L’extravagant et spirituel Rodolphe Salis avait pris à Sieyès le tour de cette devise : « Qu’est Montmartre ? Rien. Que doit-il être ? Tout. » Le « gentilhomme cabaretier » exagérait deux fois : Montmartre, qui ne sera jamais tout, a toujours été plus que rien. Il fut constamment quelque chose et même quelque chose d’assez tapageur. Par sa situation géographique, appelé à servir d’assise à des temples votifs, il inclina, dès l’aube de l’histoire, vers la dévotion. Sa piété – qui dure – n’est point discrète. Particulière et voyante, elle s’étale, et plus que jamais, en processions et en pèlerinages. C’est un aspect de la Butte ; elle en a d’autres.
Montmartre qui eut la diplomatie de s’insinuer en tous temps dans les bonnes grâces parisiennes, lorsque le Chat Noir, sur ses flancs, imprima sa griffe, n’était donc point dépourvu de quelque réputation. Quand on le taxait de n’être rien, il était déjà, – contraste choquant – la Corinthe des plaisirs à bas prix, la villa Médicis des rapins qui avaient raté le coche du quai Malaquais, la terre promise du Sacré-Cœur. Il devenait la nouvelle Lourdes. C’eût été pour suffire à une réputation moins ambitieuse, mais il se flattait d’attirer, sur son sol, fertile en miracles, les pèlerins s’acheminant aux fins les plus diverses.
Cette antithèse, en l’espèce unique, s’est accusée surtout depuis quelque dix ans. Au pied de la montagne, au sommet de laquelle se perpétue le plus paisible des petits villages, et d’où la Savoyarde appelle les croyants du monde entier à la prière, la fantaisie la plus outrancière dresse les tréteaux de ces baladins qui ont réveillé les échos endormis de Ramponneau et des Porcherons. Le monde élégant en a appris la route, faisant un sort à cette allégresse quasi foraine qui met tant de liberté dans son tapage et tant d’art dans sa fantaisie.
On s’y donne rendez-vous, on s’y rue, comme jadis à l’ancien boulevard du Temple, qui est là, en quelque sorte, ressuscité. Cette renommée mérite à Montmartre l’ascension continue d’un public ailleurs blasé. Il chante, et sa chanson est frondeuse des lieux communs sans en être toujours exempte. Elle n’est ni généreuse, ni enthousiaste, ni profondément philosophique ; nous sommes loin de Béranger ou de Debraux : mais nous avons toujours Colmance, Muse pince-sans-rire qui ne saurait rire sans pincer, visant à être gaie en étant rosse, et qui est tout au moins rosse si elle n’est gaie. On y court ainsi de multiples bouisbouis qui, outre quelques autres avantages, ont celui d’être agencés avec goût. L’artiste, – et c’est la nouveauté de cette vogue, – s’est, pour la première fois, intimement uni au poète.
De ce double commerce est né le Montmartre que la mode consacre. Le cadre s’est haussé à la gloire du tableau et l’a plus d’une fois éclipsé. Le cabaret s’est fait musée, et l’atelier tréteau. Ange Pitou s’est acoquiné à Cabrion ; Tabarin s’est mis dans ses meubles, grâce au concours d’ingénieux pinceaux. Il était indifférent aux cahotés du chariot de Thespis, de jouer en plein air sur la lisière des bois, ou dans la rustique nudité des granges, et l’Illustre Petit Théâtre n’avait pas demandé qu’à son endroit se prodiguassent les architectes. Montmartre, au contraire, abondant en décorateurs, s’est soudainement soucié du décor, – non certes, du décor somptueux, mais pittoresque habilement, libre jusqu’à paraître forain, et s’inspirant davantage du brocanteur que du tapissier.
