sa première faute.

Cette audace n’aboutit qu’à augmenter la sévérité du juge. Ce dernier lui demanda alors le nom et la demeure de ses parents. Jean-Paul hésita un moment ; puis, sans prévoir les conséquences de ce nouveau mensonge, il répondit bêtement : « Je ne sais pas ! »

M. le maire fut indigné de l’impudence de Jean-Paul et lui dit :

« Prévenu, réfléchissez, je vous y engage, aux suites que peut avoir votre obstination. Vous vous êtes rendu coupable d’une méchante action, sans doute, en attentant à la propriété d’autrui ; mais mon intention est moins encore de vous punir que de vous corriger. Comme j’ai lieu de penser que la leçon est assez forte, je ne veux point vous traiter avec toute la rigueur que mériterait votre forfait. Je ne veux pas, d’ailleurs, affliger l’honnête famille à laquelle j’aime à croire que vous appartenez. Faites-moi donc l’aveu de votre faute ; dites-moi que vous vous en repentez, et enfin, nommez-moi vos parents. Satisfait de vous avoir rappelé dans la voie du devoir, je donnerai ordre aussitôt qu’on vous reconduise auprès d’eux. »

Cette allocution, pleine d’indulgence et de raison, eut touché le cœur de tout autre enfant. Le père Roquille en fut ému lui-même : on le vit se cacher derrière son chapeau à cornes pour essuyer une grosse larme qui venait de tomber sur sa moustache grise.

« Je ne sais pas, » répéta-t-il.

Jean-Paul garda le silence.

« Prévenu, attendu qu’il résulte de vos réponses, que vous ne connaissez ni le nom ni la demeure de vos parents, et que, par conséquent, vous êtes sans asile et sans moyens d’existence, délit prévu et puni par la loi, je me vois dans la douloureuse nécessité de vous considérer comme vagabond, de vous faire conduire provisoirement dans la prison du village, et de vous expédier ensuite, sous l’escorte de la gendarmerie royale, au chef-lieu du département, où vous serez traduit, sous prévention de vagabondage, devant le tribunal de police correctionnelle. »

« Allons ! dit-il au petit vagabond, qu’on eût cru frappé de paralysie et d’imbécillité : quand nous resterions planté là comme une bûche en terre, cela n’avancerait à rien. Le vin est tiré, mon garçon, il faut le boire ! je ne connais que ça ! Tant pis pour vous s’il est un peu amer ! c’est votre faute, vous l’avez voulu. Or donc, au violon, pas accéléré, en avant… arche ! »

Les scènes de ce genre sont malheureusement fréquentes sur de plus vastes théâtres, et les fastes de la justice nous apprennent souvent que de grands coupables ont marché d’un pied ferme au châtiment. C’est une erreur : il n’y a pas d’héroïsme possible dans l’infamie. L’insouciance, en pareil cas, n’est qu’un masque insolent derrière lequel le condamné cherche à cacher son ignominie. Le crime ainsi peut avoir son hypocrisie, comme la vertu la sienne. Il ne faut pas croire à ces forfanteries de cour d’assises, de bagne et d’échafaud. Qu’on pénètre d’une seule ligne sous cette mensongère insensibilité, la honte sera toujours d’autant plus poignante au cœur du misérable, qu’il fera plus d’efforts pour la couvrir, aux yeux de la foule, des faux semblants d’une ignoble gaieté.

À ces mots, le père Roquille sortit, poussa la porte, qui cria lourdement sur ses gonds rouillés, et fit résonner aux oreilles de Jean-Paul le double cric-crac de la grosse serrure.