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Introduction

C’est pousser un peu loin peut-être le luxe des œuvres complètes que de tirer des archives du Moniteur, où ils étaient, ce semble, fort convenablement ensevelis, des Discours prononcés à la tribune de la chambre des pairs, et qui ont perdu le peu d’importance qu’ils ont pu avoir autrefois par leur rapport au mouvement général des affaires et des partis avant le 24 février 1848. Depuis, tout a changé, la situation, les questions, les choses, les hommes, et ces discours ne s’adressent aujourd’hui à personne. Si je les rappelle, ce n’est assurément pas par amour-propre, car cet amour-propre serait bien trompé : c’est pour me rendre compte à moi-même, et au bien petit nombre de lecteurs qui peuvent s’intéresser à ce que j’écris, des sentiments qui m’animaient à cette époque déjà si loin de nous, et des opinions que j’ai portées dans ce que j’ose à peine appeler ma carrière politique. Ces sentiments, je les ai toujours ; les opinions que j’ai soutenues reposaient dans mon esprit et dans mon âme sur de trop fermes fondements pour qu’un jour ait pu les ébranler, et me jeter, vivant, dans ce néant, dans ce chaos, dans cette confusion lamentable où la France est tombée et s’agite douloureusement. Je le déclare ou le confesse : je suis ce que j’étais le 23 février 1848, et la tragique expérience qui est intervenue, loin d’affaiblir, n’a fait que fortifier en moi les principes que j’ai tant de fois exprimés et défendus, soit au pouvoir, soit dans l’opposition. Grâce à Dieu, je ne les ai pas perdus en perdant le reste. Dans la nuit qui s’est faite autour de nous, ils sont encore, à mes yeux, l’étoile qui guide les sociétés modernes, et donne à leurs mouvements les plus désordonnés en apparence un objet certain et bienfaisant ; ils dominent toutes les formes de gouvernement, et en même temps ils déterminent celle qui convient le mieux à la France et à l’Europe ; enfin ils prescrivent à tous les gouvernements la seule conduite qui les peut soutenir en satisfaisant aux besoins et aux vœux légitimes des peuples. C’est sous ces divers aspects que je veux les considérer rapidement, et leur rendre un dernier et fidèle témoignage.

I

Mes principes politiques ne sont pas longs à exposer. Je ne les emprunte point à un système abstrait et arbitraire éclos dans les rêves d’un solitaire ; je les tire du foyer même de la réalité la plus vive, de la conscience populaire : ils se réduisent à l’intelligence et à l’amour de la révolution française.

Je suis né avec la révolution française. Dès que mes yeux se sont ouverts, j’ai vu flotter son drapeau, tour à tour sombre et glorieux. J’ai appris à lire dans ses chansons : ses fêtes ont été celles de mon enfance. À dix ans, je savais les noms de ses héros. J’entends encore au Champ-de-Mars et sur la place Vendôme les éloges funèbres de Marceau, de Hoche, de Kléber, de Desaix. J’assiste aux revues du premier consul. Je vois ce grand visage pâle et mélancolique, si différent de la figure impériale, telle surtout qu’elle m’apparut une dernière fois sur la terrasse de l’Élysée, à la fin des cent-jours. Mon instinct patriotique ne s’est pas laissé un moment surprendre à l’éclat d’une dictature militaire que je ne comprenais pas. Je n’ai compris, je n’ai aimé que les conquêtes de la liberté. En 1812, j’étais déjà suspect dans l’Université d’un attachement mal dissimulé à sa cause proscrite, et j’y suis demeuré fidèle parmi les vicissitudes d’une vie souvent orageuse. Je m’honore d’avoir été dans tous mes ouvrages, depuis le premier jusqu’au dernier, dans la chaire comme à la tribune, son inter prête modéré mais inébranlable. Ma philosophie même n’a guère été que la réflexion appliquée à ses instincts et le résumé de ses maximes.

Quel est en effet le trait le plus frappant de cette philosophie, surtout en face des philosophies contemporaines ? C’est sa méthode. Nous partons de l’homme pour arriver à tout, même à Dieu. L’étude de la pensée humaine est à nos yeux l’étude par excellence, celle qui nous est la clef de toutes les autres. C’est là ce que Descartes a établi ou du moins entrevu. Descartes a supprimé l’autorité en philosophie et y a substitué la libre étude de la pensée.

De graves conséquences découlent de ces modestes prémisses.

Si l’étude de la pensée et de ses lois contient déjà toute la philosophie, il s’ensuit que de la conscience bien interrogée émane aussi la morale entière avec ses dogmes les plus sublimes qu’achève et couronne celui d’un Dieu, nécessaire auteur de notre être, qui ne peut pas ne pas posséder les facultés qu’il nous a données, et qui les possède, selon la loi de sa nature, en un degré infini.

Fille de la morale, la politique a le même caractère que sa mère : elle est d’institution naturelle. Les sociétés humaines, faites par des hommes et pour des hommes, ne relèvent point de pouvoirs étrangers et mystérieux, et le seul fondement de l’autorité légitime est l’intérêt et le consentement des peuples. De là le grand principe de la souveraineté nationale, proclamé par la révolution française, qui répond à celui de la souveraineté de la raison en philosophie.

Il n’y a au fond que deux écoles en philosophie et en politique : l’une qui part de l’autorité seule, et avec elle et sur elle éclaire et façonne l’humanité ; l’autre qui part de l’humanité et y appuie toute autorité humaine. Le temps présent est la lutte de ces deux écoles dans l’intelligence et dans le monde. L’avenir verra le triomphe de la philosophie et de la politique inaugurées par Descartes et par la révolution française. C’est là ma foi, mon espérance, ma consolation, l’inviolable asile de ma raison et de mon cœur au milieu des troubles et des agitations où se consume notre vie.