Mais la mode toute-puissante a de ces caprices. Elle a décrété que Montmartre, pour les profanes, serait terre de volupté, et terre d’expiation pour les pèlerins. Et elle a autorisé, sur toute l’étendue de ce sol tourmenté, le commerce de contradictoires indulgences. Les femmes du monde, qui ont signé de leurs armoiries, pieuses offrandes, les piliers du Sacré-Cœur, tout scrupule vaincu, se sont fait conduire dans les cabarets et les petits théâtres, comme à une partie de débauche. Leurs équipages s’attardent, à des heures indues, en des rues en pente effarouchées par l’éclat d’aussi brillantes lanternes. Elles ont de près frôlé les gloires mineures auréolées des fumées de la tabagie. Elles ont entendu bafouer leurs croyances et railler leurs respects. Elles ont dévisagé des aèdes chevelus, qui, d’un verbe sifflant, menaçaient Ninive d’une destruction prochaine. Elles ont subi, sans broncher, ces assauts impertinents, amusées sous les verges folâtres, et quand l’audace du mot était un affront à toutes leurs pudeurs, un éclat de rire les renversait derrière l’éventail, à peine déployé. « Exquis, murmuraient-elles, inouï, ravissant ! » Aux grandes dames, sur la petite scène de Trianon, Vadé et Beaumarchais, à la veille de l’ouragan, arrachaient de ces complaisants bravos.
Écartons l’amertume des rapprochements, et vivons l’heure pour le plaisir qu’elle sonne. Le pitre des tréteaux n’a qu’un cri : il suffit à toute sa sagesse. Il balafre l’espace d’un ample geste et clame : « Suivez le monde ».
Suivons le monde. À cette heure, il va à Montmartre, c’est une frénésie. Quelques théâtres classés et les cabarets du boulevard en grondent : cet exode durera-t-il qui, au profit des pentes abruptes, dégarnit de ses viveurs et de ses amoureuses, de ses spectacles et de ses spectateurs, l’ancien centre des attractions. Ne délibérons ni ne creusons trop les pourquoi. Grimpons à Montmartre. Suivons le monde !
Suivons-le à l’aurore, derrière la soutane du prêtre de campagne, confondu dans l’humble troupeau de ses ouailles ferventes. Suivons-le au crépuscule, quand la grisette regagne, d’un pas lassé, le logis où les rapins ont découvert quelle était leur muse. Suivons-le, dès la nuit tombée, quand la foule de toutes les foules, secouant le joug du spleen, va demander, à la notoriété éphémère des amuseurs de la Butte – satiristes aux pièces, Juvénal à la petite semaine – quelques heures d’art personnel, de pittoresque débraillé et de verve frondeuse.
Dès le boulevard il obsède. Campé sur son éminence, s’imposant aux yeux par les perspectives de quelques rues transversales, il entend qu’on ne l’oublie point. Par-dessus les toits, il crie sa prétention à être vu. Le soir, il se constelle de points de feu qui semblent, sur l’écrin de la nuit, des étoiles imprudentes qui auraient glissé. C’est sa réclame lumineuse. Elle incite le passant à s’informer et à apprendre que Montmartre est là.
Le jour, il présente aux regards appelés vers lui, dans les allées et venues de la vie boulevardière, une façon d’énigme. Par un temps clair, des pierres neuves, baisées du soleil, dessinent un déroutant amalgame de dômes et de tourelles, de frêles arcatures et de bastions trapus qui, n’étaient les proches cubes de maisons à sept étages – tranches de rues isolées – donneraient la sensation d’un pays d’Orient. De gigantesques poutres brunes, tournant en cirque octogonal et tranchant sur l’ocre pâle des constructions vierges, attestent l’activité d’un travail grandiose tirant son harmonie de rapprochements imprévus. Un large avant-corps circulaire, flanqué de poivrières carrées, a tout l’air d’une forteresse associée à un manoir. Du boulevard, rue Laffitte, on est en présence d’on ne sait quoi, là-bas, de moyenâgeux et de féodal, qui tient du retour des croisades et de la domination des Maures. Et ce n’est que la rencontre taquine d’une basilique et d’un réservoir. C’est le Sacré-Cœur qui lentement s’édifie sur la butte folâtre, la base masquée, du côté de la ville, par cette œuvre édilitaire qu’un architecte de talent a su si bien identifier au temple chrétien, qu’à distance, elle fait avec lui pleinement corps.
Tous les pèlerins qui s’acheminent vers le coteau ne font point que l’édifiant calcul des indulgences que méritent, à qui les gravit, les deux cents marches de la rue Chappe. Il en est qui connaissent mieux les légendes des moulins que celles des martyrs et qui, jamais, pour ce qu’ils s’y trouvent au sein des jouissances, ne dépassent, en hauteur, le reposoir de Grille-d’Égout. N’est-ce pas le seul auquel songe le flâneur qui muse aux babioles de Paris ? De l’angle de la Maison Dorée, il aperçoit, à l’horizon, la cime orientale de Montmartre ensoleillé ; et il rêve à ces paradis décevants, aux multiples houris, qui ceinturent la Butte de la foi, comme une épreuve.
Les mythes scandinaves content les luttes qu’eurent à soutenir les valeureux chevaliers avant que d’atteindre les vierges héroïques et fières. Des elfes, des normes, des lutins, armés comme le sont toutes les belles filles, s’acharnaient à détourner de leur pieuse aventure les vaillants champions. Ainsi s’emploient, aux abords de la basilique, les diablesses de Montmartre. Par le prestige de leurs agaceries et le philtre de leurs caresses, elles s’efforcent de retenir, à mi-côte, au Moulin-Rouge ou à l’Abbaye de Thélème, un zèle, au vrai, trop peu édifiant pour avoir songé à une ascension plus rude.
Il n’en est pas moins que le contraste est singulier de ce même pays qui, aux mêmes heures et par un même décor, évoque l’idée du sacré et du profane, du cabaret et de l’autel, de la chanson légère et de l’austère cantique – à la volonté du voyageur. Sur cette échelle de Jacob, populaire à la Butte, l’activité des anges est remarquable, mais les bons ont fort à faire. Lorsqu’il établit les comptes des revenus de ses terres montmartroises, Satan n’a pas à se plaindre : sa part est large.
Un premier châtiment attend les infidèles qui, parvenus place Blanche, déclarent ne pas aller plus loin. Trompés par les boniments des turlupins, ils s’imaginent être à Montmartre. Quelques rapins hirsutes, d’ébouriffantes demoiselles, les ailes enrichies d’escarboucles d’un moulin rubescent et les tréteaux des bateleurs où la chanson s’émancipe, c’est pour leur donner à croire qu’ils sont arrivés. Il est mal d’ainsi abuser le monde. Montmartre, c’est une dizaine d’étages au-dessus. Comme prix d’un zèle plus méritoire, les pèlerins du Sacré-Cœur ne sont pas tenus dans une aussi déplorable hérésie. Leurs dévotions les astreignent à parcourir des rues pittoresques. Entre tant d’autres mystères, Montmartre leur est ainsi révélé : c’est la première des nombreuses indulgences qu’ils gagnent au Sacré-Cœur.
C’est un pays d’exception que Montmartre : d’où sa renommée. Elle est ancienne. Il n’est point d’ancienneté sans vestige, et le pittoresque d’un pays emprunte le meilleur de son âme aux vestiges de son ancienneté. On ne connaît bien ce coteau exceptionnel qu’en expliquant son présent par son passé, et quels liens unissent à ses lointaines origines la fortune de ses nouveaux aspects.
Il y a à Paris des sites parvenus : telle la plaine Monceau, qui n’était, au milieu du siècle, qu’un désert de sable. Il y a des faubourgs qui font penser à des volcans éteints : tel Belleville. Il y a des quartiers qui sont comme la Belle au Bois-Dormant et ne se réveillent pas : le faubourg Saint-Germain. Il y a des réputations assoupies : Auteuil. Il y en a de mortes : le Marais.
Montmartre, qui se faisait déjà remarquer du temps de Lutèce, n’est jamais resté inaperçu, et sa popularité, qui a traversé tous les temps et connu tous les succès, n’a jamais décru. Aux premiers âges de Paris, moins encore qu’aujourd’hui, on n’échappait pas à son obsession. Il fut, pour les Parisiens, et surtout avant la pléthore des maisons, ce qu’est le Fouzi-Yama pour les Japonais. On ne voyait que lui qui prétendait lutter d’importance avec la montagne Sainte-Geneviève, orthodoxe et lettrée. N’avait-il pas, comme elle, édifié un temple aux dieux païens ? fait envie à César ? peut-être baigné quelque autre Julien l’Apostat ? Et ne pouvait-il pas se vanter aussi d’avoir eu son sol empourpré du sang des martyrs ? C’étaient là les chartes insignes établissant que ses 380 pieds d’altitude n’étaient point l’unique raison qui l’incitât à parler avec hauteur.
Rien n’étonne de notre Montmartre composite, quand on sait que le plaisir n’y est que la suite du plaisir, et que la croyance, sur la butte, vit de tout temps se dérouler les longues théories des fidèles clamant, ardentes, emportées et radieuses, leur foi.