Je le sais : les fils n’ont pas hérité de l’enthousiasme de leurs pères. Notre génération a vu et supporté tant de changements, qu’elle en est lasse et soupire après le repos. Elle tend les mains au principe de l’autorité, comme les générations de 1789 invoquaient le principe de la liberté, et il est assez de mode aujourd’hui, parmi les enfants de ceux que la révolution et la philosophie ont affranchis, de dire du mal à tort et à travers de la révolution et de la philosophie.

Les ennemis de la philosophie l’accusent de mener au scepticisme et à l’athéisme. Nous donnons pour la dixième fois un démenti solennel à cette accusation. La raison, fidèle à elle-même, remonte aisément à Dieu, qui est son principe. En fait, presque toutes les grandes philosophies ont été dogmatiques. Il n’y a guère eu que deux ou trois sceptiques de génie. L’athéisme est un phénomène assez rare dans l’histoire de la philosophie. Chez nous, au XIXe siècle, la plupart des doctrines un peu accréditées présentent, affectent même un caractère moral et religieux ; elles se piquent de respect envers le christianisme, et incontestablement elles lui sont plus favorables que contraires. La raison émancipée n’a donc pas nui à la cause de Dieu ; elle l’a servie. Et puis, que propose-t-on de substituer à la raison pour le gouvernement de l’homme ? Serait-ce le sentiment comme le disent quelques personnes ? Mais le sentiment n’est autre chose que la raison sous sa forme la plus naïve et la plus touchante, la raison instinctive et irréfléchie. Le sentiment, d’ailleurs, est tout aussi libre que la raison, et il peut s’égarer comme elle. Non, dit-on, c’est la foi, avec la paix profonde qui l’accompagne, que nous voulons mettre à la place de la raison et de ses doutes. À merveille ; mais, si on daigne y prendre garde, la foi, c’est encore la raison, la raison triomphant du doute, acquiesçant pleinement à une opinion et s’y reposant. Il n’y a pas de foi contre la raison. Et quand, fatiguée des incertitudes qu’elle rencontre, la raison abdique entre les mains d’une autorité étrangère, ne vous y trompez pas ; comme c’est elle qui juge à propos de renoncer à ses droits, par là encore elle les exerce ; en se soumettant de son gré, elle retient sa propre autorité et se gouverne elle-même. Puisqu’il n’en peut être autrement, et qu’on ne peut sortir de soi-même et abolir sa raison, le parti le plus sage n’est-il pas de nous en servir le plus raisonnablement possible ? Résignons-nous de même à la philosophie. Elle est inévitable ; c’est pourquoi elle a toujours été et sera toujours. Elle est l’emploi nécessaire de la raison dans la recherche et la démonstration d’un ordre de vérités qui intéressent au plus haut degré la dignité et le bonheur de l’homme ; au lieu de la combattre inutilement, secondons-la de tous nos vœux dans la noble tâche qu’elle poursuit de siècle en siècle, honorons les services qu’elle a déjà rendus et ceux qu’elle peut rendre encore au genre humain.

Les ennemis de la révolution française élèvent contre elle les mêmes paralogismes qui ne se peuvent soutenir davantage. Ils disent aussi que la souveraineté nationale mène à l’anarchie, que l’homme est incapable de se gouverner lui-même, et ils le donnent à gouverner, à qui ? à des hommes. Mais ces hommes qu’on établit ainsi sur la tête des autres hommes, avec des noms plus ou moins majestueux, ces souverains qui relèvent de Dieu seul et n’ont pas de compte à rendre à ceux qu’ils gouvernent, ne sont-ils pas de chair et d’os comme nous, sujets aux mêmes passions, aux mêmes erreurs, aux mêmes folies, et souvent conspirant eux-mêmes contre l’ordre et la paix qu’ils nous promettent ? Les troubles et les révoltes datent-ils de 1789 ? Et, de nos jours comme auparavant, les gouvernements absolus ont-ils si bien conduit leurs affaires et les nôtres, qu’il faille nous incliner devant leur sagesse et nous hâter de remettre nos destinées entre leurs mains ?

La révolution française a fait couler des torrents de sang. J’en gémis ; mais j’oserai demander s’il s’est introduit quelque bien en ce monde dont on n’ait pas payé la rançon. Quel progrès s’est jamais accompli sans quelque épreuve pénible ? Et l’on voudrait que ce progrès immense, cette métamorphose des sociétés humaines quittant leurs anciens fondements, rejetant leurs vieilles autorités et aspirant à se gouverner elles-mêmes, on voudrait que l’enfantement de ce monde nouveau s’accomplit sans souffrances ! Un canal ou un chemin de fer au lieu d’une route ordinaire, avant d’enrichir une contrée, commencent par y ruiner bien des familles, et l’émancipation des peuples ne leur coûterait rien ! La guerre de trente ans a été plus longue et elle n’a guère été plus douce que celle de la révolution, et pourtant il ne s’agissait que du protestantisme, et le prix de tant de sang versé a été le traité de Westphalie. La révolution française ne peut être comparée qu’à la révolution chrétienne, et sait-on ce que celle-ci a fait naître et entretenu de troubles et de douleurs avant de porter ses fruits ? L’ancien culte, en tombant, entraîna dans sa chute toutes les grandeurs de la civilisation antique, les arts, les lettres, ces lois qu’on a appelées la raison écrite, les institutions municipales, les sénats, la splendeur des villes, les plus gracieux et les plus sublimes monuments, tous les souvenirs glorieux de la famille humaine ; ceux qui avaient été grands précipités ; les esclaves émancipés ; les barbares mal combattus, souvent appelés et introduits ; partout des ruines, des massacres, et une telle désolation que les docteurs chrétiens, au Ve et au VIe siècle, faisaient des livres pour expliquer, comme de justes châtiments de Dieu et de salutaires épreuves, les misères accumulées sur les peuples, et absoudre la Providence et la religion nouvelle. Tel est le vrai sens du traité de Salvien Sur le gouvernement de Dieu. La révolution française n’a pas été si lente à s’autoriser par ses bienfaits. Les premiers jours du XIXe siècle ont vu paraître une législation qui a renouvelé et perfectionné les rapports des hommes dans la famille, dans toutes les transactions de la vie ordinaire, dans le commerce, dans l’industrie, dans l’armée, dans l’éducation, dans la justice, dans l’Église, dans la commune, dans le département, dans l’État. Les malheurs s’étaient presque arrêtés à la surface ; dans les entrailles de la France avaient été déposés des biens immenses qui s’accroissaient chaque jour par leurs effets mêmes. Nos pères de 1789, en voyant ce qu’étaient alors l’État, l’Église, la justice, la famille, toute la vie privée et sociale, s’émurent et s’élancèrent à la conquête d’une nouvelle société. Cette société une fois conquise et consolidée dans le sang et dans les larmes, leurs fils ingrats en jouissent sans se douter de sa beauté, de sa grandeur ; ils en jouissent, sans l’apprécier, comme on jouit de l’air qu’on respire, de la vie et du bonheur.

Mais à côté de nous, les étrangers nous envient cet ordre admirable, et ils se jettent dans la carrière orageuse que nous avons parcourue, au risque de souffrir autant que nous pour arriver où nous sommes parvenus.

Vainement, d’un bout de l’Europe à l’autre, il s’est élevé des voix puissantes qui ont célébré les beautés de l’ancien régime et maudit les révolutions : ces voix éloquentes n’ont pas persuadé les peuples. Le siècle compte à peine cinquante années, et la révolution française a franchi ses barrières, et elle est entrée victorieuse à Munich, à Berlin, à Vienne, en Italie, en Espagne, en Portugal, en Grèce. Elle n’a jamais reculé et elle a toujours avancé. Ses revers apparents et passagers cachaient et amenaient ses plus sérieux triomphes.

Chez nous, après avoir accompli son œuvre de destruction, elle confia à un grand capitaine le soin de refaire la France sur les idées nouvelles, et elle lui donna ou lui laissa prendre un pouvoir immense. Il en abusa, et on crut la liberté politique à jamais perdue. Elle n’était que suspendue, et pendant cette suspension momentanée, la liberté civile, ce fondement nécessaire de la liberté politique, était enracinée dans le sol, incorporée à la vie française, et mise une fois pour toutes à l’abri de tout changement. La révolution avait gagné la liberté civile sous l’empire ; à sa chute, elle entra en possession de la liberté politique, qui depuis s’est toujours développée. Dès 1812, l’Espagne avait eu son assemblée constituante ; les cortès de Cadix avaient proclamé une constitution. Ferdinand l’abolit en 1815 ; elle reparaît en 1820, on l’abolit encore ; elle revient en 1832 sous une autre forme, et à travers mille vicissitudes, elle triomphe, s’établit, en sorte que M. Donoso Cortez a l’agrément de prononcer aujourd’hui des sermons éloquents contre la révolution française au sein d’un parlement né de l’imitation généreuse de cette révolution. Si M. de Maistre vivait encore, il pourrait aussi renouveler ses vieilles philippiques dans le parlement de Turin, car la tentative malheureuse de 1821 a été reprise, en Piémont, par la royauté elle-même : le statut de Charles-Albert, confié à la garde d’un roi loyal et pratiqué avec intelligence et modération, fait à la fois la force de la maison de Savoie, la consolation d’une nation vaillante trahie par la fortune, et l’espérance de l’Italie. Pendant quelque temps, la révolution grecque ne semblait qu’un mouvement d’indépendance ; peu à peu l’indépendance, là comme en Amérique conduit à la liberté politique : il y a maintenant à Athènes un parlement, parce que l’indépendance a fait de la Grèce une nation. En 1830, la révolution belge a créé un peuple nouveau qui a librement choisi son roi et qui librement l’a maintenu. Déjà le voisinage de la France avait introduit en Allemagne quelques constitutions : le grand-duché de Bade, le petit royaume de Wurtemberg, la puissante Bavière possédaient de libres tribunes ; et voilà que le rempart en apparence invincible de l’esprit de contre-révolution en Europe, la vieille Autriche, que nous croyions heureuse et tranquille sous une administration habilement paternelle, rejette et brise cette administration et se précipite dans les hasards d’une insurrection. Il y a eu des barricades à Vienne, preuve suffisante, apparemment, qu’il y avait au moins un parti libéral très puissant en Autriche, et que la sagesse si vantée de M. de Metternich était une fausse sagesse ; l’arrêt a été prononcé par le seul juge que reconnût M. de Metternich, le sort, les évènements. Bientôt l’Autriche, un moment ébranlée, a montré tout ce qu’elle possède de force et de vie, et à l’heure où j’écris, si la liberté politique attend encore, chaque jour voit tomber un abus et sortir comme de terre des institutions nouvelles marquées d’un caractère libéral et pratique. Le roi de Prusse n’avait pas terminé ses ingénieux discours sur la beauté de la tradition, qu’il était interrompu par une révolution, et qu’il lui fallait donner une constitution fort peu historique, bizarrement démocratique, et qui sera du moins le point de départ d’un ordre meilleur dans le royaume du grand Frédéric.