Cette ville de pierres, qui associe au tumulte des tréteaux la voix grave de la chaire, qu’était-elle, non dans les siècles passés, mais seulement dans le souvenir de ces vieux qu’on rencontre encore, de-ci de-là, par les rues d’oubli et de silence ? À mi-côte, entre le marché et l’église, sur le flanc méridional, un faucheur tondant quelques bottes d’un foin indigent, chaque année, en juin, évoque, en leur esprit, les pentes qui verdoyaient où sont des rues ; les champs, les prés, les bois, tout ce qui était l’aimable nature champêtre spontanée et libre, et qui n’est plus que maisons colossales, sans horizon, soleil, ni verdure. Le triomphe comporte de ces sacrifices. Montmartre glorieux c’est, par un côté, Montmartre déchu.
La vie était alors – quelque trente ou quarante ans avant Rodolphe Salis – simple et rustique. C’était la vie des champs. L’homme en blouse, chaussé de sabots, vaquait aux travaux de la saison ; fermier dont le bien s’étageait au soleil, en cultures maraîchères d’un honnête rapport ; même en vignes qui furent réputées. La capitale, dont le panorama gigantesque se déroulait aux alentours, faisait une bouchée de ces récoltes, et en quelques lampées, les lundis de noce faubourienne, et les dimanches, sous la tonnelle, venait boire la diurétique vinée recueillie rue Saint-Éleuthère, qui n’était encore que la cour du Pressoir.
Le chaotique aspect des carrières ne chagrinait point le site campagnard riant au grand vent, tout là-haut. C’était comme une oasis en miniature, sur un socle de plâtre. Béante au nord, au midi, la carrière se dissimulait sous la végétation. Tout était vert, encore que les maisonnettes de plaisance plus qu’autrefois déjà, le disputaient aux potagers. Une tendance s’indiquait, menaçant le pays d’une infiltration inévitable : la civilisation de la ville montait, comme l’eau du déluge, submergeant cette butte où la vieille église semblait l’arche arrêtée sur le mont Ararat.
Ainsi les moulins, dont les ailes gravement obéissantes aux souffles de la brise avaient actionné les lourdes meules, maintenant, tournaient frivoles et stériles.
Les Debray, ces meuniers de père en fils, ne rendaient plus, contre le froment apporté, la fine fleur de farine ; ils se bornaient à faire boire une foule qu’égayait, les jours fériés, un air de violon. Une jeunesse exubérante, étrangère au vertige, les dimanches, traversait à ânes la place du Tertre où devisaient les notables, et dévalait les côtes qu’accidentaient ses culbutes : catastrophes qui ne soulevaient que des rires. Un changement prochain, à certains signes, se manifestait : Montmartre se modernisait sans prévoir sa destinée bruyante ; car malgré cet enfantement de la célébrité il n’était que simplement agreste, d’âme campagnarde, faisant ses foins, emplissant ses celliers. Ses sentiers étaient encore charmants, ses haies plus fleuries qu’agressives ; quelques sources gazouillaient que les carrières n’avaient pas bues. Et l’ombre des acacias embaumait, au printemps, les songeries des vieillards, assis sur le pas de maisonnettes dont la vétusté s’habillait, sans frais, de clématites et de pampres.
Le Montmartre de ces anciens qui jouent aux boules dans un dernier bosquet rue Caulaincourt, ou qui, sur la place, réchauffent au soleil leurs anatomies rabougries, le Montmartre idyllique et champêtre : c’est cette butte, « mamelle de la France », où miaule la nichée du prolifique Chat Noir ; c’est le Montmartre de la muse dévergondée et de l’art affranchi jusqu’à la licence ; le Montmartre où Yvette, en gants noirs, se leva étoile avec la chanson fin de siècle ; où la Goulue érigea en loi chorégraphique le quadrille naturaliste ; où Sarah Brown, laissant choir ses voiles, fit sacrer la royauté éternelle du nu sur le pavois des Quatz’arts !
Peu nous reste de ce passé d’hier, tant regretté. Le touriste le rechercherait qu’une émotion exquise serait le loyer de sa peine. Émotion d’art, non certes, si ce n’est que l’art est dans l’aspect et que le pittoresque a son prix pour une âme touchée du beau. Montmartre, hors sa basilique, moderne comme son palais municipal, n’a point de monuments. Il s’admirait en ses moulins renommés en toute l’Île-de-France, et il suffisait à sa piété, pour s’affirmer avec éclat, d’une vieille église qui, par fortune, portait la signature des âges primitifs. Mais il l’estimait plus par habitude de paroissien que par raisonnement d’artiste.