Comptons, je vous prie. Voyons si, depuis le commencement du siècle, il s’est jamais passé en Europe une période de dix années qui n’ait vu sur un point ou sur un autre paraître spontanément quelque imitation de la révolution française. N’est-elle pas justifiée aujourd’hui, la grande parole de Mirabeau, que la révolution fera le tour du monde ? En vérité, si ce progrès, qui ne s’arrête jamais, n’est pas un signe certain de la force d’une idée, il faut renoncer aux leçons de l’histoire et fermer les yeux à l’expérience. Oui, l’expérience elle-même est désormais en faveur de la révolution française, et c’est l’esprit de contre-révolution qui est convaincu d’impuissance et de chimère. Je prends la liberté de recommander cet argument aux beaux esprits de ma connaissance qui se piquent de mépriser les idées et de ne croire qu’aux faits accomplis. Ce qui s’accomplit sous nos yeux dans le monde, c’est le triomphe des principes de la révolution française ; cela est plus clair que le jour. Certes, le christianisme n’a pas marché aussi vite, et cette merveilleuse rapidité serait tout à fait incompréhensible, si on ne se rappelait que la révolution française a été préparée en Europe par deux grands siècles de civilisation et de philosophie, et aussi par le long règne du christianisme.

Le principe de la souveraineté nationale est le symbole le plus éclatant de la révolution française ; mais ce principe lui-même a besoin d’être considéré de plus près. Il ne constitue pas d’ailleurs à lui seul toute la révolution ; elle a encore d’autres principes qui tiennent intimement à celui-là. Ces divers principes réunis forment un ensemble simple et grand, et, appliqués aux sociétés modernes, ils leur donnent une physionomie particulière qui les sépare profondément des sociétés du Moyen Âge et des sociétés antiques.

Si je voulais peindre d’un seul trait l’entreprise de la révolution française, je dirais qu’elle s’est proposé de tirer la morale des livres des philosophes et de la transporter du gouvernement des individus à celui des sociétés. Sans avoir lu Platon, elle a considéré la société comme une personne morale, qui a les mêmes facultés que l’individu, les mêmes passions, les mêmes misères, les mêmes droits, les mêmes devoirs, qui poursuit le même idéal de perfection, et s’efforce de le réaliser par le travail des générations, comme l’individu l’accomplit dans un cercle borné pendant son rapide passage sur la terre.

Reste à savoir en quoi consiste cet idéal imposé à la fois aux individus et aux nations. Rentrons en nous-mêmes, consultons la conscience ; elle parle le même langage à tous les hommes, et ce langage est la voix de Dieu. Voici en abrégé ce qu’elle nous dit :

Vous êtes libres, et cette liberté, qui fait de vous des êtres à part, des êtres privilégiés dans l’univers, est le titre de votre dignité, le fondement de vos droits et de vos devoirs, la règle et la fin de votre destinée. Vous devez en prendre soin, la cultiver à l’aide d’elle-même, et donner à vos facultés tout leur développement légitime ; car elles n’ont été mises en vous que pour être exercées. Ce perfectionnement exige un travail continu, souvent ingrat, et qu’il faut sans cesse renouveler, en vous proposant ce but sublime d’être en terminant votre carrière un peu meilleurs que vous n’étiez en la commençant.

Voilà pour vous-mêmes. Quant aux autres, n’est-il pas évident, puisqu’ils sont libres comme vous et comme vous responsables de leur destinée, que vous avez le devoir de les respecter dans l’exercice, quel qu’il soit, de leur liberté, comme vous avez le droit de vous faire respecter par eux dans l’exercice de la vôtre ? Étant aussi libres que vous, ils sont à ce titre vos égaux ; il ne vous appartient pas de leur dicter des lois, de les employer à votre usage et à votre profit, et, fussiez-vous mille fois plus fort et plus intelligent qu’aucun d’eux, vous n’avez sur eux aucun droit naturel. Il n’y a point d’esclave et de maître par nature, il y a des êtres libres, égaux entre eux, qui peuvent s’associer librement et mettre en commun leurs forces pour n’être pas à la merci des passions, ennemies de la liberté commune ; et cette association a pour fondement et pour règle l’intérêt de tous et non l’intérêt de celui-ci ou de celui-là. En un mot, la loi suprême de notre conduite les uns envers les autres est le maintien et la défense de notre liberté, c’est-à-dire la justice. Sous l’empire de la justice, chacun de nous poursuit sa destinée et l’accomplit à sa manière, ne devant compte aux autres que des actions qui touchent à leur liberté, irréprochable s’il la respecte, justement puni s’il y porte la moindre atteinte par dol et par ruse ou par violence.

La justice seule, même le plus sévèrement pratiquée, n’épuise pas tous nos devoirs envers nos semblables aux yeux de la conscience. Sans doute, nous devons respecter l’emploi que les autres hommes croient devoir faire de leurs facultés ; mais si l’emploi qu’ils en font, sans troubler notre liberté, nous paraît mal entendu dans leur intérêt même, nous est-il interdit, non de leur imposer, mais de leur offrir les conseils affectueux d’un de leurs frères ? Nous sommes frères en effet, si nos natures sont les mêmes et témoignent d’un même auteur, qui est notre père à tous. Si l’un de nos frères, s’égare, ne devons-nous pas lui tendre la main ? S’il tombe dans l’infortune, ne sentons-nous pas le devoir et presque le besoin de l’aider selon nos moyens ? Nous nous éloignons du méchant endurci qui a résisté à tous nos avertissements ; mais ne nous portons-nous pas instinctivement au secours de l’honnête homme malheureux ? S’il exigeait de nous ce que nous sommes disposés à lui offrir, par cela même nous le lui refuserions, pour maintenir notre liberté et nous défendre de la tyrannie ; mais, s’il n’exige rien, s’il ne demande qu’au nom de l’humanité, c’est un devoir évident pour nous de l’assister, encore une fois dans la mesure de nos moyens.