Cette vieille église est tout ce qui subsiste de l’ancienne abbaye à laquelle elle appartint ; elle l’avait précédée. Le portail plat et sans caractère, ouvrant sur une place banale, ne laisse point soupçonner le plus ancien de nos monuments religieux. Mais franchissez le seuil. Deux colonnes de marbre et de granit à l’entrée de la grande nef et dans l’intérieur de l’abside, trahissent, par leur contour galbe l’origine antique d’une église qui fut construite des débris d’un édifice gallo-romain. Nos premiers rois l’ont connue. Elle est nommée au IXe siècle. Ce que l’on en voit le laisse deviner avec quelque confusion. C’est qu’elle a essuyé un ouragan, un incendie, les Normands et les architectes. De contradictoires ravaudages l’ont si compliquée que l’on serait en peine d’en dire le style. Le chœur, pourtant, dans ces successifs avatars, a été épargné. Réservé longtemps aux religieuses du monastère, il était dit le « chœur des dames. »
Le nom lui en est resté. C’est un morceau d’architecture intéressant. Le télégraphe de Chappe l’a longtemps surmonté. Si délabré, à l’intérieur, une cloison le masque aux fidèles. Serait-il séant de n’exposer que des ruines ? C’est un amas de décombres. Les fenêtres sont aveuglées. Ce qu’il en reste, est suspendu par un miracle d’équilibre sur des charpentes moisies. Des plantes parasites obstruant les chéneaux, ont laissé l’eau du ciel raviner les murs, entraînant dans les contreforts des graines devenues des arbres vigoureux, dont les racines ont rompu les assises de l’édifice. À côté de l’ancienne église, de cette humble vieille caduque et branlante, comme la basilique se dresse, orgueilleuse de santé et de force, dans tout l’éclat de sa jeunesse ! Les pèlerins, pour l’aïeule, n’ont ni attention, ni respect. Vient-on de Bretagne ou d’Anjou pour voir, à Paris, l’église de son village ?
Son curé en souffrait. Il estimait que mieux valait la mort que cette traînante existence. Il projeta de la détruire pour la réédifier plus bas, moderne, confortable, d’un accès moins méritoire peut-être, mais plus tentant. Les paroissiens laissaient faire. Mais s’il suffisait d’un juste pour sauver une ville maudite, il suffit d’un archéologue pour épargner un monument. Et la Butte en a bien sa bonne douzaine réunis – avec quelques zélés profanes – en société, sous ce vocable : « Le vieux Montmartre ».
Ils s’assemblent un jour du mois, à côté du musée local qu’ils ont créé, à la mairie même. Leur maire, M. Wiggishoff, les préside.
Un enfant du pays, né impasse Traînée à deux pas de cette église qu’on voulait sacrifier ; lettré, bibliophile et artiste. Ils ne s’enferment pas dans le culte du passé, jusqu’à entraver l’essor de l’avenir. Ils concèdent quelquefois, en soupirant, que le suranné se régénère et que le pittoresque vermoulu le cède à la jeune utilité. En chemin, pour se consoler, ils ramassent ce qui tombe de la hotte du temps ; ils recueillent les vestiges dont l’histoire locale s’illustrera : poteries gallo-romaines, statues, urnes antiques ; ou de plus modestes témoignages encore : vues graphiques de ce qui s’en va. Ils ne se battent pas contre l’inexorable, mais apprennent-ils qu’un acte de vandalisme s’accomplit sur un sol qui leur est cher ? Ils accourent. Leur vigilance fut ainsi éveillée pour l’église, qu’avec l’aide de M. Charles Normand, prompt à s’alarmer, et d’un révolutionnaire par l’art assagi, M. Fournière, ils sauvèrent des démolisseurs.
Leur zèle n’a que rarement l’occasion de s’exercer avec un tel fracas. L’art n’a point laissé de traces sensibles dans cette campagne qui ne tirait son charme que de la nature. Le temple païen de Mars ne subsiste que dans le souvenir, et pas une pierre ne demeure visible de la célèbre Abbaye que la tourmente révolutionnaire dispersa. Les plus anciennes constructions privées n’attestent que le savoir d’un maçon. L’occasion n’est point commune de saluer au passage un édifice tenant sa grâce de l’industrie d’un architecte. Tel, au lieu qui fut le village de Clignancourt, ce charmant hôtel de Trétaigne qui n’était, sous Louis XVI, que la maison des champs d’un bourgeois cossu. Il venait s’y reposer des bruits et des tracas de la ville.