La charité nous apparaît donc comme un devoir encore par-delà la justice. Ces deux grands devoirs résument tous les autres, et ils diffèrent essentiellement. La justice est impérative et absolue ; il nous est commandé de l’accomplir tout entière ; nous ne pouvons nous en délier sous aucun prétexte ; il n’y a pas de prétexte légitime de faire tort ou violence à qui que ce soit. Il faut rendre aux autres ce qui leur est dû, et tout ce qui leur est dû, sans limite et sans réserve. La dette de la justice est toujours exigible ; elle ne peut jamais être refusée. Il n’en est pas ainsi de la charité : elle constitue aussi un devoir, mais un devoir qui dépend de nos moyens, et qui est soumis à l’appréciation consciencieuse de ce que nous pouvons, en tenant compte de ce que nous nous devons à nous-mêmes et à ceux qui nous sont des autres nous-mêmes. Ici tout est incertain, et nulle définition précise n’est possible, tandis que les devoirs de justice se définissent avec une rigueur parfaite. La justice a encore ce caractère éminent, qu’à côté des devoirs qu’elle nous prescrit, elle confère aux autres des droits correspondants qu’ils doivent soutenir, qu’ils peuvent même revendiquer par la force. Au contraire, la charité ne fonde pas un droit correspondant dans celui qui en est l’objet ; c’est une vertu d’une nature exquise et délicate qui périt dans la moindre contrainte, et, comme l’amour, tire tout son prix de la liberté.

Telle est la morale que la conscience révèle et impose à chacun de nous. Mettez la société au lieu de l’individu, cette morale subsiste tout entière. La société ne la diminue pas ; elle l’assure et la développe ; et voici les maximes politiques qu’engendrent les maximes morales que nous venons de rappeler.

1° Les nations sont libres ; elles s’appartiennent à elles-mêmes ; elles n’appartiennent naturellement à aucun maître, à aucune famille, à aucune dynastie. Nul n’a droit sur elles. La vraie légitimité des gouvernements est dans le consentement des peuples. Comme sur la terre tout est fait pour l’homme, ainsi dans une nation tout est fait pour la nation. Elle est obligée sans doute de faire de sa liberté un usage raisonnable ; mais elle n’est obligée que devant elle-même, et la souveraineté de sa liberté ne s’arrête que devant la souveraineté de sa raison. Elle crée, change, modifie successivement les formes des gouvernements, non dans l’intérêt d’une famille ou d’un homme, mais dans son intérêt propre. Il lui peut convenir d’établir les hiérarchies les plus compliquées, si ces hiérarchies lui paraissent utiles ; mais, en s’y soumettant, elle ne se soumet encore qu’à elle-même. Elle peut déléguer sa souveraineté, même à toujours, et se donner des rois héréditaires comme des juges inamovibles ; mais cela même, elle le fait pour soi : elle y met certaines conditions dont elle reste juge, et des limites que la souveraineté déléguée ne peut franchir ; marque assurée qu’elle est déléguée, et subordonnée en réalité, alors même qu’elle paraît élevée au-dessus de toutes les têtes. Voilà pourquoi le principe suprême de la révolution française est la souveraineté du peuple.

2° Quelque forme de gouvernement qu’une nation libre et souveraine adopte, elle doit faire régner, parmi tous ses membres, la justice ; et comme la justice est le respect absolu de toutes les libertés, il s’ensuit que, dans une telle nation, l’individu doit jouir d’une liberté dont la seule limite est le devoir de ne porter aucune atteinte à la liberté d’autrui. L’émancipation complète de l’individu sous les auspices de la justice, c’est là aussi la conquête de la révolution française, l’exemple qu’elle a donné au genre humain ; et cet exemple, elle l’a consacré dans un corps de législation qui, d’un bout du monde à l’autre, porte le nom de législation française. Étudiez cette législation, et vous y reconnaîtrez dans toutes les parties un esprit commun de liberté civile et religieuse que toutes les autres nations imitent peu à peu, et qui leur apparaît comme le modèle de la vie intérieure des peuples libres.

3° Je sais à quel point ont abusé du beau nom de la charité civile les insensés qui, dans ces derniers temps, ont prétendu nous rapprendre les principes de la révolution française et ceux du christianisme ; mais le christianisme n’en est pas moins saint et sacré parce qu’on a travesti et défiguré son dogme le plus touchant, et la révolution française n’est pas coupable des extravagances qu’on a tirées du grand principe de la fraternité. La révolution française a donné le démenti le plus éclatant à quiconque voudrait faire de la société une communauté où tous les rôles seraient assignés d’avance à chacun des sociétaires avec des charges égales et des bénéfices égaux, car elle a proclamé la liberté de tous les citoyens, institué la concurrence illimitée, brisé toutes les corporations, même les plus respectables. Elle n’a pas fait de la France un couvent, où chacun a la même tâche que son voisin et mange au même réfectoire, selon le dogme imbécile de la solidarité sociale. La révolution a fait de la France un immense atelier où chacun travaille selon ses forces et selon ses besoins, n’ayant aucun joug sur sa tête, et mettant sa fierté à ne rien devoir qu’à soi-même. La révolution a dit à tout citoyen : Tu ne dépends plus que de toi-même, fais toi-même ta destinée. Dans la déclaration des droits et des devoirs de l’assemblée constituante, la justice, c’est-à-dire le respect de la liberté, est seule consacrée : il n’est pas même question de l’assistance et de la charité publique. En effet, c’étaient surtout les droits des hommes que l’assemblée constituante voulait revendiquer et établir. Or, il n’y a pas de droit à l’assistance, et dans la société comme dans l’individu, la charité est un devoir auquel ne correspond aucun droit. Le prétendu droit à l’assistance est un droit faux, un encouragement à la paresse, au vice, au désordre. L’assemblée constituante se proposait d’émanciper l’homme et de donner un ressort énergique à son activité ; elle s’est bien gardée de briser d’avance ce ressort, d’affaiblir la salutaire nécessité du travail, de l’économie, de la prévoyance, de toutes les vertus sans lesquelles il n’y a pas d’homme libre et de vrai citoyen. Le vrai citoyen s’efforce de se suffire à soi-même ; il ne demande aux autres citoyens et à l’État, qui les représente, que la justice, à savoir, une égale protection pour son travail. Dans une nation libre, il n’y a de Dieu qu’au ciel, et l’État n’est la providence de personne. Mais dans la société la meilleure, celle où les mœurs de la liberté fleurissent davantage, il y a toujours d’inévitables misères : il y a les tristes jeux de la naissance et du hasard, des accidents imprévus, mille sources peut-être intarissables de souffrances et de vices. Comme l’homme n’a pas accompli tous ses devoirs envers ses semblables, s’il se borne à leur rendre justice et s’il ne leur tend pas une main amie, la société, dépositaire de tous les devoirs comme de tous les droits, doit, dans la mesure de ses forces, selon les temps et les circonstances, venir au secours de la misère, la prévenir s’il se peut, la réparer autant qu’il est en elle, et toujours la consoler en se montrant envers elle compatissante et généreuse. Oui, je l’ai dit, et je le répéterai toujours, dussé-je passer à mon tour pour un socialiste, l’État doit avoir aussi des entrailles. Il doit, tout en respectant la liberté, et sans encourager l’imprévoyance, entreprendre sérieusement la grande affaire de la charité civile. Aussi la révolution française a-t-elle inscrit à côté du nom de la liberté celui de la fraternité. Ce nom n’a pas été prononcé en vain ; il exprime des devoirs sacrés ; l’État doit les remplir sans charlatanisme, mais avec une sensibilité éclairée et courageuse.

Je le demande, est-ce que chacun de nous n’a pas dans son humble budget un chapitre, si petit qu’il soit, pour les dépenses de charité ? Le plus pauvre, s’il est bon, fait toujours quelque charité. Celui qui est plus riche doit en faire davantage, et l’État doit avoir une épargne plus ou moins considérable réservée à l’assistance publique. Je dis même que cela se pratique dans tout État civilisé. Ne soyons pas dupes des apparences et voyons les choses telles qu’elles sont. Est-ce que le budget de l’instruction publique et des cultes n’est pas un budget de haute charité civile ? car, enfin, est-ce pour protéger la liberté seule qu’on entretient de nombreux clergés et un vaste enseignement public ? Aussi lisez les économistes qui, au lieu de suivre Smith dans ses grandes conceptions, lui ont emprunté des erreurs, nées des circonstances qu’il a rencontrées : ils sont presque tous systématiquement hostiles au budget de l’instruction publique et des cultes, et ils demandent qu’on réduise l’éducation et la religion à des besoins particuliers auxquels les particuliers satisfont comme ils l’entendent. La révolution française n’a pas suivi ces conseils. En proclamant le grand principe de la fraternité, elle a contracté et elle a tenu l’engagement de donner gratuitement, c’est-à-dire aux frais de tous, l’instruction élémentaire, et la première de toutes les instructions, l’instruction religieuse, à quiconque serait hors d’état de les payer, car il ne faut pas que nul en France soit abaissé par la misère à la condition d’une bête. La première source de la misère et du vice est l’ignorance. Ce n’est pas moi qui dis cela, c’est Socrate, c’est Franklin ; et celui qui est notre maître à tous n’a-t-il pas dit : l’homme ne vit pas seulement de pain ? Il faut qu’on connaisse ses devoirs pour les suivre ; il faut savoir qu’il y a un Dieu pour espérer en lui ; il faut donc des écoles et des églises tout aussi bien que des hôpitaux. Assurément on ne saurait trop encourager toutes les associations particulières qui se proposent un but charitable ; mais en attendant que ces associations aient fait leur œuvre, l’État doit faire la sienne.

On répète sans cesse qu’il est impossible de tarir les sources de la misère ; mais ce serait beaucoup de les diminuer un peu, et en tout genre il importe de se proposer un grand idéal, alors même qu’on ne pourrait pas l’accomplir dans toute son étendue. Je ne rêve pas le paradis sur la terre, mais j’ai foi à la puissance des longs efforts dirigés vers un but vrai. Qu’est-ce, depuis deux mille ans, que l’histoire des sociétés humaines ? N’ont-elles pas commencé par des despotismes effroyables, par l’oppression des faibles et la tyrannie des forts ? Quel rêve c’eût été alors que celui de la liberté de tous et d’une égale protection contre tout excès ! Ce rêve s’est pourtant réalisé d’âge en âge. La propriété elle-même est une conquête du temps. Presque inconnue à l’Orient, elle naît en Grèce, se développe avec le génie de Rome, et mêlée dans le Moyen Âge à bien des erreurs, elle s’est épurée avec les siècles : son principe même n’a peut-être été bien connu et bien établi que de nos jours. Il en est de même de la condition des femmes. J’espère que les progrès de la charité suivront peu à peu tous les autres progrès. La révolution française a emprunté au christianisme le grand dogme de la fraternité. Ce dogme, en passant de la religion et des mœurs privées dans la société et dans l’État, a retenti comme un cri d’espérance dans le cœur de ces foules misérables si longtemps délaissées et qui pourtant se composent d’hommes. Ne souffrons pas que les ennemis de la société se l’approprient et en fassent contre nous une arme de guerre. Maintenons-le religieusement sur notre drapeau.

Ainsi, en résumé, la souveraineté nationale, l’émancipation de l’individu ou la justice, la diminution progressive de l’ignorance, de la misère et du vice ou la charité civile, tels sont les trois grands principes qui me représentent le génie de la révolution française.