Ainsi, un temps exista, si proche, où la paix, dans la pleine nature, se goûtait au 112 de la rue Marcadet !
Le parc subsiste d’une appréciable étendue, planté d’arbres séculaires et d’essences peu banales. Une végétation y croît ordonnée et puissante, échappée à la fièvre de la bâtisse.
C’est, chez le Montmartrois, une habitude de mêler la couronne et le monarque à ses souvenirs. Un roi, en particulier, a le privilège de chanter dans sa mémoire. Une autre maison, au 108 de la rue Marcadet – cet ancien Chemin aux bœufs – témoigne d’un long passé. Les vieux qui l’habitent n’hésitent point à en indiquer l’époque : elle date, disent-ils, du temps d’Henri IV. Une maison à tourelles, rue du Mont-Cenis, lui fait face. Qui l’habita ? Encore Henri IV. C’était lorsque le roi voulait, par les rigueurs d’un siège, conquérir des sujets qu’il ne devrait qu’à l’amitié. Le vert-galant ne faisait point la guerre sans l’amour. La légende se refuse à penser qu’il couchait seul sous ces toits aux pignons pointus ; elle lui prête une compagne : c’est ordinairement la Belle Gabrielle. L’auberge voisine, ouverte dans ce qui reste, en avancée, rue du Mont-Cenis, de la chapelle du manoir des seigneurs de Clignancourt, est placée sous ce vocable. Un cabaret voisin se flatte de cette origine. Un archéologue, M. Charles Sellier, moins sensible aux yeux de la Belle Gabrielle qu’aux attraits de la vérité, dans sa tourelle, n’a que reconnu ou l’assise d’un moulin ou le colombier féodal.
Ce n’est point l’affaire de nos vieux Montmartrois, l’esprit fleuri de jolies histoires, qui savent ces choses et d’autres, et sans vouloir en imposer, montrent au Parisien ou au touriste l’endroit, – oui, monsieur ! – où se terminait, vers Pantin, le souterrain par lequel Henri IV venait en conter aux dames de l’abbaye ; à moins que son humeur badine ne maraudât aux corsages généreux des accortes meunières.
La rue Marcadet, compte ainsi quelques illustrations. Sa vanité s’enfle d’avoir à montrer au 71 un immeuble de grâce hautaine, fléchissant sous le poids de deux siècles. Maison des champs encore, perdue là, autrefois dans l’émeraude de ses alentours, sans voisinage, que quelques retraites, dont celle du greffier Gilles Boileau, père du poète Nicolas, qui passait, l’été, ses vacances à Clignancourt. Il en garda un souvenir, plutôt piquant : celui des puces, dont son somme fut incommodé. « Du repos des humains, l’implacable ennemie » qui lui dut l’immortalité, était une créature de Montmartre… décidément promis à toutes les illustrations.
Un vaste parc entourait cet immeuble du 71 qui se restreignit, peu à peu, au bénéfice de rues qui en occupèrent l’emplacement. Jean Labat, inspecteur des carrières, d’esprit pratique et conscient des besoins nouveaux, aliéna les frondaisons de cette propriété devenue sienne, au profit de ces voies, aujourd’hui si populeuses. Il fut le parrain de l’une d’elles.
Les parrains du moderne Montmartre sont surtout les entrepreneurs qui bouleversèrent l’ancien. Parfois, délicate attention, ils baptisèrent ces rues qu’ils traçaient du nom de leurs femmes ou de leurs filles : Antoinette, Gabrielle, Ernestine, Berthe…
Jean Labat eut la décence de ne pas raser cet immeuble de si belle allure. Ses fils en sont récompensés par la considération dont on entoure cet hôtel que d’aucuns nomment, on n’a jamais su pourquoi, « la Maison de la couronne de France ».