Je tiens ces principes comme vrais en eux-mêmes, et une fois qu’ils ont été reconnus et proclamés, je les considère comme acquis à la fois à la science et à l’humanité. Ils composent à mes yeux l’idéal politique que poursuivent les sociétés. Nés d’hier, le temps en tirera des développements que nous entrevoyons à peine aujourd’hui, et qui se cachent dans les profondeurs de l’avenir. La France a eu l’honneur de les donner au monde ; voilà pourquoi ils portent son nom, le nom redouté et béni de principes de la révolution française. Mais ils n’appartiennent plus à la France : ils sont devenus le patrimoine des nations civilisées ; ils constituent l’esprit de notre temps ; ils font le sujet des méditations des sages, des rêves enflammés des esprits chimériques, et des mouvements tumultueux des masses ; ils occupent le philosophe et l’homme d’État ; ils donnent naissance à une foule de problèmes de morale, de législation et d’économie politique, sur lesquels la discussion est ouverte d’un bout de l’Europe à l’autre.

II

De tous ces problèmes, il n’en est pas un qui parle autant au cœur des peuples que celui de la forme des gouvernements. Une logique instinctive leur dit que, selon que les gouvernements sont constitués de telle ou telle sorte, la victoire des grands principes qui les intéressent est plus ou moins assurée, et ils aspirent trop énergiquement au but pour ne pas mettre un prix infini au moyen. De là le cri universel de l’Europe pour obtenir des constitutions, et tant de luttes ardentes pour ou contre des formes d’organisation en apparence insignifiantes, et où les nations sentent leur cause engagée.

Il semble au premier coup d’œil que les principes de la révolution française résolvent aisément le problème du meilleur gouvernement, et qu’en partant de la souveraineté nationale on arrive de toute nécessité à la république. C’est une erreur qu’il importe de détruire. La république, librement acceptée, suppose bien le principe de la souveraineté nationale ; mais la réciproque n’est pas vraie, et le principe de la souveraineté nationale n’a pas pour conséquence unique et nécessaire la république.

Entendons-nous bien. Si par la république on désigne un gouvernement qui repose sur la volonté, l’opinion et l’utilité publiques, où la chose publique est tout, et où nul pouvoir, quel qu’il soit, n’est institué que pour cet objet et dans cette fin, je suis, certes, hautement déclaré pour un tel gouvernement, et, dans ce sens, la France et l’Europe entière sont républicaines. Mais si la république n’est que l’absence d’un roi, de quelque manière que la royauté soit constituée ; si elle signifie seulement un gouvernement où le pouvoir exécutif n’a pas de chef, ou bien un chef qu’on renouvelle le plus souvent possible, je dis que c’est là une forme de gouvernement qui peut être bonne selon les pays et selon les temps, mais que la logique est loin d’imposer à tout gouvernement libre, et je prétends qu’en ce cas la souveraineté nationale n’est pas le moins du monde engagée dans la république.

En effet, de ce que nous sommes parfaitement libres de nous choisir le gouvernement que nous voulons, nous ne restons pas moins obligés, si nous sommes des êtres raisonnables en même temps que nous sommes des êtres libres, de choisir le gouvernement qui convient le mieux à la raison. Quel que soit ce gouvernement, par cela seul que nous l’aurons librement choisi, il aura toujours ce caractère d’émaner de nous, et son autorité ne fera qu’exprimer la nôtre ; mais, suivant la diversité des circonstances, la société la plus libre peut se donner très raisonnablement les gouvernements les plus divers. Le gouvernement d’une commune de cinq cents âmes ne peut pas être celui d’un département de cinq cent mille âmes, ni d’un État de deux ou trois millions d’hommes, encore bien moins d’un empire où se presseraient en d’étroites limites trente ou quarante millions d’habitants. L’histoire d’une nation, avec ses traditions séculaires, ne peut pas non plus être négligée. Tout se tient dans la vie d’un peuple, et les vieilles nations de l’Europe, chargées d’un long passé qui pèse sur elles du poids des siècles, ne se peuvent conduire comme les jeunes populations de l’Amérique qui ont laissé tous leurs souvenirs de l’autre côté de l’Océan, et disposent de l’avenir aussi librement que de l’espace. Règle générale : plus la vie sociale d’un pays est simple, plus son gouvernement peut l’être aussi ; plus la vie sociale est compliquée, plus le gouvernement doit l’être, et alors la simplicité n’est pas l’effet d’un art profond, mais d’un art novice et en quelque sorte dans l’enfance. Tout le monde s’est moqué de Rousseau donnant comme l’idéal de tout gouvernement humain l’imitation du gouvernement d’un petit canton de la Suisse.

Il n’y a au fond que deux sortes de gouvernements essentiellement opposés et radicalement incompatibles : les gouvernements fondés sur la souveraineté originelle d’une famille, et les gouvernements fondés sur la souveraineté du peuple. La révolution française n’a brisé que la monarchie absolue et arbitraire, où le monarque tire son droit de lui-même et n’a de responsabilité qu’envers Dieu et sa conscience. Cette forme de gouvernement a eu jadis sa nécessité, sa grandeur, son utilité, sa popularité même ; mais elle a reçu le coup mortel en 1789. Elle s’est soutenue plus ou moins longtemps hors de France ; mais elle tend partout à se métamorphoser en Europe, toute constitution impliquant une limite et détruisant le principe de la monarchie absolue. Il n’y a pas aujourd’hui de roi en Europe qui osât revendiquer une telle monarchie : s’il le faisait, il sortirait de son siècle, retournerait au Moyen Âge, et mettrait en péril le fondement même de son autorité. C’en est fait de la monarchie du droit divin, de la politique de Bossuet, de M. de Bonald, de M. de Maistre : elle n’est plus aujourd’hui qu’une chimère impuissante. Mais si la monarchie du droit divin a fait son temps, il ne reste pas moins vrai que le gouvernement d’une grande nation civilisée ne peut pas être celui d’une société naissante ; et si c’était ici le lieu, je me chargerais de démontrer avec une rigueur mathématique, en allant pas à pas et de déduction en déduction, que la France et toutes les grandes nations européennes ont aujourd’hui besoin d’un gouvernement limité, mais concentré, d’un gouvernement qui ne soit pas tous les jours remis en question, qui dure et se perpétue, qui a bien plus de raisons pour être inamovible que la magistrature, et qui doit être héréditaire, et, s’il se peut, immortel, afin que nulle compétition du pouvoir suprême ne soit possible et ne se puisse même présenter à l’imagination des plus ambitieux, afin qu’il n’y ait point d’interruption dans la conduite générale des affaires de la nation, afin que tous les membres de cette nation vivent, travaillent, contractent sur la foi d’un avenir certain, afin aussi que les nations étrangères puissent traiter avec le pouvoir national comme avec un pouvoir solide et permanent.

Les principes de la révolution française exigent impérieusement une autorité forte et durable, pour déployer leur bienfaisante influence : autrement ils tournent contre eux-mêmes. La souveraineté du peuple mal organisée est, dans ce grand individu qu’on appelle une nation, ce qu’est en chacun de nous une volonté libre unie à un faible entendement, et qui, n’étant jamais fixée et arrêtée, s’agite et s’épuise en caprices impuissants. Conçoit-on une autorité éphémère et presque désarmée assurant la justice et la paix, et protégeant efficacement la liberté de tous contre les passions de tous que la liberté elle-même a déchaînées ? La grande œuvre de la charité civile suppose avant tout des pensées suivies et persévérantes. Quelle prévoyance demander à un pouvoir passager ? A-t-il le temps d’étudier et de résoudre des questions aussi compliquées, aussi difficiles que celles-là ? Il ne s’agit point d’un grand parti à prendre une fois pour toutes et à accomplir sur-le-champ, mais d’une entreprise de longue haleine à poursuivre toujours sans la terminer jamais : c’est là surtout qu’il faut, sur un plan profondément conçu, une action mesurée, lente et incessante. La pure démocratie, avec sa fougue et sa mobilité, est incapable de tout cela.

Voilà pourquoi le bon sens public aime à invoquer une autorité libérale, mais solidement constituée ; voilà pourquoi enfin toutes les nations européennes aspirent et arrivent peu à peu à cette grande forme de gouvernement qui rattache l’avenir au passé, continue, en la perfectionnant, la vie séculaire des peuples, assure l’ordre et la liberté, et ouvre à tous les progrès une carrière paisible et illimitée. La monarchie constitutionnelle est le gouvernement vrai de la France et de l’Europe au XIXe siècle. Il est le seul qui réalise la souveraineté du peuple avec vérité et sans secousse, à l’aide d’un roi qui ne meurt point et n’a jamais tort, et de ministres responsables qui changent au gré de la majorité d’un parlement représentant la majorité des électeurs, laquelle à son tour représente la majorité de la nation, en sorte qu’en dernière analyse c’est la nation qui gouverne, j’entends la vraie nation, intelligente et éclairée, et non pas la masse ignorante, tantôt insouciante et tantôt agitée. Ce beau gouvernement admet sans doute une foule de différences selon les pays et les circonstances, mais il a un type à peu près uniforme qui exprime l’unité de la civilisation européenne.

Telle est l’opinion que j’ai exprimée il y a longtemps. Quand j’ai accepté, professé, défendu la monarchie constitutionnelle, je n’étais pas un enfant, et je l’ai fait par de sérieux motifs qui subsistent tout entiers. Vingt-quatre heures n’ont pas changé des convictions fondées sur la nature des choses et sur les intérêts permanents de la France et de l’Europe.

Je ne connais pas de nos jours un grand esprit qui n’ait été pour la monarchie constitutionnelle ; et je voudrais bien savoir quelle autorité se peut opposer à celle de Sieyès et de Mirabeau dans la révolution, de Napoléon, de Royer-Collard et de Chateaubriand au XIXe siècle.

La révolution française a deux faces différentes qu’elle montre tour à tour à l’univers étonné. Elle est tour à tour bienfaisante ou terrible, selon les obstacles ou les facilités qu’elle rencontre. La révolution organisée, c’est la monarchie constitutionnelle ; la révolution à l’état de crise, c’est la république. La république est la face sinistre de la révolution. A-t-elle à détruire un monde vieilli et à fonder un monde nouveau, la révolution s’appelle la république ; elle porte une torche et un glaive, elle met sur sa tête un bonnet rouge, et lave dans le sang les souillures accumulées des siècles ; puis, quand tout cela est achevé, elle rentre sous terre, et fait place à des parlements librement élus et à des rois librement choisis. Grâce à Dieu, cette terrible apparition n’a eu lieu qu’une seule fois parmi nous, parce qu’une fois seulement il y avait une société à détruire et une société à fonder ; mais la société nouvelle une fois établie et maîtresse du sol, des mœurs et des lois, il n’était plus besoin que d’évocations rares et passagères du spectre redoutable. La dernière que nous subissons encore est un avertissement solennel donné aux rois et aux peuples : aux rois, de bien savoir qu’ils sont les instruments d’un progrès continu, qu’on n’empêche les révolutions que par les réformes, et que c’en est fait des idées particulières et des systèmes personnels des princes devant l’intérêt et la volonté des nations ; aux peuples, que les gouvernements libres exigent des mœurs publiques, qu’on doit être digne de la monarchie constitutionnelle pour la conserver, qu’il faut savoir réclamer à la fois et le même jour des réformes légitimes et réprimer des émeutes criminelles ; qu’enfin le gouvernement représentatif n’est pas une tente une fois dressée, comme l’a dit M. Royer-Collard, pour s’y endormir dans les délices de la vie privée et l’insouciance des intérêts généraux, mais qu’il faut veiller, qu’il faut combattre, qu’il faut maintenir sans cesse à la sueur de son front les monuments du travail de nos pères et les transmettre à nos enfants agrandis et perfectionnés.