L’imagination locale étale ainsi les trésors de son érudition, devant toute bâtisse qui a des manières de bonne maison. La rue Cortot, venelle qui serpente, étroite et fraîche, est bien la plus paysanne des rues ; mais, au numéro 2, le populaire s’est arrêté, accroché par un seuil dont deux pilastres relèvent la rusticité. Il a cru y voir passer haute et gaillarde l’ombre de François Ier. C’est une infidélité à Henri IV. Mais François Ier est encore un maître ès galanterie. Ses fredaines disposent aux récits grivois. On l’aurait vu également près des moulins, en bonne fortune. L’amour-propre du cru est complaisant aux légendes poussant à croire qu’en ce pays, jadis, les princes, s’ils ne les épousaient, du moins étaient tendres aux bergères. Ils ne leur sont pas aujourd’hui plus cruels, mais les bergères descendent la Butte, et les grands de ce monde qui viennent incognito à Montmartre, en rencontrent, assure la chronique, et de très humaines, sans avoir à monter jusqu’à la rue Cortot.
Cette rue Cortot, les artistes et les poètes la choient. Elle a la fantaisie capricieuse d’un pittoresque qui ne s’est pas étudié. Nées sans plan préconçu, ses habitations, sur un tracé de hasard qu’on trouve déjà indiqué au XVe siècle, peu à peu voisinèrent ; celles en contrebas le nez collé dans les reins de celles d’en haut. C’est là le principe essentiel de la construction montmartroise. Les maisons grimpent la côte comme un troupeau de chèvres. Les imprévus du terrain, ses éboulements, ses arêtes, ses inclinaisons ont été la loi unique imposée à qui édifiait. On lui obéit, et l’on réalisa ainsi, au petit bonheur, des trouvailles comme la rue Saint-Vincent ou la rue des Saules. La nature, point violentée, accorda à l’homme sa collaboration. Elle lui donna des arbres qui avaient poussé à la grâce des saisons, le jeu énergique des ombres et la féerie d’une verdure que les jardiniers de l’école anglaise n’avaient point peignée. Elle lui enseigna l’agréable architecture que réalisent quelques moellons recouverts de chaume. Une maison a gardé, rue Saint-Vincent, son petit chapeau de paille, et n’en est pas plus mal coiffée. Quant au reste, il n’y avait qu’à laisser faire au temps. C’est un décorateur plein de ressources et toujours heureux. Il patinerait les pierres, donnerait au chaume un ton généreux de bronze ancien ou d’ocre adouci à la brique. Il entourerait de plantes embrasseuses la nudité laiteuse des murailles ; il ferait courir des roses sur le cadre des croisées, et, sur le seuil, secouerait des glycines. Il balancerait, le long des clôtures, les encensoirs violets des lilas, et par-dessus les murailles bordant la rue, en guise de façade, déploierait, comme un manteau royal semé de mouches d’or, la verdure fleurie des acacias !
Telles que ces rues naquirent, telles elles sont demeurées, rebelles à toute symétrie, hostiles à tout alignement ; forcées d’être vieilles et de le paraître encore plus, ne masquant l’injure des années qu’avec une maladresse qui l’accuse davantage. Ridées, lézardées, voûtées, cassées, eurent-elles une jeunesse ? On se le demande, comme de ces anciennes rencontrées dans les villages, si décrépites, qu’il n’est effort de la pensée pour les peindre à vingt ans. Elles n’y aident point, vaines de leur longue durée, orgueilleuses de leur survie. Ainsi ces rues Saint-Vincent, Cortot, des Saules, du Mont-Cenis, qui se savent intéressantes par leur grand âge, et se gardent de ces rajeunissements qui ne sont qu’un des pièges de la mort.
Leurs jours sont pourtant comptés. Leur vieillesse si verte est un anachronisme sur une butte d’où la verdure émigre. En dépit de sa pente qui la fait impraticable, la rue du Mont-Cenis dont les paysagistes, de l’hiver à l’été, ne se lassent point de fixer les aspects, sent, à ses pieds allongés vers Saint-Denis, le froid de la civilisation. Des rues neuves se pressent, qui lui font une tombe somptueuse où son passé, sans histoire, oublié demain, dormira.
Le village où la rue du Mont-Cenis débute ne lui survivra guère, ce petit village de Montmartre qu’il faudrait décréter monument historique, tant il offre, en raccourci et, sans à peine de retouches, le tableau pittoresque et riant de ces menues agglomérations urbaines, cellules dont est fait le tissu de Paris ! Voici encore la place, « le Tertre », un rectangle planté, dont de paisibles maisons dessinent les contours. Elle a gardé sa physionomie rustique avec ses boutiquettes provinciales qui ne répondent qu’aux besoins vulgaires et immédiats : la mercerie économique qui vivote de vendre son fil pelote à pelote ; l’épicerie qui tient l’article de ménage ; et la confiserie dont les mouches se délectent plus que les enfants. Depuis que les carottes ne poussent plus sur le parvis du Sacré-Cœur, le coin de ferme de la rue Norvins, sans étable maintenant, ni chevaux de labour, rappelle son passé dans l’étalage de légumes rapportés des Halles ou de Saint-Ouen.
Et le vin vient de Bercy ; on le pressait jadis rue Saint-Éleuthère ; et il se buvait à la pinte, chez la mère Catherine Lamotte. Son cabaret démoli a pirouetté sur place ; il persiste dans l’enseigne rappelant l’invite d’autrefois : « Au bon vin de chez Catherine ». Le cabaret rebadigeonné accuse sa naissance : cent ans et plus. Il s’ouvrit rue de Norvins en 1793, alors que dans une maison voisine s’installait la municipalité révolutionnaire. Elle n’imposa point de spectacle tragique à ces heureux foyers.
Le ruisseau longtemps jabota au milieu des pavés, et sa chanson, paraît-il, n’était jamais interrompue. On a retrouvé, à cette altitude, jusqu’aux vestiges d’un bain romain. Ces vainqueurs étaient d’illustres porteurs d’eau : ils ne semblaient conquérir les éminences que pour la joie d’y édifier des aqueducs. Montmartre, toutefois, se fût passé de leurs canaux industrieux : il s’abreuvait et s’irriguait par ses propres sources. Saint Denis, une fois décapité, lava sa tête dans l’une d’elles, qui était à l’orée d’un bois touffu, sur le versant. Eau miraculeuse après un tel office !
Mais pour quelle guerre s’entraînent les conjurés, habitués aussi de ce lieu ? Entre tant d’autres, trois noms : « la Fouine, la Soupe et Fil d’or », sont, d’un même eustache, gravés – ô Mandrin – dans un même cartouche. À les lire, à l’endroit précis où s’arrêta le décapité, si, devant nos yeux, passe une vision de têtes coupées et de troncs sanglants, n’est-ce point que notre pensée vagabonde plutôt vers la Roquette que vers saint Denis ?
La carrière a bu la fontaine de saint Denis, comme elle a bu la source de la Bonne-Eau, abondante et exquise : la gratitude de qui l’apprécia le rappelle dans le baptême de la rue de la Bonne. La Fontenelle, sa rivale, moins heureuse, a cessé, au profit du supplicié La Barre, d’être évoquée sur une plaque municipale. Depuis dix ans, enfin, décevante est la rue de l’Abreuvoir, l’abreuvoir ayant disparu ; et décevante aussi la rue de la Fontaine-du-But, pleurée par les anciens. Sa vétusté la parait d’un charme antique. « Avec un bas-relief, disait Gérard de Nerval, une ou deux figures de naïades, on obtiendrait, à l’ombre des vieux tilleuls, un admirable lieu de retraite, qui rappellerait certains coins de la campagne romaine. » C’est aujourd’hui un quinconce planté de maigres arbres où, les après-midi d’été, villégiaturent ceux qui doivent avoir la philosophie de prendre Nice où ils le trouvent.
Ces fontaines, si verveuses, se virent remplacer par ce petit édifice de la place Ravignan, rue Lepic, qui donnait quelques centaines de mètres cubes d’eau. Qu’était-ce que cela ? « Un géant altéré les eût bus d’une haleine. » Montmartre se couronna donc d’un réservoir, cent fois plus abondant, et si décoratif, que de loin, Paris le confond avec la basilique, qui ne lui en garde pas rancune.
Vous le concevez, maintenant : cette promenade de touriste à travers les quinze siècles du vieux Montmartre, permet d’entrevoir que rien ne germe qui, sur ce sol n’ait été ensemencé. Les pierres votives de l’autel de Mars sont les assises idéales du Sacré-Cœur. Et si, brusquement on passe du sacré au profane, on convient que les ailes du Moulin rouge ne sont que celles des très vieux moulins qui, à tant tourner, ont fini par mal tourner. Dans les pages prochaines, il y aura lieu de suivre les différentes manifestations vitales de ce petit pays, – manifestations de la piété, de l’art et du plaisir. Momentanément, et pour plus de clarté, ne voyons que l’attrait que son pittoresque exerce, à travers le temps, sur les Parisiens, qui deviendront, en hâte, ses envahisseurs